RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Sébka/Rakka

43 - KRIKOR ANKOUT

Devant Rakka*

Les manœuvres des notables d’Erzeroum. — Nous sommes restés près de huit jours sur les rives de l’Euphrate. Les nuits étaient terriblement froides, avec un glacial vent du nord. Pour la première fois, nous y avons entendu le hurlement de multiples bandes de loups. Nous restons un moment ahuris. En face se trouve une foule dense de déportés, arrivés de l’ouest de l’Asie Mineure, qui sont au moins à l’abri sous des tentes: ici, nous découvrons des déportés installés dans des tentes. Peut-être ces derniers ont-ils moins souffert et été moins maltraités que nous. Autour de notre lieu de séjour, des gendarmes nous surveillent étroitement. Ils n’autorisent personne à se rendre à Rakka. Nous remarquons cependant qu’ils sont plus arrangeants avec les gens originaires d’Erzeroum... Le lendemain de notre arrivée, la première démarche des notables d’Erzeroum — Parsègh agha, Garabèd effendi Eftian (un catholique), les Dabaghian, hadji Assadour effendi — a été de se rendre dans Rakka pour adresser, au nom des gens originaires d’Erzeroum, un télégramme de remerciements au sous-préfet d’Ourfa pour être parvenus à Rakka tranquillement et en toute sécurité et pour, par la même occasion, obtenir le privilège de s’établir à Rakka. Ils se sont donc présentés au sous-préfet de Rakka et ont entrepris, après lui avoir adressé leurs compliments particuliers, d’entamer les négociations pour pouvoir s’installer dans Rakka. Le kaïmakam leur fit alors comprendre de garder cela pour eux et leur demanda de lui fournir une liste nominative des gens de leur groupe (d’Erzeroum) et des autres. Nous avons constaté qu’ils manigançaient des choses, mais qu’ils les gardaient soigneusement secrètes, sans nous en informer. En cours de route, certaines personnes du groupe des Sebastatsi n’ont pas contribué à la collecte destinée au baghchich octroyé aux gendarmes. Les notables d’Erzeroum avaient alors promis de les punir et qu’ils ne perdaient rien pour attendre quand ils seraient parvenus à Rakka. Sous le prétexte qu’une allocation allait être versée, ils ont entrepris de dresser la liste [en question]: celle des gens d’Erzeroum et celle des autres séparément. Nous avons alors compris qu’ils allaient nous laisser tomber. Quelques familles de Sébastatsi se sont discrètement enfuies à Rakka. D’autre part, Vosgan Kerkéyérian, ainsi que quatre à cinq familles avec lui, sont parvenus, en soudoyant l’officier de gendarmerie, à pénétrer nuitamment dans Rakka. Le matin même, les notables d’Erzeroum sont allés remettre la liste au sous-préfet et ont dénoncé les Sébastatsi qui venaient en ville. Le kaïmakam les a immédiatement fait arrêter et emprisonner, puis fait afficher un décret spécial sur la place centrale de Rakka indiquant que «ceux qui étaient entrés dans Rakka sans être enregistrés étaient arrêtés et traduits devant la cour martiale. Les négociations entre les notables d’Erzeroum et le sous-préfet ont pris fin. Ils se sont mis d’accord avec lui, moyennant une somme de cinq cents livres or, pour que seuls les originaires d’Erzeroum soient autorisés à rester en ville.

Les notables sont rentrés, fiers comme s’ils venaient d’obtenir une grande victoire, pour informer leurs concitoyens [de l’accord intervenu]. Ils ont entrepris de récolter la somme voulue: les ceintures abritant les pièces d’or se délièrent, les bourses contenant des roubles russes s’ouvrirent. Très rapidement, cinq cents livres or furent rassemblées et beaucoup de bijoux d’or, d’argent et d’étoffes précieuses. Nous étions les pieds dans l’eau [ = Nous étions dans de sales draps]. Qu’allions-nous faire? Quel drôle de tour nous avaient-ils joué là! Quelle trahison venaient-ils de commettre à notre égard! Nous étions accablés. Nous sommes allés à plusieurs auprès des notables aghas. Après leur avoir lâché les mains, nous nous sommes jetés à leurs pieds en les suppliant. Ils nous ont répondu, le cœur endurci au point de couper du fer, que «cela était impossible...», que «ça ne se faisait pas», qu’ils avaient franchi le cap. Nous avons insisté... Ils nous ont alors dit: «Ce n’est plus possible, car nous avons obtenu une promesse pour les seuls Erzeroumtsi». Nous nous sommes alors soulevés du sol [= mis en colère] en les traitant de conspirateurs «qui semblez vouloir vous venger des Sébastatsi pour le [transfert] du Sanassarian»**. Rapidement, les Erzeroumtsi se sont retirés à l’écart et ont prié les gendarmes de nous soumettre à une étroite surveillance. Ils ont également délégué quelques mouchards pour indiquer aux gendarmes ceux qui n’étaient pas originaires d’Erzeroum pour les faire sortir de leurs rangs. Peu après, les Erzeroumtsi ont été transférés et sont entrés dans Rakka, tandis que les autres ont été mis sur un bateau et transférés sur l’autre rive [de l’Euphrate] d’où ils ont été déportés, quelques jours après, vers Deir-Zor qui fut leur dernière étape. Ainsi, après avoir échappé à la mort à travers tant [d’épreuves] sanglantes, le feu et le sabre, et avoir atteint Rakka, une poignée de déportés arméniens originaires de Sébaste, Tokat, Amassia, Samsoun et aussi de Saradj*** ont été victimes de cette trahison des Erzeroumtsi. Quant à moi, comment suis-je resté en vie? En voyant que notre intervention auprès d’eux était restée sans effet, je me suis adressé à deux professeurs du collège Sanassarian, Manouguian et Lévon Karakachian en leur demandant de trouver une solution pour moi au nom de notre commune activité passée. «Vite, m’ont-ils dit, viens te mêler aux Erzeroumtsi» et ils ont passé le mot aux mouchards pour qu’ils passent sous silence ma présence parmi eux, ne me dénoncent pas. Les familles originaires de Sébaste qui avaient pu rentrer en ville, et qui avaient été emprisonnées sur dénonciation des Erzeroumtsi, ont également été transférées sur l’autre rive.

Misère, mille misères, pour la célébrité et la réputation que les Arméniens d’Erzeroum se sont acquises en tête des provinces arméniennes! Mille fois hélas pour la considération et la haute opinion que le monde arménien avait pour ses grands frères de l’Arménie Majeure! Quelle misère qu’un lycée comme le Sanassarian ait été actif durant trente ans en leur sein! J’observe leur comportement depuis Saradj: ils ne correspondent en aucune manière à leur renom ou à leur réputation: ils sont dépourvus de tout esprit social et civique; ce sont des gens grossiers, aux traits durs, aux mœurs de Kurdes. Je les compare alors [aux Arméniens] de Sébaste, notamment au noble caractère des Sébastatsi: je ne vois aucun d’entre eux qui puisse être mis à leur niveau. Suis-je atteint par les préjugés du népotisme? Aussi leur faisions-nous remarquer, mi-figue, mi-raisin, leurs mauvais côtés. Eux-mêmes confessaient que nous avions raison, que leurs hommes bons avaient été happés par le mont Zeynal de Kémakh [= près d’Erzindjan] et que seuls les mauvais avaient survécu. Lorsque vous demandez à un Erzeroumtsi quel genre d’homme est Garabèd effendi Eftian, il vous répond qu’il est le Zeynal des habitants de Garmroug, car le Zeynal des Zeynals de Garmroug s’est accaparé des milliers de pièces d’or et de roubles des gens de Garmroug****, en a fait profiter le Zeynal et fut la cause du terrible massacre qu’ils ont subi. Demandez-leur comment les frères Ghalghoudji amusaient le Zeynal alors qu’un peu plus loin, à Kanlı Déré [près d’Antioche], les Erzeroumtsi se faisaient égorger. Demandez-leur quel triste rôle Ago le Franc a joué au mont Zeynal.

