Revue d'histoire arménienne contemporaine II Partie IV. Malatia 1915

Malatia 1915: carrefour des convois de déportés
d’après le Journal du missionnaire allemand Hans Bauernfeind

Tessa Hofmann

Méliné Péhlivanian

1 — Présentation

Le 5 mars 1989, Marlene Petersen nous adressa une copie du journal de son père, Hans Bauernfeind (†1941). De l’été 1914 au 11 août 1915, ce dernier avait en effet remplacé son beau-frère, le missionnaire allemand Ernst J. Christoffel (1876-1955), à la tête de la Christliche Blindenmission im Orient — aujourd’hui Christoffel-Blindenmission im Orient. Ce journal, qu’il a tenu du 22 mars au 30 août 1915, comprend cent trente pages dactylographiées. En nous l’adressant, sa fille nous informa que ce document « était introuvable jusque voici trois ans. Quand il est réapparu, je l’ai lu et j’ai parfois remarqué des formulations assez dures. En le lisant une seconde fois, ces passages en question m’ont encore plus impressionnée, car je me souviens de mes parents comme d’authentiques chrétiens, sincères, justes, aimants et fiables. Je n’avais jusqu’alors jamais douté de la sincérité de leurs propos. Au cours de ma seconde lecture, j’ai été parfois bouleversée — on y trouvait cependant quelques passages positifs, affectueux et bienveillants ».

Témoin oculaire du génocide des Arméniens, Hans Bauernfeind semble en effet s’être refusé, jusqu’à son départ de Turquie, à reconnaître l’importance de ses propres observations. Ses commentaires et ses jugements sont en outre imprégnés des préjugés politiques et du contexte politique de son temps. Il ne nous a cependant pas paru inutile de publier ses observations les plus importantes concernant le déroulement du génocide. Car Bauernfeind était un chroniqueur extrêmement scrupuleux, accomplissant son devoir de témoin avec une rigueur véritablement germanique, y compris lorsque les circonstances ou les réalités du temps contredisaient ses propres convictions.

Dans sa chronique, Bauernfeind décrit les étapes successives de l’extermination des Arméniens de Malatia et note scrupuleusement ce qu’il voit lors de son voyage de retour à Constantinople: la confiscation des armes, l’arrestation, la torture et l’exécution de plus de 2 000 Arméniens de Malatia, le défilé d’au moins 20 000 déportés venus de Sivas et de sa province, et de 5 600 Arméniens de Mezré, ou encore le passage de bataillons de travail, les amélé tabouri.

Pour situer dans le contexte son Journal, nous avons également jugé utile de donner un aperçu de l’histoire de la Christoffel Blindenmission avant et après la période couverte par Bauernfeind. à cet effet, nous avons principalement exploité les publications du fondateur et chef de la mission, Ernst Christoffel, qui fut à son tour témoin oculaire de la dernière phase du génocide arménien entre 1916 et 1918. De ses cinq ouvrages concernant l’Empire ottoman et Malatia1, nous en avons retenu deux qui se révèlent particulièrement riches pour l’historiographie de Malatia et de la mission «Bethesda»: Aus dunklen Tiefen ( Venant des profondeurs sombres ), Berlin 1921, rapport le plus complet sur le travail humanitaire de Christoffel d’avril 1916 à février 1918, rédigé à chaud, et Zwischen Saat und Ernte ( Entre semaille et récolte ), Berlin 1933, résumé de l’histoire de sa mission auquel il a ajouté, quatorze ans après, quelques détails concernant «Bethesda». Ces ouvrages, publiés par la maison d’édition de la mission, sont aujourd’hui pratiquement introuvables, même dans les grandes bibliothèques allemandes, et méconnus à l’étranger, si l’on excepte une tentative de traduction aux états Unis2. Il n’y a pas eu de réeditions de ces textes par ailleurs imprimés en caractères gothiques d’avant-guerre, difficiles à lire, surtout pour les lecteurs étrangers.

Outre leurs précieux témoignages sur le génocide des Arméniens, les publications de Christoffel et le Journal de Bauernfeind nous permettent de connaître, presque sans lacunes, l’histoire de la Christlichen Blindenmission im Orient et de sa branche de Malatia — qui passait pour la mission allemande la moins connue de l’Empire ottoman.

L’importance des témoignages de Bauernfeind et de Christoffel est proportionnelle à l’importance stratégique de Malatia dans le déroulement du plan d’extermination des Arméniens. Située sur la route caravanière menant de Samsoun, sur la mer Noire, à Bagdad, Malatia était un point de passage incontournable et un lieu de concentration des déportés arméniens des vilayets nord et nord-est. Ernst Christoffel se souvient: « Malatia était un des lieux les plus horribles[...] La clique au pouvoir à Malatia était plus fanatique et plus sanguinaire qu’ailleurs. Plus tard, alors que dans d’autres villes les missionnaires commençaient à distribuer du pain et de la soupe, je n’aurais jamais pu me permettre la même chose hors de notre mission » ( Tiefen, p. 29).

L’histoire de la «Mission chrétienne des aveugles en Orient»

Les débuts, 1906-1909

En 1904, Ernst Christoffel, fils d’artisans originaires de Rheidt, en Rhénanie, et sa sœur Hedwig († 1959) partirent pour l’Empire Ottoman. Jusqu’à l’hiver 1906, ils dirigèrent, à Sébaste (Sivas), l’orphelinat des arménophiles suisses fondé après les massacres hamidiens de 1894-1896. Christoffel était alors déja en contact étroit avec les représentants du Deutscher Hilfsbund für christliches Liebeswerk im Orient, qui lui proposa, son travail à Sébaste achevé, de l’employer en qualité de professeur à l’ école normale de Mezré, que le Hilfsbund avait récemment fondée. Mais le Hilfsbund ne respecta pas le contrat qui le liait avec Christoffel et confia le poste au méthodiste Sommer, car Christoffel aurait été favorable à une église indépendante de l’ état et aurait eu des problèmes avec M. Lohmann, un des membres du conseil d’administration du Hilfsbund réputé autoritaire3.

