Extraits de
TÉMOIGNAGES DE SURVIVANTS, TÉMOINS OCULAIRES
DU GÉNOCIDE DES ARMÉNIENS,
recueillis par
Verjine Svazlian ethnologue,
Verjine Svazlian a passé sa vie à aller de village en village recueillir les
témoignages des rescapés du génocide perpétré par les Ottomans,
non seulement sur les Arméniens, mais aussi sur les Assyro-Chaldéens et les
Grecs Pontiques.
traduction française par Louise Kiffer

Récit de:Sirvart
Kotchalian née en 1906 à Peylan.
Récit de Karoun Andonian
Née en 1910 – Moussa Lér
Récit de Hagop Manoug
Krikorian né en 1903 à Sassoun, Dalvorig
Récit de Khatchadour
Haroutioun Ghougassian né en 1898 à Bitlis, Havarik
Récit
de Peniamine Pislamian né à Moussa Lér en 1903
Récit
de Sirvart Antréassian Née en 1908 à Adabazar
Récit
de Nevart Chirinian Née en 1909 à Yévtoguia
Récit de Hagop Pachayan
Né en 1907 à Peylan
Récit de Mariam
Karatchian Née en 1903 à Atiyaman
Récit
de Yéva Manoug Tchoulian Née en 1903 à Zeitoun
Récit
de Yetvart Markar Tachdoyan Né en 1907 à Chadakh
Récit
de Hagop Mourad Mouradian né en 1903 à Fentek dans le sandjak de Seghért,
vilayet de Bitlis.
Récit
de Vazken Hovsép Satatian Né en 1907 à Adabazar
Récit de Parouhi Silian
Née en 1900 à Nicomedia
Récit
de Payloun Bédros Dérdérian ; Né en 1907 à Kharpert, village de Yéghék
Récit d'Aram Keusséyan ;
Né en 1908 à Kharpert
Récit
de Mouchégh Sarkis Démirdjian
Récit
de Bédros Kéchichian Né en 1909 à Darson
Récit
de Ghazaros Khrimian, Né en 1911 à Darson
Récit
de Soghomon Roupén Yéténiguian Né en 1900 à Mersine
Récit
de Haroutioun Dikran Dzoulikian Né en 1896 à Guéssaria
Récit
de Mesrob Hagop Minassian Né en 1910 à Samsoun
Récit
de Aroussiag Néférian Née en 1906 à Adana
Témoignage
de Serpouhie Magarian Née en 1903 à Adana.
Récit de Armig Kalousti
Tertchian Née en 1912 à Van
Récit
de Dzaghig Kévork Tchinimian - Née en 1910 à Iktir, Gorghp
Récit
de la fille de Nazar - L'Arménien qui a aidé le Turc.
Récit
de Barouyr Kévork Khatchadrian - Né en 1908 à Alachguérd, Yéréts
Récit
de Hratch Yéghiazar Hovannissian Né en 1915, à Mouch, Village de Havadorig
Récit
de Kioulinia Dzérouni Moussoyan Née en 1903, à Kessap, Kalatouran
Récit
de Archalouys Tachdjian - Née en 1908 à Malatia
Récit
de Yéva Topalian Née en 1909 à Mértin, village de Térig
Récit
de Tovmas Haptchian né en 1903 à Moussa Lér, Hoghoun-Olouk |
Récit
de Makrouhi Halatchian Née en 1900 à Marache
Récit
de Robert Khorén Kalonian Né en 1912 à Kharpert
Récit
de Sara Berbérian - Née en 1905 à Eski-Shéhir
Récit
de Parouhi Tchorékian née en 1900 à Nicomédia
Récit
de Kévork Der Sahaguian Né en 1909 à Tiordiol
Récit
de Kégham Khatchadrian Né en 1909 à Afyon-Karahissar
Récit
de Arsène Svatchian né en 1901 à Guéssaria
Récit de Elizabeth
Kavkavian Née en 1900 à Eski-Shéhir
Récit
d'Assadour Hovsép Ménétchian Né en 1907 à Afyon Karahissar
Récit de de
Loussig Bodourian née en 1909 à Adabazar
Récit
de Srpouhi Guiguichian Née en 1909 à Arapkir
Récit de Arpène Mikael
Aghadjanian - Née en 1909 à Arapkir
Le
récit d'Anouch Topalian - Née en 1915 – Hozghad, Yéylentché
Récit de Garabed
Garamanoukian Né en 1907 à Aïntab
Récit de Hagop
Tchertchian Né en 1900 à Aïntab
Récit
de Bédros Sarkis Safarian Né en 1901 à Moussa Lér
Récit
d'Iskouhi Gochgarian née en 1902 à Moussa Lér
Récit
de Ardzvig Kaloust Tértchian Née en 1910 à Van
Récit
de Katchpérouhi Avédis Chahinian Née en 1908 à Van
Récit de Silva Hovannès
Puzantian Née en 1908 à Van
Récit de Nevart Avédis Kévorkian Née en 1910 à Alachguérd
Récit de Samvél Sarkis Artchiguian Né en 1907 à Zeitoun
Récit de Haïganouche Der-Bédrossian Née en 1910 à Yetessia (Edesse)
Récit de Aharon Manguerian Né en 1903 à Hadjen
Récit de Herminé Derdérian Née en septembre 1912 à Yozgat
Récit de Setrag Kaypaguian Né en 1903 à Zeitoun
Récit de Marie Yérgat Née en 1910 à Adabazar
Récit de Annig Mariguian Née en 1892 à TOKAT
Récit de Achod Malakian
Récit de Eliazar Garabédian, né en septembre 1886 à Daron, Sassoun,
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Voir aussi |

Récit de:Sirvart Kotchalian née en 1906 à Peylan.
Quand nous sommes revenus de Tér Tchor et que nous vivions dans notre
maison, les Turcs de Zeitoun ont envahi notre village Atekh de Peylan. Nos Arméniens se sont réunis et ont décidé de résister. La France aussi nous
soutenait. Moi j'avais 9 ou 10 ans. On faisait cuire deux "vétro" (en russe:
seaux) de pilaf, on me les donnait à porter, ainsi qu'un sac de pain sur le dos;
je ne savais pas ce qu'était la peur, je portais à manger aux fédaïs.
- Fillette, si tu vois un mouchoir blanc au bout d'une longue perche, c'est là
que tu devras venir apporter ton chargement.
Le matin, c'était un endroit, à midi un autre endroit, le soir un autre endroit
où je devais déposer mon fardeau. Leur nourriture était à mon cou.
La population était rassemblée dans l'église.
Tous les enfants aussi, tout le monde. Il y avait une femme –tordioltsi – qui
s'appelait Dikranouhie, son fusil à la main, elle s'est battue pendant trois
jours dans l'église, avec son arme elle empêchait les Turcs d'entrer.
Je m'en souviens


Récit de Karoun Andonian Née en 1910 – Moussa Lér
J'avais 5 ans quand nous avons été déportés. J'étais petite, mais je me rappelle
tout ce que nous avons subi.
Nous avons vécu pendant 4 ans dans les "tchôl" (déserts) arabes. J'avais déjà
oublié la langue arménienne, je disais en arabe: "Allah adigoun, khelé aléyna,
chekhve khepez adina". C'est-à-dire: un peu de pain, pour l'amour de Dieu, ayez
pitié".
Ma mère était servante chez les Arabes. Moi j'étais soi-disant en train de jouer
sous la fenêtre de cette maison, mais j'attendais que maman qui pétrissait la
pâte m'en lance une boulette en cachette par la fenêtre. Je la mangeais toute
crue, car le pain cuit était calculé tout juste, elle ne pouvait pas m'en
donner."


Récit de Hagop Manoug Krikorian né en 1903 à
Sassoun, Dalvorig
Notre pays était un pays montagneux, il y avait beaucoup de monts et de vallées.
Nous gardions des bêtes. Notre village était un petit village. Nous payions des
impôts à l'Etat. Nous donnions nos meilleurs morceaux aux Turcs. Le village
était en plaine. Il y avait beaucoup de sources.
Nous habitions chez notre père Manoug, avec notre oncle Garo et sa famille. En
tout, nous étions 20-25 personnes.
Le village de Dalvorig faisait partie d'une trentaine de villages, qui étaient
tous arméniens. Tous les villages n'avaient pas d'école. Moi je n'ai pas été à
l'école. Je gardais les bêtes, les moutons. Chaque village avait son église. On
venait en pèlerinage dans notre village. A Pâques nous teignions les œufs, nous
les cognions, les rouges contre les verts Nous fêtions Vartavar, nous faisions
des jeux.
Nous faisions des feux dans les champs. Certains allaient à Alep en pèlerinage.
Le chef du village était Abrène. Il faisait des réunions avec les fédaïs. Les
Turcs emmenaient nos fils dans l'armée turque. Ils les massacraient.
En 1915, les Arméniens se sont battus contre les Turcs, les fédaïs sont venus se
battre. Les troupes turques sont venues nous massacrer. Nous nous sommes enfuis
dans les montagnes et les forêts. Les Turcs nous ont tous tués. De notre
famille, moi seul ai pu être sauvé. Ils les ont tous tués devant mes yeux. Nous
nous sommes enfuis. Nous sommes restés dans un village turc en ruines. Chez un
Turc je gardais les moutons. Je coupais les broussailles, je les apportais à mon
maître.
Un jour on a appris que des volontaires arméniens arrivaient. En 1917, des gens
de la Croix Rouge sont venus, ils nous ont trouvés, ils nous ont emmenés. Ils
nous ont amenés à Moush, puis au village de Khenous khozlou. De notre village,
nous ne fûmes que deux à être sauvés. Les Arméniens de ce village nous ont
cachés. Avec les habitants de Khenous, nous avons pris le chemin de
l'émigration; cela a duré des mois jusqu'à notre arrivée à Nakhitchévan, puis
Khoy, puis nous sommes arrivés du côté de Kiavara, puis Taralakiaz, ensuite nous
sommes arrivés dans le village d'Achnag. A ce moment-là déjà les Turcs étaient
chassés. Déjà les Soviets arrivaient.
En 1928, je me suis marié.. J'ai eu huit enfants:
Moushégh, Sirouch, Astrig, Anahid, Haygouch, Bédros, Dikran, Loussia.
Puis j'ai été à la guerre. Je suis arrivé en Hongrie. La guerre a pris fin. J'ai
été démobilisé.
"Je suis un vaillant fils de Dalvorig,
Je ne m'incline pas devant le Turc".


Récit de Khatchadour Haroutioun
Ghougassian né en 1898 à Bitlis, Havarik
Ma mère s'appelait Noupar, mon père Haroutioun, ma grand'mère Koto, mes frères
: Markar, Miron, Mgrditch.
Nous vivions tous dans une seule maison. Dans notre village, il
y avait de 100 à 300 familles arméniennes, et aussi de nombreux Turcs, et
Arabes.
Nous semions du blé, de l'orge. Pour la terre, nous étions
obligés de donner une taxe de 16 "pout"(?) de blé . Moi, depuis l'âge de 15 ans,
je travaillais avec mon père.
Dans notre village, il y avait une église, appelée Sourp
Astvadzadzine (Ste Mère de Dieu). Il n'y avait pas d'école au village.
Pour l'eau, nous avions 5 jours pour nous, et 5 jours pour les
Turcs. Nous allions chercher l'eau à boire à des sources très fraîches.
Nous avions des moutons, des chèvres, des vaches, des bœufs.
Nous avions, nous, de 100 à 150 moutons dans notre ferme. Mon père allait à
Bitlis au marché. A chacun, il achetait un troupeau et le ramenait.
Et puis les massacres ont commencé. Il y avait des fédaïs, ils
se sont bien battus, mais ils ont été massacrés. Moi j'étais dans le groupe d'Antranig.
Nous avions entre les mains des armes allemandes. Antranig n'était pas avec Tro.
Antranig voulait passer la frontière, mais on ne l'a pas laissé. Les troupes
turques sont arrivées. Nous avons été vaincus. Nous sommes rentrés, il y avait
plein de Kurdes dans nos maisons, nous nous sommes battus pour les mettre
dehors. Nous avons repris nos maisons, nous avons recommencé à vivre.
Pendant la guerre, j'ai été mobilisé dans l'armée soviétique. Je
me suis battu sur les fronts de Gori, Sotchi, Bakou.
Maintenant je vis avec mes trois fils.


Récit de Peniamine Pislamian né à Moussa Lér en 1903
Il m'a dit qu'un jour un Arabe lui a raconté sa vie.
Il a dit, je vais t'avouer la vérité; moi j'étais soldat dans l'armée turque.
On nous a envoyé au Musa Dagh, dit Moussa Lér, pour que nous exterminions les
Arméniens qui étaient là-haut
dans la montagne. Nous avons encerclé la montagne sur les 3 côtés. Soudain
nous avons vu en face de nous un escalier, descendu du ciel. Sur l'escalier,
il y avait deux hommes; le sabre à la. main. Les sabres étaient dégoulinants
de sang.
En voyant cela, nous avons eu peur et nous sommes retournés, nous nous sommes
sauvés.
J'ai eu tellement peur que j'ai été jusque Homs et puis arrivé à Damas. "


Récit de Sirvart Antréassian Née
en 1908 à Adabazar
On nous a emmené à pied d'Adabazar à Afyon-Karahissar. Ils nous ont dit: "Kalken
!
Tchekhen!" (Marchez – levez-vous !) En deux jours nous sommes arrivés à Konya.
Là-bas, les Arméniens avaient fermé leurs tentes. Nous sommes descendus. Nous
sommes entrés en ville.
Moi, ma mère et ma tante étions ensemble. Mon père était soldat dans l'armée
turque. Il avait écrit à mon oncle, qui était le Docteur Tiriakian : "délivre
le nôtres !". Mon oncle a appris que nous étions à Konya.
Le vendredi, où Enver Pacha allait à la mosquée, mon oncle, qui était un
médecin distingué dans l'armée turque, salue les soldats, se met à genoux
devant Enver et dit :
"Effendim, je suis venu te supplier. Moi je n'ai ni père ni mère. J'ai deux
sœurs qui sont déportées, ordonne qu'elles soient délivrées."
Enver pacha avait beaucoup de respect pour mon oncle. Il donne l'ordre que
la famille du docteur Tiriakian retourne chez elle. Le Vali était arménien.
Les policiers viennent, ils obéissent aux ordres d'Enver.
Le dimanche, ils nous ont dit: "Vous allez repartir". Ils nous ont mis dans le
train pour Adabazar.
Ensuite, les troupes de Kémal ont emmené mon oncle comme soldat de Boursa à
Eski-Shéhir.
Quant à nous, en 1921, nous nous sommes sauvés d'Adabazar à Mitilli, en face
d'Izmir.
Là j'ai appris la couture. C'était une ville riche, mais il n'y avait pas de
travail. Ce furent d'abord les Grecs qui furent délivrés, ensuite les
Arméniens. Nous sommes venus en Macédoine en bateau. Et de là en Arménie.


Récit de Nevart
Chirinian Née en 1909 à Yévtoguia
"Avant les massacres nous habitions à Tokat. Nous étions très riches, nous
avions de tout.
D'abord ils ont emmenés les hommes. Ils ne les ont pas ramenés. Nous avons
appris qu'ils les avaient tous tués.
Moi, j'avais cinq – six ans, quand ils nous ont aussi déportés. Par les
montagnes, les collines, on nous a fait aller à pied, j'étais très fatiguée.
Nous sommes passés par Kourkouz, Malatia, Piliétchig, nous sommes arrivés
jusque Djarablouz. Puis nous sommes arrivés à Alep. Là, les deux enfants de
mon oncle sont morts. On nous avait dépouillé de tout. En 1918, après
l'armistice, nous sommes venus ici à Constantinople, j'avais déjà 9 ans.
Ici aussi, nous avons eu beaucoup de misères.
Je me suis mariée avec Hrant, un Arménien de Samsoun.
Peu à peu, tout a changé. Aujourd'hui, grâce à Dieu, nous vivons tranquilles.
Mais ce qui s'est passé n'a pas disparu de mon esprit, j'y pense tout le
temps.


Récit de Hagop
Pachayan Né en 1907 à Peylan
En 1914, j'avais 7 ans, on nous a emmenés dans le désert d'Havran.
Ensuite on nous a ramenés.
Djémal Pacha faisait construire une route de Damas à Jérusalem.
Ils appelaient cette route "Kham yol",
c'est-à-dire que c'était une "route désordonnée". Ils y faisaient travailler les
Arméniens. Ils ne donnaient pas d'argent, mais de la farine, de l'huile, des
autres choses.
Moi j'avais 7 - 8 ans. Moi aussi je travaillais avec les adultes.