Rakka. — Après avoir sauvé ma peau une fois de plus, je suis entré dans Rakka où je me suis réfugié auprès d’une de mes connaissances. Située sur la rive gauche de l’Euphrate, à une demi-heure à l’intérieur, sur un plateau, Rakka est un bourg assez grand, dont l’aspect et la vue sont assez beaux du côté du fleuve. Elle s’étend d’ouest en est, jusqu’à la porte de Bagdad de la vieille ville. Toutes les maisons sont construites en briques, avec les briques cuites récupérées dans la ville ancienne. Leurs intérieurs sont badigeonnés d’un enduit de djis *****. Après avoir franchi une assez large porte d’entrée, on pénètre dans une vaste cour intérieure entourée de pièces surélevées. Au milieu de la cour se trouve un puits à l’eau salée et pleine de nitrate, utilisable pour la lessive — l’eau potable est amenée de l’Euphrate: elle est douce, exquise et bienfaisante. Les rues sont assez étroites, droites et régulières. Le monument le plus célèbre est la mosquée d’Hamid. Le bâtiment de la sous-préfecture est sans intérêt: il aurait auparavant servi de caravansérail. Le marché est situé devant la sous-préfecture, tout en longueur, sur une seule rue, avec des magasins se faisant face, ainsi que quelques han et cafés. La population est composée d’Arabes chafi et de Tcherkesses. Ces derniers ont émigré du Caucase il y a une vingtaine d’années et ont constitué un quartier à part, à l’ouest du bourg, appelé Tcherkes mahallesi. Au printemps, les Arabes s’installent sous des tentes ou des huttes dans la steppe s’étendant devant Rakka: ils s’occupent d’élevage, d’agriculture, de cultures potagères. Beaucoup sont des boutiquiers. Il paraît qu’il s’y trouvait aussi en nombre important des artisans et des négociants arméniens originaires d’Ourfa, dont un grand nombre fut expulsé de la ville et exécuté avant notre arrivée. La population arabe et tcherkesse de Rakka s’est également occupée de fouiller les ruines de la vieille ville, d’en retirer des antiquités et d’aller les vendre à Alep [...]

Les déportés arméniens à Rakka. — Les premiers déportés arméniens qui ont pénétré dans Rakka étaient des gens originaires de Zara, Yéni-Khan, Kotch-Hissar, Kotni et des tsiganes arméniens de Tokat, dont les hommes avaient été éliminés sur place ou en chemin — seuls quelques dizaines de garçons ou de jeunes gamins restaient parmi eux. Au début, les autorités leur avaient versé une allocation mensuelle régulière. Les femmes de Kotch-Hissar et de Kotni avaient été placées auprès des Arabes des environs, et on avait recommandé aux maires ( mukhtar ) de ne pas attenter à leur vie ou à leur honneur. Le müdür de Rakka et le sous-préfet ayant respectivement pris dans leur harem une belle jeune fille du groupe des tsiganes arméniens et une jeune bru prénommée Manouch du groupe des Zaratsi, ces [deux groupes] ont pu rester à Rakka. Un fonctionnaire de la dette publique, un Arménien originaire d’Alep appelé Dikran effendi, apporta une aide considérable et rendit de grands services aux déportés qui parvenaient jusque là-bas. Malheureusement, il mourut du typhus.

Face à Rakka, Kéorèn était l'un des principaux camps de concentration destinés aux déportés arméniens originaires d’Asie Mineure et la porte de Deir-Zor. Le fait que Rakka ne pouvait officiellement accueillir dans ses murs que vingt-cinq mille déportés donna au sous-préfet, au commandant de la gendarmerie Djouma agha (d’Ourfa) et au directeur du camp, un des notables arabes de la ville, Abid, un excellent prétexte pour obtenir des déportés des baghchichs énormes pour être épargnés. Quand nous sommes arrivés, il y avait déjà sept à huit mille Arméniens qui avaient pu entrer en ville après avoir généralement versé trois livres or par tête.

Un inspecteur militaire, nommé Hassan Féhmi, était alors venu d’Ourfa pour enquêter sur ce cas de corruption, tandis que le sous-préfet s’enfuyait alors vers Alep et Djouma agha vers Ourfa. Leurs maisons furent fouillées. Dans la demeure du sous-préfet, on découvrit une quantité non négligeable d’or et les cinq cents livres or données par les Erzeroumtsi, ainsi que les roubles. Nous avons entendu dire que Manouch de Zara était parvenue à récupérer et à conserver une partie de l’or. Hassan Féhmi convoqua tous les représentants — ceux qui avaient soudoyé — des déportés pour les soumettre à un interrogatoire, en leur promettantt toutefois qu’ils ne seraient pas punis s’ils confessaient les baghchichs qu’ils avaient versés. Tous confirmèrent et ont par la suite témoigné devant la cour martiale. Après un mois de présence d’Hassan Féhmi, un certain Fakhri, un émigré de Kars réfugié à Ourfa, arriva en qualité de sous-préfet intérimaire. à Ourfa, il était propriétaire de terres et de fermes. Personnage assez riche, aimant manger et boire, c’était un homme à la vie dissolue. C’est pourquoi il avait acquis le sobriquet de Fakhri le Fou (Deli Fakhri). La cinquantaine passée, portant une courte barbe blanche, solide et de haute taille, il était le plus souvent vêtu à la mode arabe, avec un vêtement broché descendant jusqu’aux pieds recouvert d’une cape de soie. Il portait à la main un épais et solide bâton et un fez sur la tête. C’était un dirigeant qui administrait avec une autorité encore plus brutale que la loi elle-même, qui avait été considéré comme le candidat le plus adéquat au poste de sous-préfet pour ramener à la raison les Arabes ignorant la loi et les gendarmes récalcitrants.

