R. H. kévorkian , La cilicie (1909-1921) - RHAC III Première partie : les massacres de Cilicie d'avril 1909.

II - LA CILICIE
Une région en pleine expansion démographique et économique

Cette région de près de 37 350 km2, enclavée entre le Taurus cilicien au nord et à l’ouest, l’Antitaurus et l’Amanus à l’est et la mer Méditerranée au sud, recouvre approximativement les limites du Royaume médiéval arménien de Cilicie, auquel font allusion certains responsables turcs qui accusent les Arméniens de vouloir restaurer ce royaume. Cependant, si la région est encore, au tournant de notre siècle, parsemée de nombreux édifices médiévaux arméniens, témoins de la présence ancienne des Arméniens en Cilicie, elle n’en a pas moins subi depuis le Moyen âge des bouleversements démographiques considérables.

Située « au carrefour des civilisations », la Cilicie a toujours eu une composition ethnique variée. La chute du Royaume arménien, en 1375, et la domination des Mamelouks musulmans ont provoqué un exode massif des populations arméniennes, syriennes et grecques. Et comme toujours dans ces cas-là, ce sont surtout les zones de plaine qui sont les premières abandonnées au profit des « montagnes-refuges » des contreforts du Taurus, de l’Antitaurus et de l’Amanus, dans des villes comme Hadjen, Féké, Zeytoun, Marach et Ayntab, ou des massifs montagneux comme le Djébèl Bérékèt, le Moussa Dagh ou le mont Cassius. Le Catholicossat de Sis, dissident du « Catholicossat de tous les Arméniens » d’Etchmiadzin, a lui-même abandonné le palais de Sis pour s’établir à Alep et ne plus être ainsi soumis au bon vouloir des chefs tribaux afchars de Kozan. Comme nombre de ses fidèles, le Catholicossat de la Grande Maison de Cilicie ne reprend le chemin du retour que dans la seconde moitié du XIXe siècle, période au cours de laquelle le palais catholicossal est restauré. Il n’en demeure pas moins soumis aux décisions du Patriarcat de Constantinople21.

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la plaine cilicienne est, comme la région en général, peu peuplée. Traditionnellement, des tribus nomades turcomanes et kurdes y séjournent une partie de l’année, surtout autour d’Adana et dans la région de Sis/Kozan, imposant aux sédentaires locaux leur organisation tribale. Les chefs des tribus Kozan-oghlou, Kütchük Ali-oghlou, Tejitli ou Avchars y imposent durant des siècles leur organisation tribale. Leur pouvoir est cependant remis en cause après l’intermède de l’occupation égyptienne (1832-1840), lorsque la Cilicie connaît un début de révolution agraire et industrielle et voit sa population considérablement augmenter avec l’arrivée d’émigrants musulmans et chrétiens attirés par les nouvelles perspectives économiques qu’offre la région22. La Sublime Porte mène alors une politique de centralisation visant à détruire les structures tribales des Turcomans et des Kurdes locaux qui opposent une farouche résistance à ces changements, constituant à leurs yeux la perte de privilèges anciens. Ce n’est qu’après 1866 que l’organisation tribale de la Cilicie est définitivement brisée et que l’ état ottoman prend effectivement le contrôle de la région qui accède au rang de vilayet en 187523.

Les bouleversements socio-économiques sont aussi accentués par l’arrivée de plusieurs vagues successives de nouveaux émigrants, surtout originaire du Caucase russe, dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Les Circassiens — terme recouvrant aussi bien des Adyghes que des Tcherkesses ou des Kabardines — arrivent après l’écrasement de la révolte de Cheïkh Chamil et la guerre russo-turque de 1877-1878. Ils s’établissent surtout dans la région d’Adana, à Kozan, dans le Djébèl Bérékèt, autour de Killis et au nord-est de Zeytoun (pour les Kabardines), le nid d’aigle arménien que l’ état souhaite mieux contrôler24. Un deuxième groupe de muhadjir, des Tatars Nogaï, évalués à 20 000 âmes, arrive après la guerre de Crimée et s’installe entre Kars Bazar et Missis, ainsi qu’autour de Kozan. En 1879, ce sont des Géorgiens musulmans que la Sublime Porte fait venir dans la région, suivis en 1881 par des groupes de Lazes25.

On compte aussi, après 1878, l’arrivée d’émigrants en provenance des Balkans et de la Turquie d’Europe : des Turcs de Roumélie, des Pomakes et des musulmans de Bulgarie, etc.26

Outre ces populations originaires du nord, on constate l’établissement progressif, durant tout le XIXe siècle, d’un grand nombre d’émigrants venant du sud : des Nusayri (ou Ansari) chiites, originaires du nord de la Syrie, que l’on trouve surtout vers Tarse, Adana et le Ghiavour dagh, où ils sont cultivateurs27; des Tahtadjis semi-nomades, aux pratiques religieuses ésotériques qui contribuent à les marginaliser, dans l’ouest de la plaine d’Adana ; ainsi qu’une dizaine de milliers d’Arabes, bédouins et fellahs qui profitèrent de l’occupation égyptienne pour prendre pied dans les campagnes ciliciennes, autour des villes28.

Cette grande diversité de populations de traditions musulmanes, sunnite, chiites ou ésotériques, a son équivalent chrétien, avec en tout premier lieu une population arménienne de 230 000 âmes au début du XXe siècle29, essentiellement concentrée autour d’Adana, Sis, Hadjın, Zeytoun, Marach, Ayntab, le Djébèl Bérékèt, le Moussa Dagh et la région de Kessab ; quelque 50 000 Grecs, surtout établis à Mersine et Itchil ; plusieurs milliers de Syriaques, installés à Mersine et Tarse30.

Les mutations économiques de la région

Les quelques éléments que nous venons de présenter, sur la composition démographique de la Cilicie, sont déjà révélateurs, sans qu’il soit besoin de le souligner outre mesure, de la complexité de la société locale en formation au tournant de notre siècle. Traversée par divers courants culturels antagonistes, elle s’ouvre à grande vitesse à la révolution industrielle et à mécanisation de son agriculture, notamment de la culture extensive du coton, qui fait de la région l’une des plus développées de l’Empire ottoman. Ces transformations attirent tous les regards, car elles constituent une sorte de test régional de ce qui peut être accompli dans le reste du pays.

La thèse récente de Stéphan Astourian31, qui nous inspire ces quelques remarques, met en évidence une évolution récente de l’historiographie ottomane tendant à reprendre la théorie du « World-System » développée par le sociologue américain Emmanuel Wallerstein, qui s’inspire lui-même, en pratiquant quelques contorsions, des leçons de Fernand Braudel sur l’« économie-monde ». Tout cela n’aurait rien que de plus normal, si cette approche n’avait pas été reprise par des historiens ottomanistes pour en faire un instrument d’analyse de la situation de l’Empire ottoman donnant des résultats quelque peu surprenants. Compte tenu du rôle économique de la Cilicie, celle-ci a justement attiré l’attention de ces mêmes chercheurs qui tirent des conséquences de l’intégration de l’Empire ottoman dans le « World-System » ou économie-monde. En gros, le discours des disciples de Wallerstein s’articule ainsi : l’intégration du pays a surtout profité à la bourgeoisie des non musulmans, qui servent d’intermédiaires avec les industriels européens ; elle a affaibli le poids de l’ état ottoman dans les régions « satellisées » comme la Cilicie ; elle a provoqué une situation de sous-développement du pays et des transformations sociales endogènes lourdes de conséquences.

Ce constat fait, ces mêmes disciples, s’appuyant sur une grille d’analyse quasiment mécanique, font un pas de plus en affirmant que cette intégration a un impact sur les relations traditionnelles entre les différents groupes « ethno-religieux » — formulation classique en monde anglo-saxon pour parler des collectivités historiques — et provoque des conflits locaux et le massacre de non-musulmans. En d’autres termes, si l’on suit leur logique, les massacres locaux de chrétiens sont la conséquence directe de la pénétration européenne et du sous-développement que celle-ci provoque.

