CHAPITRE XXVIII
NOUVELLE PROPOSITION DE PAIX D'ENVER.
ADIEU AU SULTAN ET A SON EMPIRE

L'insuccès de mes démarches en faveur des Arméniens m'avait rendu la Turquie odieuse et je ne pouvais plus supporter de rencontrer chaque jour des hommes que, malgré leur empressement et leur humeur gaie et conciliante à mon égard, je voyais encore couverts du sang de près d'un million de créatures humaines. S'il eût été en mon pouvoir de faire davantage, soit pour mes compatriotes, ou les résidents ennemis, ou les peuples persécutés de l'Empire, je serais volontiers resté ; mais la situation des Américains et des Européens était plus rassurante et, quant aux races asservies, j'étais à bout de ressources pour les défendre utilement. De plus un grand événement se préparait aux états-Unis qui, à mon avis, devait avoir une influence considérable sur l'avenir du monde et de la démocratie : les élections présidentielles. Je sentais que rien n'était plus important, en fait de politique internationale, que la réélection du Président Wilson, que tout me commandait d'y aider et que, par conséquent, je perdais dans cette partie éloignée du globe un temps infiniment précieux.

J'avais d'ailleurs une autre raison d'ordre pratique de retourner dans mon pays ; c'était de donner de vive voix, au Président et au Département d'Etat, des renseignements puisés aux meilleures sources sur la situation européenne. Il était particulièrement important d'exposer, à qui de droit, les dernières suggestions de paix, car, vers la fin de 1915 et au commencement de 1916, c'était le principal sujet des conversations à Constantinople. Enver Pacha me priait d'intercéder auprès du Président pour qu'il mît fin à la guerre, disant que les Turcs étaient las de se battre, et que leur salut dépendait d'une paix rapide.

J'ai déjà dépeint la situation telle qu'elle se présentait quelques mois après la déclaration de guerre, mais vers la fin de 1915 elle était infiniment plus précaire. En outre, la Turquie, en décidant la déportation et le massacre des populations soumises à son joug, en particulier des Arméniens et des Grecs, avait signé sa propre condamnation au point de vue économique ; ces peuples, comme on sait, avaient développé les industries, les finances, ainsi que l'agriculture du pays ; et le crime commentait à faire sentir ses conséquences matérielles; les terres restaient en friches,des milliers de paysans mouraient de faim, les revenus de l'état s'étaient amoiudris, attendu que les Arméniens et les Grecs étaient les plus forts contribuables et que la plupart des ports turcs étant bloqués, les droits de douane ne rentraient plus. Le simple fait que la Turquie recevait juste assez d'argent pour payer l'intérêt de sa dette publique, sans parler des dépenses ordinaires et des frais de guerre, peut donner une idée de l'imminence de sa banqueroute ; elle avait donc raison de désirer une paix immédiate. Enfin, Enver et ses associés redoutaient une révolution si la guerre ne cessait bientôt. Ainsi que je l'écrivis alors à Washington : « Ils sont prêts à tout pour conserver leur autorité ».

Toutefois, je ne pris guère au sérieux les sollicitations d'Enver en faveur de la paix : « Parlez-vous pour vous-même et votre parti, lui demandai-je, ou parlez-vous également au nom de l'Allemagne ? Je ne puis soumettre une proposition de votre part, si vos alliés ne sont pas d'accord avec vous. Les avez-vous consultés?

- Non, répondit Enver, mais je sais ce qu'ils pensent.

- Ce n'est pas suffisant, répliquai-je, vous feriez mieux de communiquer avec eux par l'intermédiaire de leur ambassadeur. Je ne tiens pas à faire une démarche qui ne soit pas appuyée par tous les membres de l'alliance turco-austro-allemande.

Il objecta qu'il ne jugeait pas nécessaire d'en parler au représentant de Guillaume II et que d'ailleurs il s'apprêtait à partir pour Orsova, ville de la frontière bulgaro-roumaine, où il devait avoir une entrevue avec Falkenhayn, à à cette époque, chef d'état-major. C'était, ajouta-t-il, un personnage important avec lequel il discuterait la question de la paix.

- Pourquoi croyez-vous que le moment soit choisi pour semblable discussion ? demandai-je.