Christoffel, qui souhaitait continuer son travail en Turquie, fut ainsi obligé de devenir missionnaire indépendant. Après une rencontre-clé avec un aveugle, en 1906, lui et sa sœur décidèrent de se vouer désormais entièrement à ces handicapés. « Ils se sont aperçus que l’Orient, sans amour, était incapable de comprendre ses compatriotes. Ils se sont apercus aussi que le christianisme oriental, figé, ne s’occupait pas du tout de ses frères et sœurs aveugles »4. Son échec avec le Hilfund le poussa à rechercher un champ d’activités spécifique et à travailler en des lieux où il n’aurait pas à subir la «concurrence» d’autres missions allemandes (Hilfsbund et Orientmission) ou américaines.

De petits «cercles d’amis», en Suisse et en Allemagne — composés le plus souvent de vieilles dames célibataires et éduquées — lui procurèrent les moyens nécessaires pour nourrir et soigner dix aveugles. Le 8 janvier 1909, Ernst et Hedwig Christoffel arrivèrent à Malatia, la Mélitène de l’Antiquité, sur le cours supérieur de l’Euphrate. Située dans une plaine allongée et fertile, Malatia comptait à peu près 60 000 habitants, dont un tiers d’Arméniens5. Les environs étaient à l’époque peuplés en majorité de Kurdes — E. Christoffel désigne du reste constamment cette région sous le nom de Kurdistan. Malatia était le chef-lieu du sanjak du même nom, partie intégrante du vilayet de Dyarbékir, créé lors du redécoupage administratif de 1867.

1909, année de fondation de la mission à Malatia

A l’arrivée des Bauernfeind à Malatia, une famine sévissait dans la ville. Ses victimes étaient surtout les Arméniens, pas encore rétablis quatorze ans après les massacres de 1895. Les trois quarts des maisons arméniennes étaient encore en ruines ( Saat, p. 138). Ernst et Hedwig Christoffel ne commencèrent donc pas, comme prévu, par fonder une mission pour les aveugles, mais se lancèrent immédiatement dans un programme d’aide humanitaire pour les Arméniens nécessiteux, en les aidant à survivre pendant le rude hiver de 1909.

Lors de leur arrivée à Malatia, il y avait déja deux établissements missionnaires dans la ville: les capucins français qui y dirigaient une mission et une école (ils durent quitter Malatia en 1914, au moment du déclenchement de la guerre)6 et la Danoise Jensine Christine Petersen Oerts Peters (1880-c. 1960), surnommée Mayrig (= «la mère») par les Arméniens, qui y travaillait depuis 1906 en tant que sœur. à l’époque, une petite communauté protestante arménienne, dirigée par le pasteur Dertad Tamrasian7 y existait déjà. Les autorités avaient cependant interdit à Jensine Petersen de faire la mission; elle continua pourtant à distribuer des Bibles en cachette, y compris au maire de Malatia, Moustapha Agha. Elle n’était officiellement admise que pour diriger une école maternelle, ce qu’elle faisait avec l’aide de deux professeurs et d’une arménienne, Sara Badschi.

à la fin d’avril 1909, alors que tout le monde s’attendait à des massacres contre les Arméniens de Malatia, comme cela se produisit à Adana au même moment, Ernst Christoffel et Jensine Petersen8 contribuèrent à calmer les esprits en se montrant en public dans la ville ( Saat, p. 65 sqq .). La Danoise et les Christoffel étaient pourtant eux-mêmes en bonne place sur la liste noire de ceux que les organisateurs des massacres envisagés souhaitaient éliminer avec l’aide des bandes kurdes locales. Un appel au secours télégraphique de Christoffel auprès de l’ambassade allemande à Constantinople, demandant la protection du Reich, passa apparemment «inaperçu», puisqu’il fallut attendre six mois pour que le consulat allemand à Alep demande formellement si les « intérêts du Reich » étaient ou non concernés par le cas de Malatia ( ibid .). Cet incident sera mentionné à plusieurs reprises par Christoffel, pour donner un exemple des méthodes de la bureaucratie allemande et démontrer son peu d’intérêt pour les missionnaires9. C’est en fait l’intervention courageuse d’un capitaine d’infanterie turc qui permit d’éviter un massacre à Malatia ( Saat, p. 70).

Bethesda

En 1921 Ernst Christoffel écrivait rétrospectivement sur Bethesda: « C’était la seule institution de ce genre en Turquie d’Europe et d’Asie, si l’on excepte une institution pour aveugles à Jerusalem, faisant partie d’un orphélinat syrien [...] Notre maison Bethesda devait être un refuge pour ceux qui étaient exclus des autres programmes missionnaires, sans distinction de confession et de race. Tout d’abord, c’est des aveugles que nous nous sommes occupés. Mais comme personne n’était renvoyé, il y avait chez nous aussi des estropiés, des débiles mentaux et des orphelins qui n’avaient vraiment plus personne [...] La “famille de Bethesda” était une societé mixte: il y avait de tout [...], des gens en pleine santé et des malades, des Arméniens, des Turcs, des Kurdes et des Syriens » ( Tiefen, p. 6). Pour cette mission pas comme les autres ( Hilfsbund et Orientmission ), l’aide aux Arméniens n’était pas prioritaire.

Une veuve turque avait vendu sa maison aux missionnaires, tandis que le grand terrain autour avait été mis à leur disposition par le pasteur Tamrasian, leur procurant ainsi des surfaces cultivables. « Notre maison se trouvait à dix minutes du centre-ville, tout à fait isolée [...] Mais nos contacts avec la ville étaient quand même très fréquents » ( Saat, p. 152).

Deux problèmes pesèrent dès le début sur le sort de la mission: le manque permanent d’argent et l’isolement. La mission allemande la plus proche se trouvait à une journée de route au nord-est, à Mezré10. Il s’agissait d’un établissement du Hilfsbund, dirigé par le pasteur Ehmann — jusqu’à la fin de la guerre la plus grande mission allemande dans l’Empire ottoman ( Saat, p. 178). Un orphelinat suisse, qui passait pour une institution allemande, se trouvait à quatre journées au nord-ouest.

