CHAPITRE XXI
MISE AUX ENCHÈRES DE L'ALLIANCE BULGARE

L'échec de la flotte alliée aux Dardanelles ne libéra pas définitivement Constantinople ; les Turcs et les Allemands, bien entendu, ressentirent un immense soulagement quand les escadres franco-anglaises appareillèrent, sans être toutefois rassurés, puisque la route de Constantinople, la plus directe, restait toujours accessible à l'ennemi.

Au début de septembre 1915, un des Allemands les plus influents de l'entourage gouvernemental m'expliqua longuement la situation, la résumant dans ces quelques mots : « Nous ne pouvons garder les Dardanelles, sans le concours militaire de la Bulgarie ».

Ceci signifiait que, si cette nation n'épousait pas la cause de la Turquie et des Empires Centraux, l'expédition de Gallipoli réussirait, Constantinople tomberait, l'Empire ottoman s'écroulerait, la Russie ressusciterait - en tant que puissance économique et militaire - et la guerre, dans une période relativement courte, se terminerait par la victoire de l'Entente. Il est probable que la neutralité bulgare aurait eu le même résultat. Ainsi peut-on dire sans exagération, qu'en septembre et octobre 1915, la durée de la guerre dépendait du tzar Ferdinand.

L'importance de ce fait est à ce point considérable qu'il n'est pas inutile, même maintenant, de la démontrer. Je prie mes lecteurs, afin de me suivre, de consulter la carte de cette partie d'Europe qui ne leur est pas très familière, celle des Etats balkaniques, telle qu'elle fut déterminée par le traité de Bucarest. Ce qui reste de la Turquie d'Europe n'est qu'une mince bande de territoire irrégulière, d'à peine cent milles à l'ouest de Constantinople, dont toutes les frontières confinent à celles de la Bulgarie. La principale ligne de chemin de fer, menant à l'Europe occidentale, part de Constantinople, et court à travers la Bulgarie, en passant par Andrinople, Philippopoli, et Sofia. A ce moment, la Bulgarie pouvait lever une armée de 500.000 hommes, bien instruite et complètement équipée qui, en marchant sur l'ancienne Byzance, n'aurait pratiquement rencontré aucun obstacle sur sa route. La Turquie possédait, elle aussi, une armée importante, mais qui était alors engagée à combattre les forces alliées aux Dardanelles et les Russes au Caucase ; avec une Bulgarie hostile, elle ne pouvait obtenir de l'Allemagne ni troupes ni munitions. Elle risquait d'être complètement isolée, et sous les coups de sa puissante voisine de disparaître comme force militaire et comme Etat européen, après une très brève campagne. Je désire appeler particulièrement l'attention sur ce chemin de fer, car il représentait au fond l'un des buts de guerre de l'Allemagne. Après avoir quitté Sofia, il traverse le Nord-Est de la Serbie, passant par les stations les plus importantes de Nich et de Belgrade. De ce dernier point, il franchit la Save, et plus loin le Danube, puis poursuit sa course vers Budapest, Vienne et Berlin. Toutes les opérations militaires qui furent conduites dans les Balkans en 1915-1916 eurent en réalité pour objectif la possession de cette route. Une fois qu'elles tiendraient cette ligne, la Turquie et l'Allemagne ne seraient plus séparées ; économiquement et militairement, elles deviendraient une unité. Les Dardanelles, comme je l'ai décrit, étaient l'anneau qui reliait la Russie à ses alliés : ce passage fermé, l'écroulement de la Russie suivit rapidement. La vallée de la Morava et de la Maritza, avec cette voie ferrée, constituait pour la Turquie une sorte de Dardanelles terrestres ; était-elle en sa possession, elle lui donnait accès auprès de ses alliés ; la vallée passait-elle au pouvoir de ses ennemis, l'Empire ottoman tombait en ruines. Or cet avantage ne pouvait être assuré aux Turcs et aux Allemands que si la Bulgarie embrassait leur cause ; dès ce moment le tronçon de chemin de fer, qui s'étendait jusqu'à la frontière serbe, pourrait immédiatement être utilisé, et la conquête de la Serbie s'ensuivrait inéluctablement et ceci donnerait le chaînon, rattachant Nich à Belgrade, aux Puissances Centrales. Ainsi l'alliance bulgare ferait de Constantinople un faubourg de Berlin, mettrait toutes les ressources de Krupp à la disposition de l'armée ottomane, ferait échouer l'attaque alliée à Gallipoli, et poserait les assises de cet Empire d'Orient qui, depuis quarante ans, était le but suprême de la politique allemande.

