La cilicie - RHAC III Première partie Documents sur les massacres d'Adana (éd. par R.H.Kévorkian)

Documents militaires français sur les massacres de Cilicie,
en avril 1909, et le sauvetage des Arméniens de Kessab
par la Marine française dans la baie de Bazit

I

Service Historique de la Marine (Vincennes), BB4 1725-118

état-major général de la Marine, mouvements de la flotte

dépêche télégraphique du 22 avril 1909, ministère de la Marine, n° 1053, à amiral Jules-Ferry attendu Beyrouth ; n° 1054, à comm[andan]t Vérité attendu Alexandrette ; à comm[andan]t Victor Hugo à Mersina ; à comm[andan]t Jules Michelet au Pirée.

Sur demande Affaires étrangères ai decidé que nos bâtiments pourront, cas échéant, donner refuge à colonie française, aux étrangers et indigènes chrétiens ou non dont vie serait péril. Si marins étrangers débarquent pour protéger consulats, vous agirez de même. Sur demande consul, des hommes pourront être débarqués pour protéger nos nationaux en péril, mais pour assurer garde consulat ou coopérer sur demande autorités locales à rétablissement ordre et à police ville, on ne devra en aucun cas débarquer hommes si commandants de tous autres navires étrangers ne participent pas à ces mesures. Dans cas où navire français serait seul sur rade, il ne devra prendre part aucune opération police. Accusez réception par le télégraphe.

C. Aubert

II

Service Historique de la Marine (Vincennes), BB4 1725-118

dépêche télégraphique n° 1170, Paris, le 3 mai 1909, ministère de la Marine

à Amiral croiseur français Jules-Ferry, à Alexandrette

Vous prie télégraphier les renseignements ci-après :

1° - Quelles Sont les mesures prises par les Anglais et les Allemands pour soulager misère des réfugiés.

2° - Pouvez-vous évaluer les secours en argent ou en nature distribués par les uns et les autres ?

3° - Quelle est pour chaque ville où il y a eu troubles le nombre des victimes ? Celui des personnes à secourir ?

4° - Quels seraient les secours réellement urgents secours en argent ou en nature ?

5° - Dans quelles villes l’ordre est-t-il rétabli ?

C. Aubert

III

Service Historique de la Marine (Vincennes), BB4 1725-118

Escadre de la Méditerranée occidentale et du Levant,

bord, Mersina, le 23 avril 1909, le capitaine de vaisseau Dufaure de Lajarde,

commandant le croiseur cuirassé le Victor-Hugo, au Contre-Amiral Pivet,

Commandant l’Escadre légère de la Méditerranée

Premiers renseignements recueillis, à terre.

Monsieur le consul de France à Mersina m’a fait connaître que de terribles massacres d’Arméniens avaient eu lieu depuis quelques jours dans tout le vilayet, notamment à Adana et dans le Nord, à Hadjin. De nombreux Arméniens sont réfugiés dans les établissements français qui se trouvent dans des conditions difficiles d’existence matérielle. à Alexandrette Turcs et Arméniens se battaient et le cuirassé anglais Triumph avait débarqué 50 hommes pour protéger le consulat. J’ai appris par le commandant anglais que ces hommes étaient ensuite retournés à leur bord [...]

D. de Lajarte

IV

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 6 pp.

Escadre de la Méditerranée occidentale et du Levant, reçu le 4 mai n° 633,

suite au rapport de mer du 23 avril, bord, Mersina, le 23 avril 1909,

le capitaine de vaisseau Dufaure de Lajarte,

commandant le croiseur cuirassé le Victor-Hugo

Visite à Adana. Avec l’autorisation de l’Ambassadeur à Constantinople demandée hier par télégramme, une visite simultanée des commandants des navires de guerre présents sur rade, accompagnés de leurs consuls respectifs ou faisant fonctions, a été faite aujourd’hui aux autorités turques d’Adana et aux missions étrangères en ce point.

Prenaient part à ces visites : le commandant du Victor-Hugo, le consul de France à Mersina, le commandant du cuirassé anglais Switfsure, le drogman du consulat anglais, le commandant de la canonnière allemande Loreley, l’agent consulaire des états-Unis, le drogman allemand.

Un train spécial avait été frété pour Adana où, dès l’arrivée, tout le monde s’est immédiatement rendu chez le consul anglais, blessé d’une balle à l’avant-bras, et dont l’état de santé, bien que satisfaisant, ne lui permettait pas de prendre part aux démarches projetées.

Les consuls et les commandants se sont réunis pour arrêter la liste des visites à faire en commun et les termes des déclarations à présenter aux autorités turques. l’entente s’est facilement établie sur tous les points, les instructions des divers gouvernements paraissant identiques à celles que j’ai reçues par l’intermédiaire de monsieur le consul de France ici.

La liste des visites à faire simultanément par tous les participants a été établie ainsi qu’il suit : vali, ou gouverneur civil de la province ; général, commandant les troupes ; établissements français ayant des réfugiés (frères et sœurs) ; mission protestante américaine ; école des missions allemandes.

Sur la demande du consul de France et pendant que les représentants des divers pays étaient séparés pour le déjeuner le commandant du Victor-Hugo s’est rendu en visite chez le drogman du consulat de France (arménien) où un déjeuner était préparé, chez l’évêque arménien et chez monsieur Cyrilli, consul de France en retraite.

Il a été décidé qu’on informerait les autorités turques que les bâtiments étaient venus amicalement dans les eaux d’Adana, appelés par les terribles massacres, incendies et pillages qui avaient eu lieu ces jours derniers ; on demanderait instamment aux autorités turques d’arrêter définitivement l’effusion de sang, lui offrant au besoin le concours de marins en armes pour assurer l’ordre si elles ne croyaient pas pouvoir le faire seules. On insisterait sur les bruits qui couraient d’une prochaine reprise des massacres, sur la situation dans le Nord de la province où des Arméniens et des étrangers (Américains) seraient bloqués par des troupes turques avec menace de conflit armé, enfin sur la nécessité de mesure d’hygiène et d’assistance nécessaire à la vie de nos nationaux.

Les autorités turques, notamment le vali, ont assuré leurs visiteurs qu’elles répondaient de l’ordre et qu’en demandant l’assistance de marins étrangers débarqués, elles craindraient d’exciter à nouveau la population musulmane, que d’ailleurs les bruits qui couraient relativement à une reprise des massacres étaient faux et qu'un seul point les préoccupait, la situation à Hatjyn [= Hadjın]. Par ailleurs, des ordres allaient être donnés pour fournir des vivres aux réfugiés et pour les mesures d’hygiène nécessaires.

Le gouverneur a tenu à rendre personnellement aux commandants la visite qu’il avait reçue, et la visite du vali a eu lieu au consulat anglais, dans des formes les plus convenables. Les mêmes assurances que le matin y ont été données.

En rendant compte de cette démarche, le commandant croit devoir signaler à ses chefs et au département qu’il juge la situation moins satisfaisante que l’affirment les autorités turques — deux assassinats ont encore eu lieu la nuit dernière, les esprits semblent très surexcités ; on signalait ce soir l’arrivée à Adana de bandes de campagnards pillards ; tout travail, toutes transactions sont arrêtées ; la misère est grande. Par ailleurs le vali parait tout à fait débordé, et le commandant des troupes n’est pas sûr de ses hommes — d’autres disent que ces deux fonctionnaires voient les massacres d’Arméniens d’un œil indulgent.

Les diverses missions sont encombrées dans une proportion effrayante de réfugiés dénués de tout, qui refusent de renoncer à l’abri qui leur est donné. Les missions manquent généralement de vivres et les conditions d’hygiène peuvent faire naître des épidémies.

A noter que nos nationaux sont à Adana dans une situation difficile du fait que le consul de France à Mersina et Adana réside à Mersina. En réalité il n’y a à Adana ni consulat ni consul, mais un simple drogman qui est arménien. Craignant pour sa vie et celle des siens, ce drogman s’est enfermé chez lui depuis le début des massacres et n’en est sorti qu’au moment de notre arrivée dans la ville, de sorte que nos nationaux non protégés en étaient réduits à s’adresser directement aux autorités Turques.

Le commandant estime donc que la crainte exposée plusieurs fois devant lui de voir reprendre les massacres est fondée. On a tué dit-on de 20 à 30 000 Arméniens, il en reste beaucoup en ville.

Quel pourrait être son rôle dans le cas de la réalisation de ces craintes ? Ses instructions lui permettent de débarquer des hommes en armes, sur la demande du consul, après entente avec les autres commandants des bâtiments de guerre. Dans ces conditions, il n’hésiterait pas à le faire s’il s’agissait d’assurer l’ordre à Mersina, pour permettre par exemple d’envoyer à Adana les troupes turques résidant sur le littoral. Mais il ne prendrait pas la responsabilité d’envoyer un détachement de marins à Adana comme il a paru en être question, un détachement de marins européens pouvant succomber là-bas sous le nombre, et les pires méprises étant du reste à craindre. Le cas échéant il prendrait à nouveau les ordres de ses chefs.

En terminant il croit devoir ajouter que l’opinion générale des Européens rencontrés était que la visite collective des commandants des navires de guerre devait être d’un excellent effet. Particulièrement, il a reçu de nombreuses félicitations et remerciements pour son arrivée ici, dès le 21 courant, moment où les craintes étaient encore plus vives qu’à présent. Les Français et protégés ont été très heureux de voir arriver un navire de leur nation en même temps que le cuirassé anglais qui venait seulement de Malte.

En rentrant à Mersina, les commandants et consuls se sont arrêtés à Tarsus, où des désordres se sont produits, moins considérables comme nombre de morts qu’à Adana, mais aussi grandes comme conséquences On a visité les deux missions françaises et la mission américaine. Cette dernière n’avait pas moins de 3700 réfugiés, une mission française en avait 1 500. Le gouvernement turc fournit un peu de farine pour la nourriture de tout le monde, mais en trop petite quantité, et les conditions hygiéniques sont très mauvaises.

D. de Lajarte

V

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 6 pp.

Escadre de la Méditerranée,

dépêche n° 9 (reçue le 5 mai, n° 638), Beyrouth, le 27 avril 1909, le Contre-Amiral Pivet,

Commandant l’Escadre légère de la Méditerranée, au ministre de la Marine

Amiral Jules-Ferry à Marine Paris,

Situation générale depuis Kessab à Adana très mauvaise. Par intermédiaire Victor-Hugo, corps consulaire réuni hier soir à Mersina m’informe que massacres et incendies reprennent à Adana. 600 soldats réguliers débarqués samedi Mersina y participent. Toute communication télégraphique coupée. Corps consulaire Mersina me prie aviser urgence toutes ambassades Constantinople pour obtenir que Victor-Hugo et Swiftsure débarquent détachements armés pour protéger consulats.

à Alexandette, population chrétienne effrayée est réfugiée dans mission catholique. à Deurtyol, située dix milles de Alexandrette, grand nombre chrétiens sont assiégés et affamés par bandes montagne. Sur instance des commandants Vérité, Triumph et Ferrucio, gouverneur Alexandrette y envoya dimanche 400 soldats réguliers. étant des mêmes troupes que Adana, ils offrent peu de confiance.

Dimanche paquebot français Messageries Niger embarqua sur réquisition agent consulaire France 2 200 chrétiens réfugiés à baie Bazit après destruction ville chrétienne Kassab et mission Kaladuran. Hier même baie Jules-Ferry embarqua 1 450 réfugiés. Après leur débarquement à Latakié, il ira Beyrouth prendre charbon pour remplacer Vérité qui a besoin charbon. Actuellement, Jules-Michelet protège chrétiens réfugiés à baie Kessab. Cuirassé anglais Triumph protège nombreux chrétiens à Souadick [= Souédié] après massacres Antioche. Croiseur Allemand Hamburg est aussi à Mersina [...] Le Jules-Ferry a rencontré le Niger, paquebot des Messageries Maritimes, le 26 au matin devant la baie de Latakié. Le commandant de ce bâtiment m’ayant informé qu’il avait à son bord 2 200 chrétiens provenant des districts voisins de la baie Bazit et qu’il en restait encore beaucoup d’autres à secourir dans ces mêmes parages, je me suis décidé à aller mouiller sans retard entre la pointe Bazit et la baie de Kassab. J’ai donc prescrit au commandant du Niger d’essayer de débarquer les fugitifs de son bord à Latakié, après avoir pris en mon nom auprès des autorités locales les garanties nécessaires pour l’efficacité des mesures de protection qu’elles pouvaient donner à ces malheureux. Dans le cas contraire, il devait les amener à Beyrouth.

J’ai en outre profité de la présence à bord de ce paquebot du vice-consul de France à Latakié et de deux missionnaires franciscains italiens, pour les prendre sur le Jules-Ferry, afin de donner aux indigènes les indications nécessaires pour se diriger vers le point d’embarquement choisi.

Le Jules-Ferry après avoir tiré quelques coups de canon à blanc a mouillé à 10 heures et a aussitôt envoyé ses embarcations à terre pour recueillir les fugitifs qui sortaient de leurs cachettes, descendaient en tous sens sur les pentes des collines voisines et accouraient vers la plage.

L’embarquement de ces pauvres gens, exténués de fatigue et mourant de faim pour la plupart, a duré de 10 h30 à 5 h40. Il a été pris 1 450 personnes dont plus des 2/3 de femmes et enfants. Ils ont été parqués sur le pont supérieur et j’ai donné les ordres nécessaires pour qu’il leur fût délivré la nourriture suffisante pour les réconforter. Inutile de vous dire, Monsieur le Ministre, que chacun, dans la mesure de ses moyens, officiers et matelots a fait tout son possible pour rassurer et soulager ces infortunés Arméniens.

M’étant rendu compte vers midi que je n’aurais vraisemblablement pas le temps de me rendre avant la nuit en baie de Kassab pour y rechercher les chrétiens ayant pu échapper aux massacres de Kaladuran, j’ai signalé au Jules-Michelet de me rejoindre le plus tôt possible en ne faisant que toucher à Alexandrette où notre ambassadeur lui avait donné l’ordre de se rendre.