En temps de guerre, l’absence de bureau de poste allemand à Malatia posait également de graves problèmes. Les contacts télégraphiques ou postaux de «Bethesda» avec l’ambassade d’Allemagne à Constantinople ou avec les cercles d’amis en Allemagne étaient désormais à la merci du bon vouloir des postiers turcs ou soumis au passage occasionnel de soldats allemands ( Tiefe, p. 70), les voyages à cheval, à mulet ou en calèche étant, notamment en hiver, très dangereux dans ces régions montagneuses.

Malgré tout, on songea dès 1913, devant le succès de la mission, à la fondation d’une seconde filiale. « Mais il y avait une deuxième raison: dès le début notre travail visait les musulmans » ( Saat, p.96). Christoffel envisageait alors d’établir à Dyarbékir un autre établissement, comme un défi à relever pour tout bon missionnaire. Après un premier voyage sur place, en 1913, il constatait que « La population musulmane de là-bas passait pour extrêmement fanatique et la population arménienne-apostolique pour particulièrement hostile à tout effort missionnaire. Certes, il y existait déja une petite communauté arménienne-protestante dépendant de l’ American Board, mais toutes les tentatives visant, côté allemand ou américain, à la fondation d’une mission avaient échoué. D’après mes informations, c’était à cause de l’opposition de l’évêque arménien. En 1898, le docteur J[ohannes] Lepsius y recueillit 100 orphelins des massacres. Mais à la fin de la même année, sa maison fut fermée sur l’ordre du gouvernement turc. En avril 1900, Lepsius envoya le pasteur von Bergmann pour y préparer la fondation future d’une mission Lepsius. [Mais] Bergmann mourut la même année de la fièvre typhoïde [...] C’était à cause de l’absence même de toute entreprise missionnaire en ville que nous avions décidé d’y aller [...] Le vali de Dyarbékir, un Turc bien instruit, se montrait très favorable à notre projet » ( Saat, p. 97)

Ce premier voyage de reconnaissance fut suivi d’un second, en juillet 1914, moins encourageant encore. A Dyarbékir régnait à ce moment-là le préfet Réchid bey qui, « au cours des horreurs arméniennes de l’année suivante [...], fit preuve d’une cruauté sadique » ( Saat, p. 98). Malgré une entrevue humiliante avec Réchid bey, Christoffel n’abandonna pas son projet de mission à Dyarbékir, car « Les valis viennent et s’en vont. » ( Saat, S. 98).

Il décida rapidement de partir par bateau, via Alep et Beyrouth, pour l’Allemagne, où il escomptait trouver l’aide financière et organisationnelle nécessaire pour l’établissement futur à Dyarbékir. Mais arrivé à Alep, il apprit que la guerre avait éclaté. Christoffel continua néanmoins sa route pour faire son service dans l’armée allemande: il fut d’abord incorporé dans le service sanitaire, puis en qualité d’aumônier dans un hôpital militaire, à Ahrweiler.

Après son départ, le 3 juillet 1914, Bethesda passa sous l’autorité de son beau-frère, Hans Bauernfeind, qui avait épousé sa sœur Hedwig en 1913. Outre le couple Bauernfeind, un troisième missionnaire vivait à Bethesda, le professeur aveugle Betty (ou Betti) Warth. à cette époque, la «famille de Bethesda» comptait quatre vingt-cinq personnes — apparemment pour la plupart des Arméniens. En août 1914, soixante «pensionnaires», qui avaient encore de la famille, furent renvoyés chez eux par Bauernfeind à la suite de la crise financière qui secoua la mission du fait de l’inflation. Dans son Journal, celui-ci nous révèle qu’il fut réprimandé par Christoffel pour avoir pris cette mesure: « à l’époque on me faisait des reproches pour ce radicalisme » ( Journal, p.100).

L’année 1915

En 1933, en jetant un coup d’œil rétrospectif sur l’anéantissement des Arméniens, Christoffel écrivait: « De quelle façon un missionnaire allemand devait réagir? Les Arméniens étaient plus particulièrement les cibles de notre travail missionnaire; les Turcs étaient nos alliés. Les torts sont des deux côtés. Le peuple arménien, le plus faible et menacé d’extermination, n’était pas, en grande majorité, révolutionnaire. Celui qui les aidait se trouvait en contradiction avec la politique gouvernementale. Pleinement conscient de cette contradiction, je me suis mis au service des Arméniens persécutés. J’aurais fait la même chose pour les Turcs, s’ils avaient été persécutés ». ( Saat, p. 278)

L’absence, en 1915, de Christoffel — surnommé «Hayrik» (= le Père) par les Arméniens — semble avoir été fatale à la mission. Son remplaçant, Bauernfeind, avait les plus grandes difficultés à distinguer, en ces temps de guerre et de confusion, victimes et meurtriers. Tiraillé entre loyauté politique et humanisme chrétien, il prit souvent le parti de la fidélité à l’alliance germano-turque. Ses préjugés antiarméniens nuisaient à sa capacité de jugement, tandis que sa foi aveugle en l’autorité et son manque de courage civique l’empêchaient d’agir. Il était la mauvaise personne, au mauvais endroit. Issu d’une vieille famille de pasteurs, Bauernfeind faisait déja partie du «cercle d’amis» de la mission de Christoffel avant son mariage avec Hedwig Christoffel. Pour diriger une mission isolée en Orient, de surcroît en pleine guerre et dans un contexte politique assez confus, il lui manquait tout simplement la formation et très souvent aussi la clairvoyance et l’expérience. Bauernfeind maîtrisait le français, écrit et parlé, savait un peu de turc et apparemment mieux encore l’arménien. Dans ses relations avec les fonctionnaires turcs, il se servait du reste le plus souvent de traducteurs arméniens.

