CHAPITRE XXII
RETOUR DU TURC AU TYPE PRIMITIF

La retraite de la flotte alliée, qui combattit aux Dardanelles, eut des conséquences que l'on ne soupçonne même pas encore complètement; l'une des plus importantes fut d'isoler l'Empire turc des nations d'Europe, à l'exception de l'Allemagne et de l'Autriche. L'Angleterre, la France, la Russie, l'Italie, qui pendant un siècle l'avaient tenu en tutelle perdirent par là tout moyen d'influence ou de contrôle. Par contre les Turcs s'apercevaient qu'une série d'événements prodigieux venaient de les transformer en nation libre, eux les opprimés de la veille. Enfin, après tant d'années de contrainte, il leur était permis de vivre conformément à leurs propres inclinations et de gouverner leurs peuples selon leur bon plaisir. La première manifestation de ce retour à l'existence nationale fut un drame qui, à ma connaissance, est le plus terrible de l'histoire universelle. La Nouvelle Turquie, affranchie de la surveillance occidentale, célébra sa renaissance en assassinant près d'un million de ses propres sujets.

J'aurais peine à exagérer l'effet que l'échec de la flotte alliée produisit sur les Ottomans ; ils estimèrent avoir remporté la victoire décisive; pendant plusieurs siècles, disaient-ils, la flotte britannique avait été la reine des mers et c'étaient eux qui lui infligeaient aujourd'hui ses premiers grands revers. Dans leur orgueil, les leaders jeunes turcs voyaient déjà la résurrection intégrale de leur pays; celui-ci, que menaçait la décadence, recommençait soudain une existence nouvelle et glorieuse. Fiers et arrogants, ils osèrent regarder de haut le peuple qui leur avait enseigné la guerre moderne, ils se montraient extrêmement irrités quand on leur rappelait qu'ils devaient aux Allemands une partie de leurs succès.

« Pourquoi estimerions-nous avoir des obligations envers eux ? me disait Enver ; qu'ont-ils fait pour nous, en comparaison de ce que nous avons fait pour eux ? Ils nous ont prêté un peu d'argent, nous ont envoyé quelques officiers: c'est vrai ; mais considérez nos services ! Nous avons vaincu la flotte britannique, chose impossible aux Allemands et à aucune autre nation. Nous avons posté de puissantes armées au Caucase et y avons retenu de nombreuses troupes russes qui eussent pu être envoyées sur le front occidental. Nous avons également obligé l'Angleterre à maintenir des forces importantes en Egypte, en Mésopotamie, et, de cette manière, affaibli les contingents alliés en France. Non, les Allemands n'auraient jamais remporté leurs victoires sans nous ; le poids de la reconnaissance leur incombe entièrement. »

