RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Mounboudj

14 - ARAM ANDONIAN (d'après divers témoignages)

Mounboudj*

J’ai recueilli les informations ci-après de sources sûres. Celles-ci complètent, éclairent ou précisent les données fournies par M. Onnig Donélian, originaire de Déongèl, que j’ai transcrites ci-dessus. [Aram] Andonian.

Le sous-préfet de Mounboudj, Nébih bey, était un Arabe originaire d’Alep. Durant les premiers mois de 1916, au cours de la période la plus rude de l’hiver, il conduisit les déportés de Mounboudj à Meskéné en les faisant bastonner et brutaliser. Il avait été envoyé à Bab, car le sous-préfet [local] ne parvenait pas à organiser les convois pour Meskéné avec la brutalité et la dureté nécessaires. Nébih se rendit à Bab au cours de l’hiver (au début de 1916) et expédia les déportés encore présents dans des conditions terribles. Durant l’expédition des convois, il avait repéré deux sœurs arméniennes originaires de Tchanak Kalé [dans les Dardanelles] et les avait envoyées, avec leur mère, à Mounboudj, chez Mahmoud Nédim. Quand il revint à Mounboudj, il épousa de force une des deux filles et offrit l’autre au mouhasebe hususeyie memür de Mounboudj, Mouhammed Nédjib, qui, après avoir violé la fille, la jeta hors de la maison.

Nébih bey fut muté de Mounboudj à Beylan, toujours en qualité de kaïmakam, puis de Beylan à Elbistan.

Après le départ de Nébih bey de Beylan, un Turc prénommé Ibrahim, orignaire de Djabaghtchour, lui succéda comme kaïmakam. C’était un homme à Bédri bey et bien pire encore. Il ne cachait même pas que sa véritable fonction était d’exterminer tous les Arméniens qui restaient. Il y avait alors encore soixante dix à quatre vingts Arméniens à Mounboudj, parmi lesquels aussi quelques curés. Il voulait tous les sortir de là et les expédier vers Deir-Zor et écrivit dans ce sens à la préfecture d’Alep. Mais le sens du vent avait alors (c’était en 1917) changé [et] la préfecture refusa [sa proposition] en indiquant que les émigrés devaient rester où ils se trouvaient. Il avait toujours quelques jeunes filles arméniennes chez lui. Il en abandonnait une pour en prendre une autre. Ne pouvant expulser les déportés, il n’arrêtait pas de les torturer. Fort heureusement, il n’est resté que deux mois à Mounboudj et fut muté ailleurs.

Le dernier kaïmakam, Hamdi bey, était turc. Ils s’étaient également, lui et sa famille, considérablement enrichis. C’est ce kaïmakam qui déporta à Meskéné le P. Yéznig Achdjian. Il avait prévu de l’expédier avec sa famille, mais un fonctionnaire de la régie locale, Karékin effendi Yéghpayrian de Manissa, était parvenu, en intervenant, à garder la famille [sur place]. Le P. Yéznig avait ouvert une boutique et fabriquait des pantoufles. Par la suite, Karékin effendi réussit à le faire revenir, car il avait de l’affection [pour lui] pour la raison suivante: Sous [l’administration] de Nébih bey, durant l’époque où les convois étaient expédiés avec une dureté exceptionnelle et les femmes et les jeunes filles étaient kidnappées, le P. Yéznig était venu voir Karékin effendi et lui avait dit que s’il était lui aussi mis en route et évidemment que l’honneur de sa famille soit menacé, il avait décidé de se suicider. Karékin effendi l’avait alors assuré que les curés resteraient, et il avait cessé de penser à cela. Du reste, les curés purent rester à Mounboudj, malgré la volonté contraire de Nébih, et Karékin effendi eut une part non négligeable dans cette décision. Karékin effendi Yéghpayrian joua, en effet, un rôle bienveillant à Mounboudj. Les curés qui y avaient été déportés lui écrivirent des lettres très émouvantes. Il n’était pas riche, mais il versait jusqu’à quatre cents aspres de secours mensuels aux curés.

Une jeune fille nommée Siranouch Kalendérian, originaire de Nicomédie [=Ismit], avait attiré l’attention du Tcherkès Yakoub Tchavouch. Ce dernier s’apprêtait à enlever la fille, mais Karékin effendi réussit à l’envoyer se réfugier dans la maison du mudir de Meskéné, Husseïn Avni effendi, grâce au fait que l’épouse d’Husseïn effendi était bonne. La fille fut gardée un certain temps là-bas; par la suite, on lui procura un laissez-passer avec lequel ils purent la faire passer à Alep, où elle est restée au sein d’une famille arménienne.

Durant les derniers mois de la déportation, il ne restait plus à Mounboudj que les prêtres suivants: le P. Mesrob Abouséfian de Dört Yol, le P. Yéznig Achdjian d’Adana, le P. Yéghisé** Ayvazian de Constantinople (le fameux P. Yéghisé qui s’occupait d’orfèvrerie à Mounboudj, où il avait adopté deux orphelins et aidait nombre de gens avec l’argent qu’il gagnait), le P. Hovhannès Tovmassian d'évérèk, le P. Garabèd Tetouérétsian*** d’Hadjen, le P. Khorèn Alèksanian de Dört Yöl.

Tous ceux-là écrivirent ensemble une lettre de remerciements à Karékin effendi pour toute l’aide qu’ils avaient reçue de lui. Après l’armistice, Karékin effendi est venu à Alep, où je me suis longuement entretenu avec lui. C’est à cette occasion que j’ai également vu cette lettre.

à Mounboudj, un gendarme prénommé Ibrahim bastonna et fit enterrer un déporté, alors que le malheureux était encore vivant.

Après l’armistice, Mounboudj tomba dans l’anarchie la plus totale. Un Tcherkesse nommé Ömer tua un bon matin un Arménien appelé Arakèl avec lequel il avait un désaccord d’ordre financier, et personne ne l’indisposa [pour cela]. Il régnait surtout un mécontentement à l’encontre du belediye reissi Mahmoud Nédim, tant de la part de la population locale de Mounboudj que des Arméniens. Cet homme à la triste réputation avait commis nombre de méfaits durant les années de la déportation. Il fut activement recherché dans Alep où des plaintes avaient été déposées contre lui. Il fut mis aux arrêts durant un certain temps, mais, étant arabe et ayant de puissants soutiens, il fut libéré.

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 30, Alep, ff. 23-25.

** Prénommé Yéghiché dans le témoignage précédent.
*** Orthographié Toutértsian dans le témoignage précédent.