Son obéissance aveugle limitait sa disponiblité à l’égard des victimes. Il refusait ainsi d’accueillir les enfants arméniens fuyant les convois de déportés et n’hésita pas à renvoyer ses anciens pensionnaires de Bethesda sur les chemins de la déportation. D’ailleurs peu de déportés ou d’habitants de Malatia ont réussi à parvenir jusqu’à la mission, car celle-ci était surveillée par un gendarme. Les Bauernfeind ne se plaignaient pas de cette isolement, car ils échappaient ainsi aux quémandeurs, dont ils pensaient, ou faisaient semblant de penser, qu’il était de toute façon impossible de les aider matériellement ou en intervenant officiellement.

Bauernfeind intervint toutefois auprès des autorités turques en faveur des Arméniens protestants de Malatia, mais en vain. Le 9 juin 1915, il protesta, sans plus de succès, auprès du kaïmakam d’Arha11, qui remplaçait en ce moment le mutessarif de Malatia, dans une lettre écrite en francais, contre la torture et l’assassinat des prisonniers arméniens. Dix jours plus tard, il acquit la preuve que durant la nuit on enterrait sur le terrain de la mission les corps des Arméniens tués. Ces expériences et le fait que les prisonniers et soldats arméniens des bataillons de travail «disparaissaient» dominent les notes prises par Bauernfeind durant la première moitié de juillet 1915. Il y évoque plusieurs fois un « meurtre judiciaire de masse, scrupuleusement organisé par avance » ( Journal, p. 61) dont le gouvernement turc était responsable. Mais, influencé par les fonctionnaires turcs, notamment par le mutessarif de Malatia, il perdait très vite cette clairvoyance momentanée. Même le rapport de la missionnaire américaine Mary L. Graffam, qui avait volontairement accompagné les déportés de Sivas, lui fournit l’occasion de dédouaner le gouvernement turc de ses responsabilités. Celle-ci rapportait en effet des faits relatifs aux convois venus de Sivas à Malatia qui n’avaient pas, selon lui, de caractère dramatique — elle ne fut d’ailleurs pas admise à accompagner les convois jusqu’à Ourfa.

Bauernfeind et sa femme désiraient quitter au plus tôt Malatia et leurs responsabilités. Le 7 juillet 1915, Bauernfeind écrivait: « à part notre misère financière, qui rend un autre hiver ici impossible, nous sommes en danger en tant que témoins oculaires et, de plus, dans un état d’âme impossible. Et de toute façon, après avoir vu tout ça, notre travail ici est accompli. Il est maintenant de notre devoir d’aller en Allemagne pour y être témoin de la vérité » ( Journal, p. 54). La peur du « danger russe » aurait été un motif supplémentaire.

Mais le plus grand obstacle pour un départ immédiat constituait la «famille de Bethesda». En juillet 1915, après les premiers massacres de Malatia, Bauernfeind envisageait d’envoyer ses pensionnaires à Mezré, dans la mission du pasteur Ehmann du Hilfsbund. Ayant appris que les Arméniens de Malatia étaient déportés à Ourfa — il n’apprit que plus tard que Ourfa ne serait pas la destination finale —, il proposa au mutessarif de Malatia de transférer lui-même ses pensionnaires jusqu’à Ourfa. Les autorités turques ne toléraient cependant plus la présence de voyageurs européens sur les parties sud des routes de la déportation. Les missions du Hilfsbund, à Mezré et Marach, refusèrent télégraphiquement d’accueillir les pensionnaires de Bethesda, craignant elles-mêmes que leurs maisons fussent fermées. Fin juillet, la direction de la Christliche Blindenmission ordonna apparemment de disperser la «famille de Bethesda». Le 29 juillet 1915, Bauernfeind notait sur un ton resigné: « S’il est impossible de voyager par Mezré et Ourfa ou de placer nos pensionnaires à Mezré, il nous faudra partir le plus vite possible pour Constantinople pour faire le nécessaire auprès de l’ambassade. Il nous apparaît que c’est à présent notre tâche la plus essentielle, car là-bas ils ignorent tout de ce qui se passe à l’intérieur. Mais que vont devenir nos aveugles et nos malades? Les renvoyer tous, comme Mme le Dr. Schrœter nous l’a écrit aujourd’hui, est facile à dire. Il serait plus charitable de les tuer tous. Si nous ne parvenons pas à les loger à Mezré ou ailleurs de manière sûre, nous ne pourrons pas partir. Mais, malgré tout, il nous faut partir, car nous ne recevons plus d’argent et nous ne pouvons presque plus supporter de rester ici, de se taire au milieu de toutes ces horreurs et d’être obligés de tout voir les bras croisés, alors qu’à l’extérieur on ne sait rien de tout cela » ( Journal, p. 96).

Le 31 juillet, Bauernfeind reçut encore un ordre télégraphique de Christoffel lui enjoignant de « Renvoyer tout de suite tous les pensionnaires! » ( Journal, p. 100) Il restait alors vingt-deux aveugles et orphelins à Bethesda ( Journal, p. 98). Ceux qui avaient été renvoyés chez eux par Bauernfeind dès 1914 partagèrent le sort de tous les autres déportés arméniens. Des soixante personnes renvoyées en 1914, six ont survécu au génocide. Christoffel écrivait en 1916: « Elles avaient été tuées, étaient mortes de faim ou disparues. Des six [survivants], trois sont revenus à Bethesda. En ce qui concerne les autres, j’ai eu peu de nouvelles. Mariam Badschi l’estropiée est morte de faim, le petit aveugle Levon aussi [...] Il paraît que l’aveugle Chattun fut noyée dans le lac Güldjuk. Le Güldjuk est un lac de montagne, près de Mezré, dans lequel on a noyé des milliers d’Arméniens » ( Tiefen, p. 16).

