RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Intili, Baghtché et Ayran

1 - Alèksan Tarpinian

du village de Vornovid, caza de Kotch Hissar/Hafık, vilayet de Sébaste Constantinople-Intili-Mardin*

Dans la soirée du 15 août 1915, à 18 heures, alors qu’à six camarades nous nous étions rendus de Constantinople au village d’Arnavoud, un commissaire de police, des gardiens de la paix, sept à huit gendarmes — près de quinze personnes — arrivèrent et encerclèrent notre salon. Le commissaire frappa à la porte, entra et nous dit: «Venez donc, on va voir de quoi il retourne». Nous avons immédiatement été arrêtés; nous avons voulu prendre des vêtements et autres effets avec nous, mais il nous affirma que ce n’était pas nécessaire, que nous allions à présent aller au commissariat et que nous reviendrions peu après. Dans le premier centre de rétention, on nous prit de force tout notre argent. Puis, après nous avoir promenés d’une prison à l’autre, ils nous emmenèrent à la préfecture de Pera. Là, ils nous firent subir un interrogatoire et nous demandèrent notamment si nous étions célibataires. Nous étions tout les six célibataires. Ils nous amenèrent dans l’édifice connu sous le nom de Polis Müdüriyeti, où se trouvaient mille cinq cents personnes, dont dix à vingt moururent sur place.

Après avoir été trimbalés jusqu’au matin dans une quinzaine de lieux de détention et avoir subi des interrogatoires, ils nous escortèrent au petit matin vers un bateau qui nous amena jusqu’à Ismit, d’où nous avons voyagé sous haute surveillance pour finir par aboutir, via Bilédjik, Eski-Chéhir, à Konia. Quand nous y sommes arrivés, le gouverneur venait d’être remplacé et ils expédiaient toutes les familles de déportés en les chargeant dans des trains. C’est ainsi, en passant par plusieurs gares, que nous sommes parvenus à Osmanié où étaient concentrés trente sept mille déportés arméniens sous des tentes.

Un jour plus tard, le mutessarif d’Osmanié envoya une troupe de cent cinquante cavaliers qui commença dès son arrivée à écrouler les tentes à coups de baîonnette et mit en roue la population: femmes, filles, garçons. Ce n’étaient que plaintes et pleurs. Quant à nous, nous avons fui vers la gare d’Intili où je suis resté neuf mois comme ouvrier de la station.

Le 28 avril 1916, un capitaine originaire d’Ismit arriva de Djébel Bérékèt. Il devait soi-disant nous fournir des vesika [=permis de séjour]. Il a enregistré nos lieu de naissance, âge et nom. Alors que ces formalités n’étaient pas encore achevées, les autorités d’Intili avaient expédié cinq cents personnes par la route de Marach, qui était un lieu de concentration de tous [les déportés]. Nous avons pu voir, nous qui avons été mis en route quinze jours plus tard, leurs cadavres éparpillés sur les routes. De Marach, nous sommes allés à Ayntab, Birédjik, puis, en remontant vers le nord le long du Mourad, nous sommes parvenus à la forteresse de Mardin où étaient concentrés onze mille Arméniens des deux sexes. Du surplomb dominant la forteresse, des gamins turcs jetaient des miettes de pain et la population s’entre déchirait pour les récupérer. Par la suite, nous nous sommes tous les six échappés de la forteresse et nous avons appris qu’une partie de cette population avait été massacrée dans le lieu-dit Hasırdjı et sa grande majorité jetée dans le fleuve Tigre.

Par la suite, je suis parvenu à Alep où j’ai travaillé à la gare. Un jeune homme orignaire de Konia, prénommé Hovhannès, qui était à la solde des autorités turques comme informateur, m’ayant dénoncé, je fus arrêté dans le marché et envoyé à Karlık où je suis resté quinze jours.

Le 15 décembre 1916, en compagnie de quatre vingts jeunes compagnons et sous la surveillance de vingt cavaliers, nous sommes parvenus à Deir-Zor, après qu’on nous eut dépouillé de notre argent et de nos vêtements, sans parvenir à nous enfuir, car la surveillance était étroite. Quand nous sommes arrivés là-bas, elle s’est relâchée et je me suis échappé une fois de plus; je suis venu à Alep; j’ai pénétré dans la gare où je suis resté jusqu’à la chute de la ville.

Aleksan Tarpinian

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 21, Intili, ff. 1-2.