Récit de Mariam
Karatchian Née en 1903 à Atiyaman
"J'étais petite quand les massacres ont commencé. Tout d'abord, ils ont
ramassé les armes des Arméniens. Ils ont envoyé les jeunes dans l'armée
turque, et là-bas ils les ont tués. Mon oncle était secrétaire de Talaat, il
était leur homme, mais ils l'ont tué. Ma mère est allée avec mon grand-père,
pour qu'ils ramènent au moins le cadavre et qu'ils l'enterrent, mais quand mon
grand-père a vu le corps de son fils assassiné, il ne l'a pas supporté, il est
mort sur le coup. Les soldats turcs voyant cela se sont mis à rire; ils ont
dit: "Quelle bonne chose, nous avons économisé une balle".
Ma mère a laissé les corps là, étendus, et s'est sauvée aussitôt. Elle est
arrivée à la maison en pleurant et en gémissant. Le jour même, à côté de notre
maison en pierre, un obus a éclaté. Mon père est mort. Mon frère, âgé de dix
ans, était à côté de lui. En voyant cela, son corps a été immédiatement
couvert de cloques. Il est mort lui aussi, en un jour.
Nous sommes restés, maman, mon petit frère de deux ans, et moi.. On nous a
emmenés de force à Souroudj. Il n'y avait là ni maison, ni pain, ni eau. Nous
avions faim et soif. Les gens avaient tellement faim, qu'ils attendaient que
le cheval décharge son crottin, dans lequel ils ramassaient les grains
d'avoine pour les manger. Ils mangeaient même du chien et du chat. Je me
rappelle, ils ont vu un âne mort, ils se sont précipités, l'ont dépecé et se
sont mis à manger les morceaux tout crus.
Ma mère s'est vue obligée de nous laisser sous un arbre. Elle est partie
mendier du pain, pour nous l'apporter. Pendant ce temps, un gendarme turc est
venu, il a couché mon petit frère face contre terre, il lui a mis une grosse
pierre sur le corps, il est monté dessus, et il l'a tellement écrasé,
tellement écrasé, que les intestins du pauvre enfant sont sortis de son
ventre; il est mort.
Une femme kurde passait par là, elle a vu, elle a eu pitié, elle a dit: "cette
petite fille aussi va être tuée comme ça", elle m'a portée et m'a emmenée…
Quand j'ai ouvert les yeux, j'ai vu que j'étais dans une tente noire. Ils
m'ont cachée là. Comme beaucoup d'autres enfants, j'avais été jetée au feu, ma
jambe était brûlée, il y avait du pus qui sortait. On m'a mis un baume . J'ai
été guérie. J'ai été bien traitée. Puis, quand les Américains sont venus
chercher les orphelins arméniens, ils m'ont emmenée à l'orphelinat d'Alep.


Récit de Yéva
Manoug Tchoulian Née en 1903 à Zeitoun
J'étais petite quand ont eu lieu les massacres et déportations de 1915. Je me
rappelle quand nous avons quitté Zeitoun, notre village s'appelait Ayguetsa.
Ma mère était une belle femme. Elle avait cinq enfants, mais elle les a tous
perdus, ensuite c'est elle qui est morte. Je suis la seule à être restée en
vie. Les Turcs sont venus et ils ont fait sortir tous les habitants du
village, ils nous fouettaient avec une cravache, pour nous faire avancer. Ils
ont attaché les mains de tous les villageois derrière leur dos, et ils nous
ont emmenés dans un endroit élevé, et fait entrer dans une espèce de caserne.
A l'intérieur, avec des poignards, des haches, ils ont coupé aux uns les
mains, à d'autres les pieds, ou les bras. Ils nous ont déshabillés, nous ont
mis complètement nus, sans chemise, ni culotte. Derrière nous, il y avait un
petit garçon à qui ils avaient coupé le bras, il appelait sa mère, mais sa
mère était déjà morte d'un coup de poignard. Cet endroit s'appelait Ter Tchorn.
Il faisait très froid, nous étions entassés les uns sur les autres, pour nous
réchauffer. Le matin, ils sont venus nous rassembler, ont recommencé à nous
massacrer, à nous jeter à l'eau. Il y avait une caverne dans le roc, sous
laquelle passait une rivière qu'ils appelaient "khapour". Ils ont encore
arraché les bras, les jambes, les pieds, ils ont jeté tout le monde à l'eau,
la rivière était pleine, il y avait des gens qui n'étaient pas morts, mais
blessés, ils pleuraient, d'autres criaient, on sentait l'odeur du sang, on
avait faim. Ensuite, les vivants ont commencé à manger la chair des morts;
ceux qui par miracle n'étaient pas morts sont sortis de sous les cadavres, ils
étaient sortis du flot de sang, de cette caverne ils avaient trouvé un chemin,
ils avaient commencé à marcher. Ceux qui avaient bu cette eau sale avaient le
ventre tout gonflé, ils sont morts. Et puis moi, je me suis retrouvée dehors,
je me suis mise à marcher. Il n'y avait absolument personne. Tout à coup j'ai
vu un berger arabe, je me suis approchée. Il a eu pitié de moi, il m'a donné
du lait, je l'ai bu, puis il m'a emmené dans sa tente, il m'a donné à manger,
j'ai mangé, j'ai repris un peu mes esprits. Après, il m'a emmenée à Marash. Il
m'a remise à l'orphelinat allemand de Marash. C'est là que j'ai étudié. En
1921, il y a eu des troubles, nous sommes venus à Alep. En 1946, nous sommes
arrivés en Arménie. Après tout ce que mes yeux ont vu, comment ne suis-je pas
devenue aveugle ?


Récit de Yetvart Markar Tachdoyan Né en 1907 à Chadakh
Notre village s'appelait Gadjet dans la région de Chadakh. Les Turcs et les
Kurdes sont venus envahir et dominer notre village. Le chef des Kurdes est
venu tuer le frère de mon grand-père. Nous avons déménagé à Van où nous avions
une maison. Mon père était un bon cuisinier, il travaillait dans un restaurant
en Aykiéstan, où on l'appelait "Achdji Markar".
En 1915, lors de la défense de Van, les nôtres avaient résisté, mais quand les
soldats russes ont battu en retraite, les nôtres ont été obligés d'émigrer.
Tous les alentours étaient incendiés, saccagés remplis de cadavres.
Mon père, ma mère, mes oncles, mes tantes et mes grands-parents, tous
ensemble, avec les autres émigrants, nous sommes arrivés à Iktir, puis nous
avons traversé le fleuve Araxe. Nous avons habité à Achdarag, où se répandait
une épidémie de typhus. En conséquence, toute notre famille fut anéantie,
seuls ma mère et moi fûmes épargnés. Nous sommes venus à Erévan, dans la
maison de mon cousin Mourad Tachdoyan. Là, ma mère est morte aussi. On m'a
envoyé à l'orphelinat Polygone d'Alexandropol.


Récit de Hagop Mourad Mouradian né en 1903 à Fentek dans le sandjak de Seghért,
vilayet de Bitlis.
Mon père s'appelait Mourad, mon grand-père Mardiros. Nous étions 3 sœurs et 3
frères, nous habitions dans la province de Seghért, au village de Fentek.
Dans notre village , il y avait de 50 à 60 familles "kourmantchis"
c'est-à-dire des Kurdes Chrétiens (Yézidis), qui avaient de bons rapports avec
les Arméniens. Ces Kurdes Kourmantchis ne s'entendaient pas avec les Turcs
musulmans, mais ils n'ont jamais levé l'épée envers les Arméniens. Ils ne
commettaient pas de crimes.
Les villageois de Fentek s'occupaient d'élevage de bêtes et de travaux
agricoles, et de vannerie. Il n'y avait pas de marché. De Fentek nous allions
faire nos achats à Tchéziré. A Fentek, il n'y avait pas d'école, aucune
institution pour étudier. Il y avait seulement un maître venu de Tehér, qui
nous enseignait à écrire avec des caractères kurdes.
En 1915, j'avais 12 ans quand les "askiar" (les soldats) turcs sont entrés
dans notre village, ils se sont mis à démolir les maisons des Arméniens. Ils
ont tué mes deux frères, ils ont enlevé mes trois sœurs.
Ils ont anéanti notre communauté.
Ma mère m'avait confié à de gentils Kourmantchis pour qu'ils me gardent, c'est
ainsi que j'ai été sauvé.
J'ai vu de mes propres yeux beaucoup de choses horribles. Les Turcs ont
massacré tous les Arméniens. Grâce aux Kourmantchis, quelques habitants ont pu
rester en vie, ils arrivaient à subsister en rendant quelques services, ou en
mendiant.
Un jour dans la maison de mes gentils Kourmantchis j'ai trouvé un poignard, je
l'ai pris pour aller tuer les Turcs. Ils m'ont dit: "Qu'est-ce que tu fais ?
C'est eux qui vont te tuer ! Dans ce village, il y avait beaucoup de réfugiés
arméniens qui étaient venus, et ils étaient prêts à défendre leur vie.
Puis nous sommes partis au village de Ouasgué. Là aussi il y avait 50 ou 60
familles Kourmantchis qui habitaient.
Là je me suis marié avec une jeune fille qui s'appelait Khalila. Elle était
Kourmantchie.
Nous avons eu 2 fils et 3 filles, j'ai donné à mes enfants les noms des
martyrs de ma famille: par exemple j'ai donné à mon fils le nom de mon père, à
ma fille, le nom de ma mère (il s'est ému, il s'est mis à pleurer , V.S.)
J'aurais voulu me venger des Turcs, mais je n'avais aucun moyen.
Ces Turcs-là n'étaient pas des êtres humains.
Quelques années plus tard, inquiets, nous sommes sortis de ce village, nous
sommes partis à Istanbul, nous avons été hébergés par des connaissances.
Ensuite nous sommes allés à Tcheziré. Nous nous sommes établis; j'ai ouvert
une boutique; j'ai acheté un terrain, j'ai rendu grâce à Dieu d'être resté en
vie. Là, il y avait déjà beaucoup de Syriens. Un jour j'ai appris que sur
cette terre il y avait une Arménie. En 1966, nous y sommes venus.
Aujourd'hui, j'ai plus de 30 petits-enfants. Ils poursuivent tous leurs études
dans des écoles arméniennes. La plupart savent aussi le kurde, puisqu'ils
l'ont entendu de leurs grands-parents.
(ce récit a été fait en kurde, car le témoin est un Arménien kurdophone. Il a
été traduit en arménien par une interprète Tchenfira Khadiyan – et retraduit
en français par Louise Kiffer)


Récit de Vazken Hovsép Satatian Né en 1907 à Adabazar
En 1915, toute la famille a été déportée dans les déserts. Nos deux familles
étaient riches. Nos parents ont fait un arrangement avec la propriétaire
grecque d'un hôtel pour qu'elle nous cache dans sa cave. C'est ainsi que nous
avons été sauvés. Mais le reste a été déporté à Der Zor.
Nous sommes restés dans cette cave pendant plus d'un an. Nous donnions une
livre-or par jour. Quand notre or a été épuisé, cette Grecque, par
l'intermédiaire de connaissances turques nous fit passer pour des personnes
qui lavaient les vêtements militaires turcs. De cette façon, nous avons été
sauvés jusque l'armistice de 1918. Nous sommes restés là, puis nous sommes
retournés dans notre maison. Il y avait des Turcs qui avaient pris possession
de notre maison.
Puis nous avons appris que le frère de mon père, l'évêque Smpat Satatian avait
été arrêté le 24 avril 1915 par les Turcs, avec d'autres intellectuels, et
qu'ils avaient été déportés dans les déserts. Les Turcs l'avaient emmené,
l'avaient obligé à creuser sa fosse de ses propres mains, ils l'avaient tué et
jeté dans la fosse.
En 1920, les Grecs sont arrivés, ils ont conquis notre ville, mais en 1922,
ils ont renoncé, ils se sont sauvés, et nous aussi nous sommes partis avec eux
à Izmir. Là, tous les Chrétiens s'étaient amassés. Dans la principale église,
les Arméniens s'étaient rassemblés, environ un millier d'Arméniens. Tous se
demandaient si les Turcs allaient pouvoir venir les massacrer.
C'est pourquoi ils ont fait une collecte, ils ont écrit une lettre en
français, disant que nous étions menacés d'être massacrés. Un garçon, parlant
turc, est allé à l'ambassade de France. L'Ambassadeur, avec le drapeau
français, est venu avec sa troupe, il a conduit toute la foule qui était à
l'église au port, qui était plein d'Arméniens et de Grecs. Au loin se tenaient
des vaisseaux français, italiens, anglais. Des soldats sont sortis des
vaisseaux, un par un, pour empêcher les Turcs de nous tuer. Mais les nuits,
les Turcs venaient enlever les filles, des cris s'élevaient, du tumulte.
Les vaisseaux allumaient leurs projecteurs pour leur faire peur et les faire
fuir.
Nous sommes restés près d'un mois sur le quai, dehors. Finalement, des
vaisseaux grecs nous ont conduits en Grèce. Ils ne nous demandaient pas si
nous étions Arméniens ou Grecs. Les gens étaient entassés, certains ont été
piétinés, chacun voulait sauver sa peau. Nous, en Grèce, avons été très bien
accueillis et recueillis.
En 1932, avec le programme de rapatriement, nous sommes venus en Arménie.
En 1949, nous avons été exilés (Aldayski gra?) en tant que Tashnagtsagan. Nous
y sommes restés 6 ans. J'ai travaillé comme tailleur. Finalement en 1956, nous
avons été innocentés. Nous sommes revenus en Arménie déclarés non coupables.


Récit de Parouhi Silian Née en 1900 à Nicomedia
Je suis
née dans le village de Ovadjek
Nous y
vivions bien, nous avions des maisons, des terres. A Stamboul les pachas
arméniens faisaient de grandes choses; les Turcs avaient peur d'eux, puisque les
affaires étaient toutes entre leurs mains.
S'ils
avaient voulu, ils auraient pu avoir le pouvoir, c'est pour cela qu'on nous a
enlevé de nos maisons et de nos terres, on nous a envoyé sur les routes de
l'exil.
Nous
sommes restés douze mois dans le désert, sans pain, ni eau, ni maison, sans
rien. D'une famille de 9 personnes, je suis la seule à avoir survécu. Ils ont
tué ma mère devant mes yeux, ils ont enlevé ma sœur, mon autre sœur était
petite, elle est tombée malade, elle est morte; l'autre s'est perdue, nous ne
nous sommes pas retrouvées. Ils ont éventré ma belle-sœur enceinte, en disant:
l'enfant de cette giavour est-ce une fille ou un garçon ? Voyons ! ils ont fait
ça devant nous.
Moi avec
4 autres filles, je me suis sauvée dans les forêts, il y avait une rivière, nous
l'avons traversée à la nage. Un Arabe m'a emmené chez lui, il m'a dit: Ma fille,
c'est vrai que ce n'est pas dans vos coutumes, mais viens que je te couvre la
figure d'encre bleue pour ne pas qu'on te prenne pour une Arménienne. Moi j'ai
pleuré, je n'avais pas de linge, pas d'habit. Il m'ont tatoué la figure, ils
m'ont coupé mes grosses nattes, ils m'ont tondue. Je faisais les travaux de la
maison.
Un jour
cet Arabe est venu avec sur son âne un garçon arménien, ils l'ont appelé
Abdullah, mais lui m'a dit secrètement que son vrai nom était Avédis. Notre
maître lui a donné ses moutons à garder.
Près de
la ville de Cham (Damas, ndt) il y avait un camp militaire, ils ont fait
savoir que tous ceux qui avaient des enfants Arméniens chez eux devaient les
leur remettre. Notre maître ne nous a pas livrés. Une nuit, avec Avédis nous
nous sommes sauvés. Nous sommes entrés dans l'orphelinat arménien.
De là on
nous a emmenés en Grèce. Nous avons travaillé dans une usine de figues. Puis en
1928 nous sommes venus en Arménie.


Récit de Payloun
Bédros Dérdérian ; Né en 1907 à Kharpert, village de Yéghék
Je suis né au village de Yéghék, mon grand-père était le meunier du village
(moulin à eau). Les Turcs sont venus, ils l'ont attaché, ils l'ont emmené. Ils
emmenaient tout le monde. Ma mère racontait qu'ils avaient donné 41 livres
turques d'or jaune au Commandant pour qu'il les délivre. Il avait répondu:
"Maintenant je ne peux rien faire, je peux seulement afficher un papier sur
votre porte, disant: "ceux-ci sont turquifiés". Ils ne vous toucheront pas."
Cela s'est passé comme ça; ils ne nous ont pas touché. Ma mère tissait de la
toile, elle nous gardait, mes deux sœurs et mon frère. A cette époque mon père
était en Amérique. Quand il a appris que la situation à Kharpert était
mauvaise, il est venu, mais en route les Turcs l'ont tué. C'est ainsi que nous
sommes restés orphelins.
En 1921, les Américains sont venus, ils emmenaient les orphelins arméniens en
Amérique, ma mère a pensé qu'ils feraient de nous des valets, elle est allée
louer des muletiers, elle nous a emmenés à Alep, là nous avons vécu dans le
quartier appelé "Goek Meydan" (Place du Ciel).
Puis nous sommes partis en France.
En 1936, nous sommes venus en Arménie avec 1200 Arméniens.


Récit d'Aram Keusséyan ; Né en 1908 à Kharpert
J'avais 7 ans en 1915, quand l'ordre nous a été donné de partir de Kharpert.
Nous sommes partis, bien habillés, comme si nous allions à un mariage.
En route, le pillage a commencé. Non pas en une seule fois, mais tous, les uns
après les autres, ils prenaient tout ce qu'ils trouvaient sur nous. A la fin,
il ne nous restait plus que notre linge de corps, et même ça, ils le
voulaient.
Moi j'étais dans le chariot. Maman me fermait les yeux pour que je ne voie pas
les morts sur la route. Puis, maman et mon frère sont restés sur la route, ils
ne pouvaient plus marcher. S'ils sont morts ou ce qu'ils sont devenus, je ne
le sais pas. Les Turcs arrivaient derrière nous. Ils ramassaient tous les
enfants, je ne savaient pas s'ils voulaient nous tuer ou quoi, ou nous
adopter. A Der Zor il y avait une fille qui avait sept sœurs, elles avaient
toutes été enlevées. Les Arabes nous ont dit en secret: " que ceux qui sont
Arméniens ne partent pas" ! Ils nous ont pris, ils nous ont sauvés, ils ont
sauvé pas mal d'Arméniens.
Nous n'avions plus de force, nous avions tellement marché. Finalement, on nous
a autorisé à nous arrêter. Ils ont commencé à demander aux grands : – Tu es Arménien ou Turc ? Ceux qui
disaient "je suis arménien", ils les mettaient de côté., et les Turcs de
l'autre côté. Les Arméniens, ils les ont tous emmenés au loin, ils les ont
tués, ceux qui avaient dit qu'ils étaient turcs ont été sauvés. La nuit , ils
nous ont rassemblés, nous les petits dans un endroit comme une colline. Nous
étions fatigués, nous nous sommes couchés. Nous nous sommes endormis. Nous
étions des enfants innocents, nous ne savions pas, cette colline était un
entassement de crânes humains, nous nous en sommes aperçus le matin quand il a
fait jour, c'étaient des têtes coupées amoncelées. Dire que toute la nuit nous
avions dormi là-dessus, mais nous ne le savions pas.