Construites comme des « mécanos », ces études wallersteiniennes d’économie ottomane, se voulant héritières de l’ école des Annales, apportent évidemment des explications qui donnent un certain confort à l’historiographie ottomane classique et lui évitent d’affronter de face des questions bien plus sensibles sur le passé du pays et ses traditions politiques. Or, le test méthodique auquel Stéphan Astourian a soumis leurs conclusions, en prenant comme objet d’observation le cas de la Cilicie des années 1830-1890, montre le côté artificiel de leur démarche qui consiste en extrapolations à partir d’éléments concrets. Plus encore, il semble que derrière la démarche de cette école ottomaniste, c’est toute une idéologie visant à rejeter la responsabilité des catastrophes successives qui émaillent l’histoire de la fin de l’Empire ottoman sur des causes exogènes, lui donnant aussi un rôle de victime de l’impérialisme et des clients locaux.

Ceci dit, il est indéniable que les origines sociologiques de la population cilicienne, notamment sa tradition tribale, de même que la prospérité relative des Arméniens, dont témoignent les observateurs étrangers, ont eu leur rôle dans les violences « spontanées » dont ils furent les victimes. Il reste cependant à savoir si ces violences avaient une origine exclusivement locale, « sociologique », ou si une instance supérieure a décidé d’exploiter le contexte local.

Dans le second cas de figure, dont nous allons vérifier la validité dans les pages suivantes, le profil économique de la Cilicie, de même que sa localisation géographique et ses liens étroits avec le monde occidental, tant économiques que culturels — nous songeons ici aux innombrables établissements français, américains, allemands, catholiques et protestants — ont pu attirer l’attention des autorités ottomanes et leur dicter une décision constituant elle aussi un test politique pour l’avenir.

La population arménienne de Cilicie

son passé historique, son organisation sociale et religieuse

Pour mieux mesurer les conséquences des massacres de Cilicie et leur impact sur les populations chrétiennes, il est indispensable de donner d’emblée un image globale de la présence arménienne dans la région à la veille de la Première Guerre mondiale. Celle-ci permet en effet de montrer son ancrage local et sa répartition assez particulière dans le vilayet.

Le sandjak d’Adana32

Le centre régional, Adana, se situe dans une plaine alluviale extrêmement fertile que sillonne le Seyhan /Sarus. Occupée par les Arabes vers 650, Adana ne fut reconquise qu’en 964 par Basile II, qui y établit principalement des Arméniens. Plus tard, en 1097, le prince arménien Ochin de Lambron y accueillit Tancrède et la première Croisade, avant que la cité ne passe définitivement aux mains des Arméniens, qui la conservèrent jusqu’au milieu du XIVe siècle. Ce n’est qu’en 1515 que les Ottomans en prirent le contrôle.

à la veille de la Première Guerre mondiale, les Arméniens y étaient encore au nombre de 26 430, malgré les massacres qui avaient ravagé la communauté en 1909. Ils y étaient surtout concentrés dans le quartier de Kheder-Ilias, autour de l’église Notre-Dame, et au centre ville, autour de la paroisse Saint- étienne. Les ruines encore visibles au début du siècle des églises médiévales de Saint-Jacques et Saint-Serge témoignent de leur présence ancienne. Les principaux établissements scolaires d’Adana, les collèges Apkarian, Achkhénian et Aramian accolé à l’archevêché, comptaient 1 500 élèves en 1913, bien que la population arménienne fut majoritairement turcophone. Catholiques et protestants y possédaient également leurs lieux de culte respectifs et leurs écoles.

Les maisons de briques, sans crépi, étaient le plus souvent à deux niveaux, avec peu de fenêtres, et les rues assez larges, avec une végétation constituée de palmiers, cannes à sucre et pistachiers. Une bonne partie des transports se pratiquait par voie fluviale. De nombreux moulins flottants tournaient en outre sur les rives du Saros aux eaux très poissonneuses. L’insalubrité du climat, excessivement humide l’été, provoquait un exode des habitants vers les régions montagneuses toutes proches. En sens inverse, plusieurs milliers de saisonniers venaient chaque année y participer à la cueillette, la décortication et le nettoyage du coton, principale richesse de la plaine ciliciennne, avec les oranges et les citrons. Au début du XXe siècle, l’industrialisation commençait à s’y développer, avec notamment des filatures arméniennes, tandis que l’artisanat continuait à occuper l’essentiel de la population. La ville était à cet égard réputée pour ses tapis, ses tissus imprimés, sa poterie et son orfèvrerie. A partir de 1910, la communauté arménienne commença à publier le journal bilingue Adana.

Dans la périphérie, on trouvait également quelques villages arméniens : Au nord Giaour ou Kristian-Keuï, avec 190 nationaux ; à l’est Indjirlik, située sur la ligne du Bagdadbahn, avec également 250 âmes ; Missis, la ville médiévale arménienne toute proche de la célèbre forteresse de Lévonipert, l’Ylan-Kalessi des Turcs, où ne subsistaient plus que 480 Arméniens qui entretenaient la vieille église Notre-Dame ; au sud-est Abdoghlou, 340 habitants, et Cheïkh-Mourad, 300 âmes.

Les sandjaks de Mersine et d’Itchil

Très liée à Adana comme port de transit de la capitale cilicienne, Mersine connut un développement tardif. En 1913, les Arméniens y étaient au nombre de 2 297 et possédaient l’église Saint-Grégoire l’Illuminateur et trois établissements scolaires. Un millier de nationaux étaient en outre établis dans les villages environnants.

Bâtie sur la côte méditerranéenne, à l’embouchure du Güzel-Déré, la ville s’étend au fond d’une vaste rade, dans la partie occidentale de la plaine cilicienne. Elle portait le nom de Zéphirium en raison de l’abondance de myrtes. S’étalant en bord de mer, elle s’ordonne autour d’une grande rue pavée, bordée de boutiques, de khans et d’hôtels animés par l’intense circulation des caravanes. Les maisons, remarquablement bâties, étaient le plus souvent édifiées avec des pierres de taille empruntées aux sites antiques (Ayash et Pompeiopolis notamment). Son développement rapide attira, dans la seconde moitié du XIXe siècle, des émigrés syriens, grecs de Chypre et tcherkesses venus du Caucase. La ligne de chemin de fer la reliant à Tarse et à Adana contribua aussi à son expansion, tout comme l’élargissement de la route parallèle au train empruntée par les carrioles transportant les marchandises.

Tout aussi ancienne, Tarse, la Darson médiévale arménienne, comptait encore 4 400 nationaux lors des massacres de 1909 et 3 139 en 1913, sur une population totale de 30 000 habitants. La cathédrale Notre-Dame, aujourd’hui transformée en mosquée, était au centre de la ville et jouxtait l’évêché. Un peu plus loin, on trouvait l’église Saint-Paul, fondée par les rois Roupénide.

Tarse devint sous les Séleucides une grande métropole intellectuelle, connue pour ses stoïciens. A partir de 64 av. J.-C., elle fut même la capitale de la province romaine de Cilicie. Réputée pour ses tissages depuis l’Antiquité, elle abrita une des premières églises chrétiennes d’Asie Mineure : originaire de la ville, saint Paul l’évangélisa très tôt. Occupée par les Arabes en 831, elle fut reprise par l’empereur Nicéphore Phocas en 965 et gouvernée par des princes Ardzrouni arméniens vassaux de Byzance. Dès le Xe siècle, du reste, un archevêché arménien y fut établi, dont l’un des titulaires les plus célèbres fut, au XIIe siècle, saint Nersès de Lambron. Mais la ville ne passa définitivement sous l’autorité des princes arméniens de Cilicie qu’en 1183. C’est du reste dans la cathédrale de Tarse que Léon II fut sacré roi d’Arménie, en présence du cardinal Conrad de Wittelsbach, légat du pape Célestin II, le 6 janvier 1199. La ville tomba aux mains des Mamelouks en 1357 et fut intégrée à l’Empire ottoman au début du XVIe siècle, comme le reste de la Cilicie.

Au début du siècle, la ville avait beaucoup perdu de son importance commerciale au bénéfice de Mersine et ne possédait plus que quelques bazars ouverts, reliés entre eux par des ruelles tortueuses. Dans ses environs, seul Kozolouk abritait 290 Arméniens et était doté d’une église.

