CHAPITRE X
LA TURQUIE ABROGE LES CAPITULATIONS.
PROSPÉRITÉ SOUDAINE D'ENVER

Une autre question, en suspens depuis plusieurs mois, se greffait maintenant sur la situation internationale de la Turquie, celle des Capitulations, ou conventions internationales qui, depuis des siècles, avaient réglé la position des étrangers dans l'Empire ottoman. Celui-ci n'avait jamais été considéré sur le même pied d'égalité que les autres états européens et en réalité on ne le tenait point pour souveraineté indépendante, car ses lois et règlements douaniers différaient si radicalement de ceux de l'Europe et de l'Amérique, qu'aucun pays non musulman ne pouvait songer à y soumettre ses ressortissants ; aussi, dans de nombreuses circonstances, le principe d'exterritorialité avait il toujours prévalu en faveur des citoyens de contrées jouissant des droits dits de Capitulation.

Depuis nombre d'années, presque toutes les nations, y compris les états-Unis, possédaient leurs propres tribunaux et prisons consulaires pour juger et punir les crimes commis en Turquie par leurs nationaux. Les écoles étaient soumises, non à la législation et protection turques, mais à celles du pays qui les entretenait ; c'est ainsi que le Robert College et le Collège de Jeunes filles de Constantinople, ces magnifiques institutions érigées sur les rives du Bosphore par la philanthropie américaine, et des centaines d'établissements religieux de charité et d'éducation, se trouvaient pratiquement en territoire neutre et regardaient l'ambassade américaine comme leur refuge. Plusieurs contrées avaient leurs bureaux de postes particuliers, ne tenant pas à confier leur courrier à l'administration ottomane. En outre, la Turquie n'avait qu'un droit strict de taxation sur les produits étrangers, qu'il ne lui était pas possible d'augmenter sans le consentement des puissances étrangères; en 1914, elle ne pouvait percevoir que 11 % sur les importations, aussi négociait-elle pour obtenir au moins 14 %. L'Angleterre est communément regardée comme l'unique pays libre-échangiste; car on néglige ce fait que, par la limitation des droits de douane en Turquie, celle-ci est devenue, malgré elle, un disciple de Cobden. Elle était empêchée par là de développer aucune industrie ; au contraire, elle devait acquérir en Europe de grandes quantités d'articles de qualité inférieure. Depuis des années, les hommes d'état turcs protestaient contre ces restrictions, déclarant qu'elles constituaient une insulte à leur orgueil national et entravaient leurs progrès. Toutefois la convention était bilatérale et n'était modifiable qu'avec le consentement de tous les Etats contractants. Il est certain que le moment actuel, alors que l'Entente comme les Empires centraux ménageaient la Turquie, offrait une occasion précieuse pour opérer ce changement. Dès que les Allemands commencèrent leur poussée sur Paris, des rumeurs circulèrent disant que le gouvernement turc se proposait d'abroger les Capitulations. Le bruit courut que l'Allemagne y consentait comme prix du marché passé pour la coopération de la Turquie, et que l'Angleterre l'acceptait en reconnaissance de sa neutralité. Aucun de ces rapports n'était exact. Ce qui fut manifeste, toutefois, ce fut la panique que la simple idée de l'abrogation produisit parmi la population étrangère. La pensée d'être soumis aux lois du pays, peut-être d'en connaître les prisons, donna la chair de poule - et à bon droit.

Vers cette époque, j'eus un long entretien avec Enver ; il me demanda de venir chez lui, car il était alité, à la suite d'une légère opération chirurgicale, conséquence d'un orteil infecté. J'eus ainsi l'occasion de voir le ministre de la Guerre en famille 1, et de constater jusqu'où il s'était élevé. Sa maison, située dans un des quartiers les plus tranquilles et les plus aristocratiques de la ville, était un vieil édifice splendide, très grand et d'un travail très fini. J'eus à traverser une suite de quatre ou cinq salons, et comme je passais devant une porte, la princesse impériale, épouse d'Enver, l'entr'ouvrit et me regarda à la dérobée ; plus loin, une autre dame turque renouvela ce manège et, d'un coup d' œil rapide, enveloppa toute ma personne. On m'escorta ainsi jusqu'à une belle pièce, où Enver était étendu sur un canapé, vêtu d'un long peignoir en soie, qui laissait ses pieds à découvert, à l'extrémité du divan. Il paraissait bien plus jeune qu'en uniforme; et j'admirai l'aspect excessivement propre et soigné de sa personne, son visage pâle et doux, rendu plus frappant encore par ses cheveux noirs, ses mains blanches et fines, aux doigts longs et effilés. On lui aurait facilement donné moins de trente ans, et, en réalité, il n'était pas beaucoup plus âgé. Il tenait un violon dans la main, et un piano assez près de lui témoignait de ses goûts musicaux. La pièce était magnifiquement tapissée et contenait - détail bien caractéristique -une estrade sur laquelle était placée une chaise dorée : c'était le trône nuptial de l'épouse impériale d'Enver. En considérant l'étalage de ce luxe, je dois admettre que des pensées peu charitables me vinrent à l'esprit ; entre autres, je me souvins d'une question qui se posait alors généralement à Constantinople : d'où Enver tirait-il l'argent que supposait une semblable installation ? Il n'avait pas de fortune personnelle - ses parents étaient notoirement dans la misère - et son traitement de ministre du Cabinet ne s'élevait qu'à 8.000 dollars; sa femme touchait une modeste rente, en qualité de princesse impériale, et là se bornaient ses ressources personnelles; il ne s'était jamais occupé d'affaires, ayant été toute sa vie un révolutionnaire, un chef militaire et un homme politique. Et cependant il menait un train de vie supposant de larges revenus, et donnait par ailleurs d'autres preuves de grande et soudaine prospérité ; j'avais ainsi recueilli le bruit, colporté par toute la ville, d'importants placements en biens immobiliers.