Récit de
Mouchégh Sarkis Démirdjian ; Né en1910 à Arapkir
Mon père s'appelait
Sarkis, ma mère Saténig, née Térian. Ils ont eu 3 enfants: Varsénig, Mouchégh,
Arménouhie. Mon père avait deux frères: l'aîné Garabéd, sa femme Elmas; ils
avaient 4 enfants: Khatchadour, Zabél, Avédis, Lévon; tous les 4 mariés, et
pères de famille. Le fils cadet: Mardiros, sa femme Maritsa. Ils avaient 4
enfants: Krikor, Aroussiag, Marane, Antranig. Tous mariés, pères de famille.
Mon père et ses deux
frères avaient reçu de leur père des habitations, une fabrique de ferronnerie,
où ils travaillaient ensemble.
A environ 10 km d'Arapkir,
en un lieu appelé Anti, habitait un Agha turc qui les connaissait et les
considérait comme de bons artisans; c'est grâce à lui que nous tous n'avons pas
été déportés et avons apporté notre aide aux habitants du lieu. Moi j'allais à
l'école. A une certaine époque, j'étais même enfant de chœur.
Nous sommes donc
restés ainsi à Arapkir jusque 1922. Certains sont morts pendant la guerre,
d'autres sont restés. Pour nos trois familles, la vie matérielle s'était
améliorée, mais l'animosité envers les Arméniens continuait et devenait plus
violente. De sorte qu'en 1922, nous avons décidé d'émigrer. Au bout de 5 – 6
jours de marche, nous sommes arrivés à Alep. Là, mon père a ouvert une
épicerie, ainsi nous assurions notre subsistance. Deux ans plus tard, nous avons
déménagé à Beyrouth, d'où, avec un passeport familial, nous sommes allés à
Marseille en bateau. Là, un organisme nous a envoyé dans une ville
(Grand-Lemps), mon père a trouvé du travail dans une entreprise de tissage. Moi
j'allais à l'école. Au bout de six ans, nous sommes allés en famille à Lyon. Mon
père a trouvé du travail chez Berliet, une fabrique de camions. Mes sœurs se
sont mariées. Moi je suis resté avec mes parents jusqu'à la mort, d'abord de mon
père, ensuite de ma mère.
Le frère de ma mère,
Terzian Garabed, sa femme Saténig, leurs 3 enfants Krikor, Mardiros Araxie,
ainsi que ma tante, la sœur de maman, Siranouche, son mari Mardiros, leurs
enfants Garabed, Mariam, et Krikor, ont été déportés en 1915, ils ont tous péri
au cours du génocide.


Récit de Bédros
Kéchichian Né en 1909 à Darson
Darson se trouve en Cilicie, près d'Adana, près de Mersine, au bord de la Mer
Méditerranée.
Avant que la déportation ait commencé, mon père avait un ami turc, qui est
venu lui dire: "Cette nuit vous allez être déportés, il faut que tu t'éloignes
avec ta famille".
Mon père a suivi le conseil de cet ami turc. Nous nous sommes immédiatement
mis en route.
C'est ainsi que nous avons pu être sauvés.


Récit de Ghazaros
Khrimian, Né en 1911 à Darson
Mon père était chaudronnier, étameur et aussi armurier. En 1915, il avait déjà
été incorporé dans l'armée turque. Un jour, par chance, il est venu nous voir,
puis il est reparti.
C'est pourquoi nous n'avons pas été déportés, car nous avons dit que nous
avions notre père qui servait dans l'armée turque. Mais nous avons appris
qu'il était mort.
En 1921, j'avais neuf ans et demi, quand nous sommes allés au port syrien de
Lataquia.
Puis nous sommes allés à Beyrouth. Là ma mère m'a confié à un orphelinat à
Mamlouled, où il y avait 110 orphelins comme moi .
Ensuite nous avons été transférés dans un orphelinat américain.
En 1923, par suite de malnutrition, nous avons tous été atteints d'une maladie
de la vue (héméralopie, ndt). Et presque tous les orphelins ont attrapé la
malaria, beaucoup sont morts.
On nous a distribué du papier et un crayon, pour que ceux qui avaient de la
famille leur écrivent, pour qu'ils viennent nous chercher.
C'est après cela que j'ai été transféré à l'orphelinat d'Antélias de Beyrouth.


Récit de Soghomon
Roupén Yéténiguian Né en 1900 à Mersine
Je ne souhaite pas à mon ennemi de voir ce que mes yeux ont vu.
Mon cœur s'arrête sur le chemin de Der-Zor, pour que je me remémore tout.
300 à 400 femmes et jeunes filles ont enlevé leurs ceintures; elles se sont
attachées les unes derrière les autres, et se sont jetées dans l'Euphrate pour
ne pas tomber aux mains des Turcs.
On ne voyait plus l'eau couler, les corps recouvraient le fleuve, ils étaient
entassés les uns sur les autres, les chiens étaient devenus enragés à force de
dévorer la chair humaine..


Récit de Haroutioun Dikran Dzoulikian Né en 1896 à
Guéssaria
"Pendant les massacres organisés dans la ville de Guessaria par le Sultan
Abdul Hamid en 1896, mon père, qui devait mourir prématurément, Dikran
Dzoulikian (Tchouloukian ou Tchouloukhian), était marié avec ma mère Kioulini
Palamoudian.
Ma mère, jeune mariée, était à cette époque, enceinte de six mois de son
premier enfant, quand les Turcs sont entrés dans leur maison.
Sous les yeux de ma mère, ils ont tué son mari, mon père, avec une hache.
Devant ce spectacle effroyable, ma mère s'est mise à crier et à sangloter, les
Turcs pour la faire taire lui ont donné un coup de hache sur la nuque, le sang
a giclé, ma mère s'est sauvée, elle est montée sur la lucarne. Dehors les
voisines l'appelaient pour qu'elles s'enfuient, elle a sauté de la lucarne,
elle a rejoint les voisines, et ensemble elles ont couru vers un endroit plus
sûr.
Par manque de soins médicaux, la blessure de sa nuque a saigné pendant trois
jours, ensuite grâce à l'aide de ses voisines, elle a reçu des soins, elle a
été recousue, la cicatrice de sa blessure lui est restée jusqu'à la fin de sa
vie
Trois mois plus tard, je suis né. Les années ont passé. Nous avons vécu à
Guessaria jusqu'en 1914, ensuite j'ai été en Egypte aider mes oncles, au
Caire.
A Guessaria, ma mère, restée seule, sans aide, a été déportée en 1915, lors de
la Grande Catastrophe, elle a été poussée sur les routes de l'exode, elle a
subi toutes les privations, et après d'énormes difficultés, elle est arrivée
au Caire, où elle a vécu dans notre famille jusqu'à sa mort en 1953.
Le père de ma femme Angèle, Andréas Tékéyan, avait aussi été tué par les Turcs
en 1915., alors que sa fille aînée Saténig avait 10 ans, et la cadette Angèle
8 ans. La mère d'Angèle, donc ma belle-mère, Narikioul Mekhtchavakian-Tékéyan,
avait eu 11 enfants, mais neuf d'entre eux étaient morts sur les routes de la
déportation, seules les deux fillettes étaient restées en vie, leur mère les
avait gardées avec elle, ainsi que la petite Marie, âgée de 6 ans, la fille de
sa belle-sœur, avec de grandes difficultés et de terribles souffrances. Toutes
les quatre avaient vécu le drame du désert de Der Zor.
Narikioul avait trouvé un âne, elle avait fait monter les fillettes sur son
dos, et elle-même avait continué à marcher tout en les surveillant. Elle était
arrivée en Syrie, dans la ville de Hama., où elle avait travaillé à carder la
laine pour subvenir à leurs besoins. Ensuite elle avait envoyé de leurs
nouvelles en Egypte à Fayoum où habitaient ses deux beaux-frères Diran et
Puzant, qui étaient restés en vie, et grâce à leur aide elle avait pu se
rendre en Egypte.
En 1930, au Caire, j'ai rencontré la fille cadette de Narikioul, Angèle. Nous
nous sommes mariés. Nous avons eu 3 fils: Dikran, Antranig et Hagop.
En 1963, nous sommes tous venus en Arménie.


Récit de Mesrob
Hagop Minassian Né en 1910 à Samsoun
En 1914 quand la Guerre Mondiale a commencé les Turcs sont venus ramasser tous
les hommes pour les faire entrer dans l'armée turque, mais ensuite nous avons
appris qu'en chemin ils les avaient tués à coups de hache. Mon père était
parmi eux.
Ensuite ce fut notre tour. Ils sont venus nous déloger tous, les jeunes
filles, les femmes, les enfants et nous ont emmenés dans les déserts.
Comme on enlève le chevreau à sa mère, on m'a séparé de ma mère. Ils m'ont
enterré dans un trou, mon corps était dans la terre, ils n'avaient laissé que
ma tête dehors, en disant: "demain on tuera celui-là", et ils sont partis
chercher des jolies filles. Les laides, ou bien ils les tuaient, ou bien ils
les enterraient. Ils ouvraient le ventre des femmes enceintes pour savoir si
l'enfant était un garçon ou une fille. Ils coupaient les bouts des seins des
jeunes filles vierges, et tranchaient les seins des femmes et les posaient sur
leurs épaules.
J'ai vu tout cela de mes propres yeux de l'endroit où j'étais enterré. Quand
il a fait nuit, ces assassins m'ont laissé ainsi et sont partis. J'avais peur,
je me suis mis à pleurer. Un Turc qui passait m'a entendu, il est venu me
tirer de là , il m'a sorti et m'a emmené chez lui. Il m'a conduit chez un
mollah, ils m'ont circoncis. Ils m'ont exposé au milieu du village pour que
les passants me voient, et sachent qu'il y a un musulman de plus. Il y avait
là un autre enfant arménien comme moi. Ils l'avaient obligé à changer son nom
et sa foi, il était grand, il a refusé. Les Turcs ont dit:"Kiavour ter, vouren"
(c'est un guiavour, lapidez-le). Les Turcs rassemblés lui ont jeté tellement
de pierres qu'il était couvert de sang. Moi je suis resté avec ce Turc, je
gardais ses moutons.
Ma mère, Aréknaz était une belle femme. Elle aussi avait été sauvée par un
autre Turc. Un jour mon maître m'a envoyé voir ma mère. J'ai été, il y avait
quatre autres femmes qui appartenaient à ce Turc. Ma mère était là aussi, elle
faisait des dolmas avec des feuilles de vigne. Ma mère m'a vu, elle ne m'a
rien dit, elle ne m'a rien donné, elle a seulement trempé une feuille de vigne
dans l'eau et me l'a donnée pour que je la mange. Je suis rentré très triste
chez mon maître.
Mon maître m'a emmené chez le Mollah pour que j'apprenne le turc. Le Mollah,
en guise de leçon, me disait: "Celui qui tue un guiavour, son âme ira au
paradis ". J'avais très peur qu'ils me tuent aussi, mais j'avais été
circoncis, ils me considéraient déjà comme un musulman. Mon maître me faisait
travailler comme un esclave. Chaque jour il me disait: "Guiavour, chou
koyounlar sour, kétir !" (Guiavour va chercher ces moutons et ramène-les) Ils
me donnaient les travaux les plus humiliants à faire. Lui s'asseyait pour
faire ses besoins et me disait : "guiavour, va chercher une pierre et
nettoie-moi le derrière." Un jour que j'avais tardé à apporter la pierre, mon
maître s'est mis en colère contre moi et a voulu me lancer une grosse pierre à
la tête, mais sa belle-fille l'en a empêché, j'ai été sauvé, il ne m'a pas
tué.
Un jour on nous a rassemblés, on nous a emmenés à Constantinople à Kadikugh.
Là-bas j'ai été à l'école Aramian; j'y suis resté 3-4 ans. A Bolis, il y avait
un bureau spécial, ils aidaient les survivants sans maître, sans personne.
Quand ce fut le moment d'aller en
Arménie, nous sommes venus en chantant et en dansant. Mais ici aussi nous
avons vu beaucoup de misères, il m'est arrivé beaucoup de malheurs, beaucoup…
Mon cœur se serre quand je me rappelle ces événements et je m'étonne : comment
ai-je pu rester vivant ?


Récit de Aroussiag Néférian Née en
1906 à Adana
A cette époque j'avais 9 ans.
Ma tante a dit à maman :
"où est-ce que tu emmènes cette enfant, en exil elle va mourir. Puisque des
ordres ont été donnés que celles dont les maris servaient dans l'armée turque,
leur famille ne serait pas déportée…!"
Mais nous, nous avions déjà vendu tous nos biens.
De sorte que nous sommes restées à Adana, dénuées de tout.
Ensuite, en 1921, quand les Français sont partis, les Turcs sont revenus, ils
se sont mis à massacrer les Arméniens et les Grecs.
Nous avons tous laissé nos maisons et nos terres, et nous avons quitté Adana.
Nous sommes parties en Grèce.
En 1946 nous sommes venues en Arménie.


Témoignage de
Serpouhie Magarian Née en 1903 à Adana.
J'avais à peine 12 ans quand le gouvernement turc a envoyé environ 3000
soldats à Adana, pour qu'ils organisent la déportation des Arméniens d'Adana.
Au début, les soldats turcs avaient peur d'entrer à Adana, car ils avaient
peur que les Arméniens se révoltent.
Ils nous ont forcés à aller à pied, marcher et marcher. Affamés, assoiffés,
malades, sans forces. Près de Der Zor, il y avait un endroit appelé Meskéné,
les Arméniens ont dressé des tentes, ils y sont rentrés pour se reposer un
peu. Tous les jours il y avait environ 200 personnes qui mouraient ou étaient
mourants. Ils étaient tous enterrés, même ceux qui n'étaient pas encore morts.
Un jour, ils ont voulu emmener ma tante et mon grand-père, qui avaient attrapé
le typhus. Il y avait une épidémie. Mon père a supplié, insisté pour qu'ils
n'emmènent pas sa sœur, il a donné les deux dernières lires d'or jaune qu'il
avait…Ma tante avait 13 ans, elle avait une jolie petite fille appelée
Aroussiag. Un matin, nous nous sommes levés, et nous avons vu que cette petite
fille avait été enlevée. Nous l'avons cherchée en vain.
Enfin, les années ont passé. Nous devions revenir à Adana. Nous marchions,
tenant la main de notre père. Nous avons appris que les Arméniennes qui
avaient été enlevées avaient été libérées et étaient rassemblées dans une
maison. Nous sommes allées voir.
Il y avait parmi elles une forte femme qui s'est approchée en disant: "oncle!"
Mon père la regarde, il ne la reconnaît pas. Le gardien arménien qui
surveillait, l'empêcha de s'approcher de nous. Cette femme s'est jetée à terre
en pleurant et en appelant: "Oncle, Oncle, je suis Aroussiag, tu ne m'as pas
reconnue ? Mon père l'a entendue, il s'est approché, mais le gardien ne l'a
pas laissé.
-"Oncle, aide-moi !"
Il y avait là un prêtre. Mon père s'est approché de lui et lui a demandé:
est-ce qu'il n'y a pas un établissement de bain ici ?
Non, mais moi je vais la faire laver.
Mon père lui a donné de l'argent, pour qu'ils la lavent, nettoient Aroussiag.
Ils l'ont lavée, nettoyée et nous l'ont amenée, nous avons bavardé jusqu'au
soir.
Le soir, nous devions nous séparer. Nous devions revenir le lendemain tout
arranger officiellement. Aroussiag a dit: "Oncle, demande-leur de changer mon
lit".
Mon père a aussi arrangé cela.
Or, le mari turc de cette jolie Arménienne, la poursuivait, il est venu jusque
Adana, il a trouvé où nous habitions; il a dit: je vous donnerai une forte
somme d'argent, mais rendez-moi ma femme.
Ils sont venus discuter avec mon père.
Mon père a demandé du temps pour réfléchir. Il a fait venir la fille de son
autre sœur, pour lui demander son avis. Par son intermédiaire, ils ont
interrogé Aroussiag. Elle a dit: Non, c'était un homme très bon, il m'a bien
traitée, mais je ne veux pas être la femme d'un Turc.
Je suis enceinte, mais j'étranglerai l'enfant.
Et cela s'est passé exactement ainsi.
Lors de l'accouchement, elle a réglé le problème de son enfant, et s'est tuée.


Récit de Armig
Kalousti Tertchian Née en 1912 à Van
Moi j'étais très petite quand on a été expulsés de Van, j'avais à peine 3 ans.
Mon père avait été incorporé dans l'armée turque, mais il s'était sauvé, il
avait été trouvé, on l'avais mis en prison, et il s'était aussi sauvé de la
prison.
Il était tashnagtsagan. Ils l'avaient torturé, puis tué par balle. De sorte
que je ne souviens pas de lui. Mais je me rappelle qu'on m'a mis dans un
chariot inconfortable, où il y avait beaucoup de petits enfants entassés les
uns sur les autres, mais comme il y avait des planches de bois tout autour,
nous sommes arrivés sains et saufs à Erévan. On nous a installés dans une
maternelle à Nork près de l'église Sourp Astvadzadzine..
Plus tard, j'ai poursuivi mes études à la Faculté de Chimie. J'ai réussi tous
mes examens et mes thèses et je suis entrée à l'Académie des Sciences
d'Arménie. A l'Institut de Chimie, j'avais pour professeurs les professeurs
Mentchoyan et Medniguian.
J'ai fait don de toutes mes forces à la science de ma patrie, et j'en ai été
récompensée. Mais maintenant, avec ma sœur aînée Ardzvig nous vivons dans des
conditions très dures et pénibles. Nous sommes handicapées toutes les deux,
pensionnées, seules, et personne pour nous aider. Nous sommes donc toutes les
deux des orphelines.