Dans le sandjak voisin d’Itchil, la présence arménienne se réduisait à deux colonies. La première, forte de 371 habitants en 1914, était établie à Séléfké, l’antique Séleucie, avec son théâtre, ses colonnades et son aqueduc romains. Elle est dominée par l’imposant château fort construit par les rois Roupéniens sur un piton rocheux. La seconde implantation arménienne, 95 âmes, était située à Mala, bourg proche de Séléfké. Plus à l’ouest, en bord de mer, l’immense château médiéval de Gorigos atteste encore aujourd’hui d’une présence arménienne ancienne.

Mersine au début de notre siècle
5 - Mersine au début de notre siècle. CPA, coll. M. Paboudjian

Le sandjak de Sis (Kozan)

Situé au cœur même de la Cilicie, le sandjak de Kozan avait pour chef-lieu Sis, l’ancienne capitale des rois de Nouvelle-Arménie. Enlevée par T’oros Ier (1100-1129) aux Byzantins, la ville fut assiégée par l’empereur Jean Comnène en 1137, puis de nouveau définitivement reprise par les Roupéniens et promue au rang de capitale en 1162. Sous leur impulsion, la ville acquit très vite un rôle commercial éminent pour toute la région, attirant en particulier Vénitiens et Gênois, qui y possédaient des entrepôts dès 1201. Abritant déjà l’administration royale, il était tout naturel que Sis accueillît le Catholicossat. En 1294, abandonnant le monastère fortifié de Hromgla, le catholicos finit par s’y installer dans le somptueux palais construit à cet effet. Après avoir brillé de mille feux, la ville fut prise par les Mamelouks le 13 avril 1375. Malgré la fin du Royaume de Nouvelle Arménie, la ville ne disparut pas définitivement et resta arménienne jusqu’au début du XXe siècle. En effet, même si Sis subit par la suite de nombreux assauts égyptiens, turcomans ou ottomans, l’administration de la ville resta aux mains des Arméniens. Les catholicos de la Grande Maison de Cilicie n’en étaient pas moins tributaires des beys afchars des Kozan-Oghlou, qui ne se privaient pas de les rançonner, voire de les assassiner quand le prélat arménien n’était pas assez docile.

La ville est construite sur la pente nord d’une montagne isolée dans la plaine et ses maisons de pierre à toits en terrasse s’étagent sur ses pentes jusqu’à l’énorme masse du palais catholicossal. Les hauteurs restaient dominées par la citadelle royale entourée d’une colossale enceinte de 44 tours.

En 1914, la ville était encore presque aux trois-quarts arménienne, avec 5 600 nationaux sur près de 8 000 habitants, et conservait encore nettement son cachet médiéval, tout en étant ouverte sur l’avenir avec ses sept établissements scolaires, fréquentés par 641 élèves.

Dans le reste du caza de Sis, on trouvait également une dizaine de villages arméniens, dont les plus importants étaient Karadjalen et Gédik, respectivement à huit et dix heures de marche du chef-lieu. L’ancienne capitale des Roupéniens, Anavarza ou Anabarza, située à une trentaine de kilomètres plus au sud, conserve encore aujourd’hui, les traces de l’extraordinaire forteresse édifiée sur le piton rocheux dominant la plaine couverte de vestiges gréco-romains.

Sis, quartier du palais catholicossal
6 - Sis, quartier du palais catholicossal. CPA, coll. M. Paboudjian

Le caza de Féké (Vahka)

Située sur les contreforts de l’Antitaurus, à 1 190 mètres d’altitude, le chef-lieu du caza, Vahka/Féké, ne comptait plus que 2 500 habitants, dont 1 150 Arméniens, au début du XXe siècle. Mais, ces chiffres témoignent mal du rôle militaire et politique joué par la ville au Moyen âge, lorsque les Roupénides en firent leur capitale (1095-1182) et y restaurèrent l’ancienne forteresse en granit du prince Kogh-Vassil, bâtie sur un piton rocheux dominant la ville, elle-même située sur un replat de l’Antitaurus. De ce passé brillant, il ne subsistait que la cathédrale Notre-Dame et les ruines de l’église Saint-Jean. à la sortie de la ville, en remontant vers le nord-est, on trouvait également le monastère médiéval de Vahka, lieu de résidence de la famille des Atchabahian, dont plusieurs membres se succédèrent sur le trône catholicossal cilicien à l’époque moderne.

Le Saros/Seyhan, coulant dans les gorges, aux pieds de Féké, servait au transport des minéraux de fer et de cuivre extraits dans la région, ainsi qu’à celui du sel abondant dans la vallée. Outre l’agriculture traditionnelle pratiquée dans ces zones de montagne, les cultures céréalières et fruitières étaient bien développées, de même que celle du ver à soie.

à trois heures au sud de Féké, également sur les rives du Saros, le village de Yérébakan comptait pour sa part 150 maisons exclusivement arméniennes, soit 735 habitants. Fondé vers 1600 par des gens de la plaine cilicienne cherchant refuge dans l’Antitaurus, il était situé à 1 210 mètres d’altitude, à flanc de coteau. Bien que turcophones, les habitants entretenaient une école, fréquentée par 140 élèves. Le village était alors réputé pour ses vins et ses tapis. à mi-chemin entre Féké et Yérébakan, Kaladéré fut également fondée au début du XVIIe siècle et avait une population exclusivement arménienne de 300 personnes toutes turcophones. à deux heures et demie au nord de Vahka, sur un plateau boisé, Kissénid abritait encore 10 maisons arméniennes turcophones. à dix heures de marche plus au nord, dans les forêts de l’Antitaurus, sur la rive est du Zamente, trois petits villages arméniens subsistaient encore au début de notre siècle : Karakeuï, Dikmèn et Sazzak, occupés par 349 habitants. Outre une église médiévale, un château en ruine attestait il y a encore quelques années de l’ancienneté du site.

On trouvait enfin, à quatre heures au sud-est de Féké, le bourg de Tapan, habité par 267 Arméniens turcophones, dont bon nombre quittèrent le village après les « troubles ». Ils y cohabitaient avec des Grecs, établis dans quatre villages des environs et utilisaient les caractères arméniens pour écrire le turc. D’autres villages comme Sinanle, fondé vers 1400, Paghnik et Kéklikdji furent totalement vidés de leur population arménienne entre 1890 et 1909. Au total, y compris les implantations arméniennes plus diffuses, on comptait en 1913 quelque 4 948 Arméniens dans tout le caza de Féké.

Caza de Hadjen

Toujours plus au nord, dans la vallée du Chatak-Sou, affluent du Saros, on accède à la ville de Hadjın, chef-lieu du caza du même nom, située à 1 140 mètres d’altitude, dans un site en amphithéâtre, sur un éperon rocheux placé à l’intersection de plusieurs vallées. Montagne-refuge par excellence, particulièrement propice à l’autodéfense, Hadjın était aussi une des trois voies de communication entre la Cilicie et la Cappadoce. Simple forteresse destinée à interdire l’accès de la plaine à d’éventuels agresseurs depuis l’Antiquité, Hadjın se transforma rapidement en grand centre urbain lorsqu’une partie de la noblesse arménienne de la plaine cilicienne, accompagnée de ses sujets, vint y chercher refuge au début du XVe siècle. Un lent travail de défrichage fut alors entrepris dans cette région de montagne très boisée, et la vigne, les arbres fruitiers, notamment le mûrier, y furent acclimatés.

Hadjın, quartier nord
7 - Hadjın, quartier nord. Photo M. Sykes, coll. M. Paboudjian

A vingt minutes au nord de la ville, le monastère Saint-Jacques, fondé en 1004, témoigne d’une présence arménienne plus ancienne, bien que moins importante. Ce couvent abritait, au début du XXe siècle, un grand Collège national et était un haut lieu de pèlerinage réputé pour toute la région, notamment le jour de la fête de son saint patron. A cette occasion, les habitants de Hadjen montaient vers le sanctuaire au milieu de la nuit, cierge en main, et y participaient à une immense kermesse, ainsi qu’à un tournoi équestre, tradition médiévale héritée de la noblesse cilicienne et ayant survécu jusqu’à notre époque.