Ceci illustre la signification des paroles de mon Allemand quand, au début de septembre, il prétendait que « sans la Bulgarie, nous ne pouvons garder les Dardanelles ». Tout le monde le comprend clairement aujourd'hui, d'où la croyance générale que l'Allemagne avait contracté cette alliance avant la déclaration de la guerre. Je ne possède pas de renseignements à ce sujet. Que le tzar Ferdinand et le Kaiser aient arrangé cette coopération au préalable n'est pas invraisemblable. Mais ne commettons pas l'erreur de penser qu'ainsi la question était réglée, car les expériences des dernières années nous montrent que les traités ne sont pas toujours observés. Qu'il y ait eu accord ou non, je sais que les fonctionnaires turcs et les Allemands ne considéraient nullement comme un ait accompli que la Bulgarie prendrait leur parti; dans leurs conversations avec moi, ils trahissaient au contraire une appréhension excessive quant à sa décision, et à un certain moment, tous craignirent de la voir opter pour l'Entente.

Je fus mis personnellement, une première fois, au courant des négociations bulgares à la fin de mai ; M. Koloucheff, m'informa-t-on, avait fait savoir au Robert Collège que les étudiants bulgares ne pourraient rester à Constantinople jusqu'à la fin de l'année scolaire, mais devraient regagner leur foyer le 5 juin. Le Lycée de Jeunes filles avait également été avisé que toutes les jeunes filles bulgares auraient à retourner chez leurs parents à la même date. Ces deux institutions comptaient parmi leurs élèves beaucoup de jeunes Bulgares, dont la plupart représentait l'élite de leur pays ; c'est en réalité par l'intermédiaire de ces collèges que les Etats-Unis et la Bulgarie ont noué d'amicales relations. Mais c'était la première fois que ceci arrivait. Chacun discutait la signification de cette mesure ; elle apparaissait clairement. L'unique sujet de conversation était alors la Bulgarie. Prendrait-elle part à la guerre ? si oui, à quel parti lierait-elle sa fortune ? Un jour, on rapportait qu'elle se joindrait à l'Entente ; le lendemain, qu'elle avait résolu de s'allier aux Empires centraux. L'opinion courante était qu'elle monnayait son concours des deux côtés, recherchant les conditions les plus avantageuses. Au cas toutefois où elle eût penché en faveur de l'Entente, il n'était pas désirable que certains de ses sujets fussent abandonnés en Turquie. Les jeunes gens et jeunes filles fréquentant les collèges américains appartenaient presque tous à de grandes familles - une des élèves était la fille du général Ivanoff, chef des armées bulgares dans les guerres balkaniques - il était naturel que leur gouvernement veillât à leur sécurité.

La conclusion, presque unanimement tirée, était que la Bulgarie prenait le parti de l'Entente ; la nouvelle s'en propagea rapidement dans la ville et fit spécialement impression sur les Turcs. Le Dr Patrick, président du Collège de Constantinople, convia hâtivement ses élèves bulgares à une réunion de fin d'année, à laquelle j'assistai. Ce fut une triste assemblée, rappelant plutôt un enterrement que la fête habituelle. Je trouvai les jeunes filles dans un état de nerfs presque maladif; elles croyaient toutes que la guerre était imminente et qu'on les expédiait chez elles, uniquement pour les empêcher de tomber aux griffes des Turcs. Elles me firent si grand'pitié que nous les emmenâmes à l'ambassade américaine, où nous passâmes tous une soirée charmante. Après le dîner, nos jeunes hôtesses ayant séché leurs larmes, nous firent entendre un grand nombre de leurs belles chansons nationales, et ce jour, dont l'aube s'était levée si tristement, se termina gaiement. Le lendemain, elles prenaient toutes le chemin du retour.