Témoignage de
Dzaghig Kévork Tchinimian
Née en 1910 à Iktir, Gorghp
Mon père s'appelait Kévork, ma mère Takouhi, mes oncles Kaloust, Manoug,
Khétcho, Sarkis Mnatsagan.
Nous habitions dans une grande propriété, séparément, mais nous nous
entendions bien.
En 1915, mon père Kévork avait participé à la guerre à Erzeroum contre les
Turcs. Ma mère Takouhi était restée à Goghp avec ses trois enfants. Sur le
chemin de la déportation, les Turcs étaient sur les sommets dans les montagnes
et nous tiraient dessus. Nous n'avions rien avec nous. Ma mère n'avait que ses
enfants. Certains se sont sauvés. Ceux qui sont restés ont été tués.
Ensuite on nous a dit que les Turcs s'étaient retirés. Nous sommes revenus à
Iktir. Nous avons passé l'hiver. Beaucoup sont morts. Les enfants de mon oncle
sont morts de faim. Les maisons étaient saccagées. Le blé poussait de
lui-même, nous ramassions ce blé, nous l'écrasions et le mangions.
Au printemps, ce fut de nouveau la déportation. Ma mère avait attaché le plus
jeune enfant autour de sa taille, ma sœur lui tenait une main et moi l'autre.
Ma mère maudissait les Turcs car à cause d'eux mon frère et ma sœur sont
morts. Dès qu'on parlait des Turcs, elle disait: "Le Turc a été responsable de
l'effondrement de ma famille". Ma mère nous a amenés dans une maison
maternelle.
Dans notre famille, il y avait nos cinq oncles, ils avaient tous des enfants.
Maintenant il ne reste plus que moi et un petit-fils d'un de mes oncles. Les
autres sont tous morts. De trente personnes, il ne reste que nous deux. Nous
avons grandi dans cette maison maternelle d'Alexandropol. J'ai été à l'école,
j'ai terminé mes études, j'ai travaillé comme institutrice. Pendant la guerre,
j'étais directrice d'une école
maternelle.
Mon mari, Chavarch Tchinimian, né en 1907, est arrivé à Berlin dans l'armée
soviétique. C'est par miracle qu'il a échappé aux bombardements, il a
seulement été blessé.
Notre génération a connu beaucoup de souffrances. La Catastrophe et la
déportation, et la guerre anti-fasciste.


Témoignage de mon père,
Nazar - L'Arménien qui a aidé le Turc.
Mon père Nazar, à l'époque où il était au bord de la Mer Noire, à Tizé, a dit
qu'il y avait là deux quartiers : le Haut Tizé, et le Tizé du Marché. Ceux qui
venaient du Haut Tizé étaient sûrement des Arméniens, ceux qui venaient du
Tizé du Marché étaient des Grecs. Ceux du Haut étaient appelés "Ardachén"
c'est-à-dire "ceux qui rendent le pré heureux".
Mon père, qui avait alors 22 ans, s'était lié d'amitié avec un fonctionnaire
de l'administration. Un jour qu'il mangeait et buvait avec cet homme, celui-ci
lui offre un cigare. Mon père lui dit : "Moi je ne fume pas cette marque-là.
Je ne fume que ma marque habituelle".
Un autre jour, cet homme l'invite chez lui.
Il avait une grande maison dans les jardins. Ils mangent, ils boivent. Mon
père voit sur le mur un fusil. Il dit: "Qui sait, avec cette arme, combien
d'Arméniens tu as tués !" L'homme se tourne vers lui et dit: "quelle façon de
parler tu as ! Rien que pour cette parole je t'aurais esquinté. Non seulement
je n'ai tué aucun Arménien, mais j'ai délivré de nombreux Arméniens. Quand les Tchétés d'Antranig sont entrés
dans le village de mon père, mon père s'était réfugié chez son voisin arménien.
Les Tchétés d'Antranig se sont doutés que mon père (*) était entré dans cette
maison, ils sont passés par derrière pour le chercher. L'Arménien a fait
coucher mon père dans le lit de sa femme, pour qu'ils n'aient pas de soupçons,
il a fait ouvrir la porte par ses gens, et lui s'est caché." "En contrepartie,
moi je suis devenu l'ami des Arméniens. J'ai sauvé beaucoup d'Arméniens." Tu
vois, toi tu es jeune, tu as commis ta première faute quand tu as dit : moi je
ne fume pas ce cigare. Ne fais plus jamais ça. Descends toujours au niveau de
ton interlocuteur, pour devenir une personne aimée."
Depuis, mon père s'est toute sa vie rappelé les paroles de ce bon Turc, et il
nous les racontait.
(*) C'est le Turc qui parle, quand il
dit mon père, (c'est-à-dire le père du Turc).


Récit de Barouyr
Kévork Khatchadrian - Né en 1908 à Alachguérd, Yéréts
A l'époque de la Grande Catastrophe, j'étais petit, mais je me rappelle que
notre famille comprenait mon père, ma mère, mes deux oncles, mes frères Roupén,
Khosrov, ma sœur Héghiné. Puisque nous étions petits, les Russes nous ont
amenés dans un chariot. En chemin, nous avons vu des villages en flammes, des
maisons et des granges enveloppées de fumée. On disait que les Turcs les
avaient remplies d'Arméniens et qu'ils les avaient incendiées. Le fleuve
Mourad était plein de sang, de tous côtés il y avait des cadavres qui
flottaient. Dans les montagnes, les soldats avaient emmené les jeunes filles,
les avaient déshabillées et les obligeaient à danser. Nos volontaires les ont
vus et se sont précipités sur eux. Ils ont tué les soldats turcs et ont
délivré les jeunes filles.
Nos jeunes gens, organisés, nous défendaient, et nous sommes arrivés sains et
saufs, sans voir que les Turcs nous poursuivaient et incendiaient tout.
Nous sommes arrivés à Iktir, puis à Etchmiadzine
En 1917, nous sommes restés 3 ans à Elecdane. Puis nous avons appris que nos
terres étaient aux mains des Russes. Nous avons été de la gare de Massis à
Sarighamich. Il n'y avait pas de place dans le train. Mon père nous a fait
monter tous les trois sur le toit du train, c'est ainsi que nous sommes
arrivés à Sarighamich. De Sarighamich nous sommes allés à pied à Tchamourlou.
Arrivés là, nous avons appris que nos oncles avaient été déportés. Puis nous
sommes allés chez nous. Nous avons vu que les Turcs avaient saccagé notre
maison.
Les Turcs étaient devenus nos ennemis, et le sont restés. Puisqu'il y a entre
nous des montagnes, eux sont Mahométans, et nous Chrétiens.
Aujourd'hui j'ai 90 ans, mais jusqu'à ce jour je me rappelle comment les Turcs
nous ont délogés brutalement de nos maisons, de notre village, et nous ont
rendus sans domicile. Ils ont volé aux Arméniens leur Arménie Orientale, ils
se sont emparés de nos terres, quant aux Arméniens qui habitaient là-bas, ils
les ont massacrés.


Récit de Hratch
Yéghiazar Hovannissian Né en 1915, à Mouch, Village de Havadorig
Nos ancêtres étaient venus de Zeitoun. Ils s'étaient installés dans la région
de Mouch, dans le village de Havadorig. Ils avaient eu souvent des conflits
avec les Turcs.
Métoug était l'un de nos anciens. Il était venu de Zeitoun à Sassoun, dans le
village d'Aghpi.
Les Sassountsis avaient une coutume, tout le monde devait danser. Métoug, qui
était blessé et infirme, commence à danser. Tout le monde s'étonne. Métoug
dit: "Mariez-moi". Métoug se marie. Il a eu 4 enfants, des fils.
Les enfants grandissent, et deviennent de beaux et bons enfants. Nos anciens
racontaient que Métoug avaient envoyé l'un de ses fils dans la province de
Mouch, au village de Pétar. Un autre de ses fils à Havadorig. Tous deux sont
restés à Aghpi.
Métoug est devenu riche, il a fait construire une église. Le président du
Kolkhoze de Havadorig racontait qu'ils allaient dans cette église, où sur
l'autel était sculptée la main de Métoug. On l'appelait Seigneur rassembleur.
On dit que cette église existe jusqu'à ce jour.
A Aghpi sont restés les descendants de Métoug. Ils étaient riches.
A Havadorig, mon grand-père, Kréyan Hovannès avait eu 4 fils. En 1915, dans
notre maison vivaient 32 personnes. Les Kurdes en ont enfermé 30 dans une
grange et ont mis le feu. Seules deux personnes y ont échappé: Yéghiazar et
Gajé, le frère et la sœur Khatchadrian.
Mon père s'est marié dans la ville de Mouch. Au moment de l'exode, mon petit
frère avait 40 jours. Sur le chemin, ils étaient avec Pétara Akho et Manoug,
du groupe de Kévork Tchavouch. Ils étaient tous fatigués; souffrants, l'enfant
qu'on portait criait. Les déportés ont dit: "Les Turcs vont nous pourchasser
s'ils entendent les cris de cet enfant". Ils ont obligé la mère à abandonner
l'enfant et à se sauver avec eux. Ma mère, obligée, dépose l'enfant au bord du
chemin. Peu après, ma grand'mère passe dans un chariot, et voit de loin le
bébé de son enfant, elle dit au charretier: Krko, est-ce que ce n'est pas le
bébé de notre Tamm ? elle fait arrêter le chariot. Krko va chercher le bébé,
ma grand'mère dit: C'est bien notre bébé !.
Quand ils sont délivrés, et arrivés en lieu sûr, Pétara Akho rencontre Krko,
il l'embrasse et lui dit: cet enfant, tu nous l'a redonné ! Auparavant,
l'enfant s'appelait Haroutioun , mais Akho a dit : cet enfant devra s'appeler
Farman, c'est-à-dire "ordre" puisque nous avons reçu l'ordre de partir et
d'aller ailleurs. Plus tard Farman, pendant la deuxième guerre mondiale a été
mobilisé dans l'armée, et a été sacrifié.
Quant à notre déportation, le Général Antranik avait appris que les Turcs
avaient attaqué le Pont de Tchoulfa, il ne restait plus que nous pour le
défendre. Grâce à l'aide immédiate d'Antranig et d'Akho, nous avons pu passer
le pont et être sauvés. Nous sommes allés nous installer dans les environs de
Talin. Il y avait là 6 maisons de Turcs et 6 maisons d'Arméniens. Les
Arméniens ont démoli les maisons des Turcs et se sont installés dans le
quartier du haut, très fertile qu'ils ont appelé "Pazmapért". Plus tard, les
Turcs leur ont rapporté les enfants arméniens qui étaient restés chez eux ,
moyennant paiement. Ma sœur a versé 1 Livre d'or et a racheté son enfant.
Mon père est resté illettré, il ne savait signer que son nom. En 1937, à l'âge
de 50 ans, il a été exilé. Nous sommes devenus des misérables du Goulag.


Récit de Kioulinia Dzérouni
Moussoyan Née en 1903, à Kessap, Kalatouran
En 1915, nous avons été expulsés de nuit, on nous délogés, nous ne savions pas
où on nous emmenait. Tous les pères avaient déjà été requis dans l'armée
turque. Sur le chemin de l'exode, mon grand-père était vieux, il marchait
difficilement, un gendarme turc est venu, il s'est mis à le battre. Ma mère a
dit: "Pourquoi tu le frappes ? Tu ne vois pas qu'il est vieux ? Il ne peut pas
marcher … Ce gendarme turc a eu un scrupule, il a été chercher je ne sais
d'où, deux chameaux. Moi j'avais deux cousins, il en a fait asseoir un avec
moi sur un chameau, l'autre avec ma sœur sur l'autre chameau, et ma mère avec
son bébé sur un autre chameau, et mon grand-père avec nous. Nous avons
continué notre route, et mon pauvre grand-père est mort de soif. Nous l'avons
enterré sous une pierre. En route, il y avait une femme qui ne pouvait plus
marcher, elle était fatiguée et avait soif, elle a laissé son bébé sous un
arbuste. Ma mère lui a dit: C'est un péché, ne fais pas ça. Elle a répondu: je
ne peux plus le porter.
Nous ne sommes pas arrivés jusque Der-Zor.
De ceux qui y entraient vivants, il ne restait plus personne. Là-bas, il y a
eu beaucoup de tués. Nous, nous sommes arrivés dans le village de Hamma. Nous
nous sommes logés dans la maison d'un Turc. C'étaient de très braves gens.
Mon oncle est tombé malade, il est mort. Le propriétaire est venu, et nous a
dit: pourquoi ne nous avez-vous pas appelés cette nuit, nous aurions trouvé un
moyen de soigner votre malade, de vous aider.
Ce village était un village turc. Ma
sœur et moi, nous allions mendier. Maman nous disait: mon Dieu, faites
attention, ne tombez pas aux mains des Turcs, ils enlèvent les filles
arméniennes.
C'est pourquoi le prêtre de notre village, Der Bédros Aprahamian, a procédé en
une nuit à Hamma au mariage de 30 Arméniennes selon le rite apostolique
arménien, pour qu'elles ne tombent pas aux mains des Turcs. Le beau-père de
mon oncle demanda à mon oncle d'épouser sa fille, pour qu'elle ne tombe pas
entre les mains d'un Turc.
Avant la déportation, la population arménienne de Kessap s'élevait à 6000
habitants. Au retour, il n'en restait plus que 2200, calculez combien ont été
sacrifiés.
En 1918, nous sommes venus de Hamma à Jérusalem. C'était l'armistice. En 1919,
nous sommes revenus dans nos maisons; nous avons vu que tout était saccagé,
incendié, en ruines.
Mais nos Kessaptsis sont des gens courageux, ils se sont mis petit à petit à
reconstruire les maisons. Du côté de mon père, ils étaient six frères, ils en
ont envoyé un en Amérique pour ne pas qu'il soit incorporé dans l'armée
turque. Les cinq autres se sont donné la main et ont restauré nos maisons.
Nous sommes restés au Kessap, dans le village de Pachourt.
En 1939, le sandjak a été donné aux Turcs. A cette époque, j'étais jeune
mariée.
Ensuite en 1947, nous sommes venus comme un troupeau de moutons en Arménie.
Combien de fois avons-nous déménagé à cause des Turcs! Le Turc ne peut pas
être aimé. Ne le prends pas pour du basilic, tu ne supporteras pas l'odeur.


Récit de
Archalouys Tachdjian - Née en 1908 à Malatia
Quand nous avons été déportés de Malatia, j'étais encore enfant. Les Turcs
sont venus, ils sont entrés dans notre maison. Nous étions sur le point de
faire cuire le pain, nous avions allumé le "tonir". Ils sont venus nous
obliger à sortir de la maison, ils se sont mis à tout déranger dans la maison,
à saccager et piller. Ils ont vu qu'il y avait du cuir dans la maison, mon
père était bottier. Ils ont dit entre eux: ne tuons pas cet homme, il peut
nous être utile.
Ils se sont approchés de moi. Je
tenais la main de mon père. L'un d'eux a dit à mon père: 'Donne-moi cette
enfant, je vais l'emmener".
Moi j'ai commencé à pleurer et à crier !
"Papa ! Je ne veux pas partir !"
Mon père ne m'a pas donnée.
Ils nous ont emmenés dans un endroit
qui s'appelait "Alma Oghlou Pakhtcha", mais ce n'était pas un jardin comme son
nom l'indiquait, c'était un champ complètement désertique. Nous nous sommes
couchés là la nuit., à la belle étoile.
Le matin, quand le jour s'est levé,
ils sont venus nous trier : les Arméniens Chrétiens Apostoliques, d'un côté,
les Protestants de l'autre, les Catholiques, de l'autre. Ils n'ont pas déporté
les Protestants ni les Catholiques. Seuls, les Chrétiens apostoliques,
devaient être déportés comme des moutons. Mais nous, comme les Zaptiyés, au
moment du saccage avaient vu que mon père était bottier, et qu'il pouvait leur
être utile, ils ont tamponné notre papier, et nous ont renvoyés chez nous.
Nous sommes rentrés, et avons survécu.


Récit de Yéva
Topalian Née en 1909 à Mértin, village de Térig
Au village de Térig, notre famille était très grande. Mon père était
marguillier, il s'occupait de l'église, et il tenait un commerce de tissus
avec mes oncles, Ghazar, Mourad, Sevan, Mgrditch; ils étaient riches.
Au moment des massacres, dans le tumulte, ma petite sœur qui avait deux ans de
moins que moi, et moi-même, nous avons été perdues, nous sommes restées dans
des villages dadjigs.
Un jour notre mère est venue et nous a trouvées, mais nous a dit que notre
père était mort, ou plutôt qu'il avait été tué. Avec maman nous sommes
revenues à Mértin. Nos maisons avaient été incendiées.
Les Dadjigs avaient déjà enlevé ma sœur aînée âgée de 13 ans, puisque c'était
déjà une grande fille.
Je ne sais pas si c'est un péché aux yeux de Dieu, mais ma jeune sœur et moi
avons été obligées d'épouser nos deux cousins. Moi j'avais déjà 14 ans, et ma
sœur 12 ans. Mais nous nous sommes mariées pour ne pas tomber aux mains des
Turcs
Témoignage recueilli par Verjine Svazlian par une kurdophone, dont les paroles
ont été traduites en arménien par une proche parente.