Les milieux officiels en Turquie partageaient cette conviction, qui ne tarda pas à exercer sa répercussion, tant sur la vie nationale que sur l'orientation de la politique. Le Turc est essentiellement fanfaron et lâche ; il est courageux comme un lion tant que les choses vont bien pour lui, mais rampant, vil et sans énergie, si les revers l'accablent. Maintenant que les hasards de la guerre favorisaient évidemment l'empire, un type entièrement nouveau m'apparaissait. L'Ottoman timide et craintif, cherchant son chemin avec précaution à travers les méandres de la diplomatie occidentale, et tâchant de profiter des divergences d'opinions des grandes puissances, fit place à un personnage arrogant, hautain, presque audacieux, orgueilleux, affirmant ses droits, résolu à vivre sa propre vie, et manifestant un mépris absolu pour les Chrétiens. J'assistai réellement à une transformation remarquable, au point de vue psychologique, - un exemple presque classique de retour au type primitif. L'individu en haillons, malpropre, du XXe siècle disparaissait, découvrant l'ancêtre du XIVe et du XVe siècles, celui qui, laissant sa forteresse asiatique, avait vaincu les peuples s'opposant à ses conquêtes, et avait fondé en Asie, en Afrique et en Europe un des plus vastes Empires que l'Univers ait connu. Pour apprécier à leur juste valeur ces nouveaux Talaat et Enver, ainsi que les événements qui se déroulèrent ensuite, il est nécessaire de comprendre le Turc, qui, sous Osman et son successeur, imposa au monde entier une puissante, mais destructive domination. Il faut concevoir que la base de sa mentalité est un profond mépris de toutes les autres races, combiné avec un orgueil insensé. Le terme courant par lequel il désigne le Chrétien est celui de « chien » ; expression qui, dans son esprit, n'est pas une simple figure de rhétorique ; il regarde actuellement ses voisins européens comme bien moins dignes de considération que ses propres animaux domestiques. « Mon fils, racontait fréquemment un vieux Turc, voyez-vous ce troupeau de porcs ? Il y en a de blancs, de noirs, de grands, de petits; ils diffèrent les uns des autres sous certains rapports ; pourtant ce sont tous des porcs. Ainsi en est-il des Chrétiens. Ne vous y trompez pas, mon fils ; ces Chrétiens peuvent porter de beaux vêtements, leurs femmes être très belles à regarder, avec leur peau blanche et magnifique ; beaucoup d'entre eux sont très intelligents et ils bâtissent des villes merveilleuses et créent, ce qui semble être, de grands états. Mais rappelez-vous que sous cet extérieur éblouissant, ils sont tous pareils, ils ne sont que des porcs. »

La plupart des étrangers ont l'impression que ce jugement est général. Le Turc peut être d'une politesse obséquieuse; on sent, instinctivement, qu'il regarde un Chrétien, même s'il est son ami, comme une chose impure. Tels sont les principes d'après lesquels, depuis des siècles, les Ottomans ont réglé leurs rapports avec leurs sujets asservis. Cette horde sauvage, descendue des plaines de l'Asie centrale comme une trombe, a submergé la Mésopotamie et l'Asie-Mineure, conquis l'Egypte, et pratiquement toute l'Afrique du Nord, puis a fondu sur l'Europe, écrasé les nations balkaniques, occupé une grande partie de la Hongrie et porté même les avant-postes de son Empire jusqu'au sud de la Russie. Autant que je puis en juger, les Turcs de cette période lointaine n'avaient qu'une seule grande qualité : le génie militaire ; ils furent de braves combattants fanatiques et tenaces, exactement comme le sont leurs descendants. Selon moi encore ils sont, dans l'histoire, l'illustration la plus parfaite du bandit politique, car ils n'ont jamais eu de civilisation propre. L'alphabet, comme l'art d'écrire, leur était inconnu; partant ils n'avaient ni livres, ni poètes, ni art, ni architecture ; ils n'édifièrent ni villes ni gouvernement régulier. Ne connaissant d'autre loi que celle de la force, ils ne furent ni agriculteurs, ni colons; ils n'étaient que des cavaliers barbares, des maraudeurs ; pour eux la victoire consistait à écraser des peuples qui leur étaient supérieurs et à les piller. Aux XIVe et XVe siècles, ils envahirent le berceau de cette civilisation moderne, qui a donné à l'Europe sa religion et, dans une large mesure, sa culture. A cette époque, plusieurs nations y jouissaient de la paix et de la prospérité. La vallée de la Mésopotamie abritait une importante et laborieuse population d'agriculteurs ; Bagdad était renommée par sa grandeur et ses richesses, Constantinople était plus peuplée que Rome ; la région balkanique, de même que l'Asie-Mineure, comptait plusieurs Etats puissants. Les Turcs s'abattirent sur eux comme une force destructive, irrésistible. En peu d'années, la Mésopotamie ne fut plus qu'un désert ; les grandes cités de l'est se virent réduites à la misère, et leurs habitants furent traités en esclaves. Et c'est de ces vaincus, qu'ils méprisent si ouvertement, qu'ils tiennent pratiquement tous les bienfaits de la civilisation dont ils jouissent depuis cinq siècles. Leur religion vient des Arabes ; leur langue a obtenu une certaine valeur littéraire, grâce à la contribution de quelques éléments perses et arabes ; ils écrivent d'ailleurs en caractères arabes; le plus beau monument architectural de Constantinople, la mosquée de Sainte-Sophie, était à l'origine une église chrétienne, et toute l'architecture turque est manifestement issue de l'art byzantin ; le mécanisme commercial et industriel est toujours demeuré aux mains des peuples asservis, Grecs, Juifs, Arméniens et Arabes. Les Turcs n'ont que de faibles notions de l'art ou des sciences européennes; ils ont fondé très peu de maisons d'éducation, et leur ignorance est notoire ; il en résulte que la misère et la saleté ont atteint chez eux un degré qu'on ne trouve dans aucune autre contrée. Les paysans vivent dans des cabanes fangeuses, n'ayant ni lit, ni chaise, ni table, pas même d'ustensiles pour manger leurs aliments, pas de vêtements, sauf les quelques loques insuffisantes qui couvrent leur «corps et qu'ils portent habituellement de longues années durant.