Le 31 juillet — jour où il reçut le télégramme de Christoffel —, le mutessarif proposa de sauver leurs pensionnaires à condition que le couple Bauernfeind reste sur place, à Malatia ( Journal, p. 98). Comme le couple Bauernfeind refusa, le mutessarif annonça la déportation de tous les Arméniens de sexe masculin séjournant à Bethesda, y compris les aveugles. Pour le contenter, Bauernfeind n’hésita pas à lui sacrifier « le seul garcon non aveugle et pas trop petit » ( Journal, p. 105).

Quoique qu’édifié par les parjures précédents des fonctionnaires turcs, Bauernfeind quitta Malatia le 11 août 1915 avec sa femme, M lle Warth, Miss Graffam et leurs protégés arméniens de Sivas, la vieille femme du pasteur «Pampisch»12 et le jeune professeur Lévon: « Il nous paraît à présent des plus naturel et des plus sûr de faire confiance au mutessarif et au gouvernement. Nous ne craignons pas qu’il arrive quelque chose ici. C’est la meilleure solution, même pour notre maison et nos biens » ( Journal, p. 103). Bauernfeind et le mutessarif étaient convenus que jusqu’au retour du «directeur» Christoffel, Bethesda serait dirigé par Makrouhi, veuve de leur collaborateur assassiné Garabèd, et par le professeur des non voyants, l’aveugle arménien Khorèn.

Bauernfeind et sa suite voyagèrent dans deux voitures, accompagnées — probablement pas par hasard — par des officiers turcs qui se rendaient également à Constantinople. Bauernfeind était porteur d’un sauf-conduit, signé par le mutessarif, lui permettant également d’avoir une escorte de deux gendarmes. On les avait préalablement dissuadés de voyager, comme prévu, en passant par Marach: « [...] Le voyage par Marach est actuellement trop dangereux, car il n’y a pas de Saptieh fiables. On a [donc] décidé d’abandonner ce projet de parcours. Nous partirons, si Dieu le veut, en voiture [...] par Sivas, Césarée pour rejoindre le chemin de fer de Bagdad » (le 6 août 1915).

 

Le retour de Christoffel: 1916-1918

En quittant Bethesda en été 1914, Christoffel croyait sa mission « tombée entre de bonnes mains » ( Saat, p.3). Sa sœur Hedwig, elle-même surnommée Mayrik («mère» en arm.), était également une femme expérimentée dans ce genre d’activités. En 1912, elle avait déja une première fois dirigé la mission à sa place, lorsque Christoffel était allé faire des conférences en Allemagne. Mais le Journal de Bauernfeind révèle que cette femme experimentée et indépendante était en fait totalement soumise à son mari et partageait ses préjugés. Christoffel n’avait apparemment pas encore apprécié l’incompétence de son beau-frère. Du fait de la censure militaire et de communications perturbées, ce n’est qu’en septembre 1915, à München-Pöcking — c’est-à-dire après le retour du couple Bauernfeind —, que Christoffel fut informé des détails dramatiques de la situation à Malatia, dans la mesure où les Bauernfeind avaient compris la portée de leurs observations ( Saat, p. 118). Après avoir entendu leur rapport, Christoffel adressa sa démission au ministère de la Guerre allemand pour pouvoir retourner au plus vite à Malatia.

à la fin de janvier 1916, il parvint à Constantinople, où il fut obligé de séjourner un mois avant d’obtenir les passeports nécessaires pour le voyage «à l’intérieur». Il reçut le passeport habituel (teskere), mais était également — seul européen dans ce cas — muni d’une autorisation spéciale du ministre de la Guerre, Enver pacha ( Saat, p. 118). Le 8 avril 1916, après vingt-et-un mois d’absence, Christoffel rentra à Bethesda.

Il y découvrit une communauté désemparée de trente personnes ( Tiefen, p. 28), qui l’accueillit en disant: « Si tu avais été présent, les choses se seraient passées autrement » ( Tiefen, p. 14). C’est grâce au maire de Malatia, Moustapha agha, que Bethesda existait encore ( Saat, p. 120). Mais Moustapha Agha n’avait pas pu empêcher le pillage, par les femmes des autorités locales, de l’équipement et notamment des fourneaux de la mission ( Tiefen, p. 19). Christoffel constatait: « Parmi toutes les missions allemandes de Turquie, c’est celle de Bethesda qui a subi le plus de dommages » ( Tiefen, p. 17). Au début du mois d’août 1915, les biens fonciers du pasteur Tamrasian cédés à la mission avaient déjà été confisqués. Cette terre labourable de grande importance pour l’approvisionnement de Bethesda servit jusqu’en été 1918 de champ de manœuvre pour l’armée turque ( Tiefen, p. 33).

En janvier 1916, le mutessarif avait ordonné l’arrestation et l’assassinat du professeur des aveugles et directeur par intérim de Bethesda, Khoren. Averti de cette décision, il avait été, en compagnie de tous les jeunes arméniens mâles de Bethesda, trouver refuge auprès du maire Moustapha Agha ( Tiefen, p. 14), qui parfois hébergeait jusqu’à quarante Arméniens ( Tiefen, p. 67). Le retour inopiné de Christoffel obligea le mutessarif à agir vite. Le matin même de son arrivée, le mutessarif fit évacuer par force Bethesda pour en faire officiellement un hôpital militaire pour les malades du typhus, quoique la maison fût mal adaptée à ce genre d’installations sanitaires ( Tiefen, p. 14).

Christoffel prit immédiatement une décision courageuse: il fit revenir de la ville les pensionnaires chassés et les logea dans les couloirs de la mission. Les six mois qui suivirent furent émaillés par des affrontements permanents avec le mutessarif, lesquels ne prirent fin qu’après la mutation de celui-ci à l’automne de 1916 ( Tiefen, p. 20). Le mutessarif avait menacé de faire emprisonner Christoffel et de déporter ses protégés ( Tiefen, p. 20), mais en fut empêché par une intervention de l’ambassade allemande et des amis turcs de la mission. Son successeur se lia même d’«amitié» avec la mission ( Tiefen, p. 22). Concernant le mutessarif en poste en 1915, il existe une grande différence d’appréciation entre le jugement de Christoffel et celui de Bauernfeind. Alors que Bauernfeind le dépeint comme un « ami chaleureux des Allemands », Christoffel le qualifie de « membre d’une clique anti-allemande [...] hostile envers les Allemands et les chrétiens » ( Saat, p. 20). Bauernfeind considérait le plus souvent que les crimes commis contre les Arméniens de Malatia n’étaient pas dus au mutessarif, mais à son adjoint ou au commandant adjoint de la Gendarmerie.