Le Jules-Michelet m’a rallié à 6 h40. J’ai prescrit au commandant Amelot de rester au mouillage dans la partie Nord de la baie de Bazit en éclairant par instant la côte au moyen de ses projecteurs afin de faire connaître la présence d’un bâtiment de guerre dans ces parages. Il devait appareiller le 27 dans la matinée pour explorer la côte devant Kassab et porter assistance aux chrétiens qui se présenteraient. Je lui ai ordonné de rester dans ces parages jusqu’à nouvel avis.

Aucun fugitif ne se présentant plus à la plage, j’ai fait appareiller le Jules-Ferry à 8 heures du soir pour Latakié où il a mouillé à 11 heures. Le Niger n’étant plus sur rade, j’ai envoyé un officier à terre pour savoir ce qu’il avait fait de ses Arméniens. La réponse a été qu’ils avaient été débarqués, très bien accueillis par le mutessarif qui se portait garant du maintien de son autorité à Latakié et se faisait fort d’éviter des désordres à leur sujet. J’ai donc décidé, de concert avec ce fonctionnaire ottoman, de débarquer immédiatement les fugitifs du Jules-Ferry.

Cette opération ayant été terminée sans incident vers 7 H 30 du matin le 27, j’ai appareillé pour Beyrouth afin d’y charbonner le plus rapidement possible. Le Jules-Ferry y a mouillé à 4 heures. Je compte en partir après demain après avoir reçu la solde d’avril pour aller remplacer la Vérité devant Alexandrette afin d’envoyer ce bâtiment charbonner à son tour à Beyrouth.

Pivet

VI

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 9 pp.

Escadre de la Méditerranée, croiseur cuirassé Victor-Hugo,

dépêche reçue le 21 mai, n° 724, Mersine, le 30 avril 1909, le capitaine de frégate Prère,

officier en second, au capitaine de vaisseau, commandant le Victor-Hugo

Commandant,

Je vous rends compte de ma mission à Adana le mardi 27 avril. D’après vos ordres je devais me joindre au Second du Swiftsure et j’avais pour instruction de remercier le consul d’Angleterre de l’aide si généreuse donnée à nos nationaux en l’absence de représentant français, et de faire connaître les instructions du gouvernement à nos nationaux et protégés. Je devais rallier le Victor-Hugo le soir même. le Docteur Bouthillier m’était adjoint pour soigner les blessés.

En arrivant à Adana je trouvai toute la partie centrale de la ville (quartier arménien) brûlée et en feu, notamment le temple protestant, l’église et les écoles arméniennes catholiques, et l’établissement des jésuites dont il ne restait que les murs sur le point de tomber. Les Sœurs françaises, leurs orphelines et Pères jésuites s’étaient réfugiés au consulat d’Angleterre, l’incendie des maisons arméniennes du côté de l’école américaine faisant courir les plus graves dangers à cet établissement et au personnel qui s’y était réfugié. Leurs réfugiés Arméniens avaient été conduits au Konak, à l’usine Trépani et la manufacture allemande de coton.

En votre nom je remerciai très vivement le consul d’Angleterre des secours effectifs et de la protection qu’il n’avait cessé de donner à nos nationaux depuis le début des troubles ; le consul parut très sensible à cette démarche et me dit que Français et Anglais étaient pour lui «le même». Le consul ajouta qu’il avait obtenu du vali la promesse de faire abattre les maisons arméniennes qui, touchant l’école des Sœurs, étaient une grave menace pour la conservation de cet établissement. Sur place je me rendis compte que ce travail était beaucoup trop considérable et ne pouvait être effectué.

Je fis visite au vali pour lui demander une protection plus efficace de nos nationaux et de l’école des Sœurs. Je lui indiquai qu’il fallait qu’il me donnât l’assurance que cet établissement ne serait pas pillé ou incendié, après le départ du personnel que je comptais ramener avec moi à Mersina le soir même. Cette assurance n’ayant pu être donnée et considérant les pertes matérielles considérables déjà subies par nos nationaux, je pensai qu’il était de mon devoir de ne pas les augmenter par un départ qui laissait sans surveillance ce dernier établissement. Je décidai donc de rester momentanément et de montrer par ma présence aux autorités locales que le gouvernement prenait le plus grand intérêt à assurer la sécurité des vies et biens de nos nationaux. J’exigeai cependant pour l’école une garde permanente de 20 soldats et d’un officier pour exercer une surveillance efficace autour et dans l’établissement. Je vous fis connaître cette décision par le Docteur Bouthillier qui rentra le soir à Mersina.

Au début de la nuit, il y eut une alerte très vive causée par une fusillade à peu près générale (pour l’avènement du nouveau Sultan dit-on), mais les balles sifflèrent si bien que je fis dissimuler tout le monde et éteindre les lumières. Il y eut aussi dans la nuit quelques incendies dont un auprès de l’école et je fis réquisitionner la pompe de la municipalité pour éviter tout accident en cas de saute de vent. Cette pompe fonctionna plutôt mal que bien, faute d’eau à proximité.

Le service de rondes intérieures et extérieures fut fait régulièrement sous ma surveillance. J’avais dans l’après-midi visité quelques familles françaises de la ville et les avais invitées à venir sous ma protection. Toutes furent unanimes à refuser de quitter leurs immeubles qui en leur absence, disaient-elles, devaient être exposés au pillage et à l’incendie, tandis que ma visite et celles qu’ils demandèrent de leur faire journellement, devait être d’un certain effet sur la population de leur voisinage.

Je renouvelai ces visites les 28 et 29, matin et soir — le 28 cependant 2 françaises se réfugièrent à l’école et descendire[nt] à Mersina avec nous le lendemain 29. Le 28 matin, l’officier du poste de l’école ayant constaté la présence de pillards dans des maisons voisines, j’allai chez le vali avec lui pour lui signaler le fait et lui demander une surveillance plus active ; les ordres nécessaires furent donnés immédiatement en ma présence. En rentrant à l’école je constatai une panique considérable. Des renseignements très précis, annonçaient que deux maisons arméniennes touchant l’école devaient être incendiées dans la nuit ; c’était la destruction certaine de l’école et un exode de nuit très dangereux pour tout le personnel y résidant, soit 60 personnes. J’envoyai l’officier au konak porter ce renseignement, demander de ma part l’augmentation de notre poste, le renforcement des deux autres situés dans les rues voisines et la surveillance permanente des deux maisons suspectes. Ces mesures furent accordées.

Notre service de nuit fut rendu plus sévère et des rondes horaires organisées ; ces précautions furent efficaces; et la nuit se passa sans alerte sérieuse. à 5 h 30 du soir, ce même jour, la maison du drogman français (arménien), disparu depuis le début des troubles, fut incendiée et brûla toute la nuit. Le jour de mon arrivée, le 27, je l’avais visité avec le drogman du vali et d’autres personnes et nous y avions surpris deux soldats réguliers en train de la piller, mais tout déjà avait été saccagé. J’avais chargé le drogman du vali d’en rendre compte personnellement à Son Excellence.

A 10 heures, le 29, le lieutenant de vaisseau Chopard m’apportait votre ordre de rentrer à bord et les conseils à donner à nos nationaux en vue de leur retour avec moi à Mersina, où vous répondiez de leur sécurité. Je communiquai votre lettre aux Pères et aux Sœurs qui décidèrent leur départ. Les autres Français m’ayant la veille encore très nettement indiqué qu’ils ne pouvaient s’éloigner sans risquer de tout perdre, et ne courant pas d’ailleurs un danger aussi immédiat, le temps manquant, vos derniers conseils, identiques à ceux que j’avais donnés la veille, ne leur furent pas renouvelés.

Le 29 à midi j’allai au consulat d’Angleterre pour vous représenter à la conférence des commandants étrangers. On y parla surtout des secours en nature à donner aux milliers de réfugiés ; je n’avais aucune instruction me permettant de préciser l’acquiescement verbal que je donnais aux mesures effectives prises déjà par les commandants anglais et allemand, et j’avoue que ma situation fut particulièrement pénible dans cette circonstance.

La visite au vali ne fut pas considérée comme utile, le nouveau gouverneur devant arriver incessamment et cette démarche n’eut pas lieu. Toutefois nous insistâmes très énergiquement auprès des autorités militaires, dont Selim bey, chef d’état-major, qui étaient en ce moment au consulat, pour que des mesures d’ordre plus rigoureuses fussent prises. Cet officier supérieur me fit du reste une très mauvaise impression, et je déclarai au consul et au commandant anglais que le général de division actuel à Adana, Remzi-Pacha, déjà responsable dit-on des massacres de Marach en 1895, et tout son entourage ne pouvaient que nous être défavorables et que leur remplacement devait être demandé. Cette opinion fut unanimement partagée et le consul d’Angleterre a dû en saisir son ambassadeur à Constantinople.

Entre temps, considérant que les précautions prises à l’école avaient été efficaces ces trois derniers jours et que la situation ne pouvait que s’améliorer avec l’arrivée imminente des nouvelles autorités, les mêmes raisons qui m’avaient décidé à rester à Adana le 27 me poussèrent, sous ma responsabilité entière, à conseiller aux Pères de revenir momentanément à l’école des Sœurs, contrairement à la décision déjà prise le matin.

Ce changement fut très apprécié du consul d’Angleterre qui m’avoua que notre départ général aurait été très mauvais comme effet, car il aurait amené une panique parmi les Européens et diminué la confiance que nous nous efforcions tous de ramener.

Les Sœurs prirent donc seules le train ordinaire pour Mersina et les Pères restèrent.

Avant de partir, je donnai des instructions précises à l’officier ottoman et aux Pères pour la garde et la sécurité de l’établissement. Je rentrai à bord à 8 heures du soir le 29. Le second du Swiftsure est resté à Adana pour aider son consul dans cette période si critique. En les voyant à l’œuvre pendant ces trois jours, j’ai acquis la conviction que les autorités civiles et militaires sont et doivent être rendues responsables de ce qui s’est passé, par leur manque d’activité et leur indifférence, pour ne pas dire plus.

Prère

VII

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 14 pp.

Escadre de la Méditerranée, dépêche n° 10, reçue le 15 mai, n° 701,

Alexandrette, le 3 mai 1909, le Contre-Amiral Pivet,

Commandant l’Escadre légère de la Méditerranée, au ministre de la Marine

Monsieur le Ministre,

Je vous confirme mes télégrammes chiffrés nos 13, 15 et 17 des 28, 29 et 30 avril, nos 20 et 22 des 2 et 3 mai, ainsi conçus:

Télégramme n° 13 du 28 avril.

Reçois télégramme suivant du Victor-Hugo : Incendies et pillages à Adana ; officiers seconds des bâtiments de guerre français et anglais envoyés aux informations sont restés pour protéger nationaux ; drogman français menacé étant parti. Plusieurs parties brûlent ; troupes régulières participent pillage. Dernières nouvelles source officieuse, écoles des sœurs préservées, aucun mort parmi Européens. à Mersina tout calme. Croiseur turc Abdul-Hamid arrivé ; proclamation nouveau Sultan.

Télégramme n° 15 du 29 avril.

Calme à Mersine ; légère amélioration Adana. Second du Victor-Hugo ira avec commandants étrangers pour rassurer chrétiens et annoncer arrivée du chef d’état-major du corps d’armée de Damas pour commander troupes et tout pacifier. Calme aux environs Bazit. Michelet nourrit environ 500 indigènes campés sur plage. à Alexandrette tranquillité en ville, agitation dans voisinage. Bruits contradictoire au sujet Deurtyol. Calme parait revenir Antioche. Jules-Ferry quittera Beyrouth demain pour aller successivement Tripoli, Latakié, Bazit et Alexandrette relever Vérité.

Télégramme n° 17 du 30 avril.

Commandant Victor-Hugo me signale que gouvernements anglais et allemands font beaucoup pour secourir misère réfugiés Adana et que notre abstention risque produire mauvaise impression. Ai donné ordre au Victor-Hugo distribuer biscuit et farine, en attendant crédits urgents que je sollicite. Jules-Ferry sera demain soir à Alexandrette.

Télégramme n° 20 du 2 mai.

Reçu votre télégramme n° 1 131. Vos instructions ont été toujours suivies à la lettre. Avons pas débarqué jusqu’ici détachements armés ou non. Situation actuellement calme à Alexandrette ; état satisfaisant à Mersina, douteux à Adana. Envoyez télégramme complémentaire, dès que j’aurai reçu renseignements précis demandés au Victor-Hugo. Sur la demande gouverneur Latakié motivée par crainte épidémie parmi réfugiés réunis dans cette ville, je l’ai amené à Bazit pour examiner avec moi situation et en imposer à musulmans. Après cette enquête j’ai prescrit à Jules-Michelet ramener aujourd’hui deux mille chrétiens. Autres réfugiés être déjà rapatriés par croiseurs Diana et Piemonte et vapeur turc.

Télégramme n° 22 du 3 mai

Vous transmets informations que reçois de Victor-Hugo.

Commandant du Swiftsure informe que son amiral vient d’arriver Marmorice avec quatre cuirassés, dit-on. Commandant anglais arrivé de Adana juge situation grave. Consul anglais y étant chargé de 13 000 réfugiés que autorités turques refusent laisser partir [...] En quittant Beyrouth, le Jules-Ferry s’est dirigé sur Tripoli où, d’accord avec notre consul général, je l’ai fait mouiller pendant quatre heures, afin de me renseigner sur l’état d’esprit des populations et de les calmer au besoin, en leur montrant que la côte était étroitement surveillé par des bâtiments de guerre.