Il m'avait fait venir pour discuter les Capitulations ; il m'annonça donc que le ministère avait décidé leur abrogation et il souhaitait connaître l'attitude des états-Unis, ajoutant que certainement un pays, qui avait lutté pour son indépendance comme le nôtre, sympathiserait avec l'effort de la Turquie pour secouer ses chaînes, et qu'ayant au surplus aidé le Japon à se libérer d'entraves similaires, nous devions nous faire le champion de sa Patrie : n'était-elle pas une nation aussi civilisée que le Japon ?

Je répondis que les états-Unis consentiraient peut-être à renoncer aux Capitulations, en tant qu'avantages économiques ; qu'à mon avis la Turquie devait détenir le contrôle douanier et être autorisée à imposer les étrangers dans la même mesure que ses propres sujets ; mais que tant que les tribunaux et prisons turcs conserveraient leurs règlements actuels, nous ne nous désisterions jamais de nos droits, quant à la Capitulation judiciaire. La Turquie réformerait d'abord sa juridiction pénale, puis quand la justice serait rendue conformément aux idées occidentales, on pourrait discuter la question. Enver me proposa alors la constitution de tribunaux mixtes, - en concédant qu'une partie des juges serait désignée par les Etats-Unis.

Je lui fis remarquer que les juges américains ne connaissant ni la langue ni la législation turques, son projet était subordonné à de grandes difficultés pratiques ; j'ajoutai que nos écoles et collèges nationaux nous étaient très chers et que nous n'accepterions jamais de les abandonner à la réglementation turque.

Malgré nos protestations, le Cabinet notifia à toutes les Puissances que les Capitulations seraient abrogées à dater du 1er octobre. Cette mesure faisait partie intégrante du plan des Jeunes Turcs pour se débarrasser de la tutelle étrangère et établir un nouveau pays sur la base de « La Turquie aux Turcs » ; elle représentait, - comme je le prouverai, - le pivot de leur orientation politique, non seulement quant aux relations de l'Empire avec les puissances étrangères, mais vis-à-vis du peuple. La position de l'Angleterre, dans cette question, était à peu près analogue à la nôtre ; le gouvernement britannique aurait consenti à la modification des restrictions économiques, pas aux autres. Wangenheim était fort ennuyé et je crois que son Ministère le réprimanda pour avoir autorisé l'abrogation, car il me demanda d'un air confus de déclarer que j'en étais responsable !

Vers le 1er octobre, les étrangers résidant en Turquie manifestèrent une vive appréhension. Les Dardanelles avaient été fermées, les isolant de l'Europe ; et maintenant ils se sentaient abandonnés, à la merci de la justice ottomane. Il faut dire que, dans les prisons du pays, on avait coutume de réunir les innocents et les coupables, de mettre en commun les assassins et les gens accusés de petits délits, enfin de donner la bastonnade aux témoins récalcitrants ; on peut imaginer, d'après ce tableau, les craintes des étrangers ! Les maisons d'éducation n'étaient pas moins alarmées et j'eus recours à Enver dans leur intérêt; il m'assura que ses compatriotes n'avaient pas d'intentions hostiles à l'égard des Américains. Je répliquai qu'il devait nous en fournir une preuve indéniable.

- Très bien, répondit-il. Que suggérez-vous ?

- Pourquoi, dis-je, le 1er octobre, jour de l'abrogation des Capitulations, ne visiteriez-vous pas ostensiblement Robert Collège ?