Avec le temps, les Turcs ont pu s'assimiler quelques-unes des idées de leurs voisins européens et arabes, mais une d'elle leur est toujours restée étrangère, c'est qu'un peuple vaincu ne soit pas réduit à l'esclavage. Quand ils prenaient possession d'un pays, ils y trouvaient une certaine quantité de chameaux, de chevaux, de buffles, de chiens, de porcs et d'êtres humains ; de tous ces êtres vivants, ils considéraient comme le moins important celui dont ils se rapprochaient physiquement le plus. Il devint proverbial chez eux de dire que la valeur d'un cheval, d'un chameau était bien supérieure à celle d'un homme ; ces animaux coûtaient de l'argent, tandis qu'il était facile de contraindre au travail les nombreux Chrétiens infidèles, qui peuplaient l'empire. Le nom habituel par lequel ils désignaient le Chrétien était rayah, qui signifie bétail. Il est vrai que les anciens sultans accordaient certains droits aux peuples conquis, ainsi qu'aux Européens ; en réalité, ces concessions reflétaient automatiquement le mépris dans lequel étaient tenus tous les non-musulmans. J'ai défini plus haut les « Capitulations », en vertu desquelles les étrangers avaient leurs propres tribunaux, prisons, administrations des postes et autres institutions. Ces privilèges ne furent pas accordés dans un esprit de tolérance, mais uniquement parce que les nations chrétiennes étaient considérées impures, et par conséquent indignes d'avoir aucun contact avec le système judiciaire et administratif de la Turquie; ce fut en application de ces principes, que les différents peuples conquis, tels que les Grecs et les Arméniens, furent répartis en « millets » distincts ou nations. L'attitude du gouvernement, à l'égard de ses sujets chrétiens est nettement caractérisée par les règlements qu'il leur imposa. Les maisons habitées par ces malheureux devaient être d'apparence modeste, leurs églises sans beffroi ; ils n'avaient pas la permission de monter à cheval, privilège réservé au noble musulman ; celui-ci au surplus avait le droit d'éprouver le tranchant de son sabre sur le cou des Infidèles !

Peut-on imaginer un grand état traitant de la sorte, en dépit du temps écoulé, des millions et des millions de ses propres sujets. Pendant des siècles, les Turcs vécurent comme de simples parasites aux dépens de ces laborieuses populations ; ils les taxaient jusqu'à les ruiner, leur volaient leurs plus belles filles qu'ils entraînaient de force dans leurs harems, prenaient par centaines de mille les jeunes garçons et les enrôlaient dans leurs armées. Je n'ai pas l'intention de décrire la servitude et l'oppression terrible qui régnèrent pendant cinq siècles; mon seul but est d'insister sur cette idée innée chez le Turc musulman, quant aux individus de race et de religion différentes des siennes, que ceux-ci ne sont pas des êtres humains indépendants, mais de simples esclaves, auxquels la vie peut être laissée tant qu'ils servent leurs maîtres, et qu'on a le pouvoir de faire disparaître impitoyablement dès qu'ils cessent d'être utiles. Cette conception est fortifiée par le mépris de l'existence et un plaisir intense à torturer autrui, penchants habituels aux nations primitives.