La cathédrale Notre-Dame, fondée en 1425, était située dans la citadelle du quartier haut, qui abritait également l’archevêché, bâtiment construit à l’extrémité de l’éperon rocheux, et le collège Sahag-Mesrob, édifice non moins imposant. Très peuplée, cette partie de la ville possédait une seconde église, dédiée à Saint-Georges, et un collège du même nom fondé en 1844 et fréquenté par 1 250 élèves. Le troisième édifice religieux de Hadjın, Saint-Toros, était situé dans le quartier bas de Yaghı. Les protestants, organisés en communauté séparée depuis 1869, entretenaient quant à eux un temple dans chacune des deux parties de la ville, et les catholiques une chapelle dans le quartier haut.

à la merci des Kozan-Oghlou durant des siècles, Hadjın ne se développa véritablement qu’après leur liquidation par les autorités ottomanes, lorsque Minas Séksénian fonda la première mairie de la ville et commença à organiser le ramassage des ordures ménagères, à paver les rues et à imposer un plan d’urbanisme. Outre ses deux bazars, qui attiraient les paysans de tous les villages des alentours, la ville possédait douze moulins fonctionnant à l’énergie hydraulique, cinq lavoirs municipaux, trois khans, appartenants aux trois conseils paroissiaux, et d’immenses bains publics alimentés en eau par les fameuses cascades de Chadak, situées à une heure et demie au nord de Hadjın. Conviviale et presque exclusivement arménienne, elle avait aussi la particularité de posséder cent vingt fours à pain collectifs répartis dans toute la ville, où les femmes venaient avec leur farine faire cuire leurs galettes de la semaine. Outre ses cultures céréalières et fruitières de qualité, la ville était réputée pour ses forgerons et sa production de textiles. La seule ville de Hadjın abritait 26 480 nationaux.

à quatre heures au nord du chef-lieu, le bourg de Roumlou abritait en fait trois petits villages arméniens : Kéor-Oghlou, Séki et Kouch-Kaya, noyés dans les forêts de l’Antitaurus et bloqués par la neige durant l’hiver. En 1914, les Arméniens n’y étaient plus que 250.

Aux confins nord du caza, il fallait encore cinq heures de route pour accéder à Char, l’antique Comana, située sur un plateau de l’Antitaurus, au bord du Seyhan. C’est là que passait la route militaire menant de Césarée à Mélitène, et c’est également là que se trouvait l’un des plus célèbres temples d’Artémis, dont les ruines étaient encore visibles en 1915, tout comme celles de l’immense amphithéâtre de Comana.

Quasiment anéantie, Char fut progressivement réhabilitée par des colons arméniens de Hadjın et de Gurun, à partir de 1865, après la liquidation des Kozan-Oghlou qui terrorisaient la région. Exclusivement arménien jusqu’en 1915, ce bourg de 1 120 habitants possédait une église et plusieurs établissements scolaires. Les villages de Panlek et Kéotiun, situés à trois quarts d’heure au nord-ouest de Hadjın, furent en leur temps une des résidences d’été des rois Roupéniens, qui venaient y chasser et y avaient établi un hôpital pour lépreux. Les derniers Arméniens de ces deux bourgs furent islamisés.

Caza de Kars-Bazar

Le caza de Kars-Bazar s’étend sur toute la partie sud-est du sandjak de Sis. Le chef-lieu, Kars ou Kadirli n’était plus, en 1914, qu’un modeste bourg de 2 000 habitants, dont 1 800 Arméniens. Ses quatre forteresses médiévales témoignent néanmoins du rôle militaire important joué par Kars du temps des rois arméniens pour la défense de la plaine cilicienne. Le nouage de tapis et la culture du coton étaient encore les principales sources de revenus de la population agricole. Outre une petite église, les Arméniens y entretenaient une école, fréquentée par 85 élèves en 1900.

à une quinzaine de kilomètres au sud de Kars, Hamidiyé, l’ Amouda arménienne, était également une de ces forteresses médiévales destinées à protéger la plaine cilicienne. Situées sur la rive nord du Pyramus/Ceyhan, ses ruines étaient encore habitées par quelques familles arméniennes à la veille de la Première Guerre mondiale.

Parmi les autres villages habités par des nationaux, on peut citer Tchokak, à une heure au sud d’Anavarza, abritant 650 nationaux, dont les ancêtres originaires de Zeytoun fondèrent le bourg vers 1700, et Akdam, peuplé de 420 Arméniens en 1913. Il existait en outre un grand nombre de petites communes rurales regroupant de 15 à 70 maisons, comme Boghaz-Délik et Kouyoumdjian.

Le caza de Kars-Bazar totalisait 5 645 Arméniens.

Le sandjak de Djebel-Bereket

Le sandjak de Djébèl Bérékèt était encore l’une des régions les plus peuplées de Cilicie, située à l’extrémité nord de l’Amanus. Il abritait 39 928 Arméniens en 1913, répartis dans vingt-neuf villes et villages, dotés de treize églises et dix-huit établissements scolaires fréquentés par 1 200 élèves. Au Moyen âge, toute la partie nord du sandjak était parsemée de forteresses destinées à défendre les frontières est du Royaume arménien, de Nicopolis/Islahiyé, à l’est, à Amouda/Hamidié, à l’ouest. Le sud du district comprenait tout le littoral méditerranéen, le port d’Ayas, principal débouché maritime de l’Arménie cilicienne au Moyen âge, dont les derniers Arméniens furent massacrés en 1909, jusqu’à Payas, en passant par Dört Yöl/Tchok Marzevan, formant un arc de cercle terrestre enserrant le Golfe d’Issos et délimité naturellement à l’ouest par les monts de l’Amanus.

Cazas de Yarpouz, d’Islahiyé, de Baghtché et d’Osmaniyé

Cette région nord du sandjak avait pour centre principal la ville de Yarpouz ou Djébèl Béréket, où 233 nationaux entretenaient une église et une école. Au nombre de 26 878 dans les quatre cazas concernés, les Arméniens étaient surtout concentrés au nord, autour de Baghtché et Hassan Beyli, respectivement habitées par 724 et 1 849 d’entre eux. Plus à l’est, dans le caza d’Islahiyé, le village de Keller abritait 178 nationaux. Le caza d’ Osmaniyé, situé dans la partie ouest du sandjak, avait pour sa part une population arménienne essentiellement rurale, dont 720 âmes vivant dans le chef-lieu et 1 190 à Harne, au nord du sandjak.

Cazas d’Erzin, de Hassa et de Dört Yöl/Tchok Marzevan

Aux deux extrémités de ces cazas, les ports jumeaux d’Ayas et de Payas constituent en quelque sorte les marques les plus visibles de la prospérité commerciale que connut cette région du temps des rois arméniens. Au début du XXe siècle, il ne restait plus que 750 Arméniens dans le caza d’Erzin, établis pour l’essentiel à Nadjarli, au nord d’Ayas, et 1 250 dans le caza de Hassa, dont 450 à Akbès/Ekbez, où les missionnaires français s’installèrent en 1869/1870 et fondèrent une chapelle, une école et un dispensaire. Le 15 avril 1909, 1 600 personnes se réfugièrent dans la mission attaquée par des irréguliers kurdes.

à la différence de ces cantons de l’intérieur des terres, la densité d’Arméniens était beaucoup plus considérable en bord de mer, sur le versant occidental de l’Amanus, avec 11 050 nationaux. Ces derniers se concentraient surtout autour de Dört Yöl, qui abritait elle-même 7 000 Arméniens, dotés de trois églises et quatre collèges fréquentés par 450 élèves, ainsi qu’à Odjaklı, située à deux kilomètres au nord de Dört Yöl et habitée par 2 545 nationaux, et à Euzerli, bâtie à deux kilomètres au sud du chef-lieu, où on en dénombrait 1 560.

Les parties nord et ouest de la Cilicie

situées dans le vilayet d’Alep

De ce vilayet à la configuration fantaisiste, qui englobait tranquillement dans la même entité administrative les déserts de Syrie et de Mésopotamie avec les chaînes montagneuses de l’Antitaurus et du Taurus arménien, nous ne retenons ici que les sandjaks de Marach, d’Ayntab, d’Ourfa et d’Antioche, en délaissant ses parties sud et est.