L'idée était unique, car dans toute l'histoire de cette institution, jamais jusqu'alors aucun fonctionnaire important n'avait officiellement franchi ses portes. Je connaissais suffisamment le caractère turc pour savoir qu'une visite, rendue ouvertement, cérémonieusement par Enver, causerait une sensation publique ; la nouvelle en parviendrait jusqu'aux confins les plus éloignés de l'Empire et par là on considérerait de façon générale que l'un des membres les plus influents du gouvernement prenait cette institution américaine et d'autres sous son patronage. Cette démarche protégerait mieux nos collèges et écoles qu'un corps d'armée. En conséquence je fus très satisfait qu'Enver acceptât immédiatement ma proposition.

Le jour de l'abrogation des Capitulations, le jeune ministre se présenta à l'ambassade américaine avec deux automobiles, une pour lui-même et moi, et l'autre pour ses officiers d'ordonnance, tous en grande tenue. Je fus enchanté de constater qu'Enver donnait à notre promenade une apparence aussi pompeuse que possible, désirant moi aussi obtenir une publicité très étendue. Pendant le trajet, j'instruisis mon compagnon de la nature de ces institutions, des services qu'elles rendaient à la population indigène. En réalité il les connaissait fort mal et, comme nombre de gens, soupçonnait à demi qu'elles dissimulaient un but politique. « Erreur, dis-je, nous ne recherchons aucun avantage matériel en Turquie ; nous demandons simplement que vous traitiez avec bonté nos enfants, ces collèges, que nous affectionnons tous aux Etats-Unis ».

Je lui racontai que Mr. Cleveland H. Dodge, Président du Conseil d'Administration de Robert College et Mr. Charles R. Crane, Président de celui du Collège de jeunes filles, étaient des amis intimes du Président Wilson. « De tels personnages, ajoutai-je, représentent l'élite américaine et le haut esprit d'altruisme avec lequel, dans notre pays, après avoir accumulé des richesses, on les emploie ensuite à la fondation de collèges et d'écoles. En établissant ceux-ci en Turquie, nous nous appliquons, non à convertir vos compatriotes au Christianisme, mais à les instruire dans les sciences et les arts, à les préparer ainsi à devenir de meilleurs citoyens ; nous n'ignorons pas que nous devons notre religion à la Terre Sainte ; nous voulons payer notre dette de reconnaissance, en donnant ce que nous avons de meilleur - notre éducation. »

Je fis ensuite l'éloge de Mrs. Russell Sage et de Miss Helen Gould, qui toutes deux étaient les principales bienfaitrices du Collège de Jeunes Filles. « Mais d'où provient l'argent de leurs libéralités ? » demanda Enver.

Pour toute réponse je lui retraçai, pendant une heure environ, la carrière de quelques-uns de nos plus fortunés citoyens, racontant que Jay Gould, arrivé à New-York sans le sou et en haillons, avec une souricière de son invention, était mort quelque trente ans plus tard, laissant une fortune approximative de 1.000.000.000 de dollars. Je citai l'exemple du Commodore Vanderbilt, qui débuta comme batelier et mérita le surnom de « magnat » de nos chemins de fer ; celui encore de Rockfeller qui, lui, avait commencé dans une maison de commission à Cleveland, gagnant six dollars par semaine et avait édifié la plus grande fortune qu'un homme ait jamais accumulée de tous temps ; j'expliquai enfin comment les Dodge étaient devenus nos « rois du cuivre », les Crane nos premiers fabricants de tuyaux de fer. Enver trouva ces récits plus palpitants que ceux des Mille et une nuits, et je découvris par la suite qu'il les avait répétés à presque toutes les personnalités marquantes de Constantinople.

Il ne fut pas moins impressionné par l'histoire même de nos écoles, spécialement quand je lui déclarai qu'elles n'avaient jamais converti - ni essayé de le faire - un seul Mahométan au Christianisme. Il visita la maison du haut en bas, exprimant son enthousiasme à chaque chose qu'il voyait ; il fit même entendre qu'il aimerait à y envoyer son frère. Il prit le thé avec Mrs. Gates, femme du Président Gates, discuta les programmes avec beaucoup d'intelligence, et demanda si l'on ne pourrait introduire l'étude de l'agriculture. Les professeurs qu'il rencontra lui parurent une véritable révélation et il le déclara franchement :

« Je m'attendais à trouver des missionnaires, tels que les dépeignent les journaux de Berlin, avec de longs cheveux et la mâchoire tombante, les mains constamment jointes dans l'attitude de la prière. Au lieu de cela, je vois ici un

Dr Gates, parlant le turc comme un indigène et agissant en homme du monde ! Je suis plus que charmé et je vous remercie de m'avoir amené ici. »

Nous vîmes tous Enver, cet après-midi, sous son aspect le plus séduisant. L'avenir prouva combien j'avais été heureusement inspiré en proposant cette visite, pour soustraire nos collèges à toutes sortes d'ennuis : en effet, ces quatre dernières années il n'a pas toujours été sans risque de vivre en Turquie, et pourtant jamais nos institutions n'eurent de difficultés, soit avec le gouvernement, soit avec le peuple.