La première tâche qu’il accomplit consista à créer un harem composé de brus et de jeunes arméniennes: les deux Manouch, originaires d’Ourfa et de Zara******, furent les reines de ce harem, une pour chaque œil. Il se montra toujours bienveillant à l’égard des déportés arméniens et fit preuve d’une réelle sollicitude. Avec l’arrivée de Fakhri, l’entrée des Arméniens de l’autre rive à Rakka se ralentit, du fait de la corruption avérée et prouvée du sous-préfet précédent. Il prenait garde de ne pas attirer sur lui de telles accusations. Quoi qu’il en soit, il passait très souvent sur l’autre rive, jusqu’à Hamam, en compagnie du commandant de la gendarmerie Ömer effendi et quelques notables arabes, pour des visites d’inspection: il choisissait alors de transférer à Rakka, parmi les familles les plus aisées, celles qui avaient été au service de l’ état et quelques individus. Il se développa progressivement entre les Kurdes de Saroudj et les Arabes de Rakka une hostilité raciale et une solide inimitié. Avant l’installation des déportés, les Kurdes amenaient à Rakka le blé, la farine, l’huile, le fromage que les Arabes voulaient leur acheter à des prix particulièrement bas: il s’agissait d’une sorte de boycott, à la suite duquel les Kurdes ne seraient paraît-il plus revenus. Mais avec l’arrivée des déportés, les Kurdes, voyant en eux de nouveaux consommateurs, commencèrent à amener par chameaux de grandes quantités de blé, de farine, d’huile, de fromage dont les Arméniens profitaient à bon prix. Les Arabes et les gendarmes employèrent alors les vieilles méthodes pour s’opposer directement ou indirectement aux achats effectués par les Arméniens: ils marchandaient les prix en monnaie d’argent et, après avoir récupéré la marchandise, payaient en papier-monnaie. Le matin, Fakhri se rendait au bazar, installait sa chaise, s’asseyait et surveillait personnellement, et expulsait à coups de bâton les gendarmes qui s’approchaient trop du bazar, facilitant ainsi les achats effectués par les Arméniens. Il imposait que les paiements soient effectués pour moitié en monnaie d’argent et pour moitié en papier-monnaie, ou que les prix soient fixés séparément pour les règlements en monnaie d’argent et les paiements en papier-monnaie. Il satisfaisait ainsi à la fois les Kurdes, qui ne s’offusquaient plus, et les clients arméniens. Pour empêcher les boutiquiers arabes de pratiquer des prix scandaleux, il faisait afficher les prix du pain, de la viande et des autres produits alimentaires par le beledici. Il octroya aux déportés tenant des étalages de fortune sur le marché ou dans les coins un emplacement particulier, près de la maison du müdür Fatih. Un matin, Fatih expulsa de cet endroit les Arméniens en les frappant à coups de gourdin en se plaignant du fait qu’ils perturbaient son sommeil et sa tranquillité. Ils le firent savoir à Fakhri qui convoqua Fatih et lui dit: «Si tu le peux, essaie donc de les toucher encore fois». Après avoir échappé aux événements d’Ourfa, un courageux jeune homme nommé Meguerditch Kullahian réussit à se réfugier un certain temps auprès des Enazés. Quand Fakhri a été nommé sous-préfet, Meguerditch s’est rendu à Rakka, auprès de ses parents. Des gendarmes d’Ourfa l’y ayant reconnu, ils l’ont emprisonné immédiatement comme étant l’un des agitateurs d’Ourfa. On pouvait alors considérer Meguerditch comme perdu. Ses proches se sont rapidement adressés à Fakhri qui leur répondit: «Il n’est pas tolérable que des choses pareilles aient lieu sans que j’en sois informé....» et il fit libérer Meguerditch. à partir de ce jour-là, il a pu circuler sans crainte, en toute liberté. à la veille des effroyables massacres de Deir-Zor, le sous-préfet local demanda par télégramme qu’on lui livre également les déportés de Rakka. Fakhri exprima fermement son refus en prétextant qu’il — lui, le sous-préfet de Rakka — n’était pas rattaché à Deir-Zor, mais sous l’autorité administrative d’Ourfa et que ce genre d’ordre devait lui être adressé par Ourfa; que Rakka avait été, par irade senie, désignée comme lieu d’établissement pour les déportés; qu’il faudrait délivrer un second irade pour les expulser de Rakka. Fort heureusement, le préfet d’Ourfa (Bahri ?) adressa aux demandes de Deir-Zor une réponse allant dans le même sens. Dans le cas contraire, les déportés de Rakka auraient subi un sort similaire à celui des Arméniens de Deir-Zor et auraient été lavés et lessivés avec la même eau noire [= exécutés]. Fakhri donna sa démission pour pouvoir se consacrer à la gestion de ses fermes et de ses terres et à des plaisirs personnels. Au moment de partir, il affirma que s’il n’avait pas été là, la colonie de Rakka aurait été exterminée et ajouta que le sous-préfet remplaçant serait peut-être à l’origine d’actes sanglants contre les déportés arméniens. Les autres fonctionnaires de Rakka et les notables arabes — le directeur du ravitaillement ( mal müdür ), le commandant de la gendarmerie Ömer, le maire ( beledie reïs ) Hadad, le percepteur ( reji müdür ) Abdullah — se sont toujours comportés avec bienveillance à l’égard des Arméniens, sans ménager leur peine et leur protection. Quand le directeur du ravitaillement descendait au marché, ceux-ci allaient ensemble entourer les enfants et les pauvres et leur distribuaient des aumônes.

L’hôpital pour maladies contagieuses. — Ici, comme à Saroudj, deux han, faisant office d’hôpitaux, étaient destinés à recevoir les déportés — pour la plupart des orphelins ou des veuves — malades, abandonnés, épuisés ou pauvres. Ici également, dans des proportions plus ou moins importantes, régnaient la même infection, la même odeur pestilentielle des cadavres et des excréments, qui entouraient ces êtres abandonnés soumis à une misère extrême. Les anciens mouraient, victimes de la famine ou de maladies, tandis que les nouveaux venaient prendre leurs places. La situation des enfants orphelins était la plus pitoyable et la plus déchirante: ils étaient privés de tous soins parentaux, de tendresse maternelle, à moitié nus, les mains et les pieds couverts de crasse, le visage inondé de plaies noires. La démarche vacillante et lente, mélancoliques et tristes, ils se traînaient dans le marché, les rues ou les places, tandis que la faim leur dévorait les entrailles tel un ver. Leurs yeux toujours fixés vers le sol, ils se courbaient à la recherche d’une miette, d’un grain de raisin sec ou de datte. Dès qu’ils en apercevaient, ils se jetaient dessus, les ramassaient et les mettaient dans leur bouche, ayant ainsi l’impression d’avoir mangé quelque chose. Allongés sur les monceaux de détritus, ils fouillaient avec les mains les ordures accumulées, les excréments des bêtes de somme; ils les picoraient tels des poules et, après en avoir extrait les grains d’orge, les mangeaient. Ils allaient jusqu’à arracher les os de la bouche des chiens, se donnant bien du mal pour les ronger, de même que la peau des pastèques et des melons, ou les pépins de citrons ou d’oranges. Il ne restait pas un seule queue de navets, d’oignons ou de radis par terre. Ils se fourraient dans les jupes des femmes qui faisaient la queue devant les magasins des boulangers, suppliant pour avoir un morceau de pain... [car ils avaient] faim. Débiteurs de cette terrible lutte pour le pain, ils s’étendaient à terre par temps froid ou pluvieux, grelottant et gémissant, et d’une voix faible et suppliante, leurs bouches entonnaient le [même] refrain: «Öldüm [Je me meurs]». Mais les yeux de tous s’étaient accoutumés [à ce spectacle], leurs oreilles étaient remplies: tout cela était devenu habituel. Les passants insensibles ne faisaient même plus attention à eux. Chacun s’occupait de ses affaires. Entre parenthèses, il faut dire que le boulanger sassouniote Hovhannès agha et le cuisinier sébastiote hadji Simon donnaient [chaque] soir à ces jeunes orphelins les restes de pain et de cuisines et les nourrissaient. De même, les officiers et les soldats allemands et turcs qui se rendaient sur le front de Bagdad par la route de l’Euphrate, dès qu’ils accostaient à Rakka, distribuaient généralement du pain ou une pièce à ces gamins, comme s’ils avaient ainsi voulu étouffer leurs remords de conscience (si tant est qu’ils en avaient une). La modestie me permettra-t-elle d’ajouter que j’avais également décidé de donner quotidiennement à quatre ou cinq gamins un morceau de pain et un bol de soupe. Lorsque j’achetais du pain au bazar, le temps que je parvienne à m’échapper, il ne me restait plus que la moitié du pain que j’avais pris. Mais tout cela constituait des moyens bien insuffisants. Peut-être du fait de mes activités pédagogiques ou parce que j'étais moi-même un enfant abandonné, le spectacle de ce groupe d’enfants sans parents, affamés et dénudés m’affligeait le cœur, consumait mon âme, me nouait l’estomac. Je voyais des gamins qui, à leur arrivée, étaient bien portants, avec ce mignon visage bien rond caractéristique des enfants arméniens, les cheveux bouclés et un nez charnu, et qui, jours après jours, maigrissaient, dont la peau s’affaissait, le corps se vidait et ne constituait plus qu’un sac d’os. Leurs cheveux étaient tombés ou démêlés, leurs fronts étaient devenus proéminents, leurs têtes avaient l’apparence de crânes desséchés, leurs visages s’étaient transformés, avaient perdu leur rondeur [...] Les autres malheureux occupants de l’hôpital — femmes [et] vieillards — n’étaient pas dans une meilleure situation que ces gamins [...] Le printemps apportait un peu d’aide à ces misérables: ils cueillaient dans les champs environnants des salades sauvages et autres plantes [...] Ils ont ainsi tenu trois mois avec ce régime d’herbivores qui avait pour effet de provoquer l’hydropisie: en commençant par les jambes, puis le ventre, les bras et le visage, des enflures se répandaient et la mort ne tardait pas à venir. Quant à la misère des convois qui arrivaient d’Asie Mineure sur la rive d’en face, elle était encore plus indescriptible. Des témoins qui parvenaient ici nous racontaient: l’expression de nos visages se figeait, le sol se dérobait sous nos pieds: la misère de Rakka n’était rien en comparaison de la situation qui prévalait sur l’autre rive [de l’Euphrate]. On ne comptait plus le nombre de morts quotidien. Ils cuisaient ou grillaient la chair des cadavres et la mangeaient. Ils grillaient les sauterelles et les graines de dattes et les dévoraient avec appétit. Et en plus de cette situation infernale, des comédies: durant la nuit, les gens affamés volaient de la nourriture dans les tentes; les surveillants les attrapaient et en guise de punition on les exposait à la risée de tous en leur barbouillant le visage avec du charbon et en les promenant devant les tentes où ils se faisaient cracher à la figure. Ah, ces surveillants, ces gardiens chefs, qu’est-ce qu’on n’a pas raconté à leur sujet. Les violences [commises] par les gendarmes étaient [du reste] éclipsées par les leurs. Quels comportement sans pitié n’ont-ils pas eus; combien de jeunes filles ou de brus n’ont-ils pas offertes à la passion primitive des gendarmes; combien de personnes n’ont-ils pas tuées en les bastonnant; combien de baghchichs n’ont-ils pas soutirés. à Rakka, on nous a montré un certain Artin d’Adabazar. Il avait été gardien chef à Hamam. C’était le pire des scélérats. Il avait tué un homme en le bastonnant et avait fièrement brandit son bâton en disant: «Ben hamamn Allahı yim. Allahınız kim ise gelsin elimden kurtarsın [Je sui le Dieu d’Hamam. Quel que soit votre Dieu, qu’il vienne et nous verrons]». Il est certain qu’en chemin nous avons été témoins de nombre d’actes commis par les gendarmes, les Kurdes ou les Arabes et enduré pas mal de choses, mais nous n’avions pas sur le dos des compatriotes du genre de ces gardiens ou gardiens chefs: ce que nous avons subi de la part des gendarmes ou des Kurdes ne nous a pas paru aussi pénible, car il s’agissait de nos ennemis naturels. Que dire toutefois du comportement de ces infâmes créatures dégénérées issues de notre nation.