Si la région d’Alexandrette/Antioche pouvaient légitimement être rattachés à Alep, en revanche toute la région nord du vilayet, c’est-à-dire les cazas de Marach, Ayntab, Zeytoun, Göksun et Albistan, appartenait naturellement au monde cilicien de l’Antitaurus. à cet égard, il est significatif que le sandjak de Marach ne fut détaché du vilayet d’Adana et intégré au vilayet d’Alep qu’au début des années 1880.

Le sandjak de Marach

Sorte de région charnière entre le monde cilicien, la Cappadoce et l’Arménie Mineure, enclavée entre l’Antitaurus et le Taurus arménien, qui y prend corps, le sandjak de Marach avait une superficie de 18 405 km2 et abritait 72 143 Arméniens en 1913/1914, établis dans soixante-quatre villes et villages, dotés de cinquante-et-une églises.

Caza de Marach

Marach a connu les maîtres les plus divers. On la connaît tout d’abord sous le nom de Markhasi, lorsqu’elle accède au rang de capitale de l’état hittite de Gurgum. Conquise un peu plus tard par les Assyriens, puis par les Perses, elle prit le nom de Germanicia de Commagène sous les Romains. Arabes et Byzantins se disputèrent également la ville de 638 à 962, avant que l’arménien Philarète « Brakhamios », nommé gouverneur de Marach par Romain Diogène, ne finisse par s’y tailler un fief avec le soutien d’un corps de mercenaires francs et d’Arméniens. En 1152, l’atabeg Nur-el-Din se l’appropria, puis la céda à son allié arménien Mleh. Dès lors elle resta sous le contrôle du Royaume arménien de Cilicie pendant plus d’un siècle, jusqu’à son occupation en 1293 par les Mamelouks d’ égypte. Un moment enlevée par les hordes mongoles, Marach fut finalement conquise par les Ottomans en 1516.

Marach au début de notre siècle
8 - Marach au début de notre siècle. Photo, coll. Bibl. Nubar de l'UGAB

A l’époque moderne, la ville couvrait trois collines aux pieds de l’Ahour-dagh. Elle était traversée en tout sens par d’innombrables cours d’eau, ombragés de beaux platanes, qui allaient gonfler le cours du Pyramus voisin. 22 500 Arméniens y habitaient en 1913/1914, soit environ 50 % de la population totale de la ville. Ils y étaient presque tous concentrés à l’ouest de la citadelle, jusqu’aux pieds du monastère Saint-Jacques, situé à la périphérie de la cité. Dans ce périmètre, on ne comptait pas moins de cinq églises : la cathédrale/archevêché Notre-Dame au centre, Saint-Georges à Chéker-Déré, Les Quarante-Enfants-Martyrs, Saint-Etienne, au nord-ouest de la citadelle, et Saint-Garabèd à Ak-Déré. Une sixième église, Saint-Serge, était située au sud-est de la ville, près des ruines de l’ancienne cité. Les catholiques y possédaient eux aussi une église, du Saint-Sauveur, et les protestants quatre temples. Parmi les établissements scolaires arméniens de la ville, le Collège central, le lycée Maldjian et le Djémaran (fondé en 1891) étaient les institutions les plus importantes. Sur le plan culturel, on peut aussi signaler que deux journaux voyaient le jour à Marach : Djechmardoutioun (« la Vérité ») et Gotchnag. Le Collège américain, dirigé par des missionnaires protestants, jouait également un rôle considérable dans la formation des élites arméniennes, les élèves les plus brillants obtenant des bourses pour aller continuer leurs études aux états-Unis. Mais il ne faut pas non plus négliger le travail accompli par l’orphelinat allemand et la mission française.

L’activité principale des Arméniens de Marach se concentrait surtout sur la fabrication de textiles et notamment de ces fameuses toiles de lin bleues ancêtres du tissu « jean » actuel. Le travail du cuir et du fer, ou la confection de chaussures en chevreau, étaient également bien développés, de même que la culture de la vigne, dont les Arméniens tiraient des vins et alcools réputés dans la région.

Le caza de Marach abritait en outre vingt-deux villages presque exclusivement arméniens, tous situés à l’ouest du district. Il existait un premier groupe de communes rurales au sud-ouest du chef-lieu, dans les montagnes bordant le cour inférieur du Pyramus : Fendekdjak, situé à vingt-deux kilomètres de Marach, où le nombre d’Arméniens s’élevait à 2 500 ; Kichifli, avec 560 Arméniens, à dix kilomètres plus à l’est, sur une colline dominant l’Ak-sou, doté de l’église du Saint-Signe/Nchan ; Déré-Keuï, à cinq kilomètres vers l’ouest, avec 1 000 nationaux regroupés autour de la paroisse Saint-Jacques. Le quatrième village, Djamoustoul, n’abritait que 250 Arméniens. Véritables nids d’aigles, à la population montagnarde accueillante mais farouche, ces quatre villages arménophones pratiquant un dialecte cilicien vivaient de la culture de la vigne et des arbres fruitiers, de l’élevage et de l’artisanat. Ils étaient surtout réputés pour leurs broderies et leurs tapis, ainsi que pour leur production de bois de charpente. Déonguèl, à 8 heures au nord-ouest de Marach, était un petit bourg isolé de quelque 1 500 Arméniens, bâti dans un site montagneux très boisé à deux kilomètres du Pyramus coulant en contrebas. Les sources d’eaux chaudes ferrugineuses y étaient abondantes et s’écoulaient vers l’est, dans un magnifique lac d’altitude situé à proximité du village. Les Arméniens y pratiquaient surtout l’élevage et l’artisanat et entretenaient l’église Notre-Dame.

On trouvait en outre, toujours à l’ouest de Marach, un second groupe de villages arméniens autour de Yénidjé-Kalé, dont la forteresse médiévale arménienne de Nassara dominait encore le bourg, fort de 800 nationaux, au début du siècle. Situé dans un vallon, le village était entouré de forêts denses. L’église Saint-Georges, construite du temps des Roupéniens, témoigne de la prospérité passée de la région. à une demi-heure de Yénidjé-Kalé, Moudjouk-Déré était à peine plus petit avec ses 500 Arméniens, dont une partie d’adeptes de l’église catholique rattachée au monastère construit près du village vers 1890 par les missionnaires franciscains, dont le P. Salvatore et ses compagnons furent massacrés en même temps que la population arménienne en novembre 1895. Malgré cette présence latine d’importance, c’est incontestablement le couvent Rouge de Choughour ou Kessoun, situé entre les deux villages cités et également connu sous le nom d’Anabad, qui conservait le prestige dû à son ancienneté et au souvenir du rôle culturel éminent qu’il joua au Moyen âge. Outre ces bourgs principaux, on trouvait sept villages exclusivement arméniens dans leurs environs : Arable (100 habitants), Kéotékli (150), Yéghialar (150), Tchuruk-Koz (300), Démérèk, Pounar-Bache (100) et Dikili-Tach (100).

Encore plus au sud-ouest, sur les confins du caza, autour d’ Anderoun, où ne vivaient que 70 Arméniens, trois autres villages étaient habités par des nationaux : Adjemli (84 âmes) ; Dertadli (280) et Deïrmen-Déré (140). Dans le prolongement des monts Anderoun, en allant vers le nord, le dernier bourg arménien, Chivilgui, comptait 1 760 nationaux et se trouvait lui aussi dans une zone boisée d’où l’on communiquait avec l’extérieur par des défilés de montagne.

Caza de Bazardjik

Englobant toute la partie sud du sandjak de Marach, cette région de plaine avait pour chef-lieu le bourg de Bazardjik, qui abritait 1 500 Arméniens, dont bon nombre de fermiers exploitant de vastes rizières.

Caza de Göksun

Ce district montagneux de l’Antitaurus englobait toute la partie nord-ouest du sandjak de Marach, qui fut en son temps intégrée dans les frontières du Royaume de Nouvelle Arménie. C’est là que le frère du prince Kogh-Vassil prit contact avec les Croisés et leur fit traverser les chaînes du Taurus. Au début du XXe siècle, le canton de Göksun abritait 9 505 Arméniens répartis dans dix-huit villes et villages.