à l’issue de ma visite au mutessarif et sur son affirmation que tous ses administrés en seraient reconnaissants à la France que je représentais, j’ai fait avec lui, de 7 h à 7 h 45 du soir, une visite complète de la ville turque où toute la population musulmane rassemblée fêtait par des illuminations et des chants l’avènement du sultan Mahmoud V [ sic, pour Mehmed ] et la révolution que tous, m’a dit le mutessarif, appelaient de tous leurs vœux, tout en craignant qu’elle se fît encore longtemps attendre. Nous avons reçu dans ce vaste marché, peuplé de 25 000 âmes, l’accueil le plus déférent et nous en sommes sortis aspergés de parfums, en témoignage des sympathies que cette population nourrit pour la France, particulièrement dans les circonstances politiques actuelles.

De Tripoli qu’il quittait à 9 heures du soir en couvrant la ville de ses projections électriques, le Jules-Ferry s’est rendu à Latakié où il a mouillé à 2 heures du matin le 1er mai. Il y avait sur rade le croiseur italien Piemonte et un petit vapeur de commerce turc, qui déjà procédaient à l’embarquement des réfugiés pour les ramener à la plage de Bazit. Le croiseur anglais Diana avait fait une opération de même genre la veille au soir. Le 1er mai dans la matinée j’ai fait porter à terre 53 sacs de biscuit, 20 sacs de pain et 3 caisses de lait concentré destinés aux réfugiés chrétiens. Ces vivres achetés par le consul de Beyrouth sur un crédit de 1 000 francs ouvert par l’Ambassadeur de France à Constantinople ont été distribués directement par les soins empressés des officiers du bord, à l’ensemble des réfugiés, avec l’assentiment du gouverneur.

Je me suis rendu à 8 heures du matin auprès du mutessarif Mehmed Ali Aïni pour le remercier du précieux concours qu’il nous avait prêté le 27 avril, en recevant au milieu de la nuit les 3 650 réfugiés amenés par le Niger et le Jules-Ferry. J’ignorais alors qu’il avait poussé le dévouement à notre cause humanitaire jusqu’à aller à 4 heures de Latakié au-devant des chrétiens qui arrivaient par terre et en tête desquels il s’était placé, à leur entrée dans la ville turque, pour montrer à ses administrés Ottomans qu’ils devaient, comme lui, prendre les chrétiens sous leur protection [...]

Aussitôt le Jules-Ferry arrivé à Bazit, où se trouvait le Jules-Michelet (les indigènes qui s’étaient placés sous sa protection avaient quitté la plage dans la matinée pour rentrer chez eux sous la conduite de quelques soldats envoyés de Latakié). Je suis descendu à terre avec le mutessarif, qui a interrogé contradictoirement en ma présence les chefs musulmans des villages voisins, des notables Arméniens, dont un était resté dans le pays, et enfin le supérieur des franciscains italiens de Latakié dont dépend le couvent de Bagjahaz.

Après trois heures de discussions, assez confuses du reste, après lesquelles nous sommes arrivés toutefois à apprendre que 800 chèvres et 350 fusils appartenant à des Arméniens fugitifs avaient été remisés dans la Mosquée de Pédrusia, village voisin de la plage, je suis rentré à bord du Jules-Ferry et j’ai prescrit au Jules-Michelet de se rendre immédiatement à Latakié pour y ramener le mutessarif et expédier les deux télégrammes suivants rédigés après entente avec ce fonctionnaire turc dont j’ai pu apprécier la grande intelligence et la bonne volonté évidente.

Télégramme au Consul d’Alep.

Chrétiens de Kessab et villages environnants sont ramenés à Bazit sous protection du mutessarif de Latakié, qui assure leur nourriture et garantit leur sécurité. Pour que chrétiens puissent rentrer chez eux, il est indispensable que vali d’Alep garantisse sécurité par envoi soldats sûrs. Prière l’exiger de lui au nom de l’humanité et de la part amiral français.

Télégramme au Consul général de France à Beyrouth.

Craignant épidémie parmi réfugiés entassés à Latakié ai décidé leur renvoi à Bazit. Ils seront au rivage sous protection Jules-Michelet et soldats de Latakié. mutessarif de Latakié garantit leur sécurité et assure nourriture jusqu’à ce que chefs villages chrétiens conduits par officiers turcs aient reconnu sans danger leur retour chez eux. Pour les chrétiens de Kessab il faut que vali de Alep garantisse leur sécurité. Prière exiger de lui cette assurance d’urgence. Jules-Ferry part pour Alexandrette.

Le Jules-Ferry a quitté Bazit à deux heures du matin le 2 mai et a mouillé à Alexandrette à 7 heures. Après m’être fait mettre au courant de la situation dans cette dernière ville et ses environs par le commandant Bouxin, j’ai prescrit à la Vérité de se rendre à Beyrouth, afin d’y embarquer 1 200 tonnes de charbon, prélevées sur le stock que j’ai fait acheter à mon arrivée dans cette ville.

Situation d’ensemble à la date du 3 mai.

La répartition des bâtiments est la suivante. Le Jules-Ferry à Alexandrette, le Jules-Michelet à Bazit, le Victor-Hugo à Mersina et la Vérité à Beyrouth.

Le Calme paraît être revenu à Alexandrette et dans le voisinage. Il n’y a plus de nouvelles alarmantes concernant Deurtyol ni la mission lazariste d’Akbès.

Le Jules-Michelet a pris hier 2 000 réfugiés à Latakié et les a ramenés à la plage de Bazit. Le mutessarif de Latakié et notre agent consulaire Mr Geofroy doivent se rendre eux mêmes aujourd’hui à Pedrusia et à Bagjahaz pour se rendre compte de la situation dans cette région.

Le commandant du Victor-Hugo m’a signalé hier que la dernière école française, qui subsistait encore à Adana, avait été brûlée. D’après ce que lui a dit le commandant du cuirassé anglais Swiftsure arrivant d’Adana, la situation reste toujours grave dans cette ville et le calme actuel pourrait n’être que très momentané. C’est cette information que j’ai portée à votre connaissance par mon télégramme n° 22 de ce jour reproduit plus haut.

Le commandant de Lajarte va aller lui-même à Adana aujourd’hui pour aller faire visite au nouveau vali et prendre des dispositions au sujet de la distribution des vivres achetés avec le crédit de 1 000 francs qui lui a été ouvert sur ma demande par Monsieur l’Ambassadeur de France à Constantinople [...]

Pivet

VIII

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 13 pp.

Escadre de la Méditerranée, dépêche n° 12, reçue le 18 mai, n° 716,

Alexandrette, le 8 mai 1909, le Contre-Amiral Pivet,

Commandant l’Escadre légère de la Méditerranée, au ministre de la Marine

Monsieur le Ministre,

Je vous confirme mon télégramme n° 23 du 6 mai que je vous ai adressé d’Alexandrette ainsi que celui que je vous envoie aujourd’hui en même temps qu’à Monsieur l’Ambassadeur de France à Constantinople.

Télégramme du 6 Mai.

Réponse à télégramme 1170.

[...] En ce qui concerne habitations, quartiers chrétiens Adana, Marache, Hadjin, Antioche, Kessab, Kaladuran presque tout détruit.

Jusqu'ici et en dehors Adana bâtiments étrangers ont pas fait dons importants aux chrétiens en argent ou nature. Quant aux mesures prises par Anglais et Allemands pour soulager misère réfugiés Adana voici les renseignements donnés par le commandant Victor-Hugo : Anglais se sont chargés nourriture et soins des 15 000 réfugiés, consul anglais ayant fourni personnellement sept cents livres sterling et son gouvernement 1 000 dit-on. Il préside comité secours auquel Banque Ottomane fournit fonds. Le second du cuirassé anglais dirige ravitaillement avec médecin et 10 infirmiers. Commandant croiseur allemand Hambourg a dépensé 4 000 francs en vivres et médicaments. Gouvernement turc parait donner peu de chose actuellement. Il serait nécessaire que France ouvrit crédit important et immédiat retard pouvant produire mauvaise impression. En absence de consul à Adana je vous propose y envoyer second Victor-Hugo avec un médecin et quatre hommes faisant fonctions infirmiers pour concourir à ravitaillement et représenter France dans comité secours. »

Télégramme du 8 Mai.

Vous transmets renseignements donnés par officiers Victor-Hugo, Pères Jésuites et Sœurs arrivant de Adana. Situation calme, mais terreur, misère et épidémies règnent chez réfugiés qu’on empêche partir. Souvent soldats turcs emmènent au Konak hommes Arméniens qui reviennent plus. Ambulances anglaise et américaine fonctionnent bien. Organisation secours est dirigée par consul anglais à Mersina qui prit à Adana dès commencement troubles grande autorité, quoique y ayant aucun compatriote et peu de protégés. Vice-consul américain nouvellement arrivé Adana est très actif. Notre consul toujours très peu. Notre ambulance va fonctionner incessamment dans locaux loués auprès gare à ancien colonel turc. Elle comprend un médecin et 2 infirmiers du Victor-Hugo, deux jésuites, quinze sœurs. Elle a pour premières ressources deux mille francs envoyés par Monseigneur Charmettant que je laisse entièrement aux victimes Adana et quinze cents francs envoyés par même donateur aux Jésuites pour médicaments vêtements literie. Sur côte Syrie chrétiens reçoivent secours vivres argent de autorités turques. Il semble aucun secours semblable être donné aux réfugiés Adana.

à Alexandrette et environs situation calme. Depuis quelques jours nombreuses troupes turques régulières sont débarquées Mers y na et Alexandrette. Ces mouvements dont on voit pas utilité inquiètent populations chrétiennes. »

à ces télégrammes je crois devoir ajouter, Monsieur le Ministre, les explications suivantes qui résultent des comptes-rendus du Victor-Hugo et des déclarations que j’ai reçues hier et aujourd’hui des Pères jésuites et des Sœurs de St-Joseph de Lyon, qui étaient à Adana pendant les massacres et se rendent maintenant à Beyrouth ou en France, n’ayant plus ni logement ni occupation utile à Adana.

Cette ville comprenait environ 60 000 habitants dont un tiers, composé de chrétiens de tous cultes, occupait la partie centrale. Sur ces 20 000, 15 000 à peu près étaient des Arméniens catholiques, schismatiques, ou grégoriens. D’autres Arméniens, au nombre d’une douzaine de mille, vivaient disséminés, au milieu de musulmans, dans la campagne environnante. Dès le début des troubles ils essayèrent de rejoindre leurs compatriotes de la ville qu’ils savaient en situation de pouvoir se défendre. mais les Turcs les en empêchèrent et l’on pense qu’une grande partie d’entre eux furent exterminés, tandis que toutes leurs propriétés étaient pillées et brûlées. C’est pour cette raison qu’on évalue à 15 000 le nombre des victimes d’Adana ; mais il y a lieu d’espérer que ce nombre est exagéré, beaucoup d’Arméniens ayant dû s’échapper à temps vers Chypre ou l’ égypte.

Les premiers massacres eurent lieu les 14, 15 et 16 avril et pendant cette période les chrétiens se défendirent assez courageusement. Mais massacres, pillages et incendies reprirent les 25, 26 et 27 avril avec une intensité et des pertes pour les chrétiens d’autant plus grandes qu’alors les troupes régulières y prirent part, sinon par ordre du vali Djévad bey et du général Remzi pacha, du moins avec leur consentement. Car il est un fait dont nous avons chaque jour la preuve c’est que dans tout ce pays et quelques troublées que soient les circonstances, le moindre chef turc militaire ou civil, conserve une autorité absolue sur tous ses sous-ordres.

On peut aussi constater que, malgré la rage apparente apportée dans ces tueries, les musulmans n’ont frappé qu’à bon escient. Ils visaient les Arméniens. Tous les chrétiens d’autre nationalité, qui ont été frappés, l’ont été par accident, et les Grecs qui habitaient un peu en dehors de l’agglomération chrétienne ont été complètement épargnés. Il va sans dire que les incendies, que les Turcs allumaient chez les Arméniens et qu’ils propageaient avec du pétrole, n’ont pu être limités aux maisons arméniennes, et que le quartier chrétien a été complètement détruit.

La mission catholique comprenait à Adana le collège très prospère des Jésuites fondé, il y a une trentaine d’années, et l’établissement également très prospère des Sœurs de St-Joseph de Lyon, créé il y a vingt ans et comprenant pensionnat, classes, dispensaire et ouvroir. De cette maison il ne reste à peu près rien. Le feu a détruit le collège des jésuites le 26 avril et la maison des Sœurs le 2 mai.

La mission protestante fondée par des pasteurs américains vers 1860 et établie à l’écart du quartier chrétien a été épargnée, sauf l’église. Elle avait recueilli de nombreux coreligionnaires et c’est en les défendant que deux pasteurs américains ont été tués.

Depuis plusieurs jours, des ambulances anglaise et allemande sont installées aux abords de la ville, la première chez un agent du consulat d’Angleterre, la seconde dans une fabrique allemande.

La nôtre va fonctionner incessamment, dès qu’on aura suffisamment aménagé les trois maisons que les Pères jésuites ont louées dans ce but à un colonel turc en retraite.

Il est de toute nécessité que nous conservions par ce moyen le grand crédit dont les Français jouissent auprès de toute la population d’Adana, crédit que le consul d’Angleterre, infiniment plus actif et plus énergique que ne l’a été le nôtre, pourrait bientôt faire dévier à son profit.

La besogne ne manquera pas du reste à toutes ces ambulances, car 15 000 chrétiens, dans un état de misère et de saleté indescriptibles, sont parqués en plein champ aux environs de la gare et décimés par la rougeole, la scarlatine, la petite vérole et la dysenterie, sans compter les pertes que leur font subir les soldats turcs qui les gardent et les victimes de la Cour martiale qui siège en permanence au sérail.