- Parce que, dans deux semaines, nous aurons complètement anéanti la Serbie, et que les Alliés seront alors décidés à entamer des pourparlers; le but de ma visite à Falkenhayn est de terminer des arrangements en vue de l'invasion de l'Egypte. De plus, nous comptons que la Grèce se mettra de notre côté d'ici peu de temps ; nous préparons déjà l'expédition de quantités considérables de vivres et de fourrage à son intention; et comme la Roumanie se joindra à nous fatalement, nous aurons donc un million de troupes fraîches. Nous recevrons d'Allemagne, dès que la voie ferrée directe sera en exploitation, tous les canons et munitions nécessaires. Voilà, en résumé, pourquoi le moment est favorable à des propositions de paix.

Je me bornai à demander au Ministre de la Guerre d'en conférer avec Falkenhayn et de me faire part du résultat. Cette conversation vint, je ne sais comment, à la connaissance de l'Ambassadeur allemand, le comte Wolf-Metternich, qui me rendit immédiatement visite. Il tenait à me convaincre de l'inutilité de discuter les questions suivantes : l'Allemagne n'abandonnerait jamais l'Alsace-Lorraine et elle insisterait sur le retour de toutes ses colonies. Je répliquai qu'il n'était pas en effet opportun de parler de paix, avant que l'Angleterre eût la première remporté quelque grande victoire.

- Cela se peut, répondit le comte ; mais n'allez pas croire que l'Allemagne laissera à sa rivale un tel avantage, simplement pour la disposer à la paix. D'ailleurs, vous vous trompez, la Grande-Bretagne a déjà remporté d'assez gros succès. Examinez ce qu'elle a fait : elle a consolidé indiscutablement sa suprématie maritime, anéanti le commerce allemand, sans perdre un pouce de son territoire, et acquis même de nouvelles possessions immenses, telles que Chypre, l'Egypte, toutes nos colonies et encore une grande partie de la Mésopotamie. Quelle erreur de dire qu'elle n'a rien gagné dans cette guerre !

Le ler décembre, Enver vint à l'ambassade américaine me communiquer les résultats de son entrevue avec Falkenhayn; le chef d'Etat major allemand convenait que son pays entamerait volontiers des pourparlers de paix, mais qu'il ne pouvait établir ses conditions à l'avance, de peur qu'un tel acte ne fût considéré comme un signe de faiblesse de sa part. Une chose était cependant certaine : les Alliés obtiendraient des conditions beaucoup plus avantageuses en ce moment que plus tard. Enver m'apprit aussi que les Allemands étaient disposés à abandonner tout le territoire pris aux Français et presque toute la Belgique ; par contre, ils étaient entièrement décidés à démembrer la Serbie d'une façon définitive ; ils ne lui rendraient pas un pouce de la Macédoine et conserveraient même une partie de la vieille Serbie, si bien que cette nation serait plus petite qu'avant la guerre des Balkans, et disparaîtrait en tant qu'Etat indépendant. La signification de tout cela était claire ; l'Allemagne avait atteint son principal but de guerre : relier directement Berlin à Constantinople et l'Orient, soit la réalisation de la Mittel-Europa pan-germanique. Elle consentait à restituer les territoires envahis du nord de la France et de la Belgique, à condition que l'Entente lui permît de garder ses conquêtes orientales. La proposition de Falkenhayn ne différait donc pas beaucoup de celle que Berlin fit plus tard vers la fin de 1916. Cette entrevue, telle qu'elle me fut rapportée, prouve qu'il n'y avait à espérer aucune modification aux plans primitifs du Kaiser.

Rien ne faisait donc prévoir la cessation prochaine des hostilités, et, estimant nécessaire d'exposer ces faits au Président, je demandai à cet effet un congé à Washington, qui me fut accordé.

Je fis ma visite d'adieu à Enver et à Talaat, le 13 janvier. Tous deux étaient d'excellente humeur ; au cours de la conversation, nous vînmes naturellement à rappeler les grands événements qui s'étaient déroulés en Turquie et dans le monde, depuis ma première rencontre avec eux, deux ans auparavant. Ils n'étaient que des aventuriers, arrivés au pouvoir par l'assassinat et l'intrigue et que tenaillait la crainte d'une autre révolution, capable de les replonger dans l'obscurité ; mais ils étaient les souverains maîtres de l'Empire ottoman, alliés à la puissance militaire alors la plus forte du monde, et les vainqueurs, du moins le pensaient-ils, de la flotte britannique. Ils étaient à ce moment à l'apogée de leur triomphe, les Alliés venant d'évacuer deux semaines auparavant les Dardanelles ; l'un et l'autre envisageaient avec confiance l'avenir.