Une ou deux expéditions de convois. — Avant Fakhri, quand le gouverneur militaire Hassan Fehmi arriva à Rakka, il décida, pour alléger un peu le nombre des déportés, de faire passer sur l’autre rive en un ou deux convois les misérables qui étaient une charge pour la ville et qu’on avait enfermés dans le han pour les y faire mourir, ainsi que ceux qu’on avait envoyés dans les tentes arabes — en grande majorité des femmes originaires de la province de Sébaste, des villages de Yénikhan, Kotchhissar, Kotni, Gamis, et des gens d’Erzeroum — et de les expédier à Deir-Zor. C’était une véritable troupe de nécessiteux et de malheureux, sans pain, sans le moindre moyen de transport, malades: il est bien évident que nombre d’entre eux sont morts en chemin.

Les aides. — Rakka ayant été déclarée zone de peuplement, les déportés auraient dû recevoir une contribution [de l’ état]. De temps en temps, les autorités distribuaient 150 grammes de pain aux nécessiteux enregistrés par les mukhtar et bien souvent trois mesures de millet ou de farine par tête tous les dix jours. Par la suite (1917), elles attribuèrent tous les trois mois une allocation de 90 aspres papier-monnaie ( Kurus ) par personne (100 aspres en papier-monnaie valaient alors 15 à 20 aspres [métalliques]). Il arrivait parfois d’Ourfa l’ordre de ne pas cesser le versement des aides. Mais les fonctionnaires locaux commettaient des abus et s’octroyaient la plus grande part de la contribution versée. L’essentiel de ces aides allait aux femmes: elles affluaient en foule au marché où la distribution durait des heures — le fonctionnaire chargé de verser les subsides était un certain Neşad — et s’apparentait à une exposition, un défilé de la gent féminine arménienne qui se déroulait sous les yeux impudents, lubriques et lascifs des musulmans... La distribution de l’aide en papier-monnaie se faisait dans la cour de la sous-préfecture, en présence du sous-préfet ( kaïmakam ), du directeur du ravitaillement ( mal müdür ), du trésorier payeur ( sandık emini ) et d’autres fonctionnaires. Tous les membres des familles percevant cette aide devaient être présents. Ce qui leur donnait l’occasion de repérer les jeunes filles ou les brus présentes dans telle ou telle famille.

Les aides de provenances étrangères. — Le traducteur du consulat américain d’Alep — un juif citoyen allemand — est venu à trois reprises pour allouer des aides. à chaque fois, il distribuait près de mille livres en papier-monnaie, en octroyant, indistinctement, un quart de livre par tête. Une fois, il acheta même du blé sur place et le distribua. En qualité [de représentant] d’une institution américaine, le traducteur s’installait chez le délégue de la Société Bian, l’indien Ali effendi, avec lequel il organisait la distribution de l’aide. Il se disait avec obstination que le traducteur avait apporté des livres or qu’il avait converties, avec l’aide d’Ali effendi, en papier-monnaie, puis distribuées, en empochant la différence. En outre, Ali effendi distribua ouvertement une bonne partie du blé et de l’argent aux nécessiteux arabes. à ce sujet, une plainte signée de quelques personnes fut envoyée au consul d’Alep. Lorsque le traducteur est revenu à Rakka, après l’expédition de la plainte, il fit emprisonner et bastonner les plaignants et le rédacteur du texte anglais de la lettre, Dikran de Nev-Chéhir. Quand le traducteur venait pour procéder à la distribution de l’aide, il achetait des montres en or de grande valeur, des chaînes en or, des joyaux précieux aux déportés et il se disait que l’argent qu’il leur donnait en échange des bijoux était l’or escroqué en le convertissant en papier-monnaie.

Un missionnaire suisse d’Ourfa, le Dr Jacob, vint également deux ou trois fois pour distribuer de l’aide: une demi-livre par tête, soit quatre à cinq cents livres or. Lors de sa première visite, il donna deux medjidiés d’or à chacun des enseignants et des institutrices, et cinq à chacun des prêtres. Durant sa seconde visite, il distribua encore deux pièces d’or à chacun des enseignants*******. Qu’en était-il pour les deux pasteurs — le pasteur de Marach Vartan Yéramian et le pasteur d’Evérèk Haroutiun? «Comme tu me l’as enjoint», le Dr Jacob séjournait déjà chez eux et organisait la distribution des aides selon leur prescriptions et leurs conseils. Bien évidemment, les familles appartenant à leur confession recevaient la part du lion. Et en vérité, les deux pasteurs coulaient, avec leurs enfants, une vie très facile et tranquille, et mangeaient bien, buvaient bien et s’habillaient bien. Relativement à l’aide qu’il distribuait, le Dr Jacob déclarait qu’il s’agissait d’argent de provenance allemande et que, quoiqu’il se fût agi de dons en livres or, l’argent était converti en papier-monnaie dès qu’il arrivait en Turquie, mais que lui les reconvertissait en livres argent pour faciliter la vie des bénéficiaires. Un jour, il fut soumis à interrogatoire par les autorités. On lui demanda qui il était et quelle était la provenance de l’argent qu’il distribuait. Il déclina son identité et affirma que l’argent émanait de donateurs allemands, ajoutant qu’il distribuait cette aide non seulement aux nécessiteux arméniens, mais également aux pauvres arabes et tcherkesses.

à Pâques 1916, deux livres or, envoyées par l’archevêché [arménien] d’Alep comme contribution nationale, grâce au voiturier originaire de Dört Yol Hagop, arrivèrent et furent distribuées par les soins d’une commission.

Recensements et élections des représentants ( mukhtar) . — Sous l’administration de Fakhri, on commença à recenser les déportés et cela continua sous son successeur. Chaque famille reçut un vezika — sorte de papier d’identité — mentionnant les noms de ses membres et «lieu de séjour provisoire: Rakka». Après l’opération de recensement, deux personnes furent élues, par les déportés originaires de chaque région ou ville, en qualité de représentants de leurs administrés auprès des autorités ( mukhtar ). Puis [on procéda], pour chapeauter les délégués, [à l’élection] de deux... délégués en chef. La délégation de Sébaste comprenait, outre le vilayet de Sébaste, ceux de Kharpert et de Dyarbékir. Le nombre total de déportés originaires de ces trois provinces était de quatre cents, dont environ quatre vingts hommes et le reste des femmes. Parmi les mâles, seuls seize étaient en âge d’être mobilisés, et il n’y avait que huit femmes originaires de Dyarbékir.

