RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Alep et Marrâ

19 - KRIKOR ANKOUT

Le Kasıldıkh d’Alep*

Au début d’octobre 1915, nous avons été arrêtés et transférés le soir même, attachés deux par deux avec des cordes, à Kasıldıkh. Nous avons été amenés sous une suveillance des plus rigoureuses et sommes arrivés là-bas à 1 h du matin, en pleine obscurité. Ils ont lu un à un nos noms, puis ils nous ont enfournés dans une vieille tente dans laquelle se trouvaient déjà environ quatre vingts personnes, tous des hommes, dont une quarantaine de boulangers originaires du Sassoun**. Au dehors, des gendarmes et des gardiens arméniens veillaient. Il était interdit de sortir durant la nuit, même pour pourvoir à des besoins naturels. Quand les plus particulièrement indisposés se voyaient obligés de sortir, ils étaient frappés très sévèrement. Quant à ceux qui, à l’intérieur, exprimaient leur réprobation, ils subissaient la même punition. Nous avons dormi. Le lendemain matin, j’ai constaté qu’il y avait une autre tente noire, dans laquelle se trouvaient également quelque quarante hommes. Ils nous donnaient quotidiennement, par tête, deux galettes [de pain], [mais] nous souffrions beaucoup du manque d’eau: ils nous octroyaient une seule fois par jour un verre d’eau. Chaque matin, ils nous faisaient aligner en rang par deux et nous comptaient: l’un trouvait le nombre de présents exact; un autre en comptait un ou deux de trop et un troisième tout autant de moins. Ils nous recomptaient et finissaient par trouver le nombre exact. Cette opération (ikişer olundıs) était renouvelée trois fois par jour. Les bastonnades ne manquaient pas. Notre tente se trouvait à cinq minutes de distance d’un bâtiment en dur dans la cave duquel il y avait aussi près de soixantes personnes, toutes empilées les unes sur les autres. Les effets de l’humidité y étaient terribles. La nuit venue, le gendarme de faction allumait une petite lampe durant à peine une heure ou deux et collectait auprès de chacun dix aspres chaque nuit. Ceux qui ne pouvaient pas payer étaient bastonnés [et] devaient rester à l’intérieur, sans sortir, jusqu’au soir. Ils pouvaient alors, après bien des difficultés ou en donnant de l’argent, aller soulager leurs besoins naturels. Nous étions entourés, jour et nuit, de gardiens. Les seigneurs et maîtres de Kasıldıkh étaient Zeynel çavuş et Osman bey, tous deux arabes. Ils exigeaient des pots-de-vin considérables des présents et les libéraient, puis les remplaçaient par d’autres qu’ils arrêtaient eux-mêmes et ramenaient directement à Kasıldıkh pour compléter le nombre [des prisonniers]. Chaque soir, entre cinq et vingt nouveaux interpellés arrivaient. Nous étions affamés et assoiffés; le froid était insupportable. Une nuit, un Sassouniote tenta de s’enfuir, mais fut arrêté et le lendemain matin il reçut quinze coups de bâton, on lui confisqua son argent. C’était un solide jeune homme, habillé proprement, qui était boulanger. Un autre pauvre garçon, qui était parvenu à s’éloigner assez considérablement de Kasıldıkh, fut rattrapé, ramené et frappé de dix coups de bâton.

Je souhaitais également fuir, échapper à cet endroit. J’allais chaque jour me faire enregistrer comme artisan. Je me suis fait inscrire comme tailleur de pierre, maçon, forgeron, menuisier et autres spécialités, mais aucune ne s’est avérée utile. Hakkı bey avait formellement interdit de libérer d’ici des gens en qualité d’artisans. Il venait presque trois à quatre fois par semaine visiter [le camp], interrogeant un à un les présents, recevait des pots-de-vin des gens aisés et les libérait. Le fouet à la main, il frappait sans pitié les visages, les pieds, le dos des gens modestes, dont beaucoup se retrouvaient ensanglantés. Plus loin se trouvait une petite tente qui portait le nom d’hôpital. Ils y empilaient les malades. Un médecin militaire le visitait une fois par semaine afin que, conformément à la loi, les gens les plus faibles soient transférés dans l’hôpital de la ville. Mais c’est à peine si une ou deux personnes y furent amenées, lesquelles moururent du reste un ou deux jours plus tard. L’une de ces personnes était un jeune homme originaire de Kessab, diplômé d’une université d’Amérique comme pédagogue-professeur. à cette époque, ils n’arrêtaient pas encore les femmes, qui étaient amenées dans des maisons closes.