Jusqu’ à son départ forcé en 1919, Christoffel se consacra au sauvetage des Arméniens rescapés du génocide. Exceptés ceux qui s’étaient convertis à l’islam, tous les Arméniens de Malatia furent déportés dès le 11 août 1915, le jour même du départ des missionnaires étrangers de la ville ( Journal, p. 109). Mais des colonnes de déportés venus du nord — « quelques milliers » d’enfants et de femmes — séjournaient encore à Malatia ( Tiefen, p. 29), où ils vivotaient dans des conditions extrêmement pénibles. Un deuxième groupe, qui trouva refuge à Bethesda, comprenait des jeunes Arméniens provenant des environs de Malatia: « Dans les montagnes [du sud de Malatia] vivaient alors des milliers d’Arméniens dispersés en tant qu’esclaves, odalisques et qui faisaient parfois, dans des familles de bonne volonté, partie de la famille. Ceux qui avaient réussi à fuir, souvent au péril de leur vie, venaient chez nous » ( Tiefen, p. 28). Plus de vingt Arméniens évadés vivaient ainsi sous le toit de Bethesda ( ibid. ).

Pendant un an et demi, Christoffel travailla sans collaborateurs allemands. Au cours de l’été 1917, sa nièce Hildegard Schuler arriva pour l’assister. Pour mener à bien son travail, elle avait préalablement suivi des cours de pédiatrie, d’assistance aux aveugles et de turc. Mais un an plus tard, au cours de l’automne 1918, elle fut, à l’âge de 22 ans, victime de l’érysipèle. Le manque d’argent, l’inflation, une épidémie de choléra qui se déclara durant l’été de 1916, le manque de combustibles, de vêtements, d’animaux domestiques — surtout d’une vache —, et de terres cultivables créèrent des difficultés permanentes. Il rapporte à ce sujet: « Notre maison est suffisante pour héberger cent personnes au maximum, et ça d’après les mœurs orientales. Ce qui veut dire qu’avec cent pensionnaires notre maison est déja surpeuplée. Mais le nombre de nos protégés dépassa rapidement les deux cents, pour monter jusqu’à deux cent quarante personnes, sans compter les réservataires. Accueillir plus était absolument impossible. Moustapha Agha nous avait prêté trois tentes qu’on avait montées dans notre jardin — nous avions ainsi un peu plus de place en été. Bethesda se transforma de la sorte en asile pour beaucoup de persécutés et en situation difficile. Mais en considérant la misère sans bornes [qui régnait] autour de nous, nos activités étaient largement insuffisantes. Il nous aurait fallu nourrir non pas des centaines mais des milliers [de personnes] » ( Tiefen, p. 30). Selon les estimations de Christoffel, près de mille femmes et enfants arméniens furent sauvés dans les années 1916-1918 grace à Bethesda ( Tiefen, p. 114).

Après l’armistice de novembre 1918, les rescapés arméniens furent autorisés à retourner chez eux. Mais cela n’était pas sans risques: nombre d’Arméniennes furent violées ou assassinées en rentrant chez elles. Quoi qu’il en soit, la plupart des Arméniens quittèrent à ce moment-là Bethesda ( Saat, p. 122). Sur l’ordre de la commission interalliée siégeant à Constantinople, tous les Allemands furent expulsés de l’Empire ottoman, y compris les missionnaires. Le 6 février 1919 Christoffel reçut un troisième décret d’expulsion, qui fut le décret final. Trois jours plus tard, il quitta définitivement Malatia, accompagné de ses trois enfants adoptifs, rebaptisés Heinz, Otto et Liesel, ainsi que du professeur des aveugles, Haïganouch. Il gagna Constantinople en bateau, par Samsoun. « J’ai pu, écrit-il, échapper à l’internement sur un bateau turc grâce à ma fuite auprès d’une famille arménienne de ma connaissance » ( Saat, p. 125). Un peu plus tard, il fit office de pasteur évangélique dans le camp d’internement de Constantinople, puis durant la traversée de trois semaines pour Bremerhafen. Il fut néanmoins obligé d’abandonner sur place deux de ses trois «enfants adoptifs», les Arméniens Heinz et Otto: seul Liesel partit avec lui pour l’Allemagne grâce à l’aide d’Arméniens ( Tiefen, p. 108). Ils y arrivèrent en juin 191913.

Les protagonistes de Malatia, 1915-1919

Les personnalités arméniennes

K horen (Choren), lui-même presque aveugle, était professeur des aveugles de Bethesda. Il servait à Bauerfeind de traducteur lors de ses entretiens avec les autorités turques. Du départ de Bauernfeind, en août 1915, à l’arrivée de Christoffel, en avril 1916, il dirigea la mission avec Makrouhi.

Khosrov effendi Kéchichian (Kescheschian), pharmacien à Malatia, comptait au nombre des proches des missionnaires de Bethesda. Il faisait partie de la direction de la Fédération révolutionnaire arménienne de Malatia. Il fut parmi les premiers Arméniens de Malatia à être arrêtés, le 26 mai 1915, sous prétexte qu’il aurait caché un fusil. Après la remise d’un fusil spécialement acheté, il fut libéré. Mais le 29 mai 1915 il fut cité de nouveau: « Il restait dans son lit, malade et angoissé, [...] bref il ne faisait point preuve de virilité » ( Journal, 29 mai 1915). Bauernfeind intervint en faveur de son «ami de la maison» après sa seconde arrestation, mais le muhasebedschi (conseiller à la Chambre des comptes) réussit à le convaincre que Khosrov était en vérité un révolutionnaire dangereux qui ne méritait pas qu’il intervienne. « On ne peut avoir confiance en personne... » ( Journal, 3 juillet 1915).

