RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Dipsi, Abouharar et Hamam

40 - KRIKOR ANKOUT

Abouharar*

à la fin du mois d’avril [1916], nous avons été transférés de Dipsi vers Abouharar. Il s’agissait du dernier convoi expédié à partir de Dipsi, qui cessait dès lors d’être un camp de déportés. Les convois en provenance de Meskéné devaient venir directement à Abouharar. Nous avons pris une route qui passait à environ une heure des rives de l’Euphrate, sur laquelle il n’y avait absolument aucun point d’eau. Nous y avons rencontré d’interminables troupeaux de moutons; nous sommes passés dans des champs incultes; je n’étais pas moi-même encore remis du typhus et je marchais à pas lents, parmi les gens à la traîne du convoi. Une jeune fille de seize ans déshydratée était assise sur la route, refusant d’aller plus loin, et disait «Maman, je meurs de soif». Il n’y avait pas d’eau; elle suppliait, implorait les passants pour qu’ils lui donnent une goutte d’eau, mais en vain. En fin de soirée, nous sommes finalement parvenus à Abouharar, alors que cette route nécessite [habituellement] trois à quatre heures [de trajet]. Peu avant d’arriver à Abouharar, l’Euphrate se sépare en deux branches, qui se rejoignent de nouveau un peu plus bas, donnant ainsi naissance à un îlot couvert de buissons verdoyants.

C’est justement face à cet îlot que se trouve le lieu-dit Abouharar où il y a un ou deux caravansérails délabrés. Sur une plaine située près de l’Euphrate étaient installées les tentes, face à l’îlot sur lequel étaient établis des Arabes nomades qui élevaient beaucoup de vaches, de moutons et de chèvres. à cet endroit, l’Euphrate a un très fort courant et ravine sans arrêt les rives par gros blocs de terre, si bien que d’année en année le lit de l’Euphrate va en s’élargissant, chose qui se produit en d’autres endroits de la rive dont les terres sont friables. Pour venir de l’îlot, les Arabes se couchent sur des outres et viennent ici en nageant, en portant sur la tête leurs vêtements et le yaourt ou le peu de boulghour [=blé concassé] qu’ils viennent vendre. Les Arabes passaient perpétuellement d’une rive à l’autre pour apporter de la nourriture et la vendre aux déportés.

Il y avait cinq à six cents tentes à Abouharar où les pauvres ne pouvaient pas séjourner bien longtemps, le sergent chargé du camp, Rahmeddin çavuş, étant un effroyable fauve. Il ne permettait pas aux déportés misérables de rester sur place et allait jusqu’à les tuer à coups de bâton. Il a personnellement tué avec un gourdin vingt à trente personnes. Ce monstre de petite taille, maigre, au visage basané et au regard ardent était un jeune sergent. Seuls les gens aisés pouvaient garder leurs tentes sur place en versant un pot-de-vin. Le gardien chef local était un homme de trente à trente cinq ans originaire d’Ovadjık ([région] d’Ismit), nommé Hagop çavuş qui, dans le temps, au sein de son village, avait joui de la considération et du respect de tous et avait même été membre du parti Social démocrate Hentchaguian, alors qu’à présent son comportement à l’égard des pauvres était pour le moins incompréhensible. Suivant l’exemple du sergent, il n’était pas moins prompt à frapper la tête des déportés à coups de bâton et de gourdin. Il allait même jusqu’à pratiquer les pires violences et à expédier les paysans de son village qui étaient les plus misérables et les plus pauvres. Les déportés trouvaient pas mal de nourriture sur place. Un ou deux marchands venus d’Alep tenaient des commerces fructueux sous des tentes; la farine ne manquait pas; une seule fois, [le prix] de la mesure de farine monta à dix aspres. D’autres denrées arrivaient régulièrement. Le sergent avait veiller à l’ordonnencement des tentes; il les avait toutes fait aligner dans une seule direction. Dans cette tâche, un géomètre tristement célèbre, Aléksan effendi (de Kastémouni), mit en œuvre son savoir-faire. Se trouvaient également sur place les gardiens chefs de Dipsi et de Bab: Hagop çavuş, d’Adana, et Krikor çavuş, de Bab. Ils cherchèrent tous deux, en versant de gros pots-de-vin, à obtenir le poste de gardien chef d’Abouharar, mais sans y parvenir. Hagop çavuş fut envoyé à Hamam, tandis que Krikor çavuş, grâce à son habileté, réussit à se faire nommer comme adjoint d’Hagop çavuş. Dès le lendemain, ils exigèrent de chacune des tentes une livre or et un médjidié pour que [ses occupants] ne soient pas expédiés [par le premier convoi]. Il y eut près de de deux cents propriétaires de tentes qui remirent la somme exigée et qui purent rester, tandis que tout les autres furent expédiés vers Hamam en l’espace d’un ou deux jours, à pied, en voiture ou à cheval. Le sergent encaissait les livres or, alors qu’Hagop çavuş et son adjoint touchaient les médjidiés. Le sergent était extrêmement attentif à la propreté, et pas pour des raisons de santé publique, mais parce qu’il pensait que celui qui est pauvre n’est pas en mesure de rester propre et que par conséquent il fallait l’expédier. Il examinait les tentes une à une et il avait alors plus d’influence sur les déportés qu’Enver. Ils tremblaient tous en sa présence — il tenait un épais bâton entièrement travaillé à la main. Le soir, le sergent buvait et se divertissait en faisant venir auprès de lui quelques jeunes garçons.