- On assure que vous rentrez chez vous dépenser beaucoup d'argent à réélire votre Président, me dit Talaat (allusion plaisante à mon rôle d'administrateur des finances du Comité National Démocratique). Vous avez tort, pourquoi ne restez-vous pas ici ? et ne nous donnez-vous pas cet argent ? il nous serait plus utile qu'à vous ! Nous espérons que vous reviendrez bientôt, ajouta t il. Nous vous considérons presque comme un des nôtres ; nous avons vieilli ensemble ; vous êtes venu ici au moment de notre arrivée au pouvoir et, en vérité, nous nous demandons s'il nous sera possible de nous entendre aussi bien avec quelque autre personne. Nous avons appris à vous aimer, en dépit de nos différents, parfois assez aigus, mais vous nous avez toujours paru juste et nous respectons la politique américaine en Turquie, telle que vous l'avez représentée. Nous regrettons de vous voir partir, même pour quelques mois.

- Je suis sensible à vos aimables paroles, répliquai-je ; et puisque vous me flattez tant, laissez-moi profiter de vos bonnes dispositions. Voulez-vous me promettre de vous conduire envers les personnes dont j'ai la charge, avec autant de considération que si j'étais ici ?

- En ce qui concerne les missionnaires et professeurs des écoles et collèges américains, dit Talaat tandis que son collègue approuvait, nous vous promettons formellement qu'ils ne seront molestés en aucune façon ; ils peuvent continuer à travailler comme par le passé. Soyez tranquille à cet égard.

- Et les Anglais et les Français ? demandai je.

- Oh ! répondit Talaat, en riant, il se peut que nous nous amusions avec eux de temps à autre, mais ne vous inquiétez pas, nous en aurons soin.

C'est alors que, tout un connaissant l'inutilité de ma requête, pour la dernière fois j'abordai le sujet qui hantait mon esprit depuis tant de mois :

- Et les Arméniens ?

La gaieté de Talaat disparut instantanément ; ses traits se durcirent et ses yeux brillèrent du feu de la brute réveillée :

- A quoi bon reparler d'eux, dit-il avec un geste de la main, nous les avons liquidés, c'est fini.

Telles furent ses paroles d'adieu.

Le lendemain, je vis le Sultan ; toujours aimable et bon, tel que je l'avais connu deux ans auparavant, il me reçut sans façon, habillé à l'européenne, en civil. Il me pria de m'asseoir auprès de lui. Nous nous entretînmes environ vingt minutes, discutant entre autres les relations amicales de l'Amérique et de la Turquie. Il me remercia de m'être intéressé à son pays et exprima le désir de me revoir bientôt ; puis il traita de la guerre et de la paix :

- Tous les monarques désirent naturelle meut la paix, commença-t-il, aucun n'approuve les effusions de sang ; toutefois, il y a des moments où la guerre semble inévitable et bien que nous désirions arranger nos différends à l'amiable, il ne nous est pas toujours possible de le faire. Nous traversons une de ces périodes. J'ai dit à l'ambassadeur anglais que nous n'avions nulle envie de prendre les armes contre son pays, et je vous le répète. La Turquie devait protéger ses droits, la Russie nous attaquait ; il fallait nous défendre. Ainsi cette guerre ne fut pas préméditée, Allah l'a voulu, c'était le Destin.

J'exprimai alors le vou d'en voir bientôt la fin.

- Oui, répliqua Sa Majesté, nous aussi désirons la paix ; mais une paix qui garantisse l'existence de notre Empire. Je suis certain qu'une contrée civilisée et prospère comme la vôtre doit souhaiter la concorde universelle et elle devrait s'efforcer de la ramener de façon durable.

Un de ces arguments m'avait particulièrement frappé : « la Russie nous a attaqués » avait-il dit, et il était évident que ce vieillard naïf était sincère et ignorait la vérité, à savoir, que les navires de guerre turcs, commandés par des officiers allemands, avaient jeté la Turquie dans le conflit général en bombardant les ports russes; et au lieu de cela les leaders Jeunes Turcs lui avaient fait croire cette histoire que la Russie avait été l'agresseur ! Cette entrevue m'éclaira entièrement sur la manière dont le chef nominal de l'empire ottoman était informé des décisions de son gouvernement.

Talaat et Enver ne m'avaient pas fait leurs adieux, se proposant de me voir à la gare ; quelques minutes avant le départ du train, Bedri me rejoignit, le visage pâle et défait, m'apportant leurs excuses :

- Ils ne peuvent venir, dit-il, le Prince héritier vient de se suicider !