Telles étaient les caractéristiques morales du Turc, au temps passé de sa grandeur militaire ; depuis peu son attitude, vis-à-vis des étrangers et des peuples qu'il avait réduits à la servitude, s'était en apparence modifiée. Son propre déclin militaire et la facilité avec laquelle les nations infidèles avaient défait ses plus belles armées avaient forcé le fier descendant d'Osman à respecter au moins leur bravoure.

L'écroulement de l'Empire, depuis une centaine d'années, la création de nouveaux états tels que la Grèce, la Serbie, la Bulgarie et la Roumanie, et la merveilleuse évolution qui suivit l'émancipation du joug turc de ces pays, n'ont fait qu'augmenter la haine ottomane pour le mécréant ; mais ces événements ont contribué à révéler au vaincu sa valeur. Un grand nombre de Turcs fréquentèrent désormais les universités européennes, les écoles professionnelles, et devinrent des médecins, des chirurgiens, des jurisconsultes, ingénieurs et chimistes, selon les méthodes occidentales. Quel que pût être le mépris de ces individus plus cultivés pour leurs compagnons chrétiens, ils ne pouvaient nier que les plus belles choses en ce monde, temporel au moins, ne fussent les produits de la civilisation européenne et américaine. Et maintenant, une période de l'histoire moderne demeurée longtemps incompréhensible pour eux allait devenir l'idéal des plus intelligents, de ceux qui s'intitulaient les progressistes.

Ils commencèrent à parler subrepticement de « Constitution », « Liberté », « Gouvernement responsable » ; ils découvrirent que la Déclaration de l'Indépendance contenait des vérités applicables, même à l'Islam. Ces esprits audacieux conçurent le rêve de renverser le Sultan autocrate, et de substituer à son autorité incontrôlable un système parlementaire. J'ai déjà décrit l'éclosion et l'avortement du mouvement Jeune Turc, sous l'impulsion de chefs tels que Talaat, Enver, Djemal et leurs associés du Comité Union et Progrès ; ce que je veux souligner ici est que le succès eût présupposé une transformation complète de la mentalité turque, spécialement à l'égard des nations jadis conquises. Dans l'état réformé, les Grecs, les Syriens, les Arméniens et les Juifs ne devaient plus être regardés comme d'immondes Giaours ; ils auraient désormais des droits et des devoirs égaux. Des agapes générales saluèrent l'institution du nouveau régime ; des scènes de réconciliation délirante, dans lesquelles Turcs et Arméniens s'embrassèrent publiquement, signalèrent en apparence l'union des populations, jadis antagonistes. Payant de leur personne, Talaat et Enver par exemple, visitèrent des églises chrétiennes, se répandirent en actions de grâces pour le nouvel ordre de choses : on les vit dans les cimetières arméniens, versant des larmes sur les tombes des martyrs et leur promettant vengeance. Les prêtres arméniens, en retour, allèrent prier pour les Turcs dans leurs mosquées. Enver Pacha visita plusieurs écoles arméniennes, disant aux enfants que les vieux jours de luttes étaient passés à tout jamais, et que les deux peuples devaient à l'avenir être fraternellement unis. Il y avait des sceptiques que ces démonstrations faisaient sourire, tandis que la constatation du progrès réalisé portait les intéressés eux-mêmes à croire que le paradis terrestre était retrouvé.

Sous l'ancien régime, seul le maître musulman était autorisé à porter les armes et à servir dans l'armée ottomane; car le métier de soldat était trop viril et trop glorieux pour les méprisables Chrétiens. Désormais, les Jeunes Turcs les invitèrent à s'enrôler sous leurs bannières, sur le même pied d'égalité qu'eux-mêmes ; en effet ils combattirent comme officiers et comme soldats, dans les guerres italiennes et balkaniques, se faisant remarquer de leurs chefs par leur bravoure et leur adresse. Les Arméniens avaient en outre joué un rôle marquant dans le mouvement Jeune Turc; ils croyaient à la possibilité d'une Turquie constitutionnelle, et ils préféraient ce régime à la tutelle des grandes Puissances européennes, ou même à leur indépendance ; conscients de leur supériorité intellectuelle et industrielle sur les Turcs, ils espéraient prospérer dans l'Empire, si on leur reconnaissait un minimum de liberté, tandis que sous le contrôle européen ils pouvaient craindre la rivalité étrangère. La déposition du Sultan Rouge et l'établissement d'un système parlementaire leur donnaient pour la première fois, depuis des siècles, l'impression d'être des hommes libres.