J’y suis resté dix-huit jours [et] le nombre des personnes arrêtées augmentait. Dans les tentes, nous dormions les uns sur les autres [et] les poux grouillaient. Au dehors, il faisait un froid terrible. J’ai décidé de m’enfuir; je me suis levé de bon matin; je suis sorti de la tente; je me suis pas mal éloigné sous le prétexte que j’allais faire mes besoins, puis, en rampant à plat ventre, je suis passé de l’autre côté de la colline; je me suis levé et j’ai commencé à courir. J’étais déjà assez loin quand, soudain, j’ai entendu quatre gendarmes et gardiens qui criaient et hurlaient après moi. Les balles sifflaient à mes oreilles. Je me suis retourné et j’ai vu que les gendarmes avaient posé genou à terre et vidaient leurs chargeurs sur moi. J’ai retiré mes chaussures et j’ai couru, mais j’étais encore bien loin de la liberté. J’étais dans un champ, les balles tirées passaient au dessus de ma tête. Je me suis rendu en levant les mains en l’air. Ils sont arrivés et ils m’ont frappé à coups de crosse de fusil. Ils avaient tiré treize cartouches. Ils m’ont amené devant Zeynel çavuş qui dit: «Vous auriez dû ramener son cadavre. Utiliser des cartouches contre ceux-ci est du gâchis». Ils m’ont étendu et m’ont administré soixante treize coups de bâton: mes pieds ont gonflé. Zeynel çavuş était dans une rage folle. Je me suis mis debout et il a commencé à me frapper les reins. J’ai alors pris le bâton de ses mains, mais je lui ai rendu: j’ai songé un moment à lui en filer un coup sur la tête, puis j’ai imaginé le sort que j’aurais alors subi.

Un ou deux jours après, les pluies commencèrent et ils nous descendirent en ville, à Alep, au khan de Kasıldıkh, dans le [quartier] d’Achiol. J’y suis également resté une vingtaine de jours. Tous les soirs, le nombre des nouvelles personnes interpellées et des gens libérés s’équilibrait. Finalement, au milieu du mois de décembre, ils nous mirent en rang par deux — nous étions deux cents personnes —, ils nous ont ligoté [les mains] dans le dos avec des cordes et ils nous ont mis en route en présence de Hakkı bey, sous les coups et les insultes. Quelqu’un était malade [et] n’était plus capable de rester debout: Hakkı bey et les gendarmes le tuèrent à coups de bâton. Quand nous sommes arrivés à Kasıldıkh, ils nous ont détaché les mains et le convoi s’est ébranlé dans des conditions extrêmes de violence. Le soir venu, ils nous amenaient dans un village arabe et nous entassaient dans une écurie, les uns sur les autres. Il y en eut qui moururent ou furent abandonnés en chemin. Nous sommes finalement arrivés à Meskéné en quatre jours — nous n’étions que des hommes. On nous a proposé [de nous installer] au bord du fleuve, dans le camp de transit pour déportés. Nous avons passé la nuit dehors. Il faisait un froid terrible. La nuit même, une pluie diluvienne s’est en effet abattue et le lendemain matin nous n’étions plus qu’une trentaine de survivants. Là-bas, la discipline était particulièrement rigoureuse. Il s’agissait des derniers convois expédiés d’Alep vers Meskéné. J’y suis resté quelques jours. Le directeur du camp de déportés était Keür Husseïn effendi. Cet homme ne frappait pas, mais versait des seaux d’eau froide sur [les déportés] après les avoir fait déshabiller. Là aussi, à cause d’un gardien déserteur, j’ai encaissé soixante-quatre coups de bâton de la main du sergent des gendarmes locaux, qui était un Turcoman originaire de Katma. Une nuit, je me suis enfui de là-bas; je suis allé vers les tentes militaires du haut et de là dans une grotte où j’ai vécu treize jours. Le lendemain même de mon évasion, Hakkı bey arriva à Meskéné et commença à organiser une expédition générale de tous les déportés. Je suis resté à Meskéné encore quelques jours. Une nuit nous nous sommes mis en route à quatre personnes. C’était une nuit pluvieuse et obscure. Nous nous sommes dirigés vers Djoboul, près d’Alep, où se trouvait une mine de sel dont le directeur étaitOsman Zéki effendi, un Kurde. Celui-ci était très arménophile. Grâce à lui, deux à trois cents Arméniens furent sauvés. Il nourrissait à ses frais les nécessiteux. Il avait du reste rassemblé autour de lui des collaborateurs qui étaient tous arméniens pour le traitement du sel. Nous avons marché quatorze heures durant toute cette nuit-là. Nous nous sommes écroulés à Doboul, épuisés et sans force.

Krikor Ankout

à l’époque où les convois de déportés quittant Alep étaient expédiés par la route de Bab, je me trouvais dans cette dernière. Un jour, trente à quarante charrettes et voitures arrivèrent. Chacune était remplie de filles âgées de dix à vingt ans qui furent laissées sur place, dans la boue. Par la suite, nous avons appris que les femmes déportées d’Alep faisaient l’objet d’une sollicitude toute particulière, que dans un dessein bien précis elles étaient transportées dans des véhicules qu’ils faisaient passer devant le consulat américain, pour montrer à quel point les autorités étaient pleines de sollicitude, alors que cela n’était que de la poudre aux yeux et que, plus loin, loin de la ville, ces malheureuses étaient abandonnées à leur sort.

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 8, Abouharar, ff. 3-4 (ce document, concernant Alep, a probablement été classé dans cette liasse pour conserver les témoignages de Krikor Ankout dans une même série).

** Ces Sassouniotes s’étaient en fait établis dans le vilayet d’Alep à la suite des massacres qui ensanglantèrent le Sassoun au cours de l’été 1894 et ruinèrent la région.