Ces chrétiens arméniens pour la plupart sont assurément bien dignes de pitié. Il n’en est pas moins vrai qu’au dire de tous ceux qui ont vécu parmi eux depuis un an, ils sont les propres artisans de leurs malheurs. Quoiqu’ils sussent parfaitement que les Turcs d’Adana étaient généralement dévoués à l’Ancien régime, ou plutôt parce qu’ils le savaient, ces Arméniens n’ont pas cessé de les taquiner, de les menacer depuis le 11 juillet 1908, date de la publication de la Constitution nouvelle. à l’instigation de leur évêque nommé Mouchegh, ils ont formé des comités insurrectionnels, fait circuler des proclamations où étaient désignés les ministres et principales autorités du futur royaume d’Arménie. Bien plus, ils se sont munis d’armes perfectionnées qu’ils prenaient plaisir à montrer aux Turcs jusqu’au jour où l’un d’eux ne pouvant obtenir satisfaction des juges contre deux musulmans qui le battaient, les tua et ce fut le point de départ au pillage et du massacre.

Ce Mouchegh, homme de 35 ans environ, intelligent et énergique, d’une ambition effrénée, schismatique d’apparence mais n’ayant au fond aucune religion, déteste tous les Européens, et particulièrement les Français, personnifiés pour lui par les jésuites et les Sœurs. Voulant les obliger à quitter le pays, il ne s’était pas contenté de publier l’an dernier un livre rempli d’infamies à leur égard, il avait cherché à forcer ses compatriotes à retirer de chez eux leurs enfants.Et pour y arriver, il avait entrepris une campagne de quêtes devant lui permettre de construire un immense établissement qui accaparant tous les élèves, feront tomber la mission française. Il y travaillait en égypte, quand éclatèrent les massacres. Il chercha alors à se rapprocher d’Adana, mais à Beyrouth comme à Alexandrette l’autorité locale l’empêcha de débarquer et il dut prendre le chemin d’Alexandrie.

Telles sont, Monsieur le Ministre, les causes qui auraient amené les massacres d’Adana. Aujourd’hui que les menées des arméniens sont réduites à néant, et pour longtemps sans doute, on ne comprend pas pourquoi les Turcs s’opposent si énergiquement à ce qu’ils quittent le pays où ils n’ont plus ni logement ni moyen d’existence. à moins qu’ils ne se proposent de les exterminer par la faim et la maladie, on se demande pourquoi ils ne leur fournissent ni argent ni vivres, alors qu’ils pourvoient à la nourriture des autres chrétiens de la côte, à titre de sujets ottomans.

Depuis ma dernière lettre datée du 4 mai, la situation générale n’a cessé de s’améliorer. Dans les centres tels que Deurtyol et Souaïdieh où se trouvent un contact. un assez grand nombre de chrétiens et musulmans, il existe toujours une certaine tension. Cependant grâce à la présence des navires de guerre, il ne s’y est produit aucun nouveau conflit.

à Alexandrette, tout est tranquille, malgré les bruits qui courent de temps en temps que des massacres viennent d’éclater à Van, à Diarbékir, à Bitlis, ou plus près de nous à Aïntab et Beilan. On peut se demander si ces bruits, qui ne tardent pas à être démentis, ne sont pas mis en circulation par des négociants intéressés à voir séjourner auprès d’eux des bâtiments à nombreux équipages [...]

Vers le 16 je ferai venir le Jules-Michelet à Mersina pour relever le Victor-Hugo, lequel ira à son tour mouiller en divers points de la côte, afin de profiter de l’occasion, qui nous est actuellement donnée, de montrer aux indigènes l’importance de la flotte française.

Pivet

IX

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 12 pp.

Escadre de la Méditerranée occidentale et du Levant, dépêche n° 14, reçue le 21 mai,

n° 726, Alexandrette, le 11 mai 1909, le Contre-Amiral Pivet,

Commandant l’Escadre légère de la Méditerranée, au ministre de la Marine

Monsieur le Ministre,

[...] On continue à se demander pourquoi l’on accumule dans ce pays tant de soldats turcs dont on ne voit pas l’utilité. La raison officiellement donnée est que ces soldats, appartenant pour la plupart aux troupes régulières des corps d’armée du Nord, viennent remplacer les rédifs ou réservistes que les soins de la moisson rappellent dans les campagnes. On pense aussi que ces Albanais ou Macédoniens seraient, en cas de troubles, plus impartiaux et plus faciles à commander que les rédifs. Peut-être pourrait-on ajouter encore que ces troupes sont envoyées sur les côtes pour rassurer la population turque que la présence d’aussi nombreux bâtiments de guerre ne laisse pas d’inquiéter un peu.

à la baie de Bazit le commandant du Jules-Michelet a reçu le 9 mai la visite du supérieur de la mission catholique italienne de Bagjahaz qui venait, avec les notables arméniens des villages environnants, lui apporter les remerciements de la population chrétienne pour tous les services que la France leur a rendus et les secours matériels et moraux, tous très efficaces, que nos navires de guerre leur ont si largement donnés.

à ce témoignage de reconnaissance de nos protégés, il n’est pas sans intérêt de joindre la lettre suivante que j’ai reçue de Mehemed Ali Aïni, gouverneur de Latakié.

J’ai déjà eu l’honneur, Monsieur le Ministre, de vous signaler le grand empressement pour ne pas dire dévouement que ce haut fonctionnaire, répondant à notre appel, a apporté à plusieurs reprises à la cause humanitaire que nous servions ici. Lorsque le calme sera rétabli dans ce pays, je vous demanderai, Monsieur le Ministre, de lui prouver, par l’octroi d’une décoration française, que sa conduite généreuse et qui n’était pas exempte de danger, a été appréciée en France à sa juste valeur.

Lettre de Mehemed Ali Aïni, Latakié le 2 mai 1909.

Amiral, Permettez-moi de vous remercier encore et de vous exprimer ma reconnaissance pour l’hospitalité si réellement française que vous avez bien voulu m’accorder sur vos bâtiments et dont le souvenir laissera pour longtemps une douce impression en mon cœur de patriote Ottoman.

Après les événements si regrettables qui se sont produits ces derniers temps à Kessab et dans les environs et qui nous ont valu l’occasion de constater une fois de plus les sympathies du gouvernement de la République française pour notre pays ; après la tristesse et la lassitude qui, devant tant de misères, s’emparaient de moi à un moment où notre politique intérieure était aux prises avec les difficultés les plus dangereuses pour l’avenir du pays, votre arrivée, amiral, le charme de votre parole, et surtout la ligne de conduite toujours chevaleresque que la France adopte en pareilles circonstances, ont anéanti le malaise général, et vous nous avez communiqué à tous le courage et la force nécessaire pour faire face aux difficultés actuelles.

Admirateur passionné de votre noble France, que j’ai toujours aimée, je suis vraiment heureux d’avoir pu me rendre compte par moi-même de la force et de la puissance de vos bâtiments, qui font l’honneur de votre belle Patrie, et de la courtoisie parfaite de vos nobles officiers. Merci, amiral, merci pour tout ce que la France fait pour nous en cette triste circonstance et merci à vous tout particulièrement pour votre aimable courtoisie, et aussi pour les paroles d’encouragement que vous avez bien voulu prononcer au moment de notre séparation et que je me permets de rappeler à votre hante bienveillance.

Signé Mehemed Ali Aïni

Avant de terminer le récit des incidents de Bazit qu’il me soit permis, Monsieur le Ministre, d’appeler aussi votre bienveillante attention sur notre agent consulaire à Latakié, M. Geofroy, qui a fait preuve d’énergie et de dévouement en se portant au secours de nos très nombreux protégés Arméniens, chassés de leurs villages, et sur le capitaine au long cours Lafont, commandant du paquebot des Messageries Maritimes le Niger, qui, avec un zèle et une habileté professionnelle remarquable, a pris à son bord à Bazit, puis débarqué à Latakié 2 200 réfugiés chrétiens sans le moindre dommage et avec les moyens de transport les plus précaires. Je serais heureux si vous vouliez bien leur accorder, à l’un et à l’autre, un témoignage de votre satisfaction.

La situation sanitaire est généralement bonne sauf à Adana où la petite vérole et la dysenterie continuent de sévir, surtout parmi les enfants des réfugiés.

Le commandant du Victor-Hugo m’a fait parvenir le rapport du capitaine de frégate Prère, son officier en second, relatant les incidents qui se sont déroulés pendant le séjour de cet officier supérieur à Adana, les 27, 28 et 29 avril. Je vous en envoie ci-joint copie. Tout en regrettant que notre consul à Mersina n’ait pas consenti, comme il l’en pressait, à monter à Adana pour rassurer par sa présence et prendre sous sa protection nos nationaux et nos nombreux protégés — soin qui incombait essentiellement au représentant de la France —, M. le capitaine de vaisseau de Lajarte me signale les grands services rendus à nos missionnaires, à nos sœurs, ainsi qu’à tous les Français d’Adana, par le consul d’Angleterre, [le] major Doughty-Wylie et madame Doughty-Wylie. « Au plus fort des massacres, dit-il, il parcourait les rues à cheval, ordonnant à tous de ne pas tirer les uns sur les autres, et offrant à ceux qui l’écoutaient, la protection qui lui valaient à lui-même sa qualité et sa nationalité. C’est dans ces conditions pourtant qu’il a eu l’avant-bras traversé par une balle, qui lui a fracturé un os. Il a élu ensuite domicile chez le drogman de son consulat, où, dès lors, tous les étrangers et les Arméniens réfugiés ont été admis à protection. En particulier lors des incendies, il a donné asile à tous nos nationaux, leur fournissant nourriture et coucher. Il a été le seul Européen, établi dans le pays, à prendre la défense de tous. Aussi les officiers de toutes les marines représentées ici apprécient hautement sa conduite. Mrs Doughty-Wylie soigne les blessés arméniens du matin au soir, ayant organisé un hôpital où ont été opérées et soignées plus de 200 personnes ».

A l’exposé de cette conduite courageuse, noble et généreuse, je n’ai rien à ajouter, si ce n’est de me joindre au commandant de Lajarte, témoin de ces faits, pour vous demander, Monsieur le Ministre, de vouloir bien faire accorder, quand vous jugerez le moment favorable, au major Doughty-Wylie la croix d’officier de la Légion d’Honneur et à Mrs Doughty-Wylie une médaille de sauvetage de 1er classe [...]

Le Jules-Ferry, remplacé ici par la Vérité, appareillera le 13 au matin pour aller visiter Bayas et le fond du golfe d’Alexandrette, où je désire me rendre compte par moi-même des conditions dans lesquelles se trouve la population arménienne encore assemblée à Deurtyol [...]

L’Arrivée du Jules-Michelet à Mersina me permettra de relever momentanément le commandant de Lajarte de la corvée pénible qu’il a si brillamment remplie et d’envoyer le Victor-Hugo montrer nos couleurs à Beyrouth et en quelques points environnants de la côte de Syrie, tout en effectuant les tirs et exercices qu’il n’a pu faire en rade de Mersina.

Quant au Jules-Ferry, il restera à Mersina le temps nécessaire pour que je puisse entrer en relations avec les autorités ottomanes d’Adana et obtenir d’elles un adoucissement au régime de terreur sous lequel elles s’obstinent à tenir les réfugiés chrétiens, en particulier les Arméniens [...]

Pivet

X

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 10 pp.

Escadre de la Méditerranée, à Mersina, dépêche n° 15, reçue le 27 mai,

n° 753, du 14 mai 1909, le Contre-Amiral Pivet, Commandant l’Escadre légère de la Méditerranée au vice amiral commandant en chef de l’Escadre de la Méditerranée,

copie à Monsieur le Ministre de la Marine.

Télégramme du 14 Mai.

à Alexandrette aucun incident nouveau. Mais nervosité persiste, d’une part dans population chrétienne entretenue par mots menaçants des Soldats turcs et par faux bruits alarmants lancés peut-être par négociants intéressés à conserver grands navires de guerre, d’autre part dans population musulmane à qui caïmakam et commandant du deuxième bataillon représentent comme dangereux tout exercice des navires. Ils devraient être remplacés par des fonctionnaires moins arriérés. On obtiendrait alors facilement le retour des chrétiens dans leurs villages, qui tarde beaucoup trop.

Ai visité Dorthyol hier avec consul et officiers. Excellent accueil du mutessarif et de tous officiers des 2 400 soldats nouvellement arrivés (qu’on fit défiler en armes devant moi, honneur exceptionnel en Turquie).

Commerce reprend ; mais 10 à 12 000 arméniens y entassés osent pas retourner dans villages, parce que ont pas confiance dans mutessarif qui laissa brûler et tuer.

D’après ce mutessarif ministère Intérieur envoie pas argent voté pour alimenter Arméniens, ni caisse agricole argent promis pour relever maisons et moissonner. Serait nécessaire envoyer argent et tentes-abris en attendant que maisons soient construites. En parlerai au vali Adana. Ai laissé 500 francs aux Arméniens Dorthyol.

Vérité revenue Alexandrette, après avoir visité Bazit et Kessab où tranquillité est actuellement revenue.

Jules-Ferry va Mersina. Michelet y arrivera lundi apportant de Beyrouth matériel commandé par comité secours et Ambulances.

Ai visité aujourd’hui Ayas. Aucun chrétien. Tout calme.

Situation et mouvements des bâtiments.

La Situation et les mouvements des bâtiments détachés dans le Levant sont les suivants :

Le Jules-Michelet est à Beyrouth depuis le 11 mai. Il y va prendre 600 tonnes de charbon, reposer et distraire un peu son équipage. Il en repartira après l’arrivée du paquebot attendu le 16 et, sur mon ordre, apportera à Mersina le matériel et les vivres commandés par le comité de secours et les Ambulances d’Adana.

En même temps que lui se trouvent à Beyrouth : le croiseur allemand Hamburg qui, relevé par le Lubeck, rejoint l’Escadre de la mer du Nord en touchant en des points nombreux de la côte de Syrie ;

Le Croiseur italien Piemonte qui, depuis son arrivée sur ces côtes, n’a appareillé que pour aller reporter à la baie de Bazit les chrétiens réfugiés à Latakié et visiter aussi quelques points de la côte, et le croiseur Ottoman Osmaniéh (ancien Abdul-Hamid), qui fait comme les bâtiments européens une tournée de côte, mais pour rassurer population musulmane impressionnée, dit-on, par vue de tant de navires étrangers.