Les fonctionnaires des Postes et Télégraphes. — La population de Rakka étant arabe, il est bien évident que le travail de ces fonctionnaires était très léger. L’arrivée des déportés l’augmenta toutefois assez sensiblement. Il arrivait chaque semaine cinq cent à mille livres (en papier-monnaie) et beaucoup de lettres étaient expédiées. Quand nous sommes arrivés, le directeur était un jeune tuberculeux originaire d’Alep, particulièrement hostile aux Arméniens [et] coléreux dont la rouille [?] cardiaque avait marqué le visage. Ceux qui avaient de l’argent à tirer à la poste, allaient et venaient durant des jours [entiers]. Jusqu’à ce qu’il leur remette leur argent, il leur en faisait voir de toutes les couleurs. Un exemple: Une femme se présente, de l’argent est arrivé [pour elle]. Pour vérifier son identité, il réclame son titre de séjour ( nüfüs teskeres ). La femme le présente. — Votre nom est Serpoug? — C’est Serpouhi qui est écrit là, effendi. Serpoug, Serpouhi, c’est le même nom. — Comment pourrait-il bien s’agir du même nom? Serpoug est différent de Serpouhi. Tu n’es pas la destinataire de cette somme. Vas t’en, disparais de ma vue. — Mais effendi, allons effendi... — Disparais. Chiens stupides, vous vous donnez des noms comme Serpoug ou Serpouhi. Votre nation est un ramassis d’agitateurs [...]

La Banque agricole. — On faisait également transférer de l’argent par l’intermédiaire de la Banque agricole dont le directeur était un homme vil et mesquin qui effectuait les versements sans faire la moindre difficulté. Un jour que nous nous étions rendus là-bas pour confirmer l’identité d’une femme originaire de Sébaste, il nous dit avec bienveillance, après avoir compris que nous étions des Sébastiotes expulsés de Sébaste: «Sag kaldıgınıza raacüb kaliorum». J’ai alors ajouté: «Comment donc, bey effendi. Ne savez-vous donc pas qu’ils n’ont pas laissé un seul homme vivant dans votre coin?» Il répondit: «Ils les ont donc tous égorgés, tués».

Le sous-préfet successeur de Fakhri bey. — Ali Kémal avait occupé assez longtemps différents postes à Bagdad. C’était un homme de quarante ou quarante-cinq ans, à l’allure de vieillard, mesquin, naïf et... ayant peur de son ombre. Image opposée de Fakhri, il ne voulait pas sortir du cadre de la loi. Ainsi, dans un endroit comme Rakka où personne ne comprenait même le terme de loi, son influence restait faible et sans effet. Les Kurdes cessèrent donc d’amener leurs marchandises et n’y remirent plus les pieds. Les gendarmes et les Arabes recommencèrent à abuser de la situation. Il se comporta toujours avec bienveillance à l’égard des Arméniens. Il s’occupait de la distribution de l’aide devant être versée aux déportés par le gouvernement; il surveillait [les opérations] et ne tolérait pas qu’il y ait la moindre infraction. Par l’intermédiaire des délégués ( mukhtar ), il fit distribuer de la laine aux femmes arméniennes pour qu’elles confectionnent des chaussettes pour les soldats, moyennant un kilogramme de farine par paire. Il s’opposa assez fermement au recrutement dans les bataillons de soldats-ouvriers des déportés arméniens et fit traîner l’affaire assez longtemps: il demanda son avis au préfet d’Ourfa, en objectant principalement que les déportés arméniens étaient venus à Rakka conformément à un décret précisant qu’ils devaient s’y établir et que, surtout, aucun n’ordre n’avait été diffusé permettant de les recruter comme soldats. Finalement, lorsqu’il a constaté que ses objections n’auraient pas d’effet, il déclara que les affaires militaires n’étaient pas de son ressort et s’en déchargea sur le commandant de la gendarmerie. Il dit à l’officier venu pour procéder au recrutement des soldats: «Si les Arméniens vous sont tant utiles aujourd’hui comme artisans et comme peuple constructeur et travailleur, pourquoi alors les avez-vous saignés et massacrés sans pitié?» Une de ses faiblesses était qu’il voulait que le papier-monnaie soit accepté comme du véritable argent, à sa valeur nominale et... pour donner un exemple de cela, [il faut dire] qu’il faisait faire ses emplettes chez les boutiquiers arméniens en papier-monnaie.

Les Arabes satisfaits des Arméniens. — Il se dit que Rakka a été construite du temps du sultan Hamid et que c’est alors qu’elle a été habitée par les Arabes. Il y fit construire une mosquée superbe portant son nom et octroya aux Arabes de vastes domaines sur lesquels ils ont construit des bassins ( havouz ), entourés de chambres, et c’est ainsi que, petit à petit, ils ont abandonné leur vie nomade, profitant d’un statut de semi-privilégiés: la conscription, le versement de la dîme et des autres impôts n’étaient que nominaux. Du reste, pour un Arabe, la désertion est prioritaire. Ce n’est que deux ans après la publication du sefer berlig******** que les Arabes et les Tcherkesses de Rakka furent intégrés comme soldats: encore ne s’agissait-il pour eux que de servir localement dans des garnisons. Le milieu des notables a eu une influence assez considérable tant sur les [populations] arabes que sur les autorités locales. Parmi ces notables, le maire, Haddad, le percepteur, Abdullah, Khalid [et] Ibrahim Khalil se montrèrent toujours bienveillants à l’égard des Arméniens et les ont souvent protégés, notamment durant des massacres de Deir-Zor et au moment de l’affaire de la conscription. Cette attitude des notables — comme exemple venant de haut — influença également la population arabe. Quoi qu’il en soit, c’est le profit qui favorise le rapprochement entre les peuples et en fait des amis. Les Arabes avaient plus d’une raison d’être satisfaits des Arméniens: la location mensuelle d’une pièce était de une ou deux livres; le propriétaire d’un Havuz percevait chaque mois huit à dix livres de loyer et il n’y avait pas une maison de notables arabes qui n’accueillît un locataire arménien. En outre, le prix de location des magasins, qui était de deux à trois médjidiés d’or par an, augmenta et se chiffrait à sept ou huit médjidiés par mois. Les cinq cents à mille livres qui parvenaient aux Arméniens chaque semaine par la poste ou la banque entraient directement ou indirectement dans la bourse des Arabes. Ce sont les Arabes qui achetaient à vils prix les objets précieux d’orfèvrerie, les pièces d’argent, les bijoux de valeur, les étoffes, les vêtements, les linges blancs, les literies, les couvertures, les descentes de lit, les tapis, les kilims, etc., que les Arméniens mettaient en vente, et qui empochaient de nouveau l’argent qu’ils avaient donné pour cela. Les bijoux d’or étaient achetés au prix de vingt à vingt-cinq aspres le gramme, qui était particulièrement bas, même s’ils en avaient donné trente aspres. Ne parlons même pas du prix de l’argent qui se négociait à cinq ou dix centimes le gramme [...]

La situation des Arméniens. — Les déportés arméniens de Thrace, d’Asie Mineure, de Cilicie, d’Arménie Mineure et Majeure avaient amené avec eux à Rakka tous leurs mérites. Dans leurs grandes lignes, le caractére national et les aptitudes étaient les mêmes chez tous les Arméniens: travailleur, malin, commerçant, artisan, ingénieux, aimant le travail, habile, capable de trouver sa pitance entre deux pierres, constructeur, diffuseur de vie et de dynamisme dans son entourage, porteur d’inspiration. Sur le plan spirituel également, fervent fidèle, attaché à l’église et peuple attaché à la tradition. Si les Arméniens se distinguent les uns des autres par quelque chose, c’est par les dialectes spécifiques à chaque région qui constituent une sorte de capharnaüm babylonien: ils ne se comprenaient pas et la langue véhiculaire employée était le turc. Les dialectes de Rodosto, Ismit, Adabazar, Bardizag sont très proches de la langue effectivement employée à Sébaste. Le dialecte véritable des gens d’Erzeroum se rapproche un peu de celui des Arméniens du Caucase. Quel dommage qu’il ne se soit pas trouvé jusqu’à présent un chercheur [pour les étudier] (Adjarian a fait un petit quelque chose) [...]