Récit de Tovmas
Haptchian né en 1903 à Moussa Lér, Hoghoun-Olouk
J'avais 12 ans à l'époque de la lutte du Moussa Lér; je me rappelle que la
foule grimpait en masse sur la montagne. Il y a eu des réunions au village, on
disait que nous allions émigrer; il y avait du tumulte dans ces réunions:
pourquoi émigrer ? Allons plutôt sur la montagne ! "Allons sur la montagne!"
ont-ils dit.
Nous avons laissé nos maisons, nos terres et tout, et nous sommes montés.
Les villages de Hatchi Hapipli – Pitias, étaient perplexes, car le Révérend
Père Nokhoutian était contre. Il a persuadé le peuple d'émigrer. Le village de
Kapoutié a entièrement quitté les lieux. Seules 17 familles ont escaladé la
montagne. En tout, il y eut environ 6000 personnes qui sont montées là-haut.
Sur la montagne, chaque famille s'est fait une chaumière en bois, puisqu'il
n'y avait ni tuiles ni pierre. Les jeunes gens ont fabriqué des barricades.
Ils ont fait deux assemblées, l'une pour l'administration et la vie civile,
l'autre pour l'organisation des forces militaires. Ces organismes étaient
formés. Le combat a commencé. La première riposte fut lancée par Sarkis
Kapaghian. La lutte continua. L'ennemi vit qu'il y avait une forte opposition.
Il recula.
Franz Werfel a présenté avec art le plan turc, et la lutte défensive du peuple
arménien, un peuple qui était monté là-haut en connaissance de cause, et qui
savait sciemment que la mort l'attendait. Le peuple, avec ses armes,
s'abritait.
Il y eut trois principaux fronts. Notre peuple a toujours été victorieux. Ils
savaient que nos provisions n'étaient pas considérables, que l'hiver
approchait, mais nous avions l'espoir de vaincre, ou qu'un navire européen
allié viendrait de la mer. Notre situation avait déjà été signalée.
Il y avait au sommet la Croix Rouge Chrétienne.
Le moment crucial était arrivé. Le premier navire européen qui nous a remarqué
était le "Guiché" qui scrutait les rives. Avec leurs longues-vues, ils ont
remarqué les étoffes, les gens. Ils sont venus, ils ont envoyé un bateau. Il y
en avait parmi nous qui savaient le français, et l'anglais.
L'amiral a donné l'ordre: "qu'ils attendent une semaine !".
La montagne était couverte de brouillard. A dix pas, on ne se voyait pas.
Soudain, le brouillard s'est levé, le navire est apparu. On a pris nos draps,
on a fait des drapeaux, on les a agités joyeusement en l'air. Les Turcs ont
fait un dernier effort pour se précipiter vers nous.
Mais les nôtres les ont repoussés, ils se sont battus héroïquement.
Une semaine plus tard, l'amirauté a encore envoyé quatre autres bateaux. Enfin
l'amiral "Tardif de Fournay " est venu lui-même dans le vaisseau "JEANNE
D'ARC", il a vu que la situation était très pénible, il fallait de l'aide.
Il a pris sous sa responsabilité personnelle de faire monter à bord toute la
communauté, il a laissé seulement la troupe de combat de protection, pour
empêcher l'ennemi d'envahir les lieux.
Ils sont allés d'abord à Chypre, se sont présentés aux Anglais. Ceux-ci ont
dit: "nous n'avons pas de place". Il y avait une nécessité de désinfection à
Port-Saïd. On nous a conduit dans ce centre de désinfection. Les navires nous
faisaient parvenir de la nourriture. Nous, habitants de Moussa Lér, sommes
restés trois ans et demi à cet endroit. D'après les accords des alliés, le
gouvernement d'Egypte nous a protégés.
Nous avions demandé au gouvernement français de nous aider, puisque notre
lutte contre les Turcs n'était pas terminée. Nos jeunes gens s'entraînaient
sous le drapeau français. Puis des volontaires ont été envoyés pour organiser
une formation spéciale. Le Conseil National était d'accord. L'armée d'Orient
arménienne a été créée avec des jeunes de 18 à 25 ans, sans exception. Ils ont
été inscrits et envoyés à Chypre, qui était le centre militaire général..
Les Arméniens ont vaincu, sous les ordres du Général Allenby, l'armée
turco-allemande, ils les ont poursuivis jusque la Cilicie. Et le projet de
rendre la Cilicie un foyer arménien fut envisagé.


Récit de Makrouhi
Halatchian Née en 1900 à Marache
Quand les gendarmes turcs voyaient qu'ils avaient fini leur travail, ils
coupaient les mamelons des jeunes filles et en faisaient des bracelets. Ils
coupaient la tête des mariées et les plantaient sur des piquets enfoncés dans
la terre. Les femmes restées en vie jetaient les pièces d'or de leur dot dans
les puits pour qu'elles ne tombent pas aux mains des Turcs.
- Maman, dit mon petit frère, moi aussi tu vas me jeter dans le puits ?
- Non, mon enfant, je vais t'emmener avec moi.
Puis, elle nous a emmenés, et nous a confiés aux Français. A peine étions-nous
assis par terre que les Turcs ont ouvert sur nous l'eau dégoûtante des
cabinets, pour qu'elle coule sur nous.


Récit de
Robert Khorén Kalonian Né en 1912 à Kharpert
Mon père, le docteur Khorén, était diplômé de la faculté de médecine
américaine. Il avait servi dans l'armée turque, comme médecin major et
pharmacien. En conséquence, par ses fonctions, il avait circulé dans tous les
vilayets, et avec les survivants des déportés arméniens, était arrivé jusque
Der-Zor.
Il avait vu comment beaucoup avaient été remis sur pieds pour être tués,
beaucoup l'avaient supplié de les aider, dans la mesure de ses possibilités, à
les délivrer secrètement de cet enfer.
Il y avait à Kharpert une jolie fille appelée Esther. Les Turcs avaient
attrapé sa mère et l'avaient battue pour qu'elle dise où était sa fille. La
mère était morte sous les coups, mais elle n'avait pas dit où était sa fille.
Il y avait une Arménienne qui avait épousé le Turc qui l'avait enlevée de
force. Ce Turc apprit que sa femme voulait se sauver avec les Arméniens, il
vient la nuit, prend son poignard et lui tranche la figure d'une oreille à
l'autre.
Les Turcs convertissaient les petits enfants, ils disaient "Muhammet rassoul
Allah" et les circoncisaient, c'est-à-dire que les enfants étaient circoncis,
qu'ils portaient un autre nom, et étaient obligés de parler turc.
Mon grand-père paternel était révérend père. Quand les Turcs sont entrés à
Kharpert, ils l'ont tué sur le toit de sa maison. Sa femme, Pampich Almast,
était une femme virile, elle a commencé à lutter avec les Turcs, mais ceux-ci
ont réussi à l'emmener; avec son fils Khorén, ils les ont turquifiés. Ils
appelaient Khorén "khayroulla". Sa mère, Pampich Almast avait caché ses 60
pièces d'or, elle les avait données à son fils pour qu'il étudie et devienne
médecin.
Les Turcs respectaient et aimaient beaucoup leur médecin major khayroulla. Ils
lui avaient même assigné un garde pour qu'il n'aide pas soudain les Arméniens.
Un jour, les Turcs emmènent mon père jusque Palou, pour sauver un malade. Mon
père sort des médicaments de son sac, soigne le malade. On lui donne une vache
pour le remercier, mais ils lui disent: "Ne la mène pas dans Palou, que les
Arméniens ne te voient pas, car cette vache a été volée aux Arméniens.
Un jour, à Kharpert, une belle jeune fille appelée Sirvart réussit à se sauver
de chez les Turcs, elle vient à l'église arménienne. L'un des prêtres de
l'église vient avec Sirvart voir mon père le docteur Khorén, pour qu'il aide
Sirvart à partir en Amérique, où le père de la jeune fille s'était réfugié.
Mais les Turcs l'ont appris, ils ont battu le prêtre, ils ont enlevé la jeune
fille. Elle revient voir mon père, elle demande qu'il l'aide. Je ne sais pas
comment a pu faire mon père, il a envoyé cette jeune fille à Constantinople,
et de là elle est partie en Amérique.
Le "mutur" de Bolis l'apprend, il fait venir mon père et lui dit: Docteur
khayroulla, j'ai appris que tu convertissais les jeunes arméniennes musulmanes
au christianisme.
Mon père sent que sa situation est en danger.
Il avait déjà envoyé toutes les affaires de sa famille à Alep, par des chemins
secrets à travers les montagnes. Il est venu de Bolis la nuit, s'est empressé
de nous réunir, et nous nous sommes éloignés de Kharpert. Je me rappelle avec
quelle difficulté nous avons traversé la haute montagne appelée "Tév-Pouyn"
(cou de chameau), nous sommes arrivés dans une ville fortifiée appelée
Dikranakerd, où il y avait de très grosses pastèques. Le fleuve Euphrate
traversait la ville. Il était plein de boue et de cadavres. Devant la porte de
la ville, un gendarme montait la garde. On nous a inspectés, nous sommes
restés dans le khan. Le matin, nous sommes arrivés à Mertin. Nous sommes
restés dans la maison d'un prêtre catholique.
Puis nous sommes montés dans un train, et nous avons passé la frontière
turque. Nous avons poussé un soupir de soulagement, d'avoir été délivrés des
gendarmes turcs. Enfin nous sommes allés à Alep, puis à Beyrouth, ensuite en
Egypte, et en 1948 nous sommes venus en Arménie.


Récit de
Sara Berbérian - Née en 1905 à Eski-Shéhir
Nous étions une très grande famille. Nous habitions à Eski-Shéhir. A table,
nous étions 40 personnes. Maintenant, je suis restée seule. Les malheurs qui
nous sont arrivés ne se trouvent même pas dans les contes. On nous a délogés
de nos maisons et de nos terres. Ils ont d'abord emmené nos pères à part. Et
nous, ils nous ont déportés, à pied. En route nous avions faim et soif, ça
n'en finissait pas. Si nous restions un peu en arrière, les zaptiés turcs nous
frappaient. Des deux côtés de la route, des morts étaient tombés, nous
passions en marchant sur les cadavres, c'était un péché, mais que
pouvions-nous faire ? Il n'y avait pas de place pour poser nos pieds, partout
le sol était couvert des cadavres de ceux qui étaient passés avant nous. Nos
forces ne nous permettaient ni d'avancer, ni de reculer, on nous frappait.
Nous avancions un peu, ils nous cognaient encore. C'est ainsi qu'ils nous ont
menés à destination.
En route ils nous avaient complètement dévalisés et déshabillés, nous sommes
restés tout nus. Ma mère s'est attaché un linge devant elle, pour au moins
cacher sa honte. Si on demandait un peu d'eau, ils nous disaient: donne-nous
une pièce d'or et nous t'en donnerons. Désespérés, nous avons bu de l'eau
boueuse, même de l'urine, nous avons bu tout ce que nous avons trouvé. Comment
se fait-il que nous ne soyons pas morts ? Ils tuaient les enfants sous les
yeux de leur mère, ils tuaient les mères devant les yeux de leurs enfants. Je
m'en souviens comme d'un rêve, mais je m'en souviens bien.
Puis nous sommes passés à Izmir. Ma mère était une femme convenable,
finalement elle a trouvé à travailler chez un médecin, elle balayait la salle,
elle faisait le ménage, elle faisait les pansements, et elle nous gardait.
Puis nous avons appris que le frère de maman était venu. Ma mère, toute
heureuse est partie. Mais c'était son cadavre qu'on avait amené. Ma pauvre
maman a encore pris le deuil. Nous étions petits, affamés, assoiffés,
pouilleux. Ma mère s'est mise à travailler dans la construction, elle
transportait de la terre, elle la portait dans un petit panier, elle nous
faisait vivre avec l'argent qu'elle gagnait. Ensuite, nous avons reçu la
nouvelle que notre père était arrivé dans notre ville avec les prisonniers.
Nous allions à la porte de la prison. Il y avait une petite ouverture, nous
lui tendions un petit morceau de pain, il y avait mille mains qui se
tendaient, tellement ils avaient faim.
Enfin quand les Grecs sont arrivés, mon père est sorti de prison, il nous a
trouvés.
Puis, de Grèce nous sommes arrivés en Arménie. Ici aussi nous avons eu
beaucoup de misères, la guerre, la famine, je ne sais pas laquelle dire,
laquelle raconter…


Récit de
Parouhi Tchorékian née en 1900 à Nicomédia
En 1915, quand on nous a déportés, nous sommes restés 12 mois dans le désert.
Nous étions quatre sœurs, nous nous sommes sauvées. Arrivées au fleuve Khapour,
nous l'avons traversé à la nage, et nous avons trouvé refuge chez les
Bédouins. Ils nous ont tondu les cheveux car nous avions plein de poux, ils
nous ont tatoué la figure avec de l'encre bleue pour que nous ne soyons pas
repérées en tant qu' Arméniennes. Ils nous ont donné leurs moutons à garder.
Près de Cham (Damas, ndt) il y avait un camp militaire, d'où l'ordre a été
donné: "Que ceux qui ont chez eux des Arménien(ne)s viennent nous les livrer.
Notre Arabe était gentil, il ne nous a pas données. Mais plus tard nous nous
sommes sauvées pour entrer à l'orphelinat arménien
De là, nous sommes passées en Grèce. Et de Grèce nous sommes venues en
Arménie.


Récit de
Kévork Der Sahaguian Né en 1909 à Tiordiol
Le 14 avril 1915, Krikor Zohrab était en train de jouer au tavlou chez Talaat
Pacha. En quelques jours, les intellectuels arméniens furent arrêtés. Zohrab
ne le croyait pas. Il est allé protester chez Talaat. Celui-ci lui répond
froidement: "vos protestations sont vaines".
Mon père avait rencontré Krikor Zohrab à Alep, à l'Hôtel Baron (qui
appartenait aux Arméniens). Il avait dit: "Je viens de "Tassabkhané", là-bas
ils n'ont pas laissé un seul Arménien vivant. Viens que je te sauve". Mais
Zohrab a refusé et a répondu. "Si moi je me sauve, ils tueront tous les
Arméniens".
(Lire le récit du meurtre de Zohrab et du député Vartkès dans les sites:(entre
autres)
http://www.imprescriptible.fr/ternon/3_chapitre7.htm
http://www.acam-france.org/bibliographie/auteur.php?cle=zohrab-krikor
http://denisdonikian.blog.lemonde.fr/denisdonikian/2005/04/30_krikor_zohra.htm


Récit de Kégham
Khatchadrian Né en 1909 à Afyon-Karahissar
En 1915 on a été déportés, on a été à pieds d'Afion-Karahissar à Konya.
Puis nous somme allés à Izmir.
Je me rappelle le désastre d'Izmir en 1922. Ils jetaient de l'eau bouillante
sur les Arméniens, pour qu'ils meurent. Ceux qui avaient beaucoup d'argent
disaient aux "ghaïerghtchis" : (bateliers) "Prends cet or, emmène-moi auprès
des bateaux français ou anglais". Les Turcs prenaient l'argent avec de fausses
promesses, ils les faisaient monter dans un bateau, ils les conduisaient un
peu plus loin, ensuite ils renversaient le bateau pour que les Arméniens se
noient et n'atteignent pas les cuirassiers venus les délivrer.


Récit de
Arsène Svatchian né en 1901 à Guéssaria
On a emmené mon père comme soldat.
Nous, en tant que famille et enfants de soldat, on nous a exilés dans des
villages. On nous a enfermés dans une moquée, soi-disant qu'on allait nous
emmener à l'école, mais ils ont tué tous les adultes, et nous, nous avons été
circoncis et turquifiés. Or, mon père, je ne sais comment, s'est échappé de
l'armée, il nous a trouvés, il nous a sauvés et nous a emmenés. Mais sur la
route de Sivas, ils l'ont tué. De notre famille, 12 personnes ont été pendues.
Je ne sais pas quel âge avait mon frère, ma sœur avait deux ans, c'est moi qui
l'ai élevée.
Ensuite des Arméniens sont venus, ils nous ont emmenés. Ils étaient de Chabin-Karahissar.
Nous avions peur de quiconque s'approchait de nous. Effrayés, nous criions
:"Nous sommes Turcs !"
Ces jeunes gens de Chabin-Karahissar nous ont démasqués. Ils ont dit: "Ils
sont arméniens". Ils nous ont emmenés à l'orphelinat de Guessaria. Ensuite à
Izmir.
Nous étions en tout 400 personnes. Il y avait quatre riches Arméniens qui
s'étaient chargés de nous. Un jour, le général Antranig est venu nous voir. Il
nous a interrogés. Il a vu qu'on faisait à manger pour 400 personnes, il a
pris une cuillère en bois, il a dit: "attends, je vais y goûter". Il a vu que
c'était meilleur qu'à la maison, il était content. Il s'est tourné vers nous
et a dit: "mes enfants, mangez bien, conduisez-vous bien, grandissez, délivrez
l'Arménie !"
En 1922, lors du désastre d'Izmir, ils ont tué mon oncle. Ils ont jeté tout le
monde à la mer.
Nous, nous étions au Collège américain. On nous a tous conduits à l'Ile de
Corfou. Là-bas j'ai appris le métier de cordonnier. Et puis, la cuisinière de
l'orphelinat, la "Mayrig" m'a adopté, elle m'a emmené chez elle. J'ai épousé
sa petite-fille Méliné. Enfin, nous nous sommes installés en Grèce, mais là
aussi ça a mal tourné et nous sommes venus en Arménie.


Récit de
Elizabeth Kavkavian Née en 1900 à Eski-Shéhir
De Tchaïghalan on nous a déportés vers Ras-ul-Aïn. Ma mère transportait de
l'eau pour les Turcs. En échange, ils lui donnaient un morceau de pain, et
elle me l'apportait et me le donnait à manger, pour que je ne meure pas de
faim. Ma mère m'avait habillée de frusques de garçon, puisqu'ils enlevaient
les filles. Moi je me levais en cachette, je ramassais les mégots de
cigarettes pour mon oncle. La majorité des Arméniens ont été enfermés dans des
silos, ils ont été recouverts de chaux, incendiés et brûlés.
Les Turcs avaient des massues en bois épineux avec lesquelles ils tapaient sur
la tête et tuaient les déportés. Notre Marguerite, s'était trouvée parmi les
cadavres, elle s'était levée, elle avait vu qu'il n'y avait plus personne,
elle s'était sauvée et elle nous a retrouvées.
Des Arméniennes s'étaient cachées dans des buissons. Le bébé de l'une d'entre
elles s'est mis à pleurer. La mère a dit: " cet enfant va être cause de notre
mort à toutes ". Elle l'a serré contre elle pour qu'il arrête de pleurer, il
est mort comme ça. Beaucoup se sont jetées dans l'Euphrate. Je me rappelle,
cette eau était très profonde. Elles se sont noyées et sont mortes dans
l'Euphrate. La sœur de ma mère, ma grand'mère, ses belles-sœurs, se sont
jetées à l'eau pour ne pas tomber aux mains des Turcs. Les Turcs nous ont
beaucoup fait souffrir. Ils mettaient des plaques de fer sur le feu, jusqu'à
ce qu'elles rougissent, et nous obligeaient à marcher dessus, nos talons
brûlaient, et la plante des pieds. Ou alors ils clouaient un fer à cheval sous
les pieds ; ils torturaient à mort. Nous étions très pitoyables. La plante de
mes pieds était couverte de plaies. Nous n'avions rien à manger. J'ai pensé à
vendre mes chaussures pour acheter du pain. Un garçon turc m'a acheté mes
chaussures. Cette nuit-là, ma petite sœur de trois ans, qui était restée si
longtemps sans manger, a mangé du pain, elle a enflé, elle est morte. Nous
l'avons enterrée sous un arbre. Mais la nuit, des chacals affamés étaient
venus, ils avaient déterré notre charmante Haïgouche, et l'avaient dévorée.
Nous sommes allées jusque Ras-ul-Aïn, après Alep. Ils voulaient nous expédier,
(sevkiet) c'est-à-dire nous massacrer, mais un ordre est arrivé: "Ceux qui ont
un membre de leur famille dans l'armée turque, vont être délivrés, et
épargnés". C'est ainsi que nous sommes restés en vie.


Récit d'Assadour
Hovsép Ménétchian Né en 1907 à Afyon Karahissar
En 1914, mon père a été incorporé dans l'armée turque. Il n'est jamais revenu.
Nous habitions dans un quartier turc. Ma mère, autrefois avait allaité
l'enfant de notre voisine turque d'en face. Quand les massacres de 1915
allaient commencer, cette voisine est venue et a dit à maman: "Laissez votre
porte ouverte et venez chez nous".
Maman nous a rassemblés et nous sommes partis dans la maison de la voisine
turque.
La nuit, à deux heures du matin, les Turcs sont venus. Ils ont frappé à la
porte. Notre voisine turque s'est levée et a dit: "Ici il y a un haut
fonctionnaire turc qui habite".
Ils l'ont crue et sont partis.
Dans notre rue, il y avait une famille d'épiciers arméniens. Les Turcs ont tué
le père, la mère et leur fils. Et ils ont violé leur fille. Mais notre
gentille voisine turque a eu pitié de cette fille, elle l'a fait entrer, elle
l'a gardée avec nous.
C'est pour dire que parmi les Turcs il y a aussi de braves gens.


Récit de
de Loussig Bodourian née en 1909 à Adabazar
Moi j'étais très petite mais je m'en souviens comme dans un brouillard. Nous
vivions à Adabazar quand ils sont venus nous déporter. Ils nous ont emmenés à
pied jusque Konya, puis à Karapounar, et de là à Eski-Shéhir. En route, ils
ont massacré tous les Arméniens; et mon oncle Harout, qui s'était sauvé de
l'armée turque, ils l'ont mis, devant nos yeux, sur des branches de sapin, et
ils y ont mis le feu. La graisse de son corps s'écoulait comme de la résine.
Ma mère a composé un chant pour son frère.
Elle chantait tout en pleurant:
"Tchamdan sakiz akiyor,
Harout bana bakiyor.
Bakma Harout, kardashim,
Djiyérimi yakeyor
Du sapin la résine s'égoutte;
Harout me regarde.
Ne me regarde pas Harout mon frère
Mon âme brûle.


Récit de
Srpouhi Guiguichian Née en 1909 à Arapkir
Quand on nous a emmenés à Der-Zor, moi j'étais petite, mais je m'en souviens,
il n'y avait pas de pain, ni rien à manger, il n'y avait pas d'eau à boire, il
n'y avait que des pierres et du désert. Nous avons marché, et marché. Nous
sommes arrivés péniblement dans un village. Des Arabes nous ont apporté de
l'eau, ils nous l'ont versée goutte à goutte dans la bouche. Et aussi du
raisin, grain par grain. Ensuite les Arabes nous ont distribués entre eux. Ils
ont donné ma mère à un homme invalide. Ma mère était blessée au bras, le pus
s'écoulait comme de l'eau, mais nuit et jour elle travaillait pour cet homme,
puisqu'elle était nourrie. Un jour, le voisin de cet homme est venu et a dit:
"ta servante est blessée au bras". L'homme a eu pitié, il a apporté dans un
récipient une bande de coton enduite d'un onguent. Au bout de quelques jours
la plaie fut guérie.
Ensuite ce voisin a dit à maman : "il y a dans notre entourage une Arménienne,
tu veux faire sa connaissance ?"
Maman l'a rencontrée, et a vu que c'était la sœur de mon père. La nuit, elles
m'ont prise avec elles et nous nous sommes sauvées. Nous sommes allées à Ourfa.
Là, ma mère et ma tante ont travaillé dans une usine. Puis nous sommes allées
à Malatya, nous sommes descendues dans le quartier arménien. Nous avons
rencontré une femme d'Arapkir, de notre quartier. Elle a dit: "Ah Bon Dieu !
ton fils est ici, il a un signe sur la figure."
- Et les autres ? a dit maman
- Les autres sont morts , a dit la femme.
Ma mère a porté cet enfant sur son dos. Nous sommes venues, mais lui aussi est
tombé malade, il est mort en route. Nous étions six enfants, il n'est resté
que moi
Ma mère chantait toujours en pleurant…


Récit de Arpène
Mikael Aghadjanian - Née en 1909 à Arapkir
Moi j'étais une enfant. Ma mère était malade. J'avais deux oncles. Ma sœur
était mariée. Les Turcs sont venus. Ils ont ôté ma mère de son siège de
paralytique. Ils ont déporté toute la population du quartier.
Ils ont aussi emmené les deux frères de maman. Maman est restée couchée par
terre. Elle était malade, elle ne pouvait pas bouger. Je restais auprès
d'elle.
Une gentille femme est venue, elle a porté maman, elle l'a emmenée, et moi je
les suivais.
Nous sommes restées deux ans parmi les Turcs. Ils ont pillé tout ce que nous
avions.
Qui a souffert ce que nous avons enduré ?


Le récit d'Anouch
Topalian - Née en 1915 – Hozghad, Yéylentché
Ils ont emmenés les hommes en groupes dans l'église arménienne. Ils l'ont
remplie. Ils les ont tous tués. Ils les ont jeté les autres à l'eau.
Nous sommes de Hozghad, du village de Yéylentché. J'avais cinq ans.
Je me rappelle, j'étais à côté de maman.
Nous sommes restées dans notre vieille maison, puisque mon père était parti
soldat dans l'armée turque.


Récit de
Garabed Garamanoukian Né en 1907 à Aïntab
Avant les massacres de
1915, les Turcs et les Arméniens vivaient ensemble calmement et en paix,
ensuite les Allemands sont venus, ils voulaient créer une ligne de chemin de
fer de Berlin à Bagdad. Le Conseiller du Sultan était Artin Amira. Il lui a
dit: Mon Padishah, longue vie à toi, tu commets une erreur. Ne les laisse pas
faire. On dit que les Allemands se sont fâchés, ce serait la cause du début
des massacres des Arméniens. Ce fut le prétexte des massacres. A Marache, ils
ont rassemblé les Arméniens, pour soi-disant les mettre dans l'armée turque,
mais en route ils les ont tués. Ensuite ils ont violé leurs femmes, ils les
tuaient, ils les jetaient dans les déserts. Les femmes les suppliaient de ne
pas les tuer. Je me rappelle, les zaptiyés disaient: "Korkuma, kizilarim,
petchaklarimiz dokdorlardan muhayénélidir, hitch duymasiniz" (n'aie pas peur
mon agneau, nos couteaux ont été inspectés par les docteurs, vous ne sentirez
rien). Ils m'ont aussi crevé les yeux pendant les massacres, j'étais encore un
enfant.
(Ce récit ma été raconté par Garabed Garamanoukian.
Pendant la Grande Catastrophe, les Turcs lui avaient arraché les deux yeux. Or
sa mémoire avait enregistré les images indicibles qu'il avait vues. Mais le
survivant fait une confusion lorsqu'il dit qu'en 1915 le Ministre du Sultan
était Artin Amira. Car Haroutioun (Artin) Bezdjian (1771-1834) avait été le
Conseiller du Sultan Mahmoud II (1808-1839)


Récit de
Hagop Tchertchian Né en 1900 à Aïntab
Notre famille vivait en Cilicie dans le quartier appelé "hrômgla" qui signifie
"le quartier grec". C'était là que Nércès Chenorhali avait fait sa repentance.
J'avais 15 ans quand je subis la déportation.
J'aurais préféré être aveugle pour ne pas avoir vu ces scènes effroyables.
Nous sommes arrivés à pied jusque Homs, Hamma. En chemin, les Turcs ont
rassemblé les hommes et jeunes gens, soi-disant pour les faire entrer dans
l'armée turque. Or ils les ont emmenés pour construire la voie de chemin de
fer Berlin-Bagdad.
Ils travaillaient comme des bêtes, à coups de fouet et de cravache, affamés,
assoiffés.
Quant aux femmes et aux enfants, les mains et les pieds liés, ils étaient en
rang au bord de l'Euphrate pour être tués.
L'un de ces déportés, appelé Artin Démir (fer , en turc) a réussi à briser les
chaînes de ses mains, il s'est jeté à l'eau, il a nagé sous l'eau, est arrivé
jusque Pérétchig et a demandé qu'on fasse venir sa femme et son enfant au bord
de l'eau pour qu'il les délivre aussi. Mais les Turcs ont tué Artin par
balles.
On disait que la patronne arménienne de l'Hôtel Baron avait eu des
conversations secrètes avec Djémal Pacha, pour que les Arméniens ne soient pas
envoyés à Der-Zor, mais à Homs- Hamma pour qu'au moins ils restent en vie.
Djémal Pacha aurait dit: "Les Arméniens vont écrire mon nom en lettres d'or".
Et Démal Pacha en effet a donné aux Arméniens le conseil de changer leurs
noms, en noms turcs, pour rester en vie.
Le plus grand criminel de ce massacre était Talaat.
Soghomon Tehlirian et Lévon Shant sont partis à sa recherche. Mais il s'était
sauvé à Berlin. Ils l'ont poursuivi. Talaat changeait d'habit tous les jours
pour ne pas être reconnu, mais un jour au coin d'une rue, Tehlirian a crié: "Talaat
!" , celui-ci s'est retourné et Soghomon a appuyé sur la gachette.


Récit de Bédros Sarkis Safarian Né en 1901 à
Moussa Lér
Village de Hadji Hapipli
Mon père avait été emmené dans l'armée turque,
Mais il s'était sauvé. Les routes ont été barrées.
Nous n'avons pas pu monter à Moussa Lér.
Nous étions 20 maisonnées de notre village.
Nous avons été déportés. Il y avait un gendarme turc, il a giflé mon père.
"Allez !"…Ils nous ont conduits comme un troupeau de moutons. Nous avons passé
le fleuve Oronte (Vorondès). C'était la nuit, ils nous ont laissés nous
reposer. Une femme a mis là un enfant au monde. Le matin, nous nous sommes
remis à marcher. Nous sommes passés par la ville d'Antioche. (Andiok). Elle a
été construite 300 ans avant J.C. Quand nous sommes sortis d'Antioche, ma sœur
a été enlevée. Ils nous ont pillés.
Nous sommes arrivés à Hamma. Sous le soleil brûlant, sur les pierres chaudes,
ils ont dit: "vous allez rester là". Les gens, ruisselant de sueur, ont dressé
les tentes, sont rentrés dedans. Le soleil nous cuisait. Affamés, assoiffés,
fatigués, malades, on a tout souffert. Un homme criait pour un morceau de
pain, les Turcs l'ont attrapé, ils l'ont jeté tout vivant dans une fosse.
Mon père nous a emmenés en ville. Il a loué une maison pour nous abriter. Mais
là aussi, un crieur public est venu annoncer que tous ceux qui logeraient des
Arméniens seraient aussi déportés. Allez ! ils ont amené des chameaux et cette
fois nous ont emmenés à Homs.
De notre famille, beaucoup sont morts.
De Stamboul, Talaat a donné l'ordre à Djémal, qui était gouverneur de la
province de Damas, de ne pas laisser un seul chien dans les rues, c'est-à-dire
supprimer tous les Arméniens. Mais Djémal a été rusé, il a fait tuer les
chiens des rues et a dit aux Arméniens: "changez vos noms, faites comme si
vous étiez devenus turcs." C'est ainsi que nous avons été sauvés, moi qui
m'appelais Apraham, je suis devenu Ibrahim, ma mère Fatma et ma sœur Aïcha.


Récit d'Iskouhi Gochgarian née en 1902 à Moussa Lér
Quand Talaat est venu dans notre village de Hoghoun Olouk, il a annoncé que
nous devions partir. A ce moment-là j'étais à la fontaine chercher de l'eau.
Je suis rentrée à la maison en pleurant. J'ai vu que tout le monde était
alarmé. Les marmites étaient pleines, les repas étaient prêts, il fallait les
laisser et monter dans la montagne.
Sur la montagne, les hommes ont combattu.
Ils ont beaucoup lutté. Les balles passaient et repassaient au-dessus de nos
têtes. Nous, nous sommes restés en vie.
Un jour l'un de nos hommes était en train d'indiquer à un Turc le chemin des
positions de ceux de Tamlatchek, nos jeunes lui ont coupé la langue, frappé
l'oreille avec une hache, ils l'ont couvert de pierres, ça a fait un tas, on
peut le voir jusqu'à ce jour sur la montagne. Ils ont bien fait. Pourquoi
allait-il montrer notre chemin à l'ennemi ? Les Turcs avaient déjà attrapé une
vingtaine d'Arméniens, ils avaient circoncis leurs enfants. Des milliers de
Turcs se sont précipités sur nous. Nous ne nous sommes pas rendus. Ensuite
nous avons dressé nos taies blanches en l'air et à côté nous avons allumé des
feux. D'ailleurs nous avions décidé de nous jeter dans la mer du haut des rocs
et des rochers.
Mon frère s'est mis à pleurer: " – Maman, n'y allons pas, ils vont nous jeter
à la mer !"
Huit jours plus tard, des vaisseaux français sont venus, ils se sont arrêtés
en face de nous. Les Français dans des petits bateaux ont fait la navette, ils
nous ont emmenés dans les grands vaisseaux. Nous avons tout laissé dans la
montagne. Nous n'avons sauvé que notre vie. Mon père, le Patriarche Bolissian,
gardait les routes, nous sommes descendus au bord de l'eau. Esaïe Haghoupian,
qui était notre parrain, est entré le dernier dans le bateau. Quand tout le
monde a été embarqué, le capitaine a regardé avec sa longue-vue et a dit que
notre place là-haut était remplie de Turcs.
C'est ainsi que nous sommes partis à Port Saïd. Mais quatre ans plus tard nous
sommes retournés à Moussa Lér.
En 1939, les Turcs sont revenus. Cette fois, nous sommes partis à Anjar.
En 1946, nous sommes venus en Arménie, pour être délivrés des Turcs. Nous
avons été établis à Massis.


Récit de Ardzvig Kaloust Tértchian Née en 1910 à Van
Notre maison était dans la rue "Khatchpoghan", il y avait deux étages.
Elle était entourée de buissons de roses.
Nous vivions calmement. Nos voisins étaient les Khantchian, Ararktsian,
Tertsaguian.
Lors de la 1ère guerre, mon père s'était sauvé de l'armée turque. Ils
l'avaient trouvé et l'avaient emprisonné. Il s'était échappé aussi de la
prison. Les Turcs le recherchaient, car il était aussi Tashnagtsagan. Lors de
sa fuite, au moment où il s'approchait de la maison et allait sauter le mur,
un Turc l'a remarqué et a tiré dessus. De sorte que je n'avais déjà plus de
père.
Au moment de la déportation, nous étions 8 personnes. La route a été très
pénible, tout le monde était fatigué. Nous avions faim et soif.
Nous devions laisser sur le chemin ceux qui mouraient et nous devions
continuer à marcher car les Turcs nous harcelaient. L'armée russe voulait
s'emparer de nous. Nous avons été séparés. Nous sommes restés sans maîtres.
Les enfants orphelins ont été ramassés.
Ma sœur Armig et moi avons été mises dans un chariot fermé. On nous a
conduites d'abord à Iktir, puis à Anibemza, ensuite à Erevan. Notre maison
d'enfants se trouvait près de l'église Sourp Astvadzadzine de Nork. La
directrice était Mademoiselle Azniv. Cette maison d'enfants était celle d'Amergom.


Récit de Katchpérouhi Avédis Chahinian Née en 1908 à Van
Notre pays Van était très bien. Nous vivions dans la rue Tcharl, c'était une
belle rue, l'eau jaillissait des deux bouts de la rue et se déversait dans les
deux bassins.
J'avais 4 oncles, les frères de mon père, qui vivaient séparément.
Nous avions beaucoup de bêtes.
Mon père était armurier.
Nous étions 12 personnes dans notre famille.
Ma mère était couturière. Elle avait deux filles. Moi j'ai vécu toute mon
enfance dans des rêves, jusqu'à notre sortie de Van.
Mon père Avédis était un homme tranquille. Quand il a appris que les Turcs
allaient venir, ils nous a rassemblés et nous sommes partis avant les
massacres. Mon père était armé, il a fait monter maman sur un cheval, il nous
a mis, ma sœur et moi dans un sac à deux poches, et hop, nous nous sommes mis
en route. Il y avait aussi avec nous la famille de mon oncle et ma grand'mère.
En route nous entendions déjà les canonnades des Turcs. Nous nous abritions
sous les rochers. Moi j'avais peur, je pleurais. Mon oncle m'a trouvée, il m'a
donné à manger. Le convoi de déportés arrivait derrière nous. Dans les
rochers, il y avait des gens couchés. Je croyais qu'ils étaient vivants. Mais
pas du tout ! ils avaient été tués, il n'y avait personne pour les enterrer.
Les canonniers arrivaient. J'ai vu le prêtre tombé par terre, il était mort.
Il avait laissé ses affaires sous les rochers. Ma mère lui a retiré ses
vêtements ecclésiastiques, elle les a remis à l'église Boghos-Bedros d'Erevan.
Mon oncle est mort en route.
Les Anglais et les Américains nous ont aidés. Ils nous ont bien nourris,
vêtus, lavés et éduqués.
Ensuite les Turcs se sont précipités sur Erevan. Mon père a rassemblé 25
hommes, il les a armés et ils se sont défendus contre les Turcs. Il était
commandant, il avait participé à la bataille de Sartarabad. A peine rentré à
cheval à la maison, il a été appelé pour aller combattre contre les Turcs.
De 1932 à 1937, mon père, en tant que nationaliste, a été emprisonné. Toutes
ses balles et ses munitions, il les avait enterrées. Mon pauvre papa, ils
l'ont arrêté, ils l'ont envoyé à Tachkent, et là-bas il est mort. Ils ont dit
qu'il était mort de faim.


Récit de
Silva Hovannès Puzantian
Née en 1908 à Van
Notre famille était une famille cultivée de Van. Des Français étaient venus à
Van pour faire connaître leur langue. Mon grand-père leur avait réservé une
chambre dans notre maison pour qu'ils se consacrent à leur enseignement. Et
cette école s'appelait l'Ecole Puzantian. Nous avions une très grande
bibliothèque, qui s'enrichissait continuellement de livres imprimés à
l'étranger. Dans notre maison, il y avait aussi une chambre réservée à
Khrimian Hayrig, qui, lorsqu'il rentrait de ses tournées, venait s'y reposer.
Mon père était un homme très gentil. Il participait souvent aux réunions de
partis, il parlait librement, beaucoup lui disaient: "Hovann tu as une bouche
d'or".
A Van il y a eu de l'agitation pendant longtemps. Les Turcs sont venus et ont
fait des enquêtes dans la ville et les environs au sujet des Arméniens.
Un jour l'ordre est arrivé que nous devions partir. Les Turcs ont envahi la
paisible population arménienne de Van et des environs. Les Vanétsis ont été
obligés de partir à pied. A ce moment-là, mes parents m'ont perdue. Les
soldats russes m'ont trouvée, ils m'ont gardée. Soudain mon parrain m'a vue et
reconnue, il m'a saisie, il m'a mis sur son cheval et nous sommes partis.
Les Turcs ont enlevé ma sœur Sirvart. C'était une très jolie fille et
gracieuse. Elle jouait le rôle de Séta dans la pièce "Les Dieux Anciens" de
Shant.
Les Turcs massacraient ceux qu'ils rencontraient. Ils coupaient les mains des
hommes, les pieds, ils leur plantaient des clous au front, ils leur
arrachaient les yeux, ils massacraient les enfants sous les yeux de leurs
parents, ou les parents devant les yeux de leurs enfants, et ils prenaient
plaisir à voir tout cela. Leur but était de massacrer les Arméniens jusqu'au
dernier. Un million et demi d'Arméniens ont été sacrifiés.
Nous sommes arrivés à Iktir, complètement dénués de tout, puisque nous avions
été pillés. Nous avions faim et soif. Puis nous sommes passés par le fleuve
Araxe. La plupart de ceux de ma famille étaient âgés, ils ne pouvaient pas
marcher, c'est pourquoi ils étaient restés à Van, et ont été massacrés.
L'épidémie de typhus aussi a causé beaucoup de victimes parmi nous. La faim,
la maladie, un état d'épouvante…
Mais nous avons tout supporté et affronté héroïquement.


Récit de
Nevart Avédis Kévorkian née en 1910 à Alachguérd
Nous vivions paisiblement à Alachguérd.
Un jour, en 1915, les Turcs ont envahi notre village. Ils ont attrapé les
hommes du village, ils les ont enchaînés de force, ils les ont poussés et les
ont enfermés dans les étables auxquelles ils ont mis le feu.
Notre parentèle comptait 22 personnes, mais notre famille se composait de 5
personnes: mon père, ma mère, moi et mes deux sœurs.
Mon oncle, ses enfants et petits-enfants, mes tantes, leurs petits-enfants,
ainsi que mes parents ont été enfermés dans une étable et incendiés.
Nous, les trois sœurs, sommes restées orphelines, sans maître ni protecteur.
Sur le dur chemin de la déportation, nous marchions avec difficulté sur les
cadavres suppliciés, massacrés. Enfin, nous sommes arrivées à Iktir. Puis à
Oktempérian (devenu Armavir) , dans le village d'Evtchilar, qui était au bord
de l'Araz. Le lendemain matin, l'épidémie de typhus s'est répandue parmi les
déportés.
Beaucoup sont morts là-bas. Ma sœur m'a gardée. Nous sommes allées au village
de Tchanfita de l'Oktempérian. De tout notre village, ma sœur et moi étions
les seules survivantes.
Le Turc nous a massacrés, tués, rendus orphelins, sans maison, sans terre,
sans proches parents, moi je ressens la nostalgie de mes parents. Je ne revois
mes parents que dans mes rêves.
Mon mari Roupen avait une très grande famille, qui a entièrement été massacrée
par les Turcs. Le Turc nous a fait beaucoup de mal. Dieu ne leur pardonnera
pas ce qu'ils ont fait.


Récit de
Samvél Sarkis Artchiguian Né en 1907 à Zeitoun
Les pachas Talaat, Djemal et Enver avaient organisé le meurtre de tous les
Arméniens par poignards. Moi j'avais sept ans. Nous avons été délogés de
Zeitoun. Le gouvernement ottoman a déporté les Arméniens, sans chaussures,
sans pain, à Marache.
Un Grec m'a ramassé, il m'a gardé.
Il m'a emmené à Cham (Damas). Là-bas j'ai vécu dans l'église chrétienne
grecque pendant 6 ans.
Les Arabes de Cham se sont mis à démolir les immeubles de Mertch. A Cham il y
avait beaucoup d'Arabes libanais, ils ont tous été tués, ainsi que les femmes
enceintes. Il n'est pas resté un seul jeune homme, ils sont tous partis
soldats.
C'était un gouvernement criminel, persécuteur et pilleur. Ils nous ont
saccagés,
expatriés, nous avons été disséminés aux quatre coins du globe.


Récit de Haïganouche Der-Bédrossian
Née en 1910 à Yetessia (Edesse)
Nous avons été délogés au motif de "seferberlik" (mobilisation). Nous étions
trois frères et trois sœurs. Mon père était forgeron :
Nércès Démirdjian. Il l'ont gardé, disant que c'était un artisan. Il y avait
aussi un maréchal ferrant Nalpant, qui ferrait les chevaux, et un autre qui
était rétameur, il travaillait l'étain.
Ils nous ont emmenés dans un local, ça ressemblait à un palais de justice. Ils
ont changé nos noms, ils nous ont transformés en Turcs, mon père est devenu
Ahmed, mes frères devenus Khalil, Iprahim, Mahmet, ma mère Fatma,, ma grand
sœur Tchakia, la cadette Eminé, et moi on m'a nommée Pahiya. Nous sommes venus
nous installer dans le quartier turc.
Les Turcs sont venus, demander ma grande sœur, mais nous ne l'avons pas
donnée; mon père a dit : nous l'avons donnée au fils de Nalpant. Car il ne
voulait pas qu'elle fasse partie des Turcs.
Les Turcs faisaient le ramadan, nous devions jeûner pendant toute la journée,
ils venaient inspecter notre langue pour voir si elle était blanche, si non
ils nous punissaient.
Quand les Anglais sont arrivés, nous sommes redevenus Arméniens. Mon père est
allé chercher des orphelins, garçons et filles, il les a ramenés à la maison.


Récit de Aharon
Manguerian Né en 1903 à Hadjen
Quand on a été emmenés en déportation, nous avons beaucoup souffert en route.
Pendant des jours, des semaines, affamés, assoiffés, sous le soleil, on nous
faisait marcher. Un jour au bord de l'Euphrate, des Allemands sont venus. Ils
mangeaient.
Nous étions déjà arrivés à Racca. Nous étions pieds nus, nous les regardions,
nous faisions le signe de croix pour qu'ils aient pitié de nous. Or nous avons
vu que les aliments qui leur restaient dans leur boîte, ils les ont jetés à
l'eau. Plusieurs garçons d'entre nous se sont jetés à l'eau, deux se sont
noyés.
L'eau de l'Euphrate contenait du sang, on ne pouvait même pas la boire, les
cadavres flottaient à la surface, et nous, nous allions au fond pour boire de
l'eau propre.
Ceux qui ne pouvaient plus marcher, qui s'asseyaient ou qui se couchaient par
terre, en disant : "de l'eau, de l'eau !" mouraient.
De tous côtés, étaient répandus des cadavres desséchés.
Nous avons vu la tragédie de Der Zor. Quand nous nous avons combattu à Hadjen,
nous voulions nous venger de Der Zor *.
Il y avait un pacha turc de 80 ans, il avait pris pour femme une petite fille
qui avait perdu ses parents. Nous sommes allés délivrer cette enfant.
Kémal a voulu supprimer le nom de Hadjen Il a brûlé Hadjen, la plupart des
Hadjentsis ont été brûlés vifs. Mais nous ne sommes pas morts. Ensuite j'ai
été en Grèce, puis nous sommes venus en Arménie. Maintenant, dans NorHadjen,
il y a notre monument, et le musée.
- - - - - -
* Il s'agit de l'autodéfense en 1920, du combat héroïque de huit mois de
Hadjen, auquel il a participé.


Herminé
Derdérian Née en septembre 1912 à Yozgat
Toute ma famille a été tuée au couteau.
Ma belle-mère pleurait trois fois par jour, car ses fils avaient été tués à
coups de couteaux. Ma belle-mère était de Césarée, elle s'était mariée à
Yozgat. Les Turcs lui avaient dit:
"Donne-nous ce garçon d'un an et demi. Elle avait dit: je ne le donne pas.
Elle ne l'avait pas donné. Elle tremblait pour cet enfant: elle disait : "je
ne vis que pour toi".
Ma belle-mère était très soigneuse. Tous les vendredis, nous faisions le
ménage à fond
C'était une bonne mère. Un jour elle me dit:
"Herminé, ne t'épuise pas, tu es enceinte.
Une nuit j'ai vu la Sainte Vierge en rêve, elle me dit: Herminé, Dieu va te
donner un petit saint Hagopig, un garçon du nom de Hagop du Christ. Et j'ai
vu aussi briller trois étoiles.
Cela signifie que la naissance va être difficile, mais elle réussira. Mon
père martyr n'a pas eu de tombe, et j'allais avoir un garçon qui porte son
nom. J'ai fait un vœu, j'ai dit: " Mère de Dieu, Christ et saint Hagop
(Saint Jacques) En échange de nos martyrs, mon père, mon oncle paternel et
mon oncle maternel, Dieu va me donner un Hagop".
La Sainte Vierge m'a dit: si Dieu n'exauce pas ton vœu, lequel exaucera-t-il
? J'ai raconté aussi mon rêve à ma mère.
Le jour de Noël, dans les douleurs, et avec l'aide de la Mère de Dieu, j'ai
été délivrée.
Le docteur est venu, il a dit: ce sera un très bon garçon.
Mon enfant a grandi. Il était enfant de chœur à l'église.
Je me rappelle mon enfance. J'avais 4 ou 5 ans. Tous les hommes et garçons
de ma famille ont été emmenés à KESKIN , près d'Ankara. Ils ont voulu tuer
mon père, pour être maîtres de ma mère. Ma mère était la belle fille du
prêtre. Le prêtre était très pieux , on disait que pendant la messe, ses
pieds se soulevaient de terre. Il s'appelait Krikor Der-Krikorian et il a
été enterré à l'église Marténi de Keskin. Après sa mort, on dit qu'une
lumière a brillé sur son tombeau pendant trois jours. La belle-fille du
Papaz (prêtre) était riche et très belle, couverte de bijoux d'or et
d'argent. Un caporal turc est venu dans notre village et a dit à ma mère: ô
belle-fille du prêtre, tu es malheureuse, viens avec moi, je vais te
libérer.
Ma mère ne voulait pas partir. Elle dit: "Je ne veux ni toi, ni ton or".
Elle refuse.
Ce caporal envoie 11 voleurs, cambrioler tous nos biens. Ils tuent sur les
genoux de mon frère ses trois jeunes enfants. Ensuite ils trouvent l'or et
l'argent, ils prennent tout et s'en vont. Dans quelle douleur et quels
pleurs nous sommes descendus en ville ! Ma mère allait à pied, portant ma
petite sœur de 40 jours. Nous sommes restés un an dans un village appelé "Saghtchal".
Ma grand'mère, Yérétsguine (l'épouse du prêtre) priait. Nous avons été
délivrés de cet endroit. Nous sommes sortis, et nous sommes rentrés chez
nous. Ma mère pleurait sans cesse. Elle me racontait ce qu'elle avait vu, et
pleurait, pleurait. J'étais petite, mais j'avais du chagrin en voyant l'état
de maman. Je me demandais ce que je pourrais bien faire; soudain j'ai eu une
idée, je me suis dit: puisqu'il y a un Dieu, je vais prier pour que maman
arrête de pleurer et que Dieu nous protège. Peu après, l'église de l'école
maternelle a été ouverte. Ma maîtresse, appelée Kioulli, était une jolie
jeune fille. Elle m'a dit, "je vais t'apprendre des prières, mais je n'ai
pas de livre, ma mère au moment des massacres, dans sa frayeur, a tout
brûlé." A l'école, nous étions tous des orphelins, nous n'avions pas de
livre, mais grâce à la maîtresse, qui connaissait par cœur "havadkov
khostevanim yév yerguir bakanim" j'ai appris ces prières par cœur.
Une salle pleine d'orphelins. Un jour, je suis sortie de l'école heureuse,
j'avais appris des prières. Nous orphelins, sans père, sans argent, sans
parentèle, j'ai dit: "J'ai appris une prière !"
Ma mère avait trouvé un peu de boulghour, elle l'avait fait cuire (pilaf)
dans un cocotte rose. Mon frère et ma sœur étaient petits, ma mère avait 22
ans. J'ai dit: "Ce plat ne peut pas être mangé sans prière". Mon frère et ma
sœur n'ont pas bronché, ils n'ont pas dit: j'ai faim. Je me suis tournée
vers le mur, ma mère avait étalé une carpette par terre, je me suis mise à
genoux, j'ai commencé ma prière:
"Havado khosdovanim" (avec foi je m'engage) . Ensuite nous avons mangé ce
pilaf. Puis j'ai prié : "Park i partsouns" (Gloire à Dieu) et "Der Voghormia"
(Dieu aie pitié) Je prie la Mère de Dieu de nous aider. Puisqu'il n'y a ni à
manger, ni père, ni frère. Maintenant j'oublie tout, mais les prières de mon
enfance, je m'en souviens.
Dieu nous a aidés, mais tous sont morts. Ils sont morts jeunes, jeunes !
Je dis aux autres: "Vous, vous commémorez seulement le 24 avril, mais eux
sont en deuil 365 jours par an. Ils sont morts pour vous. Pourquoi ne
parlez-vous pas arménien, pourquoi n'êtes-vous pas autour de votre église ?"


Setrag
Kaypaguian Né en 1903 à Zeitoun
Quand on nous a emmenés en déportation, j'avais 12 ans, de sorte que je me
souviens assez bien. On nous a délogés de Zeitoun.
Toutes nos maisons, nos celliers, nos caves remplies, nos vignes, nos arbres
avec leurs fruits, on a tout laissé. Nous nous sommes mis en route en
pleurant et gémissant. On nous a d'abord poussés vers Konya, et de là on
nous a emmenés dans le désert de Der-Zor. Là c'était un méli-mélo,
recherches de papa-maman, un chien n'aurait pas reconnu ses maîtres, des
morts les uns après les autres, la maladie, la faim, la misère, on ne sait
plus lequel des maux raconter.
Un jour, un Arabe m'a vu, sans doute avait-il eu pitié de moi, il m'a emmené
chez lui, il a fait de moi son enfant. Je suis devenu chamelier. J'étais
pieds nus, les cheveux longs; il n'y avait pas d'eau pour se laver. Quand le
chameau urinait, je mettais ma tête sous lui pour la laver.
Quand j'avais mal quelque part sur mon corps, mon père arabe me disait: "le
diable
(tchéytan) est entré là" et il m'appliquait une braise brûlante sur la peau
pour faire sortir le diable. Je croyais mourir de douleur, je sentais
l'odeur de la chair brûlée, mais ils m'avaient attaché les mains et les
pieds.
Il y a encore sur mon corps 20 ou 25 cicatrices de ces brûlures.
Une tribu arabe voisine a envahi nos tentes ; ils ont tout
pillé, ils ont enlevé les femmes, ils ont tué les hommes. Ces nouveaux
maîtres, avec les chameaux et les femmes, m'ont pris et emmené aussi. Nous
sommes arrivés jusqu'au nord de l'Irak, à Mossoul, près de l'ancienne Ninive
historique, par où passait la ligne de chemin de fer Bagdad-Berlin. Moi, je
me suis sauvé en douce de chez ces Arabes, j'ai été au marché, j'ai trouvé
des Arméniens. Un homme très gentil m'a emmené dans sa boutique, je
travaillais avec lui.
Plus tard je me suis marié, j'ai fondé une famille. Nous sommes venus en
Arménie.


Marie Yérgat Née en 1910 à Adabazar
Mihran Khalfa, mon oncle, était un gradé de l'armée turque.
Il était médecin à Ankara dans l'armée turque. Il avait été mobilisé depuis
6 mois, lorsqu'on est venu nous déloger. Tout le monde devait laisser toutes
ses affaires, sa maison et sa terre, et s'en aller de chez soi.
Moi j'étais petite, mais je me rappelle très bien. Ma mère s'écriait : "Mon
Dieu, mon Dieu ! quelles belles choses nous avions dans notre maison, des
vases de cristal, de grands miroirs précieux accrochés aux murs, et beaucoup
d'autres objets, elle était furieuse, elle les brisait en disant: "Je ne
veux pas que ça reste aux Turcs, il vaut mieux les casser". Moi j'ai pris
mes jouets, je les ai mis dans une boîte en fer blanc, et maman a mis par
dessus un peu de nourriture. Maman a été les ranger dans un chariot. Nous
étions à peine assis dans le chariot et commencions à rouler, que le chariot
s'est renversé, ma grand'mère est tombée de la place où elle était assise,
et s'est cassé le bras sur les pierres de la route poussiéreuse.
Il n'y avait ni médecin, ni remède. On nous a conduit dans cet état à Eski
Shéhir. On nous y a arrêté dans un khan. A côté, il y avait aussi un khan
aussi sombre et sale que le nôtre, aussi rempli de déportés que le nôtre,
c'étaient des intellectuels de Constantinople. Ils avaient des cols blancs,
des cravates, ils étaient bien habillés, mais leurs habits étaient déjà
déchirés.
Nous entendions toutes les nuit leurs cris, lamentations et leurs
supplications, car les zaptiyés turcs et des gendarmes les frappaient fort.
Au bout de quelques jours, ils les ont tous emmenés. On a appris qu'ils
avaient été tués après avoir été torturés.
Nous n'avons pas été dans les camps, car mon oncle était médecin dans
l'armée turque. Nous sommes restés là-bas. Ma mère pleurait beaucoup en
pensant à son frère qui risquait sa vie. Ma mère aimait l'art. Au moment de
partir de la maison, elle n'avait pas oublié d'emporter avec elle son cher
violon. Dans ces jours d'affliction, ma mère prenait son violon et se
mettait à jouer des airs tristes, tout en pleurant.
Dans ce khan, il n'y avait ni tables ni chaises. Ma mère, à genoux,
dessinait. Je me rappelle du jour où elle a dessiné un lion qui tenait dans
sa gueule un petit agneau.. Elle pensait à son jeune frère, innocent, qui
avait été sacrifié dans l'armée turque.
Un autre jour, les zaptiyés sont revenus nous emmener. Cette fois-là, ils
voulaient nous mener du côté de Bagdad, mais ma mère a encore une fois
discuté, elle a montré les certificats, nous avons encore été sauvés grâce à
la situation de mon oncle.
Après l'armistice, nous avons été conduits en bateau jusque Constantinople.
De là, nous sommes allés en Egypte. Et d'Egypte, nous sommes venus en
Arménie en 1947. Ici, j'ai commencé à travailler comme couturière, puis
comme enseignante de travaux de couture. Mes ouvrages étaient très
appréciés, ils ont été exposés dans de nombreuses expositions, en Arménie et
à l'étranger. J'ai organisé beaucoup de fêtes, où mes travaux étaient
exposés. Mon rêve est que mes portraits, mes fleurs, mes vêtements
traditionnels arméniens soient réunis dans un album.


Annig Mariguian Née en 1892 à TOKAT
Jusqu'en 1915, nous vivions à Tokat.
Nous avions des maisons, des terrains, des vignobles, des arbres fruitiers,
des forêts.
Mais les Turcs sont venus, ils nous ont délogés.
Ils ont d'abord rassemblé les hommes, ils les ont emmenés et les ont tués.
Tout ce que nous avions, ils sont venus, ils s'en sont emparé. Moi, avec
trois jeunes enfants, j'ai été tiraillée jusque dans les déserts de Der-Zor.
Affamés, assoiffés, sous le soleil brûlant. Chaque jour des centaines de
malades mouraient Et nous, ils nous emmenaient par groupes dans les collines
et nous tuaient à coups de balta (hache, en turc). Ils ont aussi emmené ma
sœur avec ses deux enfants, ils les ont tués et les ont jetés dans une
fosse. Mais ma sœur était seulement blessée, sous les corps de ses enfants
et des autres cadavres; elle a rampé, rampé, elle est venue nous retrouver.
Nous ne savions pas si nous devions nous réjouir de son retour ou pleurer la
perte de ses deux enfants.
Nous avons vécu pendant trois ans avec ma sœur et mes enfants dans une
grotte de Der-Zor, pour qu'au moins ils ne prennent pas mes trois enfants.
Dieu merci, j'avais emporté avec moi des aiguilles et du fil, je faisais de
la couture pour les femmes des zaptiyés turcs, je cousais des habits, pour
survivre. Et puis, et puis j'ai donné des articles que j'avais faits à un
Arabe, il nous a emmenés dans son chariot. Jusque Constantinople.
De Bolis, dans des vaisseaux anglais, nous sommes allés en Egypte.
En 1947, nous sommes venus en Arménie.
Mais en 1949, ils nous ont exilés à Altaïsk.
(Selon les directives staliniennes, ils envoyaient les citoyens indésirables
travailler dans ces régions glaciales).


Témoignage
de Achod Malakian
"Je suis né le 15 octobre 1920 dans un village proche de Constantinople. Il
nous a fallu partir, car les massacres, commencés en 1915, se poursuivaient
au moment de ma naissance et ont duré jusqu'en 1923. L'une de mes tantes est
devenue folle de douleur quand les Turcs ont noyé ses enfants devant elle,
en les plaçant dans des paniers, qu'ils faisaient couler au milieu de la
rivière. C'était général. Partout nous étions en butte aux massacres. Le
sang coulait dans les ruisseaux. A ce moment-là mon père a décidé de fuir.
Nous nous sommes évadés en Grèce où je suis arrivé à l'âge de 2 ans. Mon
père était armateur et il a dû laisser tout ce qu'il possédait derrière lui.
Après avoir passé deux ans en Grèce, mes parents ont décidé de se rendre au
Mexique. En cours de traversée, ma mère a eu un mal de mer très très fort.
Peu après le départ, elle avait vu qu'on jetait une morte à la mer. Alors
elle a dit à mon père: " je sens que je vais mourir, je ne veux pas être
enterrée comme cela, arrêtons-nous à la première escale" La première escale
était Marseille et nous y sommes restés 26 ans de 1924 à 1950. Au deuxième
jour de notre arrivée, mon père est donc allé chercher du travail à la
raffinerie de sucre de Saint-Louis, à Marseille, et on lui a donné un job de
nuit, c'est-à-dire qu'il prenait son travail à 9 heures du soir, par 45-50°,
et dans les sous-sols il fermait et ouvrait les robinets de sucre chaud,
lui, le bourgeois de Constantinople…"


Eliazar
Garabédian, né en septembre 1886 à Daron, Sassoun , raconte :
En 1908, le Hürriyet,(la liberté) accorda la liberté à tous les prisonniers
politiques, en conséquence, l’Arménien, le Turc, le Kurde, tous devaient
avoir les mêmes droits. Les « Jeunes Turcs », conformément au pacte
fraternel avec le parti « Tashnagtsagan » mettaient fin au combat du Front
de Libération arménien, tous les peuples habitant en Turquie, unissant leurs
forces devaient, emplis d’un esprit patriotique, défendre fidèlement
l’Empire ottoman, les frontières qu’il avait créées et le nouveau
gouvernement ayant établi des lois d’avant-garde. Par un décret spécial, les
Fedays furent invités à Mouch. La troupe des Haïdouks se rendit sans armes
sous la direction de Roupen. Partout retentissaient des cris d’allégresse.
Selon la loi de « liberté » avaient pris fin le statut d’infériorité des
Arméniens, les coups, les insultes, les saccages, les pillages et le mépris.
Quiconque se conduisait de cette façon s’exposait aux sanctions les plus
sévères, même à la pendaison. Les deux peuples éprouvaient la même totale
confiance. Les Arméniens avaient reçu le droit de s’exprimer librement, de
choisir et d’élire leurs représentants. Dans la vie de ces Arméniens
occidentaux, c’était une renaissance. Le Parlement nouvellement élu, lors de
sa première séance, établit une série de lois, parmi lesquelles l’admission
des Arméniens dans les rangs de l’armée ottomane.
Le Sultan Hamid était encore sultan de Turquie lorsque le 31 mars 1909, en
Cilicie, 30000 Arméniens furent massacrés. Le 9 avril, le sultan Hamid fut
détrôné et son frère aîné Muhamet Rechad monta sur le trône. Un nouveau
gouvernement fut placé à la tête du pays, composé d’Enver, de Talaat, Kemal
Nazim, qui considérèrent comme nulles les lois promulguées par le sultan
Hamid et créèrent les forces armées « bachibouzouks ». Paix, Egalité,
Fraternité, ce rêve séculaire du peuple arménien était devenu réalité. Les
comités centraux des deux partis arméniens Hentchag – Tachnag eurent alors
des relations très proches et amicales. De part et d’autre, les dirigeants
se réunissaient tous les jours à propos de la Constitution et prononçaient
de beaux discours patriotiques. Les dirigeants turcs et arméniens
s’invitaient mutuellement à des repas, des réjouissances, des visites des
rues, des villes et des institutions arméniennes. Les Arméniens
bénéficiaient de nombreuses autorisations, il s’occupaient même d’affaires
judiciaires, de contestations complexes. Le Révérand Mihran annonça la
nouvelle de la Première Guerre Mondiale. Le 3 août eut lieu l’éclipse de
soleil.
Le parent d’Enver Pacha, Servet Pacha était venu chercher tout ce dont
l’armée avait besoin, et cela avec des méthodes effrayantes et cruelles. Vis
à vis des Arméniens qui vivaient sous domination turque, la haine commença à
devenir plus profonde. La fureur ne se limitait pas aux troupes volontaires
arméniennes qui s’étaient jointes à l’armée russe et qui combattaient contre
les Turcs.
Dans le but d’attiser davantage la rage des Turcs contre les Arméniens, le
gouvernement publia une nouvelle affaire encore plus troublante, affirmant
que les soldats arméniens et les spahis servant dans l’armée, profitant
d’une occasion favorable lors des combats, abandonnaient le front,
s’enfuyaient, passaient du côté russe, trahissaient, transmettaient des
secrets, tournaient casaque et se battaient contre les Turcs. Ainsi
s’accumulèrent les vieilles rancunes et désirs de vengeance. La Turquie,
délimitée et dirigée par Talaat et Enver, décida, par l’épée et le feu, de
briser et déraciner du pays la population arménienne qui avait toujours été
soumise et l’avait fait prospérer. Il fut ordonné de désarmer les Arméniens
qui servaient dans l’armée turque, et de les réunir dans des bataillons
non-combattants. Les soldats de tous les corps d’armée durent rendre leurs
fusils et sortir des rangs, pour construire des routes, transporter des
fardeaux , former des groupes de travail et accomplir des tâches cruelles
dans le froid de l’hiver.
A partir du jour du début de la guerre, l’attitude du gouvernement turc
envers les Arméniens fut hostile et désespérante. Il considérait les
Arméniens comme des ennemis. . Et dans le village de Koms, les coups de feu
des fugitifs du moulin à eau dans l’incendie duquel 13 gendarmes avaient
trouvé la mort, allaient peser lourd sur le sort des Arméniens.
La nuit du 20 février, 80 représentants de 15 villages étaient invités à se
réunir dans le monastère apostolique Sourp Arakel pour réfléchir aux
préparatifs de leur autodéfense. Les habitants de Sassoun avaient 1500
fusils. Le 22 février, on entendit des coups de feu dans le monastère
apostolique.
Le 13 mars, le Cheik Hazret était au marché de Mouch, puis auprès de Servet
Pacha et Hadji Moussapeg.
Il siégea avec les dirigeants Jeunes-Turcs pour se concerter, et ils
décidèrent de massacrer les Arméniens.
Le 7 avril, entre le gouvernement turc et les Arméniens, ont commencé les
luttes inégales à Van.
Ahmed Pacha fut tué par des Fédays au cours des combats près de la chapelle
de la Sainte Vierge du monastère Sourp Arakel. Le Mutasserif de Sassoun,
Servet Pacha, dans son discours prononcé sur la tombe d’Ahmed Pacha, déclara
: « Ahmed, mon enfant, repose en paix, moi je jure sur ta tombe qu’autant
d’Arméniens doivent être tués que tu as de cheveux sur la tête ». Ce furent
les dernières paroles et le dernier serment sortis du fond du cœur du
Mutesserif Pacha plein d’impatience et de désir de vengeance. Il n’allait
jamais oublier ce saint serment qu’il allait réaliser dans un proche avenir.
Le 22 avril 1915, les Kurdes se précipitèrent sur les Alivans arméniens de
Sassoun et, brisant tout, près de mille homme armés de Sametz, de Mouser, de
Bakran, sous le commandement d’Avtul Aziz, entreprirent leur expédition sur
les 20 villages de Psank.
Ils commencèrent à tuer sauvagement et à piller les Arméniens. Ceux-ci,
désarmés, après avoir essayé brièvement de résister, et ne pouvant supporter
une telle force, laissèrent tout ce qu’ils avaient pour sauver leur vie.
Femmes et enfants s’enfuirent dans les montagnes. Les Kurdes se
précipitèrent, mirent le feu et saccagèrent tout le village. Une partie des
villageois, 150 hommes, femmes et enfants, n’ayant pas trouvé moyen de se
sauver, entrèrent dans le monastère Komats sous la protection du Père Stépan
Vartabed et du propriétaire du troupeau du village Aghtché, et s’y
réfugièrent.
Avtul Aziz, ayant compris que les Arméniens étaient là, s’approcha avec ses
Kurdes, entoura le monastère et continua la lutte interminable. Les Kurdes
n’arrivaient pas à entrer dans l’enceinte du monastère, mais par contre ils
réussirent à couper l’eau des canalisations qui débouchaient à l’extérieur,
pour obliger les Arméniens à se rendre.
Pendant presque quinze jours, les Arméniens furent privés d’eau et furent
plongés dans un grand désespoir. A cette occasion, une femme kurde, du nom
de Sossé, connue à Aghtché, ayant appris qu’on avait coupé l’eau aux
Arméniens assiégés, est allée la nuit en secret et a ouvert les vannes de la
conduite qui aboutissait au monastère. Cet événement imprévu causa une
grande surprise chez les Arméniens et fit régner une immense joie. Jusqu’au
matin, ils remplirent d’eau tous les seaux et récipients.
A l’aube, les Kurdes s’aperçurent de l’ouverture, et la refermèrent. Les
Arméniens, assiégés, coupés de toute communication avec l’extérieur,
luttèrent et se défendirent pendant un mois ; mais à la fin, quand ils
s’aperçurent que la situation empirait, et qu’il n’y avait plus aucun espoir
d’être délivrés, avec l’aide du révérend Père et d’un jeune homme nommé
Aghtchen Sahag, réussirent à sortir du monastère par un passage secret
purent ainsi faire parvenir une lettre à Antog, dans laquelle ils
décrivaient leur pénible situation et priaient les habitants soit de leur
venir en aide le plus vite possible, soit de leur donner des conseils
d’insoumission. Roupen répondit par courrier qu’il ne pouvait pas les aider
mais qu’il n’y avait désormais plus de raison de rester là, par conséquent,
si vous trouvez moyen de sortir immédiatement du monastère, venez vous
joindre à nous.
Après avoir été assiégés pendant 30 jours, les Arméniens, une nuit,
franchirent l’enceinte et tous ensemble s’enfuirent vers les rochers de
Dalvorig et de là au mont Antog.
Les Kurdes se battaient entre eux pour s’emparer des biens et du bétail des
Arméniens. Ils luttaient pour tuer les Arméniens et arriver avant les autres
pour piller leurs biens.
A partir du 2 mai, les « Achirats » de Khiyan et de Patkan, dans le village
de Parka, sous la direction du Mutur l’Agha Souleyman le Borgne, se
précipitèrent tous les jours sur les villages de Dalvorig dans le but de
s’emparer de l’Antog, de faire fuir les Arméniens qui s’y étaient réfugiés,
et enlever le butin. Mais ayant subi des pertes, ils ne purent s’en
approcher…


Source :
http://www.cilicia.com/armo_book_testimony-testimony.html
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