La Vérité est arrivée le 12 au soir à Alexandrette, après avoir fait visiter par plusieurs de ses officiers les villages de Bagjahaz, Kaladuran, Kessab et Souaïdieh. Les rapports de ces officiers sont venus corroborer ceux du Jules-Michelet, qui avait fait, quelques jours auparavant, la même inspection. Grâce à l’activité de Son Excellence Mehemed Ali Aïni, gouverneur de Latakié, tranquillité règne d’une façon complète dans tous les villages voisins de la baie de Bazit, les chrétiens y ont repris tous leurs travaux habituels.

Il en serait assurément de même à Kessab et à Souaïdieh, si ces centres chrétiens importants n’appartenaient au vilayet d’Alep dont le vali Rachid bey est loin de montrer envers nos protégés le même zèle et la même bienveillance que Mehemed Ali Aïni. Cependant, grâce à celui-ci une commission composée de Musulmans et d’Arméniens travaille à faire restituer à ceux-ci les objets, qui leur ont été volés, et à remettre les habitations suffisamment en état pour les recevoir. En somme dans toute cette contrée la paix est maintenant rétablie.

Le Victor-Hugo est toujours à Mersina ; mon intention est de l’en faire partir après l’arrivée du Michelet pour l’envoyer charbonner à Beyrouth après l’avoir fait toucher en quelques points de la côte de Syrie. Le Médecin de 2e classe Bouthillier du Victor-Hugo est détaché à Adana avec un infirmier et un charpentier pour contribuer à l’installation de l’ambulance française, qui fonctionne depuis le 13 mai.

Les locaux, étant insuffisants pour permettre d’hospitaliser des malades, ne sont utilisés que comme dispensaire ; nous faisons construire dans le voisinage des baraquements destinés à contenir une trentaine de malades et je vais me préoccuper de la location d’un nouvel immeuble pour agrandir, s’il se peut, notre sphère d’action humanitaire. La situation à Adana — ci-joint, à titre de renseignement, le rapport de l’officier en second du Victor-Hugo sur sa mission à Adana du 9 au 11 mai — paraît assez calme, malgré quelques bruits tendancieux qui se répandent de temps à autre et causent des paniques dans la population arménienne. Les familles ne veulent pas encore rentrer en ville et retourner dans les logements qui n’ont pas été brûlés ; d’autre part, les hommes ne se croient pas encore suffisamment protégés pour reprendre leurs travaux des champs.

Une commission d’enquête, présidée par un général de brigade, est arrivée de Constantinople le 13 mai et a commencé immédiatement ses opérations ; mais je n’ai encore aucune indication sur sa façon d’agir.

Le Jules-Ferry est arrivé à Mersina le 14 mai dans l’après midi, après avoir mouillé le matin à Ayas. La veille j’avais été visiter Bayas et Dorthyol.

Payas n’est qu’un village insignifiant. Si on l’a choisi pour point de débarquement des troupes, ce n’est que parce qu’il possède un appontement.

Au moment des troubles récents, la vieille citadelle de Bayas construite par Soliman II, contenait environ 400 prisonniers, qui se sont échappés, les uns disent après avoir tué leurs gardiens, les autres pensent que c’est avec la complicité des musulmans de la contrée. Toujours est-il qu’ils formèrent un bon appoint pour le pillage et l’incendie des villages voisins de Dorthyol. Comme je vous l’ai fait savoir par télégramme, je me suis rendu dans cette dernière agglomération avec le consul de France à Alexandrette et un certain nombre d’officiers du Jules-Ferry.

Le mutessarif d’Erzin, Assaf bey, avait quitté, pour me recevoir, sa résidence distante d’environ 50 kilomètres. J’ai reçu de lui un accueil très déférent, de même que du directeur de l’instruction publique dans la province d’Adana et du colonel, chargés l’un et l’autre par le gouvernement ottoman d’une mission d’enquête au sujet des troubles survenus dans la région.

De son côté le commandant des troupes (2 bataillons faisant partie du corps d’Armée de Salonique et d’Andrinople ) a tenu à faire défiler davant moi les soldats qu’il avait sous la main (1) [ pour témoigner, m’a-t-il dit, de la sympathie et de la vive reconnaissance que l’armée turque professe pour la France et que les récents événements de Constantinople n’ont fait qu’augmenter]. Le reste de la garnison est réparti dans les villages du voisinage pour protéger les propriétés des Arméniens dont la plupart sont actuellement entassés dans Dorthyol.

Il est extrêmement difficile de se faire une idée de ce qui s’est passé à Dorthyol et de la réalité des pertes en matériel comme en personnel, subies par les chrétiens de la région. Tandis que les autorités ottomanes déclarent que les pertes se réduisent à peu de chose et disent faire leur possible pour protéger et secourir les réfugiés, en attendant les crédits qui leur ont été promis pour tout remettre en état, les arméniens au contraire paraissent encore peu rassurés. Ils affirment que leur sécurité n’est nullement garantie et que les autorités ne font pas grand chose pour les nourrir.

Quoi qu’il en soit, j’estime que les visites comme celle que je viens de faire produisent un excellent effet sur le moral des Arméniens et contribuent à apaiser leurs craintes.

Cette visite m’a permis de constater aussi que cette riche contrée dont les habitations sont noyées dans une forêt d’orangers et de mûriers magnifiques, ne paraît pas avoir beaucoup souffert des récents désordres.

Désirant laisser une trace tangible de la visite des représentants de la France, j’ai remis au prêtre arménien de Dorthyol une somme de 500 francs pour subvenir aux besoins urgents des réfugiés. J’estime qu’il est inutile de faire plus, pour le moment. Il ne sera possible en effet de se rendre compte de la véritable misère et de la soulager que lorsque les Arméniens se seront décidés à retourner chez eux et qu’on pourra dénombrer les veuves et les orphelins restant dans un dénuement complet.

Ma visite à Ayas n’a donné lieu à aucun fait saillant ; il n’y a du reste plus de chrétiens dans ce village.

En terminant Monsieur le Ministre, j’ai la grande satisfaction de vous dire que tous les commandants sous mes ordres se louent de la discipline, de la tenue et du zèle de leurs équipages. J’ajoute que, malgré la grande chaleur que nous subissons depuis 15 jours, la santé générale ne paraît pas éprouvée ; mais nous avons dû remplacer la baignade par des douches, à cause de la présence des requins qu’attirent les cadavres flottant le long des côtes [...]

Pivet

XI

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 9 pp.

Escadre de la Méditerranée, Escadre légère, croiseur cuirassé Victor-Hugo,

reçu le 27 mai 1909, n° 754, du Capitaine de Frégate Prère, Officier en Second,

à Monsieur le Capitaine (amiral) de Vaisseau Com(mandan)t le Victor-Hugo, mai 1909

Commandant,

Je vous rends compte de ma mission à Adana les 9, 10, 11 mai. Je devais pendant mon séjour hâter l’organisation de la distribution des dons en nature aux victimes des troubles, favoriser l’établissement d’une ambulance française pour les soins à donner aux malades et blessés, enfin obtenir des autorités l’évacuation des locaux de l’ école que l’incendie n’avait pas détruits et qui étaient occupés par 60 soldats et 4 officiers.

Il importe tout d’abord de signaler qu’il n’existe pas à Adana de colonie française au sens strict du mot. Tous les français, à 2 ou 3 exceptions près, sont fonctionnaires ottomans (régie des tabacs, service des ponts et chaussées, etc.) et en cette qualité échappent à mon avis à notre action directe telle qu’elle doit s’entendre dans les circonstances actuelles pour entrer dans les vues du gouvernement français, relativement à l’organisation des secours. Seuls, sauf les exceptions signalées plus haut, les jésuites et les Sœurs [de] St-Joseph de Lyon sont sujets français. Il ne faut pas tenir compte en effet, aussi flatteuse qu’elle puisse être pour notre pays, de la prétention bien connue qu’ont un nombre considérable de personnes habitant la Turquie de se dire françaises, simplement parce qu’elles ont dans leur généalogie des membres d’origine française, ou bien parce qu’elles ont été élevées en France ou dans les écoles françaises de ce pays, ou simplement même parce qu’elles parlent notre langue. Quand on va au fond des choses, cette qualité s’évanouit pour la plupart d’entre eux et le nombre réel de nos ressortissants se réduit à un très petit nombre, dans lequel ne peuvent se comprendre ceux qui ont des fonctions officielles rétribuées par le gouvernement ottoman.

Cette situation montre combien il est difficile dans l’organisation des secours de ne pas sembler méconnaître les intentions du gouvernement et de ne pas paraître favoriser les développement d’œuvres et l’influence de groupements, auxquels le gouvernement de la République entend rester étranger.

Dans ces conditions et par la force même des choses, un délégué officieux et éphémère ne saurait agir sans aller à l’encontre de cette politique. Seul peut s’acquitter de cette fonction délicate un représentant du Département des Affaires étrangères, déjà au courant des affaires de ce pays, officiellement envoyé à Adana et y résidant momentanément pour le temps nécessaire, comme le consul d’Angleterre.

D’autre part à chaque instant on est en contact avec les autorités locales (police, enquêtes, service de surveillance et d’ordre, circulation en état de siège, demande de tentes, police sanitaire pour les maladies contagieuses, etc.) et chacune de ces démarches place un délégué officieux dans une position d’autant plus difficile, que déjà aux yeux des autorités locales actuelles à Adana l’intervention d’autorités consulaires en faveur des Arméniens, sujets ottomans suspects à beaucoup de ces autorités, est considérée comme un abus de pouvoir.

J’ai pensé qu’il était utile de préciser la situation à Adana et donner mon impression, en ce qui concerne notre intervention, pour secourir les victimes des troubles.

En arrivant à Adana, je me suis rendu chez le nouveau vali, qui m’accorda l’évacuation par les soldats de ce qui restait de l’ école des sœurs. Mais le vali ne fut pas satisfait de me voir rester à Adana, ma présence n’y étant pas nécessaire d’après lui, puisque la situation était calme.

Le lendemain lundi, recherche d’un local pour le dispensaire et l’ambulance. Entre le camp des réfugiés traités par les Allemands et ceux traités par les anglais, se trouvent beaucoup de réfugiés un peu abandonnés à eux-mêmes. Une petite maison a été louée dans cette partie de la ville, qui est voisine de la gare, elle servira à examiner, sans leur causer de dérangement, les malades et blessés dont les plus souffrants seront alors dirigés sur l’ambulance dont le choix n’a pu être définitivement arrêté pendant mon séjour, mais qui sera probablement placée à mi-chemin de la gare et du Sarus, sur la route circulaire faisant le tour de la ville au Nord.

La distribution des vivres se fera sur place et un chaufournier, qui touche le dispensaire, doit livrer environ 450 petits pains du pays par jour (2 sacs de farine achetés directement et qu’on lui délivre chaque jour soit 69 F.) en plus 4 sacs de riz et 2 barils de beurre (la graisse n’est pas employée dans la région) ont été envoyés de Mersina et vont être distribués avec le pain.

En visitant les réfugiés je constatai combien était grande l’urgence de fournir des nattes et des matelas communs à beaucoup de femmes et d’enfants malades ou fatigués par ces longues privations.

Cependant la situation matérielle de ces malheureux s’améliore lentement ; un certain nombre regagnent leur domicile, s’il a été épargné ; leur circulation en ville est très active et beaucoup vont dans les ruines retirer du bois pour cuire leurs aliments dans leur campement ; quelques marchands se sont établis en plein air dans leur voisinage et plusieurs vendent de la viande.

Le nombre des concentrés m’a paru moins considérable, car les usines de coton ont repris le travail et occupent un grand nombre d’ouvriers. Je pense que l’ordre très rigoureux établi par le colonel Mehemet Ali bey, qui a produit cet heureux résultat, ne pourra que hâter la fin d’un état de chose qui a déjà trop duré.

Il est question pour améliorer l’état sanitaire de ces réfugiés d’en envoyer un certain nombre s’installer et travailler dans les vignes qui bordent la ville ; mais la confiance n’était pas encore assez grande pour que cette heureuse solution ait pu être réalisée pendant mon séjour.

J’ai recueilli les doléances de quelques Européens et du Directeur de la Banque ottomane au sujet de la situation économique actuelle de la région. Notre commerce extérieur étant directement intéressé à un prompt retour à la vie normale, je crois intéressant de les signaler dans ce rapport, d’autant que la situation politique de la région gagnerait singulièrement si les affaires reprenaient rapidement.

Le Directeur de la Banque était allé exposer au nouveau vali que les troubles et l’arrêt des affaires avaient mis la plupart des commerçants et industriels en état de faillite : si un prompt remède n’était pas apporté à cette situation, c’était la ruine du pays pour plusieurs années, et par suite une cause d’insécurité et de troubles, et qu’il lui paraissait nécessaire qu’un moratorium d’au moins 4 mois fut proclamé par les autorités locales. Le vali objecta que cette question ne le regardait pas et n’intéressait que le gouv[ernemen]t. Il semble que cette mesure devrait être demandée à Constantinople : car son adoption amènerait certainement une détente considérable parmi les Arméniens, presque tous commerçants et très éprouvés dans leurs affaires, et leur montrerait d’une façon qui leur serait très sensible, que le Pouvoir Central a la ferme volonté de réparer les désastres commis par les troubles.

Actuellement les récoltes sont sur le point de se faire. Toutes les fermes arméniennes aux environs d’Adana, et elles sont nombreuses, ont été brûlées et leurs habitants massacrés : très peu ont pu fuir. Il est à craindre que les Turcs voisins de ces fermes ne fassent les récoltes à leur profit ou ne les saccagent. Il y aurait le plus grand intérêt à organiser des équipes de réfugiés, sérieusement protégées, pour faire les récoltes de ces fermes dont le produit serait alors versé à la masse de secours, à défaut de propriétaires ; ce qui augmenterait grandement les ressources déjà envoyées de différents côtés. Cette mesure diminuerait beaucoup la misère actuelle.