Je le connaissais bien ; je pensais l'avoir comme compagnon de voyage jusqu'à Berlin, où il était attendu, et sa voiture réservée était attachée au train. J'avais vu souvent Youssouf Izzeddin il m'avait invité plusieurs fois et nous avions passé des heures à parler des états-Unis et des institutions américaines, pour lesquelles il avait toujours manifesté un très grand intérêt, me disant à plusieurs reprises qu'il aimerait à introduire dans son pays certaines de nos idées gouvernementales. Le matin de notre départ pour l'Allemagne, on le trouva dans sa villa, gisant dans une mare de sang, les veines ouvertes. Youssouf était le fils d'Abdul Aziz qui avait été Sultan de 1861 à 1876 et qui, détail lugubre, avait mis fin à sa vie en s'ouvrant les veines, quarante ans auparavant. Le père et le fils étaient morts dans les mêmes circonstances. Les tendances ententophiles de ce dernier, son opposition à l'entrée en guerre de son pays aux côtés de l'Allemagne, et son antagonisme contre le Comité Union et Progrès, firent naître des soupçons. J'ignore les histoires qui circulèrent alors de bouche en bouche, et me rappelle simplement que le rapport médical conclut au suicide.

On l'a suicidé1, remarqua un Français avec esprit, quand on communiqua la version officielle.

Cette tragique nouvelle nous assombrit tous, tandis que le train s'ébranlait ; mais le voyage fut très intéressant. J'étais dans le fameux Balkanzug qui se rendait à Berlin pour la seconde fois seulement. Ma cabine portait le numéro 13; plusieurs personnes vinrent la voir, me disant, qu'à l'aller, on avait tiré sur le train et qu'une des fenêtres de mon compartiment avait été brisée.

Bientôt après, je découvris que l'amiral Usedom était du nombre de mes compagnons de voyage, Sa carrière avait été des plus brillantes ; entre autre il avait été capitaine du Hohenzollern, le yacht du Kaiser, ce qui le mit en relations amicales avec l'empereur. La dernière fois que je l'avais rencontré, c'était au cours de ma visite aux Dardanelles, où il avait été inspecteur général des défenses ottomanes. Dès que nous eûmes renoué connaissance, l'amiral commença à parler de l'attaque avortée des Alliés, et ne dissimula point les craintes qu'il avait eues alors de la voir réussir.

- Plusieurs fois, dit-il, nous crûmes que les Anglo-Français étaient sur le point de passer et nous en étions tous désolés et découragés. Nous avons une grande dette de reconnaissance envers l'héroïsme des Turcs et leur bonne volonté à sacrifier un nombre illimité de soldats. Le danger est passé maintenant, et notre tâche de ce côté-ci est finie.

L'amiral était d'avis que le débarquement britannique avait été mal combiné, mais faisait l'éloge de la retraite habile des alliés. J'eus encore quelques explications sur l'attitude allemande, quant aux massacres arméniens. Usedom n'essayait ni de justifier, ni de blâmer les Turcs, discutant la question avec un calme imperturbable, comme un simple problème militaire, et on n'aurait jamais cru à l'entendre qu'il s'agissait de millions de vies humaines ! Il dit franchement que les Arméniens étaient gênants, un obstacle au succès allemand et qu'il avait été par conséquent nécessaire de les éloigner, tout comme des meubles inutiles ; il en parlait aussi tranquillement que s'il eût été question de démolir un rang de maisons, pour bombarder une ville !

Pauvre Serbie ! Tandis que le train filait à travers ses vallées dévastées, j'eus l'image de ce que la guerre lui avait coûté ; pendant deux ans, elle s'était défendue seule, presque sans assistance, essayant d'arrêter l'impétuosité conquérante du Pangermanisme, de même que pendant trois siècles elle s'était élevée en rempart contre les assauts turcs. La plupart des fermes étaient abandonnées, enfouies sous les mauvaises herbes, remplies de débris de toutes sortes, souvent sans toiture, parfois complètement rasées.

Quand nous traversions une rivière, nous pouvions voir les restes d'un pont qu'on avait fait sauter à la dynamite ; - aussitôt remplacé d'ailleurs par les Allemands. Nous aperçûmes des femmes et des enfants, en haillons, presque morts de faim, mais peu d'hommes, car tous avaient été tués ou se trouvaient encore dans les rangs de la petite armée serbe, toujours debout et vaillante. De nombreux trains chargés de soldats allemands nous dépassèrent ou nous arrêtèrent aux aiguillages. Leur vue seule suffisait à expliquer la misère et les ravages des paysages environnants!

suite

1) En français dans le texte.