Sous la torture Khosrov indiqua « un lieu à Baboucht [...] où des armes auraient été cachées. On l’y emmena et on creusa en vain pendant quatre heures. On dit de plus que Khosrov aurait pris du poison [...] » ( Journal, 8 juin 1915). Mais sa tentative de suicide échoua et Hans Bauernfeind intervint en sa faveur une dernière fois, en adressant en vain une lettre au gouverneur de Malatia, le 9 juin 1915. Il fut assassiné peu après.

Gabriel effendi était avocat à Malatia et conseiller juridique des missionnaires allemands. En mai 1915, il fut emprisonné. Dans son Journal daté du 29 mai 1915, Hans Bauerfeind indique à son sujet: « En rentrant, j’ai rencontré Gabriel effendi, qui a été libéré sous la condition de remettre un fusil d’ici ce soir. Il cherche à en acheter ou à en louer un, sinon il pense qu’il va à une mort certaine ». Le 31 mai 1915, il ajoute: « Gabriel effendi a remis le fusil de son beau-frère et prétendu qu’il n’en possédait pas lui-même — ce que nous croyons — et fut provisoirement libéré. Mais on exige quand même qu’il remette son fusil personnel. Il a été battu, certes de manière très légère; on lui a donné quelques légers coups sur la tête, mais cela paraît quand même particulièrement brutal, car il a dédié toute sa vie durant ses forces au gouvernement, et les Arméniens le prennent pour un demi-Turc ». Gabriel effendi fut de nouveau arrêté le 13 juin et n’échappa pas, cette fois-ci, au sort qu’on lui réservait.

Garabèd Tchaderdjian était, depuis 1910, le cuisinier et l’intendant de Bethesda. Il habitait la maison de la mission avec sa famille: sa femme Makrouhi, son fils Willy (†1989 aux états-Unis) et sa fille Viktoria. Christoffel attribuait à Garabèd « [...] de grands mérites dans l’épanouissement de Bethesda, grâce à sa fidélité et à son habileté » ( Tiefen, p. 16).

Il fut arrêté et désarmé — il avait été incorporé dans la gendarmerie lors de la mobilisation —, puis libéré, mais fut finalement tué, comme les autres Arméniens de Malatia, en juin 1915. Bauernfeind avait des sentiments ambigus envers Garabèd, comme envers les Arméniens en général: quand il apprit, après la mort de celui-ci, qu’il avait économisé un peu d’argent, au lieu de tout prêter à la mission, Bauernfeind l’accusa d’« avarice indicible », de « cache-cache tout à fait vil » et de « mystification » ( Journal, 5 juillet 1915).

Heinz, Otto et Liesel étaient les trois «enfants adoptifs» de Christoffel, qu’il avait recueillis à Bethesda après son retour, en 1916. Heinz avait, en automne 1919, environ neuf ans. C’était un des frères du collaborateur assassiné de Bethesda, Krikor: « De toute sa famille, nombreuse, seuls lui et sa sœur, qui apparut après notre départ, avaient survécu. En revenant à Malatia, j’avais appris que lui (Heinz) avait gardé les moutons d’un paysan kurde. Je l’ai aidé à sortir de cet esclavage » ( Tiefen, p. 77).

Otto, un petit Arménien de sept ans, fut emmené à Bethesda par une femme turque. Elle l’avait ramassé dans le ruisseau et s’était occupé de lui. « Il avait tout à fait oublié son arménien et se prenait pour un Turc » ( Tiefen, p. 78).

En 1919, Christoffel avait envisagé d’emmener ses enfants adoptifs avec lui, en Allemagne. Mais Otto fut repris par son demi-frère David et resta à Constantinople. Heinz fut enlevé à l’instigation de l’ambassade britannique et du patriarcat arménien, ce que Christoffel estima injuste. La fille du pasteur Bauernfeind nous a cependant appris, dans sa lettre du 1er janvier 1990, que Otto était parvenu plus tard à se rendre en Allemagne où il fut adopté par la sœur de Christoffel — étant célibataire, il n’aurait pu, selon les lois allemandes sur l’adoption, le faire lui-même. Otto Christoffel fut professeur dans un établissement pour aveugles et était, en 1990, retraité à Neuwied.

Liesel, la petite Kurde, âgée de six ans en 1919, qui avait passé presque toute sa vie à Bethesda, fut la seule que Christoffel arriva à prendre avec lui en 1919

Krikor est décrit par Christoffel de la manière suivante: « Krikor était en effet notre valet d’écurie, mais grâce à ses talents, il était devenu notre garçon à tout faire: l’écurie, le jardin, le vignoble et la ferme lui étaient confiés. Il s’occupait en outre de ma chambre personnelle et de moi. Il avait le sang chaud et se mettait parfois en colère, mais au fond de son coeur il était docile comme un enfant, dévoué, avait bon cœur et une âme profonde » ( Tiefen, p. 16 sqq. ).

En 1915, Krikor avait environ dix-huit ans. Le 27 mai de la même année « on l’enregistra comme soldat » ( Journal, 27 mai 1915); le 4 juin, il fut arrêté et emprisonné dans la caserne. Trois jours plus tard, le 7 juin, Bauernfeind réussit à le faire libérer. Mais le 30 juin, Krikor subit le même sort que ses compatriotes de Malatia: lui et les autres soldats arméniens, parmi lesquels son frère de dix-sept ans, furent enfermés dans un han et assassinés juste après.

Le Dr Mikayèl effendi Tchanian, homme d’affaires, frère de Khosrov effendi et marié avec Véronika, faisait partie de la communauté protestante de Malatia. Lui et son fils Mihran furent arrêtés le 7 juin et mis « [...]en prison où cent cinquante personnes étaient entassées dans une seule pièce sans fenêtre ni ventilation [...] » ( Journal 8 juin 1915). Bauernfeind intervint sans succès en faveur du Dr Mikael et de son fils. Tous deux furent assasinés en juin. Véronika essaya de fuir à Mezré, mais fut complètement dépouillée en chemin. Bauernfeind la revit une dernière fois le 13 juillet 1915: elle faisait partie des déportés de Mezré qui passaient par Malatia.