L’impression unanime des Européens sur le nouveau vali est nettement défavorable, non seulement par son attitude générale, mais encore parce qu’il a été nommé par un cabinet réactionnaire. On s’étonne que sa nomination ait été maintenue par le pouvoir actuel et, de l’avis de tous, il devrait être remplacé. Le consul d’Angleterre en m’apprenant l’arrivée à Adana et le départ de l’Amiral Sir Curzon Howe me dit qu’au cours de la visite de l’amiral au vali, le gouverneur affirma que, parmi les victimes, il y avait beaucoup plus de Turcs que d’Arméniens, et se tournant vers le consul, lui demanda de confirmer cette déclaration à l’Amiral. Le consul était stupéfait de cette audace.

Il y a quelque temps, la chambre des représentants à Constantinople a voté des fonds pour les victimes des troubles ; le nouveau vali a nommé comme Président de la Commission locale de répartition un Turc, d’origine Kurde comme lui, Abd Ul Kader Effendi de Bagdad, individu très redouté ici et proclamé par tous comme l’instigateur des massacres et comme ayant donné le premier l’exemple. Le retrait de cette nomination doit être demandé. Ces faits montrent que l’opinion des Européens a des bases sérieuses et peut-être partagée. Par contre le nouveau commandant des troupes, le colonel Mehemet Ali bey, est très apprécié pour sa fermeté et son impartialité. Son autorité est absolue en fait et toutes les décisions prises par lui sont simplement communiquées par déférence au Ferrick [= commandant militaire] actuel, Remzi Pacha, dont les fonctions sont ainsi pûrement nominales, ce qui est encore trop aux yeux de la plupart des Européens, qui demandent son arrestation comme coupable d’inactivité et d’indifférence au moment des troubles.

Pendant mon séjour beaucoup d’Européens m’ont affirmé que les autorités locales faisaient courir le bruit que le feu avait été mis volontairement à l’ école des Sœurs par les Pères Jésuites ou par un de leurs domestiques dans le but de toucher une indemnité.

Le lendemain de l’incendie un commissaire de police est venu enquêter et accusa le Supérieur d’avoir eu des armes et des munitions cachées ; car on avait entendu de nombreuses détonations. Le Supérieur fit observer qu’il y avait 20 bidons de pétrole dans les locaux incendiés et que cela suffisait à expliquer ces détonations, mais que, quant aux armes, il lui donnait le démenti le plus formel.

L’incendie a éclaté vers minuit dans l’annexe perpendiculaire aux bâtiments des classes et dortoirs où logeaient momentanément les Pères et 2 Sœurs. Le bruit que faisaient les soldats pour éteindre le feu réveilla un père qui donna l’alarme à tout le personnel. Tous s’habillèrent et s’employèrent à enlever les malles des Sœurs, préparées 2 jours avant pour être envoyées avec elles à Mersina, et à sauver le plus de matériel possible, puis ils donnèrent la main aux soldats pour circonscrire l’incendie. épuisés après 2 heures de ces efforts considérables, ils allèrent prendre du repos dans un entrepôt privé situé à 100 mètres de là et vers 4 heures du matin revinrent sur les lieux continuer la lutte. L’incendie était déjà à peu près arrêté par un mur très épais séparant une partie très ancienne des parties nouvelles, alors complètement détruites. Ce mur ayant résisté, cette partie a été épargnée. C’est à ce moment, c’est-à-dire entre 4 et 5 heures du matin, le jour venu, que le second du Swiftsure est venu spontanément donner son concours, et par son énergie réveilla l’ardeur des soldats que ces heures d’efforts avaient épuisés. Le feu a été mis de l’intérieur très certainement. Un bien Valcouf [= wakef, appartenant à une fondation pieuse], bâtiment carré de 4 ou 5 mètres de côté formant rez de chaussée à terrasse, séparait l’annexe située à gauche de la partie centrale ; une échelle en bois était appliquée à demeure dans la rue contre le mur de ce Valcouf et permettait de monter sur sa terrasse : de là on a pu jeter facilement une matière enflammée dans l’annexe. C’est en effet de ce côté que le feu a pris et a été communiqué par le vent au toit du pensionnat. En revenant il y a quelques jours, on a constaté que tous les meubles et malles qu’on avait laissés avaient été dévalisés, éventrés, le pillage a été consciencieux et je l’ai constaté moi-même. Il semble qu’il n’est nul besoin de démontrer l’absurdité des bruits mis en circulation, mais il était bon de les mentionner ici pour indiquer l’état actuel des esprits.

Le mardi matin 11 vers 10 heures je reçus votre ordre de rentrer à bord. Quelques instants après j’apprenais qu’une vive panique régnait dans la ville, on annonçait partout que les massacres allaient recommencer le soir même. Je décidai d’aller aussitôt en informer le colonel Mehemet Ali bey. Je lui exposai très franchement le but de ma visite, lui assurant que j’avais pleine confiance dans les mesures qu’il avait déjà prises et dont j’avais constaté moi-même la rigueur en rentrant la nuit à ma résidence, et bien que je fusse escorté par 2 soldats ; mais que dans le but d’aider à ramener la confiance je désirais savoir ce qui avait pu donner naissance à cette rumeur. Il me fit connaître que ce bruit avait été répandu par 2 grecs employés dans des usines de coton, et qu’après enquête montrant qu’ils étaient les auteurs de cette calomnie, il les avait fait arrêter et emprisonner, que des crieurs publics sur son ordre parcouraient la ville pour annoncer ce qui s’était passé et donner l’assurance à la population que des mesures plus strictes allaient être prises.

En arrivant à la gare, j’appris que le matin même des soldats envoyés faire une perquisition chez 2 Turcs soupçonnés d’avoir pillé lors des troubles, avaient été reçus à coups de fusil, que ces soldats avaient riposté et avaient arrêté les 2 Turcs ; mais que cette fusillade, venant après la rumeur signalée plus haut, avait fait croire que c’était le commencement d’un nouveau massacre.

Ces perquisitions ont commencé il y a quelques jours et bien que poursuivies avec prudence indiquent très nettement l’impartialité du colonel Mehemet Ali bey [...]

Prère

XII

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 11 pp.

Escadre de la Méditerranée, courrier n° 19, reçu le 1er juin, n° 770,

à Mersina le 19 mai 1909, le Contre-Amiral Pivet, Commandant l’Escadre légère de la Méditerranée, à Monsieur le Ministre de la Marine

Monsieur le Ministre,

Je vous accuse réception de votre télégramme n° 1310 du 17 mai [...]

Visite à Adana.

J’ai l’honneur de vous rendre compte de la visite que j’ai faite le 17 courant à Adana. à mon arrivée, à 10 h 30 du matin, j’ai été reçu par un officier turc envoyé par son Excellence Mustapha Zihni bey, vali de la province, par Mr Bouthillier, Médecin de 2e classe du Victor-Hugo, chargé de l’Ambulance française, et par le Père Jouve, supérieur de l’ancien collège des Jésuites. Avec ces derniers, je me rendis directement à notre ambulance, établie dans une maison particulière voisine de la gare. Chemin faisant, nous étions désagréablement impressionnés par les odeurs nauséabondes que le vent nous apportait du Campement des réfugiés. 10 000 personnes bivouaquent en effet, entassées sous des tentes militaires, et l’on peut toujours craindre que dans cette agglomération de misère n’éclate quelque épidémie, d’autant plus qu’aucune disposition ne semble avoir été prise pour l’évacuation des immondices.

à l’ambulance attendaient de nombreux malades, surtout des femmes et des enfants venant passer la visite. Ceux qui avaient été blessés, pendant les massacres sont maintenant morts ou en voie de guérison ; mais la rougeole, la petite vérole et la dysenterie font, dans le camp chrétien, bien des victimes.

Ne disposant plus d’aucun établissement français, puisque le collège des Jésuites a été complètement détruit et qu’il ne reste de la maison des Sœurs qu’une aile, à peine suffisante pour loger nos missionnaires, nous n’avons pas pu donner asile à un chrétien. Nos secours se bornent forcément aux soins médicaux et aux dons en nature et en argent faits à ceux des malades qui paraissent en avoir le plus besoin.

Même ainsi réduite, notre clientèle est encore considérable : car médecin et Sœurs sont occupés de 8 heures du matin à 5 heures du soir, et, n’ayant pu trouver à louer un local supplémentaire, nous construisons en ce moment un baraquement pour loger les plus souffrants.

De l’ambulance je me suis rendu à la maison des Sœurs située dans le quartier chrétien. De la terrasse restante, qui ne forme pourtant que le plafond d’un deuxième étage, on domine tout ce quartier, et, sauf de rares exceptions, on n’y voit plus que des pans des murailles, qui constituaient le rez-de-chaussée des maisons. Ces murs sont uniformément faits de briques posées à plat sur une épaisseur de 50 à 60 centimètres. Dans les rues, comme à l’intérieur des habitations s’élèvent des amoncellements de terre et de morceaux de briques ; mais on n’y voit plus trace de marchandises ou d’objets d’ameublement, tout ayant été pillé ou brûlé. Au milieu de ces ruines on est surpris de voir s’élever intacte l’église catholique arménienne. C’est que, dit-on, les musulmans l’ont préservée de l’incendie dans l’espoir de pouvoir en disposer un jour, en la transformant en mosquée, son clocher étant plus élevé et plus architectural que tous les minarets de la ville.

Sans doute ce vaste marché tardera longtemps à se relever de ses ruines, parce que les commerçants arméniens et syriens qui l’habitaient n’ont plus ni fortune ni crédit. Mais il serait d’un bon exemple et de bonne politique de se mettre immédiatement à rebâtir les collèges français des Jésuites et des Sœurs. La main d’œuvre serait abondante et peu coûteuse ; les matériaux, qui sont surtout des briques, ne manquent pas ; les Turcs nous verraient d’un bon œil chercher à faire oublier les désordres passés ; enfin nos maisons d’enseignement, qui étaient très prospères, auraient le plus grand intérêt à rouvrir leurs cours le plus tôt possible, avant que leurs rivales, anglaise, américaine et allemande n’aient détourné à leur profit notre ancienne clientèle, ce qui leur serait d’autant plus facile que n’ayant pas souffert de l’incendie, elles sont en mesure de reprendre leurs travaux quand on voudra.

Dans ce pays la construction est si simple et si rapide que, au dire des Supérieurs de nos établissements, si l’on voulait se mettre dès maintenant à l’œuvre, ils seraient en mesure de rouvrir à la rentrée des classes, le 1er septembre prochain. L’idée que je vous soumets ici, Monsieur le Ministre, n’est que l’écho des demandes instantes des Supérieurs de nos missions et je les crois assez justifiées pour vous prier de vouloir bien les transmettre au Département des Affaires étrangères et, par son intermédiaire, à la Direction des écoles françaises dans le Levant.

A 1 h 30 j’entrais chez le vali suivi de quelques officiers que j’avais invités à m’accompagner, le commandant du Victor-Hugo, celui du Jules-Ferry, mon chef d’état-major, mon aide de camp, notre consul à Mersina et son drogman.

J’avais tenu à donner à cette visite une certaine apparence, en rapport avec l’importance de la force navale française détachée dans le Levant et du rôle qu’elle y a rempli depuis un mois. Après les compliments et les présentations d’usage, j’exposai à Mustapha Zihni que j’avais été longtemps retenu de l’autre côté du Golfe par les soins à donner aux chrétiens de Syrie, et que dans l’accomplissement de ma mission humanitaire, j’avais eu la grande satisfaction de trouver un concours bienveillant chez le vali de Beyrouth et les mutessarif s de Tripoli et de Latakié dont je me plaisais à reconnaître l’esprit cultivé et libéral. J’y avais aussi acquis la conviction que, du plus humble au plus haut fonctionnaire ottoman, tous avaient sur leurs administrés et dans les circonstances les plus critiques, une autorité absolue. Et comme son Excellence Mustapha Zihni me remerciait de mon appréciation qu’il trouvait justifiée et agréable à entendre, j’ajoutai : Mais alors, que dire de la conduite de votre prédécesseur, Djévad bey, si ce n’est qu’en laissant massacrer tant de milliers de chrétiens, détruire pour longtemps leurs richesses de la ville et des champs, il a, sinon ordonné, du moins approuvé toutes ces atrocités ?

Dans une longue réponse, Mustapha Zihni s’efforça de m’exposer combien l’exercice de l’autorité était devenu difficile en Turquie depuis la proclamation de la Constitution de juillet 1908 ; — il dit que depuis longues années, il n’y avait plus à proprement parler de luttes religieuses dans cette région ; que dans le cas présent il s’agissait non de religion, mais de politique et haines de races ; qu’au surplus, il y avait eu des torts graves d’un côté comme de l’autre et qu’il pourrait me retracer des faits accomplis par les chrétiens, nos protégés, qui ne me feraient pas plaisir à entendre ; enfin que le calme était revenu et qu’il ferait tous ses efforts pour qu’à l’avenir la paix régnât entre chrétiens et musulmans.

Et je pris congé de Son Excellence en lui déclarant que j’étais heureux d’enregistrer ses bonnes paroles et que j’espérais qu’avant mon départ, il aurait donné suite à ses promesses et m’aurait permis, par ses témoignages de bienveillance envers les chrétiens, de joindre son nom à ceux d’Edhem bey, de Mehmed Ali Aïni et de Djevket bey que j’avais eu plaisir à lui citer au début de ma visite.

A 2 h 45 le vali me rendit visite à l’ambulance française, la seule maison d’Adana portant maintenant notre pavillon, et cela me fournit l’occasion de lui recommander encore nos missionnaires et leurs clients.

En sortant du salon du vali, je fis visite au colonel Mohamed Ali bey, chef d’état-major du corps d’armée de Damas, chargé depuis le 29 mai du Commandement supérieur des troupes dans la province d’Adana. Là nous reçûmes l’accueil militaire le plus cordial et je me fis l’interprète de tous les chrétiens avec lesquels j’ai été en relations dans ce pays pour le remercier chaleureusement des mesures qu’il a prises pour ramener le calme dans les esprits et pour assurer la protection efficace des Arméniens.