Mais, comme je l'ai dit plus haut, toutes ces aspirations s'évanouirent comme un rêve. Longtemps avant la guerre européenne, la démocratie turque avait fait faillite. L'autorité du nouveau Sultan était plus qu'amoindrie, et l'ambition de régénérer la Turquie d'après des données modernes avait échoué ; les progressistes, pour tout résultat, n'avaient réussi qu'à s'emparer du pouvoir sous la direction de Taalat et d'Enver. Renonçant à leurs aspirations démocratiques, ces hommes les remplaçaient maintenant par une nouvelle conception nationale, qui consistait à ressusciter le Pan-Islamisme, lequel excluait l'idée d'un traitement égal de tous les Ottomans. J'ai appelé ceci une conception nouvelle; cependant elle n'était nouvelle que pour les individus qui présidaient, alors aux destinées de l'Empire, car c'était en réalité revenir au barbare idéal de leurs ancêtres. On vit bientôt que ces politiciens, qui parlaient de liberté, d'égalité, de fraternité et de constitution, n'étaient que des enfants répétant des phrases ; ils n'avaient employé le mot « démocratie » que pour arriver au pouvoir. Après cinq cents ans de contact intime avec la civilisation occidentale, le Turc demeurait exactement le même individu que celui qui émergea au Moyen Age des steppes de l'Asie; il s'obstina comme lui à organiser un état composé de quelques maîtres, ayant droit de vie et de mort sur une multitude d'esclaves. Bien que Talaat, Enver et Djemal appartinssent à de très humbles familles, ils adoptèrent les idées gouvernementales des anciens Sultans; on découvrit qu'une constitution théorique, et même de pieux pèlerinages aux églises et aux cimetières ne pouvaient déraciner le préjugé invétéré chez ce peuple nomade, qu'il n'y a dans le monde que deux espèces d'individus : le vainqueur et le vaincu. Quand le gouvernement turc abrogea les Capitulations et libéra ainsi le peuple de la domination des puissances étrangères, il se rapprocha tout simplement de son idéal pan-islamique. J'ai parlé des difficultés que j'eus avec les membres du Cabinet au sujet des écoles chrétiennes ; leur résolution d'anéantir celles-ci, ou du moins de les transformer en institutions nationales, n'était qu'un détail dans laréalisation de ce programme. Ils prétendirent que toutes les firmes étrangères ne devaient employer que du personnel indigène, insistant pour qu'elles congédiassent leurs commis, sténographes, ouvriers ou autres employés grecs, arméniens et juifs. Ils ordonnèrent aux maisons de commerce étrangères de tenir leur comptabilité en turc et j'eus de la peine à obtenir un compromis, permettant de le faire en français et en turc. Le gouvernement ottoman alla jusqu'à refuser de traiter avec les représentants du premier fabricant de munitions autrichien, si celui-ci ne s'associait pas avec un Turc. Leur xénophobie s'attaqua même au langage courant ; depuis des années les étrangers avaient adopté la langue française ; toutes les enseignes dans les rues étaient imprimées en français et en turc ; un matin, on découvrit avec étonnement que les indications françaises avaient été enlevées et que les noms des rues, la direction des transports en commun et autres avis publics, étaient indiqués dans ces bizarres caractères turcs, que très peu de personnes comprenaient. Ce changement provoqua une grande confusion, mais les autorités souveraines refusèrent de rétablir l'usage de la langue détestée. Non seulement les nouveaux maîtres de l'Empire revinrent aux conceptions barbares de leurs ancêtres, mais ils se portèrent à des extrémités devant lesquelles avaient reculé les prudents Sultans; ils n'avaient évidemment eu aucune considération pour les peuples conquis, mais reconnaissant leur utilité, ils ne dédaignèrent pas d'en faire leurs serfs : tundis que le Comité Union et Progrès, sous la direction de Talaat et Enver, résolut maintenant de les supprimer entièrement. Les anciens conquérants turcs avaient fait des Chrétiens leurs domestiques ; leurs descendants, ces parvenus, outrepassèrent leurs enseignements, .en décidant l'extermination en masse, le massacre des éléments non-musulmans, afin d'islamiser l'Empire.