Le chef-lieu du caza, Göksun, l’antique Cocusos, la Goguisson arménienne, se situait dans une vaste plaine de quarante kilomètres de longueur enserrée dans un massif montagneux, sur les pentes duquel s’étageaient les maisons des bourgades disséminées en enfilade tout autour du plateau. On y comptait au total quelque 2 900 nationaux, dont 380 à Göksun et le reste dans les villages exclusivement arméniens de Hiuyuk (120), Kirèdj (650), Géol-Pounar (150), les bourgs mixtes de Tacholouk (600) et Seyirmèn-Déré (400) et les fermes des environs. Tous ces villages possédaient une église et, pour les plus importants, un établissement scolaire.

Plus au sud, la ville de Kéban, la Gaban médiévale, fut en son temps la résidence d’été du roi Léon d’Arménie. C’est de cette époque que datent la forteresse située au cœur même de la cité, ainsi que celle qui se trouvait à une heure de marche, fondée par les Roupinian de Cilicie. Quelques centaines de maisons y étaient dispersées à flanc de coteau sur les pentes du Tékir-dagh, noyées dans les vergers, les forêts de pins et de chênes, avec des pâturages arrosés généreusement par quantité de ruisseaux. La culture des céréales et des fruits, l’élevage des ovins et bovins, dont la laine permettait de nouer les fameux « tapis Kéban », représentaient les principales activités. En 1914, la ville abritait 3 000 Arméniens, y compris ceux des villages périphériques de Deyirmèn-Bache et Tchoukour, turcophones eux aussi.

Vide de tout chrétien, Tchoukour-Hissar, à trois heures plus à l’est, était bâtie autour de l’ancienne forteresse du prince Ochin (†1265), frère du roi d’Arménie Hétoum Ier. Au sud, sur un affluent du Pyramus, Boundouk avait une population arménophone de 245 âmes.

Le dernier groupe important de villages arméniens était situé autour de la ville de Furnus ou Fernouz, dans le sud du caza, à huit heures au sud-ouest de Zeytoun. L’antique Fornos, avec sa citadelle médiévale, longtemps tenue par les Roupénides de Cilicie, n’abritait plus que 3 060 Arméniens en 1913/1914, y compris les six villages de la périphérie habités par des nationaux (notamment Tchaghlaghan et Télémélik ). à un kilomètre au nord de Furnus, sur les hauteurs, les Arméniens entretenaient le vaste monastère de Saint-Garabèd, qui fut au Moyen âge un haut lieu de la spiritualité cilicienne. Il existait en outre une quinzaine de fermes un peu plus éloignées de la ville, regroupant 300 personnes. établies dans des vallons, dominés par les monts du Taurus couverts de forêts, ces communes vivaient essentiellement de la culture de la vigne et de l’élevage.

Caza de Zeytoun

Ce caza particulièrement montagneux était presque exclusivement arménien : on y dénombrait 22 456 nationaux, établis à Zeytoun, Yarpouz et dans seize communes rurales, avec quatorze églises et plusieurs importants monastères médiévaux.

Le chef-lieu, Zeytoun, Oulnia en arménien, a une origine obscure. Toujours est-il qu’il ne se développa véritablement qu’à partir du XVe siècle, avec l’arrivée de nouveaux contingents de population arménienne fuyant la plaine cilicienne après la disparition du Royaume. Les Arméniens y préservèrent leur autonomie, malgré les agressions turcomanes. Le sultan Mourad IV, la reconnut par décret (1618) en échange d’un tribut annuel, comme il le fit ailleurs pour des bègs kurdes ou turcomans. Cet état de chose se perpétua jusqu’en 1862, année au cours de laquelle les Zeytouniotes réussirent à résister aux assauts de plusieurs dizaines de milliers de soldats ottomans, envoyés pour soumettre ces montagnards rebelles. L’intervention de Napoléon III et des amira arméniens de Constantinople auprès de la Sublime Porte permit néanmoins de trouver un accord avec les insurgés. Plus tard, en 1878, les Zeytouniotes acceptèrent de se laisser désarmer contre des promesses de réformes, ce qui permit aux Ottomans d’édifier une forteresse sur un promontoire dominant la ville. Durant les massacres de 1895, les Zeytouniotes se révoltèrent une seconde fois sous la direction de leurs chefs hentchags, et résistèrent victorieusement aux importantes forces armées envoyées par Constantinople pour les écraser. Les Turcs acceptèrent alors, comme lors du premier affrontement, la médiation des puissances et notamment de l’Angleterre et de la France.

Zeytoun au début de notre siècle
9 - Zeytoun au début de notre siècle. Photo Kegouni 1909, p. 11

La ville était située aux pieds du versant sud du mont Bérid, dont le sommet était couvert de neiges éternelles. Elle s’étageait sur les coteaux de deux vallons convergeant vers une vallée fertile où abondaient vignes, oliviers, grenadiers et figuiers. Au nord, outre le mont Bérid, la ville était dominée d’est en ouest par le mont Barzenga, l’Ayradz, le Ganguerod et le Solakh, sur les hauteurs desquels se dressait le monastère de la Sainte-Mère-de-Dieu, tandis que le sud était obstrué par la masse du mont Chembèk, couvert de forêts et de vignes. Deux rivières ou torrents venaient de part et d’autre et se rejoignaient au pied de la cité : le Sèv-Tchour (« Eaux-noires »), descendant du mont Saghdaly, et l’Aghadjarghi, qui prenait sa source dans les contreforts du Bérid. Cinq ponts, surmontés de croix de fer censées en assurer la protection, avaient été jetés au dessus de ces rivières, dont le fameux « Pont du vartabèd ». En 1914, Zeytoun abritait encore une population de 10 625 âmes exclusivement arménienne et était divisée en quatre quartiers (deux supérieurs et deux inférieurs) dirigés par des familles « princières » :

- Les Sourénian, possesseurs de la forteresse et du quartier portant leur nom, considérés comme une des familles les plus anciennes de la ville ;

- Les Yéni-Diunia, qui contrôlaient une bonne partie du quartier-haut (Véri-Tagh) depuis qu’ils en avaient écarté les Apardian ;

- Les Chovroyan, qui régnaient sur le quartier de Boz-Bayr, et qu’on disait originaires de Pertous, ville alors entièrement islamisée ;

- Les Yaghoubian, enfin, qui étaient maîtres du quartier de Gorgalar.

Zeytoun était ainsi administrée par un conseil municipal comprenant un représentant de chacune de ces familles, mais présidé par l’évêque du lieu. Ce conseil faisait en outre office de cour de justice. On n’y comptait pas moins de huit églises, dont les plus fameuses étaient celles des Saints-Pierre-et-Paul, Saint-Jacques et Saint-Jean, où étaient conservés des manuscrits précieux et des reliques particulièrement vénérées. Protestants et catholiques, fort peu nombreux dans la ville, possédaient également leurs lieux de culte et des établissements scolaires.

Au sud-est de Zeytoun, à une heure et demie de marche, après avoir emprunté le défilé de Santough, à proximité des villages arméniens d’ Avakenk et de Kaloustenk, au-dessus de la plaine de Tchermouk et des ruines d’Ani/Ané, on trouvait un second couvent, celui du Saint-Sauveur, dédié à Saint-Jean-Baptiste, célèbre pour sa source miraculeuse et sa chapelle Sainte-Catherine ; un troisième sanctuaire, Saint-Elie, subsistait à une heure, dans les hauteurs. Entre le pont de Kars et les vignobles, enfin, la chapelle Saint-Jacques était aussi un lieu de pèlerinage très prisé.

Le mont Bérid était couvert de forêts et de belles plantations d’oliviers jusqu’à certaines hauteurs au-delà desquelles ne subsistaient plus que des pâturages, où les bergers zeytouniotes séjournaient avec leurs troupeaux durant l’été. Ce même massif montagneux recélait des richesses minérales : argent, plomb et fer notamment, exploités par les Arméniens, qui en acheminaient la plus grande partie vers Marach. Celle-ci, réputée pour sa maréchalerie, sa taillanderie et la fabrication d’instruments aratoires, en faisait en effet une grande production qu’elle exportait jusqu’à Alep. Le climat tempéré l’été, bien que rigoureux l’hiver, favorisait la culture de l’olivier, des arbres fruitiers et de quelques céréales, mais aussi l’élevage de chevaux, de bœufs, de moutons et de chèvres, et assurait la production d’eau-de-vie, de vin, de raisin sec, de miel, de laine et de cuir. La ville tirait également une partie de ses ressources des transports qu’elle organisait dans toute la région à dos de chameaux, chevaux ou bœufs 53.