Les premiers jours, les frères Sofian étaient arrivés ici pour s’enfuir vers Alep. [Mais] au cours de la nuit, ils furent tous deux assassinés. Vartan d’Adabazar joua un grand rôle dans ce[crime]. Tchavouchian se trouvait [également] ici. Complètement fou à lier, il lisait l’avenir en regardant les lignes de la main, fasait des prédictions sur l’avenir du patient et recevait en échange une pièce de dix [aspres]. Il traînait de tente en tente. Le soir venu, il était hébergé sous la tente de Sarkis effendi Viranian, originaire de Balıkesser, qui le protegea du reste un bon moment. Il y tomba malade, atteint du typhus, et restait allongé, indifférent, totalement méconnaissable. Il est resté ainsi et fut, dans l’état où il était, déporté par convoi à Hamam où il mourut le lendemain même de son arrivée. Il y avait aussi des déportés de Tchangheri, venus par Constantinople: Hovhannès effendi Ohniguian, Nahabèd (Targiat), de Ghontchégül, Lévon Ohniguian et d’autres. Hovhannès effendi est mort là-bas, tandis que M. Nahabèd fut pris d’une terrible dysenterie. Tous, sans exception, furent expédiés dans le sud. Il y avait quelques pharmaciens, parmi lesquels se trouvait également le pharmacien Arisdaguès, avec toute sa démence. Comme nous l’avons déjà dit, le sergent était particulièrement hostile aux familles pauvres et spécialement aux jeunes gens restés célibataires. Pour les arrêter, il avait recours à toutes sortes de moyens. Un jour, ils annoncèrent, en faisant même appel au crieur public, que du pain allait être distribué à tous les pauvres. à la suite de quoi, beaucoup se rendirent sur place, mais on ne leur donna ni pain ni aucune autre nourriture. Tous ont été arrêtés et ils les ont expédiés le jour même, les mains ligotées. Les crieurs publics firent des annonces similaires en d’autres occasions, mais plus personne ne s’y rendait. Les expéditions de convois de déportés étaient effectuées dans des conditions terribles. Le sergent veillait en personne et ordonnait d’expédier [les occupants] de telle ou telle tente. Je me souviens très bien qu’il y avait une famille originaire d’Andrinople [Edirné], composée du père, de la mère et de deux filles, laquelle avait dans le temps été assez aisée et était, à présent, tombée dans une totale précarité. Du fait de leur âge, ils n’étaient pas en mesure de suivre [leur convoi et] ils n’avaient pas l’rgent nécessaire pour [louer] un véhicule. Mais ils étaient obligés, ce jour-là, de se mettre en route. Les gardiens ont démonté leur tente, tandis que le père suppliait en vain [de les laisser sur place]. Le principe de leur expédition était toutefois inéluctable pour eux. La femme, ayant perdu la tête, s’était mise à courir vers le fleuve en s’arrachant les cheveux, pour s’y jeter; l’une des filles était tombée, évanouie, sur le lit, tandis que la plus jeune courait après sa mère. Le spectacle était émouvant, un peu comme le dernier acte d’un drame. Ils sont partis sous les coups de bâton et les insultes.

Il se produisait ici de terribles ouragans. Les tentes devenaient comme imperceptibles. Un jour, toutes les tentes furent entièrement détruites. La population craignait d’aller plus loin. Ses regards étaient fixés vers l’arrière, vers Meskéné, [et] beaucoup se sont enfuis durant la nuit. Un jour, le gouverneur militaire de Meskéné est venu à Abouharar et a ramené à Meskéné, en qualité d’artisans, un nombre non négligeable de familles dont il avait obtenu des sommes importantes. Ce jour-là, un terrible nuée de sauterelles venant de la direction de Deir-Zor passa ici, rendant le ciel invisible. Au passage de l’Euphrate, nombre d’entre elles tombèrent à l’eau, si bien que les rives du fleuve étaient complètement recouvertes de monceaux de sauterelles. Les misérables les ramassaient et les mangeaient. Le même jour, [on a vu] des soldats qui étaient transférés vers Bagdad par la route de l’Euphrate. Chaque jour, des soldats descendaient vers le sud en chahtour [=deux embarcations attachées l’une à l’autre]. Ils faisaient une petite halte ici, tandis que les bateaux vendaient les marchandises qu’ils avaient apportées. Un jour, alors qu’un capitaine discutait, assis sur la rive, avec un groupe de notables exilés, je me suis approché d’eux. Ils étaient venus s’enquérir des préparatifs de départ. Il leur avait répondu que non; qu’ils resteraient là tant que les bateaux n’auraient pas vendu leurs marchandises; qu’ils n’étaient pas pressés; qu’ils partiraient tranquillement. C’est ainsi qu’ils étaient censés envoyer des soldats vers le front de Bagdad.

La population pêchait dans les eaux de l’Euphrate. Cinquante à soixante ocques de tortues d’eau que nous capturions et que nous mangions. Elles avaient une chair délicieuse. Une seule pouvait peser jusqu’à dix ou quinze ocques. Les Arabes locaux avaient une belle conformation physique, notamment les femmes et les jeunes filles, une allure vigoureuse, une poitrine pleine, des yeux expressifs, des bras et des hanches magnifiques à la cambrure marquée. Celles-ci se déshabillaient et passaient sur l’autre rive de l’Euphrate. Ce spectacle méritait le coup d’œil. Durant l’été, le niveau de l’Euphrate diminua pas mal. La population allait tous les jours se baigner.

Je suis resté là-bas jusqu’au 9 juin. Mon camarade, M. Aram Andonian, qui se trouvait alors à Meskéné, m’écrivit me demandant de revenir. J’étais moi-même devant une alternative et, sans même hésiter, je me suis mis en route un matin pour arriver tard le soir à Meskéné où j’ai retrouvé beaucoup de mes relations. Je me suis entretenu avec Aram.

Krikor Ankout.

* BNu, Fonds Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 8, Abouharar, ff. 1-2.