Quoique l’étude des dialectes soit mon domaine de prédilection, mon cœur était tellement oppressé que c’est à peine si j’y prêtais attention, n’en captant que quelques bribes. Après leur établissement sur place, les Arméniens, épargnés par la peur d’être expédiés dans les convois, se sont faits commerçants, boutiquiers, artisans, tailleurs, cordonniers, forgerons, boulangers, orfèvres, bouchers, cuisiniers, maçons, tailleurs de pierre, etc., etc., se créant ainsi un moyen ou un autre de subvenir à leurs besoins. Le marché désert de Rakka avait pris les allures d’une importante place commerciale de grande ville.

Le préfet d’Ourfa. — Au début de 1917, le préfet Bahri pacha fit une visite à Rakka. Les notables arabes lui parlèrent des Arméniens en termes élogieux et avec satisfaction et, pour montrer un exemple du savoir-faire arménien, lui présentèrent un tapis de qualité. Quoique satisfait, le préfet ne put s’empêcher d’ajouter qu’ils ne connaissaient pas les Arméniens, que grâce à leur habileté et à leur ingéniosité, ils prendraient rapidement le contrôle de leur place, que du reste ils l’avaient déjà pris en mains, qu’ils allaient leur soutirer leurs richesses et qu’ils avaient intérêt à placer des filles chez eux pour y acquérir le métier et le développer parmi eux. Il fit diffuser une information indiquant qu’il souhaitait amener à Ourfa des artisans. Beaucoup de gens se portèrent candidats, mais il leur déclara que les Turcs d’Ourfa ne voulaient plus voir d’éléments arméniens chez eux, ne plus entendre le dialecte ou le nom même d’arménien. Il leur proposa de se convertir à l’islam et de venir ainsi. Sur ce, tous disparurent et il n’y en eut pas un seul qui accepte [cette proposition] et parte. Après le départ du préfet, ils rediffusèrent l’offre, sans toutefois soulever la question de la conversion à l’islam: beaucoup s’inscrivirent comme artisans et un convoi assez important se rendit à Ourfa. Près de la ville les gendarmes leur soutirèrent deux à trois livres or, puis les laissèrent pénétrer dans la ville où ils furent internés dans un han. C’est seulement après qu’on les eut islamisés qu’ils furent relâchés et mis au travail. Seuls ceux qui maîtrisaient une spécialité artisanale furent gardés. Ils n’autorisèrent pas ceux qui voulaient s’occuper de commerce ou de boutiques à travailler sur place: ils furent affectés avec leurs familles à la construction de la route de Karaköprü. On leur accordait un salaire à peine suffisant pour survivre et ils en furent réduits à la précarité.

Les victimes de l’Euphrate. — Durant les fêtes de Pâques 1916, le 8 avril si je ne me trompe pas, nombre de bateaux étaient concentrés devant Rakka, chargés de beaucoup de munitions et de canons. Ils étaient accompagnés de quelques barges allemandes, avec leurs officiers. Le temps était exécrable, pluvieux. Des bourrasques, une tempête et une terrible averse mirent le port sens dessus dessous. Nombre de bateaux coulèrent. Les barges des officiers allemands furent également malmenées. L’une d’elles fut inondée, son pont supérieur en bois s’effondra et un officier allemand se retrouva bloqué dessous et se noya. Des secours arrivèrent de Rakka et le corps de l’officier fut extrait. Ses camarades furent particulièrement affectés; au cours de l’enterrement, la cérémonie funèbre fut accomplie par une prêtre arménien; les Arméniens formèrent le cortège funèbre; le corps fut enterré dans le cimetière arménien. M. Manouguian, qui parlait couramment l’allemand, prononça l’éloge funèbre et invita les officiers à prendre une collation à son domicile. Le traditionnel sens du pardon arménien, sans distinction, même à l’égard des ennemis, se révéla une fois de plus ici, dans ce contexte de déportation. Les ennemis, parmi lesquels ces malveillants Allemands, vont-ils finir par éprouver une certaine honte [pour ce qu’ils font]? Je n’ai rien d’autre à dire que [de citer] le dicton populaire: «Quand le chien a honte, il revêt une culotte».

C’est durant ces jours-là qu’un gamin originaire d’Ourfa prénommé Lévon se noya au cours d’une baignade dans le fleuve. à croire que le nombre des victimes consenti par les gens d’Ourfa était encore insuffisant et que l’avide Euphrate en voulait un de plus. Un enfant désespéré originaire d’Erzeroum s’offrit également aux flots du fleuve. Durant les massacres de Deir-Zor, un gamin kastamouniote nommé Garabèd, choqué par la conversion à l’islam de ses compatriotes, se jeta dans l’Euphrate. Son corps a été repêché: ses poches ont révélé pas mal d’argent et de papier-monnaie. Le fils du pasteur de Birédjik fut également emporté par les flots et se noya [...]

Les Arméniens de Birédjik. — Il y avait également à Birédjik des prisonniers arméniens mâles. Après s’être convertis à l’islam, ils avaient été déportés en grand nombre à Rakka avec leurs familles et étaient devenus des Turcs bien pensants, n’hésitant pas à insulter et à vexer leur anciens condisciples. C’étaient des gens bien portants et solides, aux joues rouges, qui accomplissaient intégralement, cinq fois par jour, leurs obligations [religieuses]. La tête enveloppée avec un turban, il était absolument impossible de distinguer s’il s’agissait de véritables Turcs musulmans ou de convertis. Il y avait un coiffeur qui était chargé chaque vendredi d’inviter à la prière. Du haut du minaret, il lisait avec ferveur des extraits du Coran. Pourquoi ne pas le dire, lorsque je l’entendais, je prononçais, comme nos mères, [la sentence suivante]: «[...] Malheur à l’apostat! malheur à l’apostat! mille malheurs» [...]

à la veille des massacres de Deir-Zor. — C’était vers la fin du mois de mai [1916]. Quatre à cinq hommes suspects — des Turcs — en tenue de chasseur arrivèrent à Rakka. Ils se promenèrent durant quelques jours dans le marché, observant attentivement tout ce qui s’y passait: la manière dont vivaient les Arméniens, l’activité commerciale et les emplois qu’ils occupaient. C’est à cette même époque que les fameuses affiches relatives au typhus furent placardées, avec dans leur partie supérieure les photographies d’un crâne humain et d’un énorme pou. Quelques jours après, ces hommes ont disparu. D’où étaient-ils venus? Où allaient-ils? Qui étaient-ils? Personne ne fit attention à eux. Je suis persuadé à cent pour cent qu’il s’agissait d’inspecteurs envoyés spécialement de Constantinople pour examiner et passer en revue les camps de déportés arméniens, qu’ils étaient, en un mot, venus avec pour objectif de liquider les Arméniens rescapés, comme cela allait être fait à Deir-Zor, Ras ul-Aïn et ailleurs, et que ces affiches n’étaient rien d’autre qu’un mot d’ordre destiné à faire subir aux Arméniens un nouveau massacre. Il est probable qu’ils s’étaient alors rendus à Deir-Zor pour y organiser les effroyables massacres que l’on sait. Les déclarations concernant l’extermination des sauterelles étaient en fait des mots d’ordre signifiant l’exécution des Arméniens. Et lorsque les journaux annonçaient que l’extermination des sauterelles dans telles ou telles régions avait donné d’excellents résultats, ils faisaient en fait allusion aux massacres qu’ils perpétraient contre les Arméniens.