Situation des bâtiments.

Le Jules-Michelet arrivé aujourd’hui à Mersina a apporté de Beyrouth 19 caisses de matériel destiné à l’Ambulance française d’Adana. Il avait donné passage, suivant mes instructions, à deux médecins, l’un arménien protégé français le docteur Moraï, envoyé par le comité de secours de Beyrouth, l’autre protégé anglais le docteur Debanian destiné à l’ambulance internationale d’Adana, ainsi qu’au Père jésuite Sabattier, blessé lors des massacres du 26 avril [...]

Pivet

XIII

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 9 pp.

Escadre de la Méditerranée, courrier n° 20, reçu le 14 juin, n° 793,

à Mersina, le 27 mai 1909, le Contre-Amiral Pivet, Commandant l’Escadre légère

de la Méditerranée, à Monsieur le Ministre de la Marine

Monsieur le Ministre,

Je vous accuse réception de vos télégrammes n° 1367 du 21 mai, 1392 du 24 mai et 1423 du 25 mai.

Je vous confirme également mes télégrammes [...]

Télégramme n° 46 du 26 Mai.

J’ai contribué avec crédits alloués par Ministère Affaires étrangères à organisation avec consul France Alep caravane quittant Adana aujourd’hui pour ravitailler pays intérieur entre Adana et Alexandrette et y établir ambulance; cette région parcourue par consul Roqueferrier étant dans misère profonde et indigènes blessés ou malades restant sans soins.

Télégramme n° 40.

C’est avec un vif regret que j’ai dû renvoyer en France monsieur le capitaine de frégate Prère, qui remplissait avec la plus grande distinction les fonctions de second sur le Victor-Hugo et donnait à son commandant et à moi-même toute satisfaction. Mais sa santé déjà éprouvée par une pleurésie à son départ de Villefranche avait été fortement ébranlée pendant son séjour à Adana, où, en luttant jour et nuit contre l’incendie qui ravageait le quartier Arménien autour de la mission des sœurs, et s’efforçant de protéger les chrétiens qui s’y étaient entassés [...]

Répondant aux appels des missionnaires catholiques de Cheiklé (Trappistes) et d’Akbès (Lazaristes), notre consul à Alep, Mr Roqueferrier obtint vers le 25 avril, du commandant des troupes ottomanes à Alep, une escorte qui devait non seulement l’accompagner, mais aussi éloigner les montagnards kurdes qui assiégeait nos missions. C’est après trois longues semaines de souffrances et de privations de toute nature, que les 7 à 800 chrétiens réfugiés à peu près par moitié dans nos deux établissements français recouvrirent leur liberté.

Non content de ce succès, auquel beaucoup de chrétiens devaient la vie, M. Roqueferrier résolut de continuer son voyage en parcourant tout l’intérieur du pays sur lequel s’étend sa surveillance consulaire. Emmenant avec lui le Père étienne, supérieur de Cheiklé, il visita de nombreux villages situés entre Akbès et Adana, entre autres Baghtché, Hassan-Beylik, Harounié, Tchamitchi, Geukchaïr, Lapadjlem, Kellan, Intillé.

Quand il arriva à Adana, le 21 mai, il était encore tout émotionné par les ravages qu’il avait constatés, pillages et incendies, — par la destruction complète de centres naguère importants et riches, tels que Hassan-Beylik où des 600 maisons, la plupart à étage, qui le constituaient une seule reste debout —, par la misère et les maladies dont souffrent des milliers de chrétiens qui, moins heureux que ceux qui vivent près des côtes, ont été complètement abandonnés. Cette situation que personne n’avait encore signalée, méritait de notre part le plus vif intérêt. Aussi réunissant nos efforts, nous organisâmes d’urgence une caravane pour porter à ces malheureux des vivres, des vêtements et des médicaments. Cette caravane que dirigeront le Père étienne et trois Sœurs de notre mission d’Adana, va partir ce soir d’Adana. Elle se rendra à Hamidié (50 kilomètres), où elle trouvera le concours précieux d’un français, M. Charles Sabatier, propriétaire d’une usine à vapeur, où il a donné asile pendant les derniers troubles à plusieurs centaines de chrétiens.

D’Hamidié elle ira à Osmanié (45 kilomètres environ). Là, il faudra abandonner arabas [= voitures] et charrettes pour charger les colis à dos de mulets, la route n’étant plus carrossable. Il en sera ainsi pendant une douzaine d’heures de marche jusqu’à Hassan-Beylik, point situé au milieu des villages les plus victimés. C’est là que nos missionnaires installeront le dispensaire français dont nous leur avons fourni les principaux éléments.

L’organisation de cette caravane de secours n’a pas manqué d’attirer l’attention du consul d’Angleterre, qui est venu hier, avec le commandant du Swiftsure, offrir à M. Roqueferrier tout son concours. Si aimable qu’il fût et si précieux qu’il pût être étant donnés les fonds considérables dont disposent les représentants anglais, notre consul l’a décliné, disant que notre caravane était prête à partir et qu’il était urgent de l’expédier. N’importe-t-il pas aussi qu’ayant eu l’idée heureuse d’explorer l’intérieur, et le bonheur de la mener à bonne fin, notre consul et par suite notre pays conservent l’honneur de son exécution ?

Tout en rendant justice — ainsi que je l’ai déjà fait dans un précédent rapport — au zèle déployé dans les récents événements d’Adana par M. le consul d’Angleterre et madame Doughby [sic]-Wylie, il m’est très agréable de constater qu’avec des moyens bien moins puissants — puisque au début ils n’avaient même pas d’habitation à leur disposition — nos missionnaires et nos médecins de la Marine ont rendu, aux réfugiés d’Adana, les plus grands services. à notre ambulance, où l’on soignait chaque jour de 130 à 150 malades, s’est ajouté depuis huit jours un petit hôpital de 17 lits parfaitement organisé, où l’on trouve, grâce aux soins intelligents et dévoués des Sœurs de Saint-Joseph, une assistance plus parfaite que celle qu’on peut attendre des matelots non infirmiers que les bâtiments anglais et américains ont mis à la disposition de leurs consuls. Aussi est-elle très appréciée et, si peu que l’on puisse compter sur la reconnaissance des Arméniens qui, dans les circonstances présentes, sont les premiers à en bénéficier, il n’est pas douteux que tant de services rendus ne profitent au bon renom des Français dans l’ensemble de la population hétérogène de ce pays.

Pivet

XIV

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 16 pp.

Escadre de la Méditerranée, courrier n° 26, reçu le 27 juin 1909, n° 877,

à Tripoli (Syrie), le 15 juin1909, le Contre-Amiral Pivet, Commandant l’Escadre légère

de la Méditerranée, à Monsieur le Ministre de la Marine

Monsieur le Ministre,

[...] à Adana, après quelques hésitations des autorités, les exécutions ordonnées par la cour martiale ont commencé le 10 juin. Au lever du soleil on a pendu neuf musulmans et six arméniens, tous pour ainsi dire inconnus dans la région. De nouvelles exécution ont eu lieu depuis et vont continuer, dit-on. Elles ont été accueillies avec stupeur par les Musulmans, qui se croyaient intangibles et avaient même menacé de se venger, si l’on s’en prenait à leurs coreligionnaires ; mais elles n’ont donné lieu jusqu’ici à aucune manifestation hostile, probablement parce que l’autorité militaire inspire une crainte salutaire et aussi parce qu’on n’a encore exécuté aucune personnalité marquante [...]

On a beaucoup parlé ces jours derniers du retour à Adana,- pour y être jugé par la cour martiale,- de Djévad bey, l’ancien vali, accusé d’avoir favorisé les massacres du 14 avril. Il devait, disait-on, être interrogé sur les lieux, les explication qu’il avait données à Constantinople n’ayant pas été jugées satisfaisantes. Il ne m’a pas encore été possible d’avoir confirmation de cette nouvelle ; en général les Européens de la région la croient fausse et le mutisme des autorités musulmanes est complet à cet égard [...]

Il s’est cependant produit à Dortyol, dans la nuit du 4 juin, un incident dont les suites auraient pu être assez graves sans l’énergie du commandant des troupes, et qui prouve que pendant longtemps encore il faudra s’attendre à des surprises désagréables. Durant un violent orage, un soldat fanatique se mit à tirer sur ses camarades ; tout le camp prit aussitôt les armes et les troupes firent feu au hasard, en utilisant même les canons. Les résultats de cette bagarre ont été, du côté arménien, de deux femmes et cinq enfants tués et, dans la garnison, d’un capitaine et de nombreux soldats blessés.

Le commandant et les officiers sont enfin parvenus à calmer leurs hommes et à faire arrêter l’auteur de ce désordre qui a été pendu le lendemain.

Une commission composée de consuls et d’officiers des bâtiments présents à Alexandrette s’est rendue sur les lieux. Au dire du commandant Bouxin, qui y est allé avec la Vérité, la population chrétienne d’abord très effrayée par ces événements s’est rassurée à la suite de l’exécution du coupable ; et le calme est aujourd’hui complet [...]

Pivet

XV

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 4 pp.

Escadre de la Méditerranée, courrier n° 27, reçu le 8 juillet 1909, n° 911,

à Alexandrette, le 22 juin1909, le Contre-Amiral Pivet, Commandant l’Escadre légère

de la Méditerranée, à Monsieur le Ministre de la Marine

Monsieur le Ministre,

[...] Le Victor-Hugo et le Jules-Michelet après avoir quitté le premier Lattakié, l’autre Mersina, le 21 juin dans la matinée, et avoir fait des exercices d’ensemble après rencontre à la mer, ont mouillé le soir devant Ayas et affourché aujourd’hui pour exercice devant Alexandrette [...]

De toutes les Puissances qui ont envoyé des bâtiments dans le Levant, la France est en ce moment la seule qui conserve ses navires d’une façon constante dans les parages récemment troublés, et le fait paraît prendre une signification d’autant plus grande aux yeux des indigènes que nos navires sont de beaucoup les plus importants comme dimensions et comme puissance.

Il n’y a plus, aujourd’hui, comme navires de guerre étrangers entre Beyrouth et Mersina, que le croiseur américain North-Carolina, mouillé depuis 48 heures devant cette dernière ville et revenant de Smyrne ; le croiseur similaire Montana est parti à son tour pour les ports du Nord.

Le petit croiseur anglais Barham que nous avons rencontré avant hier à Lattakiek arrivait du Somaliland et, après avoir fait rapidement le tour du golfe d’Alexandrette, se rendait à Port-Saïd. C’est le seul navire anglais qui ait été vu depuis huit jours entre Beyrouth et Mersina. Je n’ai pas de nouvelles de la Medea ni de la Minerva qui ont stationné pendant quelques jours sur la côte d’Asie Mineure à la fin de mai ; ils doivent être soit de retour à Malte, soit dans les îles Cyclades.

Le navire Allemand Cormoran a quitté Mersina le 20 juin pour une destination inconnue, après avoir séjourné pendant une semaine devant cette ville ; je suppose qu’il doit être du côté de Caïffa ou de Jaffa où les Allemands font de fréquentes apparitions.

La Zeuta, seul bâtiment Autrichien qui ait paru en Asie Mineure, est reparti de Mersina pour l’Adriatique le 17 mai.

La Canonnière russe Teretz a également quitté Mersina le 17 juin ; elle doit, paraît-il, y revenir dans quelques jours.

Le Croiseur italien Francesco Ferruccio a quitté Alexandrette le 17 juin pour Beyrouth et Port-Saïd, en touchant sans doute en divers points de la côte de Palestine comme l’a fait le mois dernier le Piemonte ; l’ Aretusa était à Beyrouth le 14 juin, mais elle a dû se rendre depuis à Jaffa pour y conduire le délégué apostolique, Monseigneur Giannini [...]

Pour moi, je resterai dans le fond du golfe d’Alexandrette avec le Victor-Hugo, jusqu’au 28 juin, pour voir dans quelles conditions se trouvent les chrétiens de Dortyol et des villages environnants. J’irai ensuite passer quelques jours à Mersina, afin de visiter à nouveau l’hôpital français d’Adana et de me rendre compte par moi-même de la situation matérielle et morale des Arméniens de cette région [...]

Pivet

XVI

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 12 pp.

Escadre de la Méditerranée, courrier n° 29, à Mersina,

le 30 juin1909, le Contre-Amiral Pivet, Commandant l’Escadre légère

de la Méditerranée, à Monsieur le Ministre de la Marine

Monsieur le Ministre,

[...] Télégramme n° 68, du 27 juin 1909.

J’ai visité depuis 14 juin, Tripoli, Latakié, Alexandrette, dortyol, Beylan, avec consuls. Partout situation apparente calme, mais nervosité et crainte persistent chez chrétiens parce que tribunaux correctionnels ou cours martiales ne punissent pas Musulmans, coupables avérés, quand sont personnalités notables. Si gouvernement Ottoman agit pas énergiquement, troubles recommenceront, provoqués par chrétiens mécontents, se vengeant eux-mêmes, ou par musulmans fanatiques, encouragés par impunité. Pour assurer tranquillité, il faudrait donner ordre Tripoli arrêter et exécuter musulmans assassins d’un chrétien de Sgortha [= Zghorta], il y a quinzaine de jours. Ordre à Latakié condamner musulmans coupables massacres Kessab et Kaladuran. Ordre à Adana condamner Djévad bey, ancien vali d’Adana, et Assaf, mutessarif de Erzin, auteur massacres Dortyol et villages voisins. Ordre à Antioche condamner et éloigner Mustapha pacha et mufti Nourry Effendi, coupables massacres Kirikan et Beylan [...]