Notre promenade ne fut qu'un intermède agréable à des événements de caractère autrement grave. Enver, en dépit de ses apparences pacifiques, avait délibérément résolu que sa Patrie se joindrait aux belligérants, aux côtés de l'Allemagne. Celle-ci n'avait plus de motifs de cacher ses intentions. Quelque temps auparavant, quand j'étais intervenu dans l'intérêt de la paix, Wangenheim avait encouragé mon action ; la raison en était, comme je l'ai indiqué, qu'à cette époque le Grand Etat-Major Allemand, comptant vaincre sans les Turcs, désirait les laisser en dehors des opérations de guerre, lundis qu'aujourd'hui leur concours effectif devenait précieux et Wangenheim le réclamait. Comme je ne partageais pas cette façon de voir, mais m'efforçais simplement de maintenir la paix, je continuais à insister auprès d'Enver et de Talaat dans ce sens. Ceci irrita le représentant du Kaiser. « Je croyais que vous étiez un neutre ? » s'écria-t-il. « Je croyais que vous étiez... en Turquie ! » répliquai-je.

Vers la fin d'octobre, Wangenheim ne laissa plus échapper une occasion de précipiter les hostilités ; bien plus, il la recherchait, et pourtant, même après la fermeture des Dardanelles par l'Allemagne, sa tâche n'était pas facile. Talaat n'était pas encore absolument convaincu que sa meilleure politique fût la guerre, et, comme je l'ai déjà dit, la sympathie « pro-alliée » était grande dans les milieux officiels ; le plan du ministre n'était pas de saisir immédiatement tous les services ministériels, mais de forcer peu à peu son chemin jusqu'au contrôle absolu. Au moment de cette crise, les membres du Cabinet les plus populaires étaient : Djavid, ministre des Finances, de race juive, mais de religion mahométane ; Mahmoud Pacha, ministre des Travaux Publics, un Circassien ; Bustany Effendi, ministre du Commerce et de l'Agriculture, un Arabe chrétien ; et Oskan Effendi, ministre des Postes et Télégraphes, Arménien et chrétien naturellement. Tous quatre, de même que le Grand Vizir, s'opposaient ouvertement à la guerre et informèrent Talaat et Enver qu'ils démissionneraient si l'Allemagne réussissait dans ses intrigues.

En conséquence les esprits étaient très montés ; une simple anecdote montrera à quel point. Sir Louis Mallet avait accepté de dîner à l'ambassade américaine le 20 octobre ; mais il envoya un mot au dernier moment, disant qu'il était malade et ne pouvait venir. Je me rendis chez lui, une ou deux heures plus tard, et le trouvai dans son jardin, apparemment en parfaite santé. Sir Louis sourit et dit que sa maladie avait été purement politique ; il avait reçu une lettre, l'informant qu'il serait assassiné ce soir-là, et lui indiquant l'heure et l'endroit exacts où le crime serait perpétré ; il estima préférable, en conséquence, de ne pas sortir. Ne doutant pas du fondement de cette menace, j'offris notre protection à Sir Louis et lui remis la clef d'une des petites portes de notre jardin ; ensuite je pris avec Lord Wellesley, un de ses secrétaires, (descendant du duc de Wellington) tous les arrangements nécessaires au cas où sa fuite deviendrait indispensable. Nos deux ambassades étaient situées de manière que, dans l'éventualité d'une attaque, il pourrait s'en aller sans être aperçu par une porte dérobée et pénétrer chez nous de façon similaire. « Ces gens retombent dans le Moyen Age, me dit Sir Louis, quand on trouvait tout naturel de jeter les ambassadeurs dans les cachots », et je crois qu'il s'attendait à ce que les Turcs le traitassent de la sorte.

Je me rendis immédiatement chez le Grand Vizir, pour lui exposer la situation et insistai sur ce fait que seule, une visite de Talaat à mon collègue, dans laquelle il lui affirme rait qu'il ne courait aucun danger, satisferait ses nombreux amis. Je pouvais formuler semblable demande sans inconvénient, puisque nous avions déjà pris certains arrangements en vue de nous charger des intérêts britanniques, si la rupture éclatait. Talaat rendit cette visite, qui dura deux heures, car, en dépit des grossières attaques d'un journal turc, Sir Louis était personnellement très aimé à Constantinople, et je suis persuadé que le Grand Vizir fut sincère en exprimant sa stupéfaction et ses regrets que pareilles menaces aient été faites !

suite

1) En français dans le texte.