RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Alep et Marrâ

21 - ARAM ANDONIAN

Séfiré*

Séfiré est un grand village arabe situé à quatre heures d’Alep. Lorsque les premiers déportés descendaient d’Alep à Meskéné, ils y étaient généralement pillés par ces paysans. Le convoi des gens originaires de Hassan Beyli fut notamment exposé à un pillage radical, avec, sans aucun doute possible, la collaboration des gendarmes chargés de veiller sur la caravane.

Nombre d’enfants, garçons et filles, furent également enlevés. Certains de ces gamins enlevés furent vendus aux Arabes [de la tribu] des Guézé. Leur prix était de dix grands bertchou (vingt aspres). C’est pour ce montant que furent vendus les trois enfants d’Abraham Cherlakian d’Hassan Beyli, Abraham, Sarkis et Khatoun. Cette dernière avait quatorze ans, tandis que le premier en avait dix. Avant d’être vendus, tous trois avaient été convertis à l’islam et vivaient auprès d’un paysan prénommé Hachim. D’autres enfants islamisés originaires d’Hassan Beyli se trouvaient chez Abou Guendjo, dans la maison duquel je suis resté une nuit lorsque je me suis enfui de Meskéné à Alep, en 1916. La femme d’Abou Guendjo nous dit spontanément, sans se sentir gênée, que les deux petits qui jouaient devant la maison étaient des Arméniens. Je me souviens qu’elle raconta également les circonstances de leur enlèvement, mais je n’ai pas compris grand chose, car elle parlait une langue dans laquelle elle utilisait dix mots arabes pour à peine deux de turc. Je devinais plus ce qu’elle disait que je ne le comprenais. Ces gamins avaient oublié l’arménien.

Les habitants de Séfiré sont des pillards et le vol est pour les Arabes quelque chose s’apparentant à une vertu. Ils avaient reçu l’ordre de tuer les déportés fuyards se trouvant sur les routes, mais ils n’ont jamais tué quiconque. Le même ordre avait été également transmis à tous les villages arabes situés sur la route Alep-Meskéné. Aucun meurtre n’eut lieu sur les routes, quoiqu’il y eût pas mal de fuyards qui, tout en évitant de trop s’approcher de la route principale durant leur avance, étaient condamnés par la soif à aller vers les villages pour demander de l’eau ou de l’ ayran. En règle générale, ils étaient pillés par la même occasion, et ces diables d’Arabes avaient la vilaine habitude d’enlever jusqu’à la dernière culotte et de laisser complètement nus, sur la route, leurs malheureuses victimes qui, dans cet état, n’étaient plus en mesure de retourner à Meskéné, d’où elles s’étaient enfuies, et encore moins d’aller à Alep, vers laquelle elles s’étaient enfuies de Meskéné en espérant y pénétrer. Aux abois, elles repartaient pour Meskéné, mais ne rentraient pas dans le camp, restant assez loin jusqu’à ce qu’un déporté arménien ou un gamin viennent par hasard dans le coin pour y ramasser des buissons secs ou autre chose. Elles faisaient alors parvenir la nouvelle au camp par leur intermédiaire; on y trouvait des vêtements qui leur étaient amenés pour qu’elles puissent rentrer à Meskéné. Il arrivait parfois qu’un gendarme les prenne en chemin ou qu’un Arabe les dénonce: elles étaient alors arrêtées avant d’être parvenues au camp. La punititon était une bastonnade, généralement très dure, et une condamnation à expédié par le premier convoi en partance. Mais bien souvent ces gens s’enfuy-aient de nouveau.

Par la suite, les Arabes se sont montrés plus bienveillants et recevaient généralement bien les déportés en fuite en échange d’un cadeau en numéraire ou de coupons de tissus blancs qui étaient à leurs yeux plus précieux que l’argent. Je suis moi-même rentré à Séfiré avec deux jeunes gens originaires d’Hadjın qui avaient, comme moi, fui Meskéné et voyageaient en se faisant passer pour juifs, vendant de vieilles pièces d’or, des Mahmoudié, qui sont les parures les plus prisées parmi les femmes arabes. Je les ai rencontrés à Yahoudi köy, où ils s’étaient arrêtés un certain temps et nous sommes entrés ensemble à Séfiré. Ils n’ont jamais voulu reconnaître qu’ils étaient arméniens, alors qu’ils se parlaient dans le dialecte des habitants d’Hadjın avec lequel je m’étais pas mal familiarisé à Meskéné où se trouvaient un grand nombre d’Hadjıniotes. J’ai donné dix Bertchou [soit vingt aspres] à la femme d’Abou Kendjo pour deux pots d’ ayran et pour passer la nuit chez eux, afin qu’aux aurores je puisse entrer dans Alep.

Les Hadjıniotes n’y ont pas passé la nuit. Après avoir arpenté le village et vendu pas mal de pièces d’or, ils ont continué leur route pour pénétrer dans Alep au cours de la nuit. Et ils ont fort bien fait [d’agir ainsi], car il semble que certaines des pièces vendues étaient fausses, ce qui n’a pas manqué de provoquer un certain émoi dans le village où les Arabes racontaient pendant des heures, de porte en porte, les faits agrémentés de jurons inexprimables, maudissant la pauvre nation juive qui n’avait bien sûr aucune responsabilité dans tout cela. Les Hadjıniotes savaient bien ce qu’ils faisaient en passant pour juifs et en ne révélant pas qu’ils étaient arméniens. Dans le cas contraire, ma situation eût été critique cette nuit-là.

Je n’ai du reste pas pu dormir jusqu’au matin, pour ne pas me faire surprendre. Avant même que l’aube ne se lève, sans au revoir, j’ai quitté le village et je suis entré à Alep sans rencontrer âme qui vive, après avoir vagabondé durant cinq ou six heures.

[Aram] Andonian

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 30, Alep, ff. 13-15.