Outre la dizaine de milliers d’Arméniens établie à Zeytoun, on trouvait 12 000 nationaux dans les communes rurales des environs. Parmi les plus importantes, on peut citer : Hadji-Déré, située à deux heures au nord du chef-lieu et habitée par 371 âmes ; Avakhal ou Mekhal, à deux heures et demie au sud-ouest, avec 2 800 nationaux ; Alabach, l’Arèk arménienne, qui fut au Moyen âge un important monastère, siège de l’archevêché de Gaban, situé sur les hauteurs du Pyramus, à six heures au sud de Zeytoun. à l’époque contemporaine, il était devenu un grand bourg habité par 3 200 Arméniens et avait dans sa périphérie six autres villages peuplés de nationaux. A l’extrême-nord du caza, enfin, Yarpouz, l’Epesos antique, comptait pour sa part 1 100 Arméniens en 1914.

Caza d’Albistan

On recensait 5 838 Arméniens dans le caza d’ Albistan, dont près de 4 000 dans le chef-lieu du même nom. Située à 69 kilomètres au nord de Marach, la ville était bâtie sur un plateau enserré dans les chaînes du Taurus, à 1 100 mètres d’altitude, tout près des sources du Pyramus. Les Arméniens y habitaient le quartier de Hadji-Hamza et possédaient trois édifices religieux : le premier géré par les apostoliques, le second par le millier de catholiques de la citée (fondé en 1868) et le troisième par les 500 protestants de la ville. Albistan était entourée de tous côtés par d’épaisses forêts et de beaux vergers qui s’étalaient en coteaux.

Les alentours de la ville recélaient en outre nombre de ruines médiévales arméniennes. On trouvait d’autre part, à un kilomètre et demi, le village arménien de Giavour-Keuï et plusieurs autres implantations de nationaux dispersées dans le reste du caza.

Le sandjak d’Ayntab

Le peuplement arménien de cette région enclavée entre le Taurus et l’Amanus est ancien. L’évêque syrien Dyonisius Bar-Salibi ( XIIe siècle) affirme que les Arméniens sont arrivés « au pays des Assyriens voici 440 ans » et ont occupé « nos terres et nos villages ». En fait, l’installation massive de nationaux date du Xe siècle et coïncide avec la mise en place, voulue par les empereurs byzantins de thèmes militaires occupés par des soldats-colons arméniens. Par la suite, la région subit approximativement le même sort que les districts de Marach, à savoir l’autorité de Salaheddin (1182), puis celle des Mamelouks, avant d’être ravagée par Tamerlan (1404), puis enlevée par les Ottomans en 1516.

Le Sandjak fut longtemps placé sous l’autorité des valis d’Alep et comptait, en 1914, 44 414 Arméniens, dont 36 448 dans le seul caza d’Ayntab et 7 966 dans celui de Killis.

Ayntab au début de notre siècle
10 - Ayntab au début de notre siècle. Photo Hepworth, coll. M. Paboudjian

Caza d’Ayntab

Le chef-lieu du caza, Ayntab, situé à 850 m d’altitude, est bâti sur un plateau mamelonné entouré à distance de montagnes abruptes. En 1914, les Arméniens y étaient au nombre de 36 000, sur une population totale de 80 000 âmes. L’évêché de la ville était situé dans les dépendances de la cathédrale de la Sainte-Mère-de-Dieu. On y comptait cinq autres édifices religieux, dont trois temples protestants, pour 4 000 fidèles, et une église catholique, fondée en 1862. Parmi les vingt-cinq établissements scolaires arméniens d’Ayntab, le grand collège Vartanian (fondé en 1882), l’institut Mesrobian (1874), les lycées Hayganouchian (1877) et Haygazian (1884), ainsi que le collège national Nersessian (1856) et le Djémaran, dit Institut cilicien (1912), étaient les institutions les plus prestigieuses et regroupaient à elles seules près de 5 000 élèves. Plusieurs centaines d’autres adolescents fréquentaient le Central Turkey College, fondé en 1876 par des missionnaires américains et doté d’une faculté de médecine, ainsi que d’un hôpital. Turcophone depuis le milieu du XVIIIe siècle, la population arménienne avait en partie retrouvé sa langue maternelle, notamment chez les plus jeunes, grâce au fort développement de la scolarisation.

Particulièrement actifs, les Arméniens d’Ayntab s’adonnaient surtout au négoce et à l’artisanat, et occupaient une place essentielle dans la vie économique de la ville. Les potiers, maroquiniers, tisserands, brodeuses, etc., y étaient particulièrement réputés, tandis que les premiers signes de l’industrialisation apparaissaient sous l’impulsion d’entrepreneurs arméniens. On y trouvait aussi des vignerons et des producteurs de tabac, de laine, d’huile d’olive et de miel, de même que des tanneurs, des ébénistes, des argentiers, des orfèvres et des feronniers actifs. Les deux seuls villages arméniens du caza, Arel et Oroul, abritaient respectivement 8 et 50 maisons de nationaux.

Caza de Killis

Le second caza du sandjak d’Ayntab, Killis, était habité par 7 966 Arméniens, presque tous concentrés dans le chef-lieu du même nom, situé sur la route d’Alep, dans la plaine mésopotamienne. Idéalement placée, au point d’intersection des voies de communication reliant les ports de Cilicie à l’Arménie, l’Iraq et la Perse, Killis était au début du XXe siècle une ville fort prospère. On ignore à quelle époque la colonie arménienne s’y installa. Mais l’on sait en revanche avec précision que des Arméniens de Perse s’y établirent en grand nombre au début du XVIIe siècle, après les déportations de chah Abbas Ier (1604/1605). Outre l’étamage du cuivre, grande spécialité de Killis, les Arméniens y monopolisaient la fabrication des tissus, le nouage des tapis, la broderie et, tout naturellement, la culture et le négoce du coton et de la laine.

Le sandjak d’Antioche

Le sandjak d’Antioche recouvre en gros tout le sud du massif montagneux de l’Amanus et la côte méditerranéenne d’Alexandrette à l’embouchure de l’Oronte. Antioche elle-même puise ses racines au plus profond de l’histoire, avec pour fondateur de son église l’apôtre saint Paul. Jean Chrysostome, momentanément exilé dans la région, rapporte qu’il y vivait dans un village arménien et que nombreux étaient les étudiants de cette nationalité présents à Antioche. Le duché arméno-croisé qui s’y constitua au Moyen âge fut souvent repris en main par les rois d’Arménie, qui occupèrent Antioche à quatre reprises, entre 1203 et 1216, car elle défendait l’accès sud de la Cilicie contre les incursions mamelouks. Après la conquête de la région, les Arméniens s’implantèrent dans les « montagnes refuges » environnantes, de part et d’autre de l’embouchure de l’Oronte, dans les massifs des monts Moïse ( Moussa-Dagh ) et Cassius ( Djébel Akra ).

L es 31 268 Arméniens du sandjak d’Antioche étaient surtout concentrés dans les deux massifs montagneux cités, ainsi qu’à Alexandrette et Beylan, avec 21 églises, plusieurs lieux de pèlerinages et 25 écoles.

Caza d’Antioche

Au début du XXe siècle, Antioche, bâtie dans une plaine de la rive droite de l’Oronte, sur la route des caravanes reliant Alep à Alexandrette, avait beaucoup perdu de son lustre d’antan et n’occupait plus qu’un sixième de la superficie de la cité antique. Les 214 Arméniens de la ville s’y occupaient surtout de négoce et entretenaient l’église Notre-Dame, ainsi qu’une école fréquentée par 40 élèves. Avant les massacres de 1909, qui désarticulèrent la communauté arménienne de la ville, on en dénombrait un bon millier.

Les Arméniens du caza étaient concentrés dans les contreforts du mont Moïse (Moussa-Dagh), au sein desquels se trouvaient six bourgs principaux et plusieurs petits villages habités par 8 532 nationaux. On y trouvait d’innombrables vestiges de monastères du premier millénaire de notre ère. La première implantation arménienne est caractérisée par la fondation du monastère Saint-Thomas de Souroutma ( Xe - XIe siècles), bâti entre les localités de Yoghounolouk et Hadji-Habibli. La seconde, habitée par 2 100 âmes, était située sur le flanc sud du mont Moïse, à 375 mètres d’altitude. à l’époque moderne, les trois cents maisons du village étaient construites en pierre, sur deux niveaux, tandis que les terres cultivées du bourg s’étendaient jusqu’au Kara-tchaï, qui marquait les limites du domaine arménien, au-delà duquel s’étendaient des villages alaouites. L’église Notre-Dame y fut reconstruite pour la dernière fois en 1781 par les tailleurs de pierre d’Hadji-Habibli, réputés dans toute la région pour leur maîtrise. Les forêts particulièrement denses de la région fournissaient en outre la matière première nécessaire aux menuisiers et ébénistes du village. Dans cette zone de montagne, l’agriculture se réduisait à la culture des légumes et du ver à soie dont les cocons étaient traités sur place par les femmes. Deux petits hameaux voisins, Trjinik et Karatchaï, dépendaient directement d’Hadji-Habibli. Yoghounolouk était pour sa part située au nord-est d’Hadji-Habibli et construite à flanc de coteau à environ 275 mètres d’altitude. Elle abritait 1 680 habitants (255 maisons) et une église, également dédiée à la Sainte-Mère-de-Dieu, ainsi que deux écoles fréquentées par 378 élèves. Plus agricole, ce bourg produisait de l’huile d’olive, du vin et de l’alcool de mûre très prisés dans la contrée. La localité la plus au nord, Bitias, comptait 980 habitants et se situait sur le flanc nord-est du mont Moïse, à 470 m d’altitude, à cheval sur un vallon d’où on avait une vue imprenable sur la mer Méditerranée. L’église Notre-Dame était bâtie sur les ruines d’un ancien lieu de culte chrétien. Le hameau de Nor-Zeytoun, ou Chalikhan, construit un peu plus loin vers le nord, peut être considéré comme une extension démographique de Bitias. Au sud de Yoghounolouk, Kheder-Bèg abritait pour sa part 1 365 Arméniens (195 maisons) et l’église du Saint-Sauveur. Le village était construit sur les deux flancs d’un vallon, qu’il fallait longer pour atteindre le bourg suivant de Vakef, fort de 735 habitants, dont les ancêtres avait fondé le hameau et son église Notre-Dame au début du XIXe siècle. A l’ouest, près des ruines de l’antique Séleucie, Kéboussia/ Keur-Déressi abritait 1 610 nationaux et était l’un des plus anciens villages arméniens du district. Son église Saint-Serge était le principal lieu de pèlerinage de la région. C’est le petit port de Tchévlig, où se trouvait à peine une dizaine de maisons arméniennes, qui faisait office de débouché sur la mer pour Kéboussia et les villages du mont Moïse. Le climat tempéré du bord de mer permettait la culture de l’oranger et de tous les arbres fruitiers.

ntioche et les rives de l'Oronte
11 - Antioche et les rives de l'Oronte. CPA, coll. M. Paboudjian.

Caza de Choghour (Kessab)

C’est sur l’autre rive de l’Oronte, dans le massif du mont Cassius (Djébèl-Akra), que l’on trouve le second groupe de neuf villages arméniens, situé à une demi-heure ou une heure à pied autour du bourg de Kessab. En 1914, on y dénombrait 8 736 nationaux, répartis comme suit : 4 760 à Kessab (église Notre-Dame) ; 1 505 à Karadouran (deux églises Notre-Dame, en descendant vers la mer) ; 560 à Ekizolouk ; 525 à Kulkéné ; 119 à Kayadjik (Saint-Serge) ; 245 à Eski-Yeuren (Saint-Etienne) ; 140 à Tchakaldjik ; 350 à Tchinardjik (Saint-Paul) et 532 à Duz-Aghadj (Saint-Georges). Montagne refuge par excellence, le mont Cassius avait en outre l’avantage de s’étendre jusqu’à la mer Méditerranée et d’avoir ainsi accès à un petit port bien abrité et inaccessible par la côte. La contrepartie à cette relative sécurité trouvée dans les montagnes était que ces villages étaient presque isolés du reste du monde et vivaient en autarcie quasi complète. Seuls de petits chemins muletiers permettaient de conserver un lien avec Antioche et Latakié. Beaucoup moins boisée que la région du mont Moïse, la contrée n’en était pas moins fertile et se prêtait bien à la culture du tabac, du ver à soie et de l’olivier, qui y poussait parfaitement bien à l’état sauvage.

Cazas d’Alexandrette et de Beylan

Bien que peuplés de plus de 14 000 Arméniens, les cazas d’Alexandrette et de Beylan ne possédaient pas de concentrations rurales similaires à celles que nous venons d’évoquer, mais deux colonies importantes à Alexandrette et Beylan, ainsi que nombre de communautés rurales dispersées.

Alexandrette au début de notre siècle
12 - Alexandrette au début de notre siècle. CPA, coll. Paboudjian

En 1914, Alexandrette abritait 1 950 Arméniens, l’église Notre-Dame et un établissement scolaire fréquenté par 150 élèves. Mais ce chiffre témoigne mal de la présence arménienne dans ce port durant les siècles précédents. Aux XVIe et XVIIe siècles, Alexandrette faisait office de débouché maritime pour Alep, à laquelle elle était quotidiennement reliée par des caravanes. échelle du Levant participant activement aux échanges internationaux, Alep/Alexandrette constituait une des voies de passage obligé des marchandises importées ou exportées vers le golfe Persique et l’Asie. Tout cela attirait évidemment les négociants arméniens, très nombreux à Alexandrette jusqu’à la déchéance progressive du port, vers le milieu du XVIIIe siècle. Ce n’est que dans la seconde moitié du siècle suivant qu’elle retrouva une certaine activité grâce aux aménagements qui y furent entrepris pour faciliter le transit des marchandises. Dès lors, la colonie arménienne reprit vie, mais subit un massacre en 1909.

Parmi les petits villages arméniens du caza, les plus importants étaient Nargellik ,180 nationaux, Kıchla, 60 âmes, et Fartenlı, 200 personnes.

à l’intérieur des terres, sur la route menant d’Alexandrette à Alep, Beylan, bâtie en gradins, autour d’un col d’où l’on domine le golfe d’Alexandrette, était habitée par 1 791 Arméniens et possédait une église et une école fréquentée par 180 élèves. Les Arméniens y pratiquaient surtout la culture du ver à soie et le tissage. Des villages arméniens des environs, on peut citer : Atek, 231 Arméniens ; Kerek-Khan, 176 ; Kanle-Déré, 127 ; Guzéli, 121, et Soouk-olouk, 174.

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21) Raymond H. Kévorkian, Paul B. Paboudjian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du génocide, Paris 1992, pp. 265-267.

22) Stephan Astourian, Testing World-System Theory, Cilicia (1830 s-1890 s): Armenian-Turkish Polarization and the Ideology of Modern Ottoman Historiography, Ph. Doctorat, UCLA 1996, pp. 99-100.

23) Astourian, op. cit., p. 99, où l’on trouve toutes les références utiles.

24) Ibidem, p. 101. On les évalue à 15/20 000 vers 1919-1920.

25) Ibidem, pp. 102-103.

26) Ibidem, p. 103.

27) Ibidem, p. 104. On en compte 100 à 120 000 vers 1919-1920.

28) Ibidem, pp. 105-106.

29) Kévorkian, Paboudjian, op. cit., pp. 265-352.

30) Astourian, op. cit., pp. 109-110.

31) Astourian, op. cit., notamment pp. 59-78.

32) Toutes les informations de ce chapitre sont extraites de Kévorkian, Paboudjian, op. cit., pp. 265-352, dans lequel on trouvera toutes les références nécessaires.

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