Les premiers auteurs de ce projet politique ne furent pas Talaat et Enver ; l'homme qui le conçut, dans le principe, était l'un des plus grands monstres dont il ait jamais été fait mention, le Sultan Rouge, Abdul Hamid. Il monta sur le trône en 1876, à une période critique dans l'histoire de la Turquie. Au début de son règne, il perdit la Bulgarie ainsi que d'importantes provinces du Caucase, les derniers vestiges de sa souveraineté au Monténégro, en Serbie et en Roumanie, et toute autorité effective en Bosnie et Herzégovine. Depuis longtemps déjà la Grèce était devenue une nation indépendante, et les opérations qui devaient arracher l'Egypte au joug ottoman étaient entamées. Quand le Sultan lit l'inventaire de son héritage, il put facilement prévoir le jour où le reste de ses possessions passerait aux mains des Infidèles. D'où venait le démembrement du vaste Empire turc? La cause véritable, il est certain, est d'ordre moral ; mais aux yeux d'Abdul Hamid un seul fait fut évident : les Puissances européennes étaient intervenues en faveur des nations captives. De tous les nouveaux royaumes taillés dans les états du Calife, la Serbie - rappelons-le à son honneur éternel - est le seul qui ait conquis lui-même son indépendance ; la Russie, la France et la Grande-Bretagne ont libéré tous les autres.

Et ce qui était arrivé plusieurs fois pouvait encore se reproduire. Il restait, en effet, dans l'Empire ottoman une race assez forte pour aspirer virtuellement à l'autonomie. Le nord-est de l'Asie-Mineure, confinant à la Russie contenait six provinces dans lesquelles la population arménienne prédominait largement ; déjà sous Hérodote, cette contrée portait le nom d'Arménie; et ses habitants actuels passent pour être les descendants directs du peuple primitif qui la colonisa, il y a quelque trois mille ans. L'origine de ce peuple est si ancienne qu'elle se perd dans la fable et le mystère ; on a trouvé sur les collines rocheuses entourant la ville de Van, la plus grande cité arménienne, des inscriptions cunéiformes qui portèrent certains érudits - en petit nombre, je dois l'admettre - à identifier la race arménienne avec les Hittites de la Bible. Ce que l'on sait pertinemment toutefois, c'est que depuis des siècles cette race, est la plus civilisée et la plus industrieuse de la partie orientale de l'Empire ottoman. Descendant de leurs montagnes, les Arméniens se sont répandus dans les dominions du Sultan et forment un contingent important de la population de toutes les grandes villes. Partout ils sont appréciés pour leur zèle, leur intelligence, leurs moeurs décentes ; ils sont si supérieurs aux Turcs, intellectuellement et moralement, qu'une grande partie du commerce et de l'industrie est passée dans leurs mains, détenant ainsi avec les Grecs, toute la force économique de l'Empire. Convertis au christianisme dès le IVe siècle, ils établirent l'Eglise arménienne, qui est censée être le premier dogme d'Etat reconnu.