Dertad Tamrazian, pasteur protestant arménien de Malatia, avait toujours étroitement travaillé avec la mission. En juin 1915, il chercha vainement à convaincre Bauernfeind et sa femme d’assister les prisonniers arméniens et de prêcher en prison. « Nous voulons bien croire qu’il a les meilleurs intentions, mais cette entreprise serait, surtout actuellement, infructueuse et impossible » (Journal, p. 32). Comme les autres Arméniens mâles, le pasteur Tamrazian fut arrêté en juin 1915, mais semble avoir échappé à la mort — Bauernfeind le considérait comme perdu. Le consul américain, Leslie A. Davis mentionne en effet, dans son rapport ( La Province, p. 205), un certain « Badveli Dertad Tamzarian » ( sic ), qui l’aidait, en 1916, à soigner les survivants du génocide à Harpout.

Protagonistes turcs

Habèch, un Turc aveugle, fut l’un des premiers pensionnaires de Bethesda. Son appui, surtout dans les moments les plus difficiles, fut de première importance pour la mission. Durant la période des arrestations en masse, en mai et juin 1915, au cours de laquelle il était devenu impossible de faire faire les achats par des Arméniens, c’est lui qui s’occupa de cette tâche. Et pendant la grande famine de 1916/1917, c’est encore grâce aux relations d’Habèch que Christoffel fut en mesure de nourrir ses protégés: « Les relations de notre Habèch nous étaient très utiles. Parmi ses connaissances, il trouvait toujours un boisseau d’orge, un sac de maïs ou une charretée de citrouilles à acheter » ( Tiefen, p. 32).

Quand Christoffel quitta Bethesda, en février 1919, Habèch était déja moribond: quelques semaines plus tard, il mourut de phtisie. En 1921, Christoffel écrivait à son sujet: « Nous garderons toujous de lui un bon souvenir pour son dévouement à Bethesda, même dans les périodes les plus difficiles et malgré la désertion et l’hostilité qu’il eut à endurer de la part de ses compatriotes musulmans » ( Tiefen, p. 15).

Hachim beg était un riche propriétaire foncier turc, voisin de Bethesda, et homme de grande influence à Malatia. Selon Moustapha agha, il fut l’un des « auteurs principaux », des instigateurs, de l’arrestation et du massacre des Arméniens de la ville, car il en tira un grand profit personnel: lui et ses fils s’enrichirent sur le compte des Arméniens assassinés ( Journal, 8 juillet 1915). Rétrospectivement, Christoffel constatait: « C’était une des familles les plus influentes de la ville [...] le père était député et deux de ses fils faisaient partie des chefs de la clique qui mit en scène l’anéantissement des chrétiens de Malatia » ( Tiefen, p. 62).

Le Müfettiş, l’inspecteur délégué par Constantinople, fut un personnage clé dans la mise en œuvre du programme génocidaire à Malatia. Bauernfeind, qui ne le mentionne qu’à deux reprises, semble cependant ne l’avoir jamais compris. Ce fonctionnaire arriva à Malatia lors du changement de mutessarif, et était vraisemblablement un de ces «secrétaires responsables» envoyés par l’Ittihad pour superviser les déportations. C’est en sa présence que les fouilles à domicile, les arrestations, les tortures et le massacre collectif des hommes de la ville se firent. Il fut, conformément à son rang hiérarchique, fastueusement mis en route le 6 juin 1915: à cette occasion, des criminels de droit commun — intégrés dans les bataillons de çete de l’Organisation spéciale — furent libérés.

Le Mouhasebedji (Muhasebeci), conseiller à la cour des Comptes de Malatia est mentionné plusieurs fois dans le Journal de Bauernfeind. Entretenant d’étroites relations avec le missionnaire allemand, le muhasebeci était parmi ceux qui réussissaient toujours à lui faire croire la propagande turque concernant la question arménienne.

Moustapha agha Aziz oglou, le «Bellede reis» ( Belediye reisi ) ou maire de Malatia joua un rôle déterminant dans le sort réservé à Bethesda et à ses pensionnaires. Christoffel le décrit ainsi: « Issu d’une famille distinguée venue il y a longtemps de Bagdad, il était le maire de Malatia [...] Moustapha agha était un vieil ami de Bethesda. Dès le début, il avait favorisé nos activités. Dans maintes situations difficiles, il est intervenu en notre faveur et pour [faciliter]notre tâche, notamment lors des massacres d’Adana, en 1909: il était également question de massacrer les chrétiens de Malatia. à l’époque, Moustapha agha me disait à moi: “ Aussi longtemps que je vivrai, vous êtes en sûreté”. En vérité, son nom figurait avant même les nôtres sur la liste de ceux qu’on voulait assassiner avant le massacre général. Notre évolution tranquille avant la Guerre mondiale aurait été impensable sans son encouragement. Et on était toujours sûr que c’était par la grâce de Dieu que notre mission était comblée par des amis pareils » ( Tiefen, p. 64).

Dès leur arrivée à Malatia, en 1909, les Christoffel purent apprécier les conviction humanistes de Moustapha agha. Son nom figurait sur la liste noire parce qu’il était au nombre « des personnalités turques influentes, connues pour leur engagement pour la paix entre les nations » ( Saat, p. 66). C’est de Moustapha agha que les nouveaux-venus apprirent la nouvelle des « carnages ciliciens ». « Il me raconta [...] qu’il s’était produit en Cilicie, à Adana et dans le Taurus des massacres de chrétiens, qui avaient fait des milliers de victimes chrétiennes. Il avait tendance, comme tous les orientaux, à exagérer, et je ne fus tout d’abord pas tout à fait convaincu. En vérité, son rapport était à la mesure des faits, et la réalité sanglante le dépassait encore » ( Saat, p. 65).