Les massacres de Deir-Zor. — C’est au cours des mois de juin et de juillet que de terribles informations, de sombres nouvelles, incertaines et fluctuantes, commencèrent à nous parvenir. Une personne qui était arrivée de Sébka à Rakka nous rapporta que le directeur du camp local convoqua, un matin, les déportés majeurs pour leur lire un télégramme du sous-préfet de Deir-Zor, par lequel il lui ordonnait d’expédier immédiatement les déportés à Deir-Zor; que les Arméniens s’étaient retrouvés alors dans un état de désespoir et de panique; que le directeur du camp avait confirmé que l’ordre était irrévocable; que tous les déportés établis tout au long de la ligne de l’Euphrate, ainsi que ceux de Rakka, allaient être expédiés à Deir-Zor. On exigea également du sous-préfet de Rakka d’envoyer ses déportés. Mais, ainsi que nous l’avons brièvement indiqué plus haut, grâce aux arguments rationnels opposés par Fakhri et le préfet d’Ourfa, ainsi que l’opposition des notables arabes, Rakka fut épargnée. Toutefois, jusqu’à ce que ces négociations s’achèvent et que l’esprit des Arméniens s’apaise, ils endurèrent bien des tourments. Le mufti et quelques fanatiques suggérèrent indirectement aux déportés de se convertir à l’islam. Sous l’influence de la terreur, nombre de personnes acceptèrent de s’islamiser. Des Tcherkesses et des Arabes de Rakka se rendirent également à Deir-Zor pour y participer aux massacres et revinrent avec un riche butin et des pièces d’or. Des rescapés des massacres arrivaient les uns à la suite des autres à Rakka, dans un état de dénuement complet, après avoir été persécutés et entièrement dévalisés en chemin par les Arabes. Tenaillés par la faim et, surtout, par la soif, beaucoup de ceux avec lesquels ils avaient fui avaient été tués par les Arabes ou étaient morts de soif. Un jeune fuyard originaire d’Adabazar a raconté les massacres et son odyssée personnelle sur un ton si vivant que nous en restions comme pétrifiés. Nous laissons à ceux qui savent le soin de décrire la mort des déportés arméniens de Deir-Zor dans cet abattoir digne de l’enfer.

Les corvées obligatoires ( anğaria ). — Pour les déportés de Rakka, s’il y a une chose qui nous était pénible, c’était la corvée quasi quotidienne [qu’on nous imposait]. Les gendarmes arrivaient à l’improviste sur le marché, coupaient les accès et prenaient dix ou vingt hommes, voire plus, pour les amener accomplir des corvées publiques. La principale consista à renflouer les bateaux remplis de munitions et de canons qui avaient coulé devant Rakka. Cela dura des jours, des mois entiers [...]

Au profit du Croissant rouge. — Sur ordre reçu d’Ourfa, une collecte eut également lieu ici, dans la cour de la mairie. Les fonctionnaires gouvernementaux, la classe des notables arabes et les déportés arméniens étaient présents. Le maire lut la circulaire du Croissant rouge; le sous-préfet exposa les objectifs du Croissant rouge; le mufti en fit de même en langue arabe; les musiciens arméniens jouèrent quelques morceaux choisis; enfin, les Arméniens participèrent généreusement à la collecte.

Le massacre des énazés. — Les énazés forment une des grandes tribus arabes bédouines, nomades. Ils possèdent de nombreux troupeaux de chameaux et de moutons. Ils ont un physique plus fluet que les Arabes du Chouf. Ils sont de plus petite taille qu’eux, avec une dense barbe de bouc, et grands amateurs de rapines. Au printemps, ils descendent par l’Euphrate de Meskéné à Rakka et même plus loin vers la Mésopotamie pour y faire paître leurs nombreux troupeaux de bétails et de chameaux dans ses vastes plaines. Ils sont dirigés par des cheikh, dont l’un des plus importants est Suleyman. Ils prélevaient un impôt spécial auprès des Arabes sédentaires. En 1917, quand ils étaient passés en Mésopotamie, il s’était produit des pillages bien plus nombreux que les années habituelles sur la route Ourfa-Rakka.En règle générale, ce sont des Arabes ou des Turcs qu’ils dévalisaient, ménageant au moins partiellement les muletiers d’Hadjen. Le préfet d’Ourfa se rendit alors à Rakka en compagnie d’une caravane de muletiers arméniens. Les énazés coupèrent la route et, après avoir accompli leur pillage, voulurent tuer le préfet. Les muletiers s’en mêlèrent et le récupérèrent. Les énazés leur dirent alors: "Allez dire à votre gouvernement, à vos autorités que nous sommes leurs pires ennemis et ceux de leur sultan Mehmed Réchad, que nous ne reconnaissons dorénavant plus ni leur gouvernement ni leur indigne sultan." Des faits de ce genre se renouvelèrent à de nombreuses reprises. Au cours des mois de juin et de juillet, quatre cents soldats équipés de canons arrivèrent d’Alep et sont allés encercler leurs tentes qu’ils ont bombardées: près de cent vingt énazés et pas mal de chameaux furent massacrés, alors qu’un seul soldat était tué. Tous leurs biens furent pillés par les soldats. Les Tcherkesses de Rakka y sont également allés et sont revenus avec un butin.

La question de l’enrôlement des ouvriers. — Un des responsables de la construction de la route principale reliant Alep à Deir-Zor, un capitaine, arriva de Hamam avec son escorte, au cours des mois de juin et juillet, pour exiger des soldats-ouvriers. Au début, le sous-préfet montra une certaine résistance en invoquant le fait que les déportés avaient été installés à Rakka par décret et que s’il voulait les enrôler, il faudrait qu’un ordre des autorités militaires de Constantinople lui soit adressé. Les notables arabes adoptèrent une position similaire et ont insisté sur le fait que Rakka avait besoin des Arméniens. Finalement, quand le sous-préfet a vu que sa résistance et ces arguments étaient vains, il déclara que s’agissant d’une affaire militaire elle ne relevait pas de ses prérogatives civiles, et la transmit au commandant de la gendarmerie, Ömer bey. Des quelque six cents personnes âgées de seize à soixante ans en âge d’être enrôlées, il fut décidé d’en prendre cent cinquante prélevées en proportion égale dans chacun des groupes régionaux représentés. Les délégués furent exemptés d’enrôlement. Sur les cent cinquante personnes prévues, seules soixante quinze furent expédiées à Hamam et les autres [ont pu rester] à condition d’être ultérieurement expédiées. Après l’envoi du premier groupe, il nous a en effet semblé que les exigences [des autorités] se faisaient moins pressantes et le délai [de grâce] fut allongé. Mais les demandes ont été renouvelées, les autorités ont durci leur politique, tous ceux qui étaient en âge d’être mobilisés ont été indistinctement arrêtés et emprisonnés, puis successivement expédiés jusqu’à épuisement du quota de cent cinquante [hommes]. Ceux-ci ont tout d’abord été envoyés à Hamam et, après avoir travaillé là-bas un certain temps, ils ont été transférés dans la région de Deir-Zor. Beaucoup ont déserté et sont revenus à Rakka ou ailleurs, à Alep. Les proches de ces déserteurs — épouses, mères, enfants — ont été internés avec obligation de se livrer pour le fuyard. C’est à cette époque que la ligne de l’Euphrate, Birédjik-Deir-Zor, fut formée. Pour reconquérir Bagdad, une unité connue sous le nom d’Armée de l’Euphrate (Fırat ordusü) fut constituée. Des postes militaires — menzil noktasi — devaient alors être construits sur l’Euphrate et il fut décidé, pour les bâtir, d’utiliser les Arméniens comme soldats-ouvriers. Raffa allait également devenir un des camps militaires de l’Euphrate. Pour la construction du poste, prévue sur [la rive] d’en face, à Késermé, soixante dix à quatre vingts hommes furent recrutés parmi les quatre cent cinquante mâles encore présents. Quant aux autres, ils se firent enregistrer comme artisans indispensables à Rakka. Après ces opérations, le maire et les notables informèrent Ourfa qu’il n’y avait plus de soldats-ouvriers disponibles parmi les déportés de Rakka et qu’il ne fallait plus en réclamer. Le capitaine commandant du poste de Sébka est venu à plusieurs reprises pour récupérer des artisans, mais les autorités locales ont repoussé ses demandes. Il est alors descendu au marché [avec ses hommes] et ils ont pris par le collet les artisans dont ils avaient besoin, les ont sortis des échoppes qui ont été vidées et fermées. Ces pratiques ont irrité les notables arabes qui ont été se plaindre auprès du sous-préfet et du commandant de la gendarmerie [locale]. Mais leurs exigences ne furent que partiellement satisfaites et certains artisans ont été embarqués pour Sébka.