En présence de persécutions, surpassant en horreur tout ce que l'on a jamais rencontré ailleurs, ces populations se sont cramponnées à la foi de leurs pères, avec une ténacité remarquable. Pendant quinze cents ans, ils ont vécu dans leur patrie, petit îlot de Chrétiens environné de peuples arriérés, de religion et de race hostiles, et durant ce temps l'histoire des générations successives n'a été qu'un long martyre. Le territoire qu'ils habitent forme trait d'union entre l'Europe et l'Asie ; toutes les grandes invasions - des Sarrasins, des Tartares, des Mongols, des Kurdes et des Turcs - ont passé par leur paisible contrée. Ils furent ainsi depuis des siècles la Belgique de l'Orient. Pendant toute cette période, les Arméniens se considérèrent non comme asiatiques, mais comme européens. Ils parlent une langue indo-européenne; ethniquement l'on estimequ'ilsdescendent des doctes Aryens, et le fait que leur religion est celle de l'Europe les a toujours portés à tourner leurs regards vers l'ouest, espérant que de là leur viendrait un jour le secours qui les délivrerait de leurs tortionnaires.

Lorsqu'en 1876, Abdul Hamid avait examiné son domaine morcelé, il estima que le point menaçant était l'Arménie. Il s'imagina, à tort ou à raison, que ce peuple, comme les Roumains, les Bulgares, les Grecs et les Serbes, aspirait à restaurer son indépendance nationale, et il savait que cette ambition serait accueillie avec sympathie par l'Europe et l'Amérique. Le traité de Berlin, qui avait mis fin à la guerre turco-russe, contenait une clause accordant aux grandes puissances occidentales droit de protection sur les Arméniens. Comment supprimer un tel danger ?... Un gouvernement éclairé, en leur reconnaissant un minimum de liberté, en respectant leurs vies et leurs biens, ainsi que leurs droits civils et religieux, en eût sans doute fait des sujets pacifiques et loyaux. Mais nul Turc ne pouvait s'élever jusqu'à pareille conception politique. Au lieu de cela, Abdul Hamid décida que le problème ne pouvait être résolu que d'une seule façon : par la violence. L'extermination de deux millions d'hommes, de femmes et d'enfants, au moyen de massacres organisés et dirigés par l'Etat, lui apparut comme le seul moyen d'empêcher le morcellement futur de l'Empire.

Il y a aujourd'hui près de trente ans que la Turquie défie l'humanité par l'application de ce régime. En Europe et en Amérique, nous entendîmes parler de ces événements quand ils atteignirent des proportions particulièrement monstrueuses, comme en 1895-96 lorsque 200.000 Arméniens environ furent immolés. Pendant toute cette période, l'existence de ce peuple n'a été qu'un perpétuel cauchemar; les hommes furent assassinés et dépouillés, les femmes violées, les jeunes filles enlevées et forcées de vivre dans les harems turcs. Cependant Abdul Hamid ne réussit pas à mettre son dessin entièrement à exécution; eût-il agi à son gré, il eût massacré toute la nation dans une hideuse orgie; il le tenta en 1895, mais certains obstacles insurmontables se dressèrent devant lui, suscités par l'Angleterre, la France et la Russie. Emu par ces atrocités, Gladstone, alors âgé de quatre-vingt-six ans, quitta sa retraite ; il dénonça ces atrocités par de vigoureux discours, dans lesquels il traitait le Sultan de « grand assassin ». Le monde entier se souleva d'indignation et il devint évident que si le Commandeur des Croyants ne renonçait pas à ses procédés barbares, l'Angleterre, la France et la Russie interviendraient : il comprit que, dans ce cas, les débris de son patrimoine ayant survécu aux partages antérieurs, disparaîtraient. Ainsi lui fallut-il abandonner son entreprise satanique ; mais l'Arménie continua à endurer la lente agonie des persécutions impitoyables, Jusqu'à l'explosion de la guerre européenne., pas un jour ne s'est écoulé dans les vilayets arméniens sans qu'il ne fût marqué par des outrages ou des meurtres. Le régime Jeune Turc, malgré ses promesses de fraternité universelle, n'apporta aucun changement à cette cruelle situation. Quelques mois après les agrapes décrites précédemment, un des pires massacres eut lieu à Adana, dans lequel furent exterminées 35.000 personnes.

Et maintenant les Jeunes Turcs, qui avaient adopté un si grand nombre des idées d'Abdul Hamid, s'approprièrent aussi sa politique arménienne. Leur ardeur à islamiser la nation semblait demander logiquement l'extermination de tous les Chrétiens, - Grecs, Syriens, et Arméniens. Quelle que fût leur admiration pour leurs valeureux ancêtres, ils s'apercevaient aujourd'hui que ces grands guerriers avaient commis une lourde faute en négligeant, ainsi qu'il était en leur pouvoir de le faire, d'anéantir les populations chrétiennes. A leur avis, cette funeste erreur politique expliquait tous les malheurs qui avaient accablé la Turquie dans les temps modernes. Si les premiers conquérants, en s'emparant de la Bulgarie, avaient passé tous les Bulgares au fil de l'épée et peuplé le pays de Turcs musulmans, il n'y aurait jamais eu de problème bulgare et la Turquie n'eût pas perdu cette portion de son empire. De même, s'il; avaient exterminé tous les Roumains, les Serbes et les Grecs, les provinces occupées maintenant par ces races seraient demeurées parties intégrantes du domaine du Calife. Ils comprenaient l'étendue de la faute, mais aussi que l'on pouvait encore sauver quelque chose du désastre ; soit : anéantir tous les Grecs, Syriens, Arméniens et autres Chrétiens, transporter des familles musulmanes dans les maisons et fermes des victimes ; tout cela afin de sauvegarder ce qui restait de la Turquie.

Cette importante réforme n'exigerait pas la suppression de tous les vivants. Il suffirait de choisir les filles les plus belles et les plus saines, de les forcer à se convertir au mahométisme et à devenir les épouses ou concubines des fervents disciples du Prophète. Leurs enfants seraient donc des Musulmans, qui régénéreraient l'Empire comme autrefois les janissaires l'avaient fait. Ces jeunes Arméniennes représentaient un superbe type de femme et les Jeunes Turcs, dans leur intuition de barbares, estimaient que le mélange des deux races agirait sur l'ensemble de la population à la façon d'une expérience eugénique. Les jeunes garçons pourraient être confiés à des familles turques, qui les élèveraient dans l'ignorance de leur nationalité ; ceux-là aussi il importait de les conserver, car ils étaient le seul élément susceptible de former un contingent de valeur dans la nouvelle Turquie, dont s'élaborait la création. Par contre, la plus élémentaire précaution à prendre contre le développement d'une nouvelle génération d'Arméniens, consistait à tuer délibérément tous les hommes à la fleur de l'âge, par conséquent capables de produire l'espèce maudite. Les vieillards, hommes et femmes, ne présentaient pas grand danger pour l'avenir de la Turquie, car ils avaient déjà rempli leurs fonctions naturelles de la reproduction ; cependant s'ils devenaient gênants, on les sacrifierait aussi.

A l'inverse d'Abdul Hamid, les Jeunes Turcs pouvaient plus facilement mener à bien cette « sainte » entreprise ; la Grande-Bretagne, la France et la Russie s'étaient dressées sur le chemin de leur prédécesseur, obstacle qui aujourd'hui n'était plus à craindre. Les Jeunes Turcs, comme je l'ai dit, se croyaient vainqueurs des Grandes Puissances ; par conséquent, elles étaient incapables de s'immiscer dans leurs affaires intérieures ; une seule aurait eu le droit de soulever des objections, c'était l'Allemagne. Or en 1898, quand tout le reste de l'Europe retentissait des accusations de Gladstone et demandait l'intervention, l'Empereur Guillaume II était allé à Constantinople, avait rendu visite au « Sultan Rouge » et avait épinglé ses plus hautes décorations sur sa poitrine, en lui donnant l'accolade. Le même empereur, qui avait ainsi agi en 1898, était encore sur e trône en 1915 et était devenu l'allié de la Turquie. Pour la première fois au cours de deux siècles, les Turcs en 1915 avaient à leur merci leurs populations chrétiennes. L'heure était enfin venue de rendre la Turquie aux Turcs.

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