Quelques semaines plus tard, le ministre bulgare me raconta que le gouvernement avait rappelé les étudiants, dans un but purement politique. Il n'y avait pas alors de probabilité immédiate de guerre, dit-il ; mais il fallait faire comprendre à l'Allemagne et à la Turquie qu'une alliance avec l'Entente était toujours possible ; comme nous nous en doutions tous, le cabinet de Sofia la mettait pour ainsi dire « aux enchères ». La situation tenait tout entière dans l'attribution à la Bulgarie de la Macédoine ; Koloucheff lui-même l'affirmait hautement. Dans nos entretiens, il se faisait l'écho de l'opinion publique de son pays, soutenant que celui-ci avait loyalement gagné cette province dans la première guerre balkanique, que les Puissances avaient injustement permis qu'il en fût dépouillé, que la Macédoine était bulgare ethniquement, aussi bien que par sa langue et ses traditions, et qu'il n'y aurait pas de paix durable dans les Balkans tant qu'elle ne serait pas restituée à ses possesseurs légitimes. Or le tzar Ferdinand exigeait plus qu'un engagement, exécutable après la conclusion de la guerre; il demandait l'occupation immédiate; ceci accompli, il joindrait ses forces à celles de l'Entente. Il y avait deux gros enjeux dans la partie qui se jouait alors aux Balkans, l'un était la Macédoine réclamée par la Bulgarie, et l'autre Constantinople, dont la Russie était résolue à s'emparer. La première se montrait toute disposée à ce que la seconde eût Constantinople, si elle-même avait l'assurance d'obtenir la Macédoine.

On donnait à comprendre que le Grand état-Major bulgare avait des plans tout prêts pour la prise de Constantinople, et qu'il les avait soumis à l'Entente ; d'après ce programme, une armée bulgare de 300.000 hommes mettrait le siège devant Constantinople vingt-trois jours après la mobilisation des troupes. Mais des promesses relatives à la Macédoine ne suffisaient pas ; le gouvernement bulgare en réclamait la mise à exécution préalable. Il reconnaissait les difficultés de la position des Alliés, et savait bien que la Serbie et la Grèce ne renonceraient pas volontairement à la Macédoine; il ne pensait pas davantage que les Alliés oseraient leur reprendre ce pays de force. Dans ce cas, il estimait possible que la Serbie fît une paix séparée avec les Puissances centrales. D'autre part, il s'opposerait à ce que la Serbie reçût la Bosnie et l'Herzégovine, en compensation de la perte de la Macédoine, car une Serbie agrandie représentait pour lui un danger constant, en même temps qu'elle compromettait la paix future des Balkans. En conséquence, la situation était extrêmement difficile et compliquée.

Un des hommes les mieux informés en Turquie était Paul Weitz, le correspondant de la Frankfurter Zeitung, et dont les fonctions dépassaient celle d'un simple journaliste. Weitz avait résidé pendant trente ans à Constantinople, il possédait la connaissance intime des affaires turques, et était le confident et le conseiller de l'Ambassade allemande ; son rôle était actuellement presque diplomatique. Il avait réellement été l'un des agents les plus influents de la pénétration allemande en Turquie ; on disait couramment qu'approchant chaque personnalité de l'Empire turc, il pouvait l'apprécier à sa juste valeur et saurait comment en tirer parti. J'eus plusieurs entretiens avec lui au sujet de la Bulgarie, durant ces journées critiques d'août et du début de septembre. Il répéta maintes fois que ce n'était point certain qu'elle se joindrait à l'Allemagne. Cependant le 7 septembre, il vint me communiquer une nouvelle importante. La situation avait changé pendant la nuit. Le baron Neurath, le conseiller de l'Ambassade allemande à Constantinople, était allé à Sofia, et le résultat de sa visite était la signature d'un accord, par lequel la Bulgarie devenait l'alliée de l'Allemagne.

L'Allemagne, me dit Weitz, avait conquis la Bulgarie en faisant des concessions que l'Entente n'avait pas pu, ni voulu promettre ; elle lui avait assuré la possession immédiate d'une partie de ce qu'elle convoitait. La Serbie avait refusé de céder sur le champ la Macédoine à la Bulgarie ; la Turquie par contre, venait de livrer une portion de son Empire. Le territoire en question était, il est vrai, insignifiant, mais il possédait de grands avantages stratégiques et son abandon représentait pour la Turquie un réel sacrifice. La Maritza, à quelques milles au nord d'Enos, fait un coude, puis revient vers l'ouest, encerclant une étendue de 1.000 milles carrés environ, dans laquelle se trouvent les villes importantes de Demotica, Kara-Agatch, et la moitié d'Andrinople. Ce qui augmente la valeur de ce territoire, c'est qu'en outre il renferme près de cinquante milles de la voie ferrée reliant Dedeagatch à Sofia. On sait que cette ligne de chemin de fer, à l'exception des cinquante milles en question, est construite en territoire bulgare ; le modeste tronçon, qui s'allonge à travers la Turquie, coupe les communications de la Bulgarie avec la Méditerranée. Naturellement, la Bulgarie le convoitait ardemment, et la Turquie le lui remettait maintenant. Cette cession éclaircissait toute la situation balkanique et scellait l'alliance bulgare-turco-austro-allemande. En plus du chemin de fer, la Bulgarie obtenait la partie d'Andrinople située à l'ouest de la Maritza. Comme supplément, bien entendu, elle recevrait la Macédoine, dès qu'elle-même et ses alliés l'auraient occupée militairement. Je vois encore l'exultation de Weitz quand cet accord fut signé. « Tout est réglé, m'annonça-il ; la Bulgarie a décidé de faire cause avec nous. Les derniers arrangements ont été pris la nuit dernière à Sofia. »