Par mon télégramme chiffré n° 68, je vous ai rendu compte sommairement de ma dernière tournée dans le golfe d’Alexandrette et de l’état d’esprit des populations. Sous des apparences calmes et résignées, j’ai trouvé partout chez les chrétiens, nos nationaux ou nos protégés, un malaise, une nervosité, qui proviennent de ce que les tribunaux ottomans sont loin de leur donner la satisfaction morale qu’ils en attendaient. Au lieu des décisions fermes et rapides par lesquelles les cours martiales et même les Tribunaux correctionnels devaient frapper les coupables, à quelque rang de la Société qu’ils appartinssent, ou se heurte, tout comme autrefois, à des réponses évasives, à des atermoiements, à des ordonnances de non-lieu généralement basées sur le fait, bien excusable après des massacres aussi récents, qu’aucun chrétien n’ose braver les menaces de représailles et porter une accusation directe contre un musulman.

S’il est vrai qu’à Adana, la cour martiale a tout d’abord condamné à la peine de mort neuf musulmans et six Arméniens, il faut ajouter qu’aucun des musulmans n’était connu dans le pays, tandis que du côté chrétien, on pendait des gens sinon notables, du moins complètement innocents. C’est pourquoi dès le lendemain les prélats catholique et grégorien d’Adana demandaient à la Cour martiale d’arrêter les exécutions et la Sublime Porte donnait immédiatement des ordres dans ce sens [...]

à Latakié tous les catholiques, européens ou indigènes, sont très montés en ce moment contre le mutessarif Mehemed Ali, qu’ils accusent de faire cause commune avec le Président du Tribunal dans l’absence de toute répression à l’égard des Musulmans bien connus que l’opinion publique accuse formellement d’avoir conduit les massacres de Kessab et de Kaladuran. J’ai peine à croire que ce gouverneur qui, le lendemain de ces massacres, nous donnait à nous-mêmes tant de preuves de son humanité et de son dévouement, ait ainsi changé de sentiment. Mais d’une part les pouvoirs administratif et judiciaire sont parfaitement distincts, en Turquie comme en France, et le mutessarif n’a pas, sur les magistrats, l’autorité que lui prêtent les chrétiens, ses administrés. D’autre part il est certain que le président du Tribunal qui, naguère, fut impliqué dans les massacres de Marash, est très sujet à caution. Je n’en veux pour preuve que le fait suivant que le mutessarif lui-même m’a rapporté. Sur vingt musulmans arrêtés après les massacres de Kessab, le juge d’instruction demanda l’emprisonnement de neuf, dont son enquête lui démontrait la culpabilité. Le Président du Tribunal s’y étant refusé, sans motiver sa décision, le Procureur en a fait appel au Tribunal de Beyrouth qui n’a pas encore statué. Et en attendant, tous les prisonniers sont libres, et, enhardis par leur impunité, terrorisent le pays.

A Dortyol, j’ai trouvé la population chrétienne à très peu près dans la même situation que lors de ma visite du 13 mai dernier. Les rues sont pleines d’Arméniens désœuvrés et tristes. En dehors des 1 200 à 1 400 d’entre eux, qui ont consenti à aller travailler aux champs aux environs de Payas, il reste encore à Dortyol plus de 7 500 habitants, dont 4 000 nécessiteux. Ceux-là n’osent pas retourner dans leurs villages respectifs, dans la crainte de retomber sous les coups des Musulmans, et ne se décident à entreprendre aucun travail, pas même la reconstruction de leurs maisons, parce qu’ils se disent: « A quoi bon ? puisque le gouvernement actuel, qui n’ose pas punir les auteurs de massacres des chrétiens, n’aura certainement pas l’autorité nécessaire pour nous protéger ».

Il en est de même à Beylan, si l’on en croit non seulement les prêtres catholiques et Arméniens, mais même des fonctionnaires ottomans, tels que le représentant de la Régie et le kaïmakam dont j’ai reçu les doléances. Une commission d’enquête dont faisaient partie des officiers de l’armée de Constantinople, est venue à Beylan et, après une instruction minutieuse, a adressé à la cour martiale d’Antioche un dossier faisant ressortir la culpabilité d’un certain nombre de musulmans, parmi lesquels Mustapha pacha et le Mufti Nourry effendi, connus depuis longtemps pour des musulmans fanatiques et désignés comme étant les principaux auteurs des derniers massacres de Kirikan. Au lieu d’être appelés à Antioche pour y passer en jugement, ces personnages jouissent à Alep de leur liberté, sous la protection du vali ; et pendant ce temps, les musulmans de Beylan, stimulés par l’impunité de leurs chefs, tiennent la population chrétienne sous le coup de menaces continuelles. Cet état de choses ne saurait durer longtemps. Si le gouvernement ne se décide pas à sévir, en accomplissant la promesse qu’il a faite aux Puissances de rendre la justice à tous et de punir les coupables, quels qu’ils soient, il est à craindre qu’avant peu d’autres troubles n’éclatent — lors de la reddition des armes par exemple — sous la pression de chrétiens se vengeant eux-mêmes ou de musulmans fanatiques encouragés par une trop longue impunité.

Dans une prochaine lettre, je vous rendrai compte, Monsieur le Ministre, de la situation d’Adana où je compte aller demain. Dès maintenant j’ai la satisfaction de vous informer qu’appréciant les raisons que je lui avais exposées (et que je vous ai soumises à vous-même dans ma lettre du 19 mai dernier) sur la nécessité de reconstruire le plus tôt possible leurs établissements scolaires, le Père jésuite Riondel, supérieur des établissements religieux de l’Orient, m’a fait savoir que les travaux étaient en cours et que le collège des jésuites, et la maison des Sœurs de Saint-Joseph, seraient en mesure de recevoir leurs élèves à la rentrée habituelle du premier septembre prochain.

Cette décision, de nature à contribuer largement à l’accroissement de l’influence française dans cette région, est d’autant plus honorable pour nos missionnaire qu’elle est plus généreuse. Un iradé vient en effet d’être affiché dans les mosquées faisant connaître que le gouvernement ottoman ne donnera aucune indemnité pour les immeubles ayant subi des déprédations pendant les troubles d’Asie Mineure, mesure grosse de conséquences pour le présent et pour l’avenir. Beaucoup de chrétiens ruinés et par suite sans crédit ne pourront en effet se livrer de longtemps à aucun commerce important et — résultat plus sérieux encore — la crainte des indemnités à payer aux étrangers et des reproches à encourir de la part du gouvernement n’obligera plus les autorités ottomanes à mettre un frein au fanatisme destructeur de leurs coreligionnaires, et l’autorité matérielle et morale des étrangers subira de ce fait une bien grave atteinte.

Pivet

XVII

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 11 pp.

Escadre de la Méditerranée, courrier n° 32, reçu le 17 juillet 1909, n° 954,

à Mersina, le 5 juillet 1909, le Contre-Amiral Pivet, Commandant l’Escadre légère

de la Méditerranée, à Monsieur le Ministre de la Marine

Monsieur le Ministre,

Ainsi que je vous en exprimais l’intention dans ma dernière lettre, je me suis rendu le 3 juillet courant à Adana, avec quelques officiers du Victor-Hugo, le commandant et un officier de la Jeanne-Blanche [...]

Aussitôt arrivés, nous nous sommes rendus à la maison que la mission catholique ou française a louée jusqu’au 1er Novembre prochain pour y donner ses soins à tous les blessés ou malades qui les réclament, sans distinction de religion ni de nationalité [...]

à Adana, le gouvernement ottoman continue bien de donner des secours aux femmes et aux garçons au-dessous de 17 ans, à raison de 0,28 F par tête et par jour ; mais il ne donne rien aux hommes et les laisse se tirer d’affaire comme ils peuvent [...]

Notre personnel hospitalier comprend actuellement un jeune médecin Arménien de la Faculté de Beyrouth, envoyé par notre consul général, Mr Fouques-Duparc, dix Sœurs de St-Joseph de Lyon, employées à l’hôpital et à l’ancienne ambulance, et cinq Sœurs qui tiennent le dispensaire de la maison des Sœurs [...]

Avant les massacres d’avril dernier, les Anglais, qui ont fort peu de nationaux ou de protégés dans la Cilicie, ne possédaient à Adana aucune maison de secours. C’est seulement le 15 avril que le major Doughty-Wylie se vit obligé de créer une ambulance pour soigner les nombreux blessés et malades qui se trouvaient parmi les milliers de chrétiens qui s’étaient attachés à ses pas [...]

La mission Américaine possédait à Adana, avant les massacres, un établissement considérable comprenant église protestante, écoles, ouvroirs et un dispensaire semblable à celui des Sœurs françaises. Cette mission ayant été en grande partie détruite par l’incendie, les Américains créèrent une ambulance dans une école grecque, louée pour la circonstance. Ils l’ont fermée, il y a trois semaines, mais pour la rouvrir bientôt sous la forme d’un véritable hôpital aménagé dans une grande magnanerie, qui appartenait depuis longtemps à leur mission.

Jusqu’aux derniers troubles, les Allemands n’avaient à Adana qu’une factorerie servant à la mise en balles et au nettoyage du coton ; mais sans école, ni mission ni dispensaire. à la fin d’avril, quelques diaconesses y ont disposé un bureau de bienfaisance et une ambulance qui, l’un et l’autre, ont été supprimés au bout d’un mois.

Enfin il y avait et il y a encore à Adana un hospice civil ressortissant à la Municipalité, et desservi par un personnel ottoman, mais si mal tenu que les pauvres eux-mêmes refusent d’y entrer.

Après les massacres, la Société du Croissant rouge de Constantinople a fondé une ambulance à l’ école des Arts et Métiers où elle a soigné quelques malades jusque dans le courant de juin [...]

Les principales rues du quartier incendié ont été déblayées, mais aucune construction n’a encore été entreprise, parce que, m’a dit le vali, la municipalité désire profiter de la circonstance pour faire un tracé plus hygiénique et plus régulier de ce quartier. Et comme je lui demandais si, dans ces conditions, notre mission ne s’était pas trop hâtée en procédant à la remise en état de l’ école des Sœurs, il m’a répondu que ce travail pouvait être continué et qu’il avait été très heureux de la voir entreprendre [...]

On ne saurait admettre, ai-je insisté, qu’un gouvernement constitutionnel et libéral se refuse à reconnaître une pareille dette. Et vous-même, en tant que gouverneur, vous êtes intéressé à ce que le paiement en incombe au pays tout entier ; car si ce n’est sur lui, c’est sur la ville et le vilayet d’Adana, mal administrés par leurs gouverneurs, qui n’eut pu ou pas voulu arrêter les troubles, qu’en retomberait directement la charge. Et Son Excellence s’est alors beaucoup récriée contre cette insinuation, déclarant que ville et vilayet étaient pauvres et dans l’impossibilité de payer aucune indemnité. Cette conversation n’avait pour moi d’autre but que de savoir les idées du palais sur cette question qui, comme j’avais l’honneur de vous l’écrire dans mon dernier rapport, est grosse de conséquences, pour le présent et pour l’avenir.

La raison, que le gouverneur ne m’a pas dite et que j’ai apprise plus tard, sur laquelle s’appuierait cette mesure, est que la commission parlementaire qui est venue pendant un mois à Adana poursuivre son enquête sur l’origine des troubles, a conclu qu’ils étaient dus à une révolution, c’est-à-dire à un cas de force majeure enlevant au gouvernement ottoman toute responsabilité à l’égard des étrangers. Je ne sais ce qu’elle peut avoir de fondé, en fait ou en droit, mais il est certain qu’actuellement cette nouvelle fait le sujet de toutes les conversations des étrangers habitant ce pays. C’est aussi l’unique souci des Arméniens [...]

Pivet

XVIII

Service Historique de la Marine (Vincennes), SS ED 100, 14 pp.

Première Escadre, courrier n° 62,

à Smyrne, le 5 décembre 1909, le Contre-Amiral Pivet, Commandant la division

légère de la Méditerranée, à Monsieur le Ministre de la Marine

Monsieur le Ministre,

Le 27 je suis allé à Adana [...] La nomination d’officiers, d’un grade plus ou moins élevé [...] est très diversement jugée par les Européens. Les uns apprécient en eux la correction des manières, l’énergie, la décision et un grand désir de produire. D’autres déclarent qu’ils font plus de bruit que de besogne, et cherchent à jeter de la poudre aux yeux ; leur venue aux affaires n’a en rien, disent-ils, amélioré la situation du pays ; leur chauvinisme, exalté par les succès de ce printemps, les rend plus fanatiques que ne l’étaient les autorités civiles ; enfin leur ignorance des questions administratives nuit à la marche des affaires, qui laisse autant, sinon plus, à désirer qu’autrefois [...]

En parcourant la ville, nous avons pu voir que, de tout le quartier chrétien incendié, nos maisons françaises sont les seules qui aient été reconstruites. Notre exemple n’a pas été suivi, parce que, faute d’indemnité, les propriétaires — s’ils existent encore — n’ont pas l’argent nécessaire pour rebâtir [...]

Avant de quitter Adana, j’ai demandé ce qu’était devenu le consul anglais, Sir Doughby-Wylie [Doughty-Wylie], dont la conduite, pendant et après les massacres, a été digne des plus grands éloges. J’ai appris qu’il avait loué à Adana une des plus importantes maisons pour y fixer sa résidence [...] J’ai appris aussi que dernièrement, on avait fait circuler dans la population chrétienne des listes de souscription, à l’effet de témoigner à Sir et à Lady Doughty-Wylie sa reconnaissance pour le dévouement dont ils ont fait preuve à son égard. Si les signatures abondent pour madame la consulesse, elles sont rares, dit-on, pour son mari, à qui les Arméniens reprochent d’avoir conduit les leurs, le premier jour des massacres — et alors que lui-même n’avait pas encore de domicile pouvant les recevoir, sous pavillon anglais —, dans la cour du Konak, où tous furent massacrés. Ne vont-ils pas jusqu’à déduire du fait que, venu de Mersina à Adana la veille des massacres, il savait que ceux-ci allaient éclater, qu’il était de connivence avec les Musulmans? [...]

Pivet

Documents compilés et édités par

Paul B. Paboudjian

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