RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Ras ul-Aïn

25 - ZAREH E. GHOUGASSIAN

Scènes de la vie des déportés de Ras ul-Aïn*

Lorsque le gouvernement turc commença à déporter la pauvre nation arménienne, beaucoup sentirent bien qu’ils allaient vers la mort. Quand notre tour arriva, nous avons également dû abandonner notre maudit lieu de naissance et, après avoir enduré en cours de route souffrances et pillages, nous sommes parvenus à Katma. Le nombre des morts y avait déjà commencé à augmenter. Quelques jours plus tard, ils commencèrent à transférer les Arméniens par train à vapeur. Finalement, nous nous sommes rassemblés, nous les sept familles originaires d’Ak-Chéhir, et nous sommes montés dans un train. à partir de là, une terrible tempête allait commencer à nous encercler. Mais nous nous consolions mutuellement. Deux jours, le train nous amena dans un endroit tel que même la nature y torturait les Arméniens. Nous étions sur le point de descendre, lorsqu’un individu au visage de monstre, dont l’allure de fauve assoiffé de sang nous remplit d’effroi — d’autant que c’est de sang arménien qu’il était assoiffé—, s’approcha de nous. Chacun de ses propos était parsemé du terme méprisant de guiavour [= infidèle]. Par la suite, nous avons compris que cet homme était le directeur du camp de concentration. Nous sommes descendus du train et nous nous sommes rendus à l’endroit où étaient dressées les tentes. Il y avait une foule immense de déportés dont les tentes étaient tendues en bordure du désert arabe. Ils vivaient d’une part dans la terreur suscitée de tout côté par les persécutions et les abus et d’autre part avec le souci de trouver de quoi vivre. Il était possible d’écarter la deuxième de ces préoccupations en commerçant plus ou moins avec les Arabes. L’hiver était épuisant: la pluie tourmentait ces malheureux; le froid mordait leurs corps affaiblis. Les gens riches parvenaient partiellement à se protéger des effets néfastes de la nature. Comparativement aux nécessiteux, ils avaient une situation aisée. Quand les ténèbres commençaient à répandre leurs bras terrifiants, les monstres entamaient le pillage des effets des nécessiteux, des biens et de l’argent qu’ils volaient et emportaient. Les détonations de fusils se succédaient. Les cris et des gémissements poignants se faisaient entendre. S’y ajoutait le tonnerre du ciel qui accentuait encore la terreur de ces malheureux. Le camp était encerclé des quatre côtés par des brigands et des assassins. Toute la journée n’était que souffrances: de jour comme de nuit, il n’y avait jamais de repos. Tous les éléments de la nature insufflaient dans le cœur affaibli des déportés l’épouvante de la mort. Ces opérations nocturnes duraient jusqu’au matin

Dans la matinée, nous ne sortions pas jusqu’à midi, car le temps était brumeux et terriblement froid. L’après-midi, quand nous sortions, nous découvrions un spectacle pitoyable. Des misérables tentes branlantes écroulées, des gens morts de faim ou de froid, sous la pluie, et d’autres ayant pris l’apparence de fantômes échappés d’un cimetière. Beaucoup gémissaient, demandant de l’aide, tandis que d’autres étaient étendus sur le point de mourir. Les abords des tentes étaient jonchés de cadavres. Chaque jour, ce spectacle effroyable se répétait sous nos yeux: en moyenne, cent vingt personnes décédaient quotidiennement. Toutes les surfaces environnantes du camp de tentes s’étaient transformées en cimetière pour les Arméniens. Cette situation pénible dura trois mois.

Le 3 mars, les autorités firent annoncer que dès le lendemain la population serait transférée à Mossoul et qu’il fallait être prêt. Le matin suivant, quand nous nous sommes levés, tout le camp était encerclé par des Tchétchènes. Ceux-ci sont un peuple musulman de Tcherkessie qui a émigré du Caucase où il aurait eu à souffrir des Arméniens. C’est pourquoi ils sont remplis d’un désir de vengeance à notre égard. Leurs regards est plus effrayant encore que ceux des fauves. Les autorités ont entièrement mis en leurs mains les Arméniens et ils ont accompli les désirs du gouvernement.

Ils se sont rués sur les tentes en hurlant avec fureur «bandes d’infidèles, d’incroyants»; ils ont détruit, cassé, frappé. Malheur à ceux qui tardaient à se préparer: ils les faisaient crever en les frappant. Ce fut notamment le cas du fauve prénommé Adil bey, qui était le directeur du camp de concentration et qui refusa toujours d’avoir pour adjoint un Arménien. La première fois, les Tchétchènes trièrent cinq cents personnes et les escortèrent vers la mort en les pillant et en les humiliant. Ils les ont ainsi, durant trois jours, récupérés et emmenés groupe par groupe. Je me suis retrouvé dans le cinquième convoi et j’ai donc été témoin de ce qui s’était passé. Comme les autres convois, ils nous ont fait sortir de Ras ul-Aïn en nous obligeant à laisser sur place l’essentiel de nos biens. Nous avons seulement pu prendre ce que nous portions: une couverture ou quelque chose de ce genre.

Le premier jour, nous avons marché durant six à sept heures, puis nous sommes arrivés près d’un village arabe où ils nous ont fait asseoir et où ils ont entrepris, les uns après les autres, de nous faire sortir notre argent. Malheur à ceux qui voulaient le garder. Sous le prétexte de chercher de l’argent, ils déshabillaient les jeunes filles; ils tuaient certains en leur ouvrant le ventre pour rechercher l’argent. Pleurs, hurlements, gémissements, supplications étaient vains. Après eux, les Arabes se ruèrent à leur tour sur nous. Beaucoup commencèrent à fuir en direction de la rivière pour s’y jeter, mais les Tchétchènes les en empêchèrent. Durant la nuit, les Tchétchènes ont violé les jeunes filles. Cette nuit-là, près de cent cinquante personnes, hommes et femmes, se suicidèrent, certains en avalant de l’opium et d’autres en se jetant à l’eau. Le lendemain, ils nous ont remis en route. Nous avons marché, affamés et assoiffés, à travers des déserts sans vie. Ils nous faisaient déplacer à peine une heure par jour. Ils ont vendu la plupart des filles à des Kurdes ou des Arabes. Nombre des quelques vierges du groupe se sont suicidées en se jetant à l’eau. Puis ils ont séparé les hommes des femmes. Ils ont ainsi exterminé cinquante deux mille personnes.

Zaréh E. Ghougassian

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide,
P.J.1/3, liasse 59, Ras ul-Aïn, ff. 33-36.