Les Turcs aussi étaient grandement satisfaits; pour la première fois ils voyaient une issue à leurs difficultés. L'alliance bulgare, me dit Enver, les délivrait d'un immense souci. « C'est à nous, Turcs, m'expliqua-t-il, que revient l'honneur d'avoir amené la Bulgarie au côté des Puissances centrales. Elle ne serait jamais venue à notre aide, si nous ne lui avions pas cédé cette région. En la lui livrant immédiatement, avant la fin de la guerre, nous avons prouvé notre bonne foi. C'était très dur pour nous, naturellement, et surtout de renoncer à une partie de la ville d'Andrinople, mais cela en valait la peine; en réalité, nous avons troqué ce territoire en échange de Constantinople, car si la Bulgarie ne s'était pas jointe à nous, nous aurions perdu la capitale. Voyez de combien nous avons amélioré notre situation ! Il nous fallait immobiliser plus de 200.000 hommes à la frontière bulgare, en prévision d'une attaque possible de sa part. Nous pouvons maintenant les transporter dans la péninsule de Gallipoli, et nous opposer à l'expédition des Alliés. Le manque de munitions entravait fortement notre action aux Dardanelles ; mais la Bulgarie, l'Autriche et l'Allemagne vont faire une attaque commune contre la Serbie, qui mettra en quelques semaines cette nation entièrement à leur merci. Ainsi, nous aurons un chemin de fer direct entre Constantinople et les empires austro-allemand ; nous pourrons recevoir toutes les munitions dont nous avons besoin. Avec la Bulgarie de notre côté, aucune attaque par le nord ne peut être faite contre Constantinople ; nous avons édifié un rempart inexpugnable, qui nous défend de la Russie. Je ne nie pas que la situation ne nous ait causé beaucoup d'inquiétude ; nous craignions que la Grèce et la Bulgarie ne s'unissent, ce qui aurait entraîné la Roumanie. Dans ce cas, c'était la fin de la Turquie ; nous eussions été pris dans un étau. A présent, une seule tâche nous reste à accomplir : jeter à la mer les Anglais et les Français qui se trouvent aux Dardanelles ; disposant de tous les soldats et de toutes les munitions nécessaires, cela ne nous demandera pas longtemps. Nous avons abandonné ce morceau de territoire, parce que nous comprenions que c'était le moyen de gagner la guerre. »

Le résultat confirma, presque dans chaque détail, les prophéties d'Enver. Trois mois plus tard, la Bulgarie acceptait l'appât que lui offrait l'Allemagne, l'Entente admettait la défaite et relirait ses troupes des Dardanelles, et, par cette retraite, la Russie, virtuellement la force numérique la plus importante de l'Entente, le pays qui. bien organisé et approvisionné, lui eût assuré un triomphe rapide, disparaissait du théâtre de la guerre, en tant que facteur vital. Quand les Anglais et les Français quittèrent Gallipoli, ce puissant navire démâté, allant à la dérive, se débattait dans l'anarchie, la dissolution et la ruine.

Les Allemands célébrèrent ce triomphe selon leurs habitudes ; pour eux, le 17 janvier 1916 marqua une des dates importantes de la guerre. Il y eut de grandes réjouissances à Constantinople, car le premier express balkanique, ou comme l'appelaient les Allemands le Balkanzug, devait arriver dans l'après-midi ! La gare était pavoisée et fleurie, et toute la population allemande et autrichienne de Constantinople, y compris le personnel des ambassades, s'y trouvait assemblée pour assister à l'entrée du train. Quand il stoppa, au milieu de la foule, des milliers de "hochs" lancés par des gorges rauques le saluèrent.

Depuis ce 17 Janvier 1916, le Balkanzug a fonctionné régulièrement, entre Berlin et Constantinople, jusqu'en septembre 1918. Les Allemands le considéraient comme une ramification indispensable du nouvel Empire allemand, aussi durable que la ligne de Berlin à Hambourg !

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