Le coordinateur du poste de Meskéné, un Arménien de Mersin, l’architecte du camp de Hamam, Khorèn de Marach, ainsi que les commandants des postes de Birédjik et de Djaraboulous sont venus à Rakka et ont réclamé des ouvriers volontaires et des artisans de tous âges et de tous sexes en promettant un bon salaire journalier et une indemnité.

Outre Hamam, quelque deux mille à deux mille cinq cents personnes, hommes, femmes, enfants, furent expédiés en trois convois vers les autres camps militaires. Il ne resta pratiquement plus à Rakka que les personnes incapables de travailler et les plus nécessiteux. C’est ainsi que le nombre des déportés de Rakka diminua de moitié. Seules quelques personnes ayant su plus ou moins se débrouiller dans leur activité se sont maintenues sur place. Beaucoup d’autres sont passées à Alep sous le prétexte qu’elles partaient travailler à Meskéné. Des fabricants de tamis originaires de Tokat, près de cent personnes, avec femmes et enfants, qui végétaient à Rakka dans un état précaire, se sont mises en route pour Alep. Mais les gendarmes les ont arrêtées en chemin et ramenées à Rakka. Le sous-préfet cracha alors à la figure des gendarmes et les engueula pour avoir ramené ces misérables, puis les autorisa à s’en aller là où ils seraient en mesure de vivre. à titre individuel, d’autres payèrent des Arabes pour se faire convoyer à Alep, mais ceux-ci les faisaient dévaliser en cours de route. Il y eut même des gens qui obtinrent des vezika individuels les autorisant à aller à Alep ou Damas. D’autre part, près de quarante ouvriers se sont rendus à Hamam pour y travailler à la construction du camp militaire.

[Quant à moi, j’ai été arrêté et, après avoir passé quelques jours en prison, j’ai travaillé, près d’un mois, à l’extraction de briques comme soldat-ouvrier dans l’ancienne Rakka. Puis j’ai été envoyé en face, à Késré, dont le chef de chantier me confia des tâches légères: durant un mois j’ai fait paître sur les rives de l’Euphrate les moutons du camp [...]

Au début du mois de décembre 1917, les travaux à Késré ont commencé à diminuer et nous nous sommes rendus, avec quelques ouvriers, à Hamam où je suis resté presque un an à travailler comme ouvrier à la construction d’un bâtiment. Je considère comme un devoir de rappeler ici que l’architecte, M. Khorèn, et son successeur, un Grec d’Aghdagh Madèn, firent toujours leur possible pour me faire faire des travaux légers, que le commandant du camp et les soldats turcs se comportèrent avec compassion et bienveillance à mon égard] *********.

Hakkı bey à Rakka. — Avec pour fonction officielle d’organiser l’installation des rescapés arméniens vivant sous des tentes ou à la belle étoile, entre Alep et Deir-Zor — en vérité pour exterminer et éliminer les derniers déportés arméniens survivants — Hakkı bey, accompagné de son adjoint Rassoul de Roumélie, expulsa, en commençant par Alep, tous les déportés se trouvant sur la ligne de l’Euphrate et les expédia vers Zor et plus au sud. Il soutira d’énormes baghchichs aux soldats-ouvriers et voituriers survivants encore au camp d’Hamam et envoya dans le sud près de trois cents hommes et jeunes gens, condamnés pour vagabondage, par convoi spécial. à Rakka, des informations persistantes sont parvenues à leur sujets, indiquant qu’ils avaient été massacrés au sud de Sébka. D’autre part, on a appris avec certitude que trois cents enfants avaient été jetés dans une caverne, arrosés d’essence et brûlés vifs aux alentours de Chamié. Hakkı bey vint à Rakka, accompagné de quatre vingt-trois femmes, filles et garçons — soi-disant des familles de soldats — totalement épuisés et vidés. Ils furent recasés dans l’hôpital- han où, quinze à vingt jours plus tard, seuls quelques-uns survivaient encore.

Pour Hakkı, Rakka était un [terrain de] chasse juteux: il avait projeté de prélever un gros baghchich auprès de ceux qui voulaient rester et d’expédier les autres au sud. Le sous-préfet et les notables arabes tentèrent une fois de plus d’arracher les déportés arméniens des griffes du fauve qu’était Hakkı. Ils s’opposèrent vivement à lui et ne le laissèrent pas faire. Hakkı se rendit alors à Ourfa pour y obtenir l’autorisation du préfet. Mais il repartit également bredouille de là-bas et disparut.

La tache indélébile des habitants de Rakka. — Les Russes avaient commencé à se retirer de l’Arménie turque. Des ordres extrêmement sévères arrivèrent alors concernant la mobilisation des soldats arméniens, terme qui signifiait qu’on les amenait pour les massacrer et les éliminer. Le sous-préfet de Rakka venait de changer. Son successeur était un jeune et infâme ittihadiste. Ils entreprirent non sans violence l’arrestation des hommes qui furent emprisonnés — nombre d’entre eux furent libérés moyennant un baghchich de trois à cinq livres or, dans la perspective de les interner de nouveau par la suite —, tandis que [les autres] étaient envoyés vers Birédjik, Ayntab, Bozanti. Il n’y avait plus un chat sur le marché, les boutiques étaient fermées. Ils fouillèrent [donc] les maisons et emmenèrent tout ceux qu’ils trouvaient. Impressionné par ces actes de terreur, un notable arabe, Ahmed, accepta de transporter à Alep hadji Simon de Tchanakkalé-Bergame, hadji Garabèd et leurs familles, soit vingt-cinq à trente personnes. Ils se mirent en route au cours de la nuit et une demi-heure après avoir traversé le quartier tcherkesse [de Rakka], ils furent déshabillés: on tua d’abord les hommes sous les yeux de leurs femmes et de leurs enfants, puis on massacra les femmes et, enfin, les enfants. Les biens et les vêtements de ces gens furent ramenés à Rakka où ils furent vendus publiquement, au grand jour. Personne ne songea à savoir ce qui s’était passé ou ce qu’ils étaient devenus.

Un certain Lévon, originaire de Brousse, qui vivait en faisant l’écrivain public et en pratiquant un petit commerce de coussins et avait peut-être ainsi accumulé un petit pécule, couchait dans une boutique du haut bazar. Une nuit, son voisin, le postier Khalil et quelques-uns de ses collègues vinrent étrangler Lévon et volèrent ce qu’il avait et l’enterrèrent en lisière de la vieille ville. Quelques jours plus tard, des Arméniens virent des chiens en train de dévorer la tête d’un homme. Ils [s’approchèrent et] constatèrent qu’il s’agissait de Lévon. Cet acte resta également impuni, sans que la moindre enquête soit diligentée.

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 58, Rakka, ff. 1-15.

** Lycée établi à Erzeroum en 1881 avec les fonds légués par un riche Arménien de Russie, A. Sanassarian, sous la direction du futur patriarche Maghakia Ormanian, transféré à Sébaste en 1912.

*** Ou Saradjak/Saradjiugh: village situé à l’ouest du sandjak d’Erzeroum, entre Papert et Terdjan.

**** Ou Garmrig: village arménien situé dans le sandjak d’Erzindjan, abritant 300 personnes en 1912.

***** Note de l’auteur: «Le djis est une terre rouge et huileuse, mélangée de sable, une sorte de glaise. Elle est étalée sur le sol, on la fait piétiner par des troupeaux de moutons ou de chèvres. Après quoi on y met le feu, puis on l’utilise en guise d’endui pour badigeonner les intérieurs de maisons».

****** En province, trois endroits dont le nom commençait par la lettre «Z» — Zara, Zemara, Tam-Zara — avaient acquis une grande renommée pour la beauté de leurs femmes arméniennes. On parlait communément, à leur sujet, de «Zara-Zemara, ille Tam-Zara».

******* Note de l’auteur: «J’avais alors été arrêté et emprisonné pour être enrôlé dans l’armée.

******** Décret réglementant la conscription de tous les sujets de l’Empire ottomans.

********* Nous donnons ici, entre crochets, la traduction d’un paragraphe autobiographique rayé/supprimé après coup par l’auteur, dans la mesure ou il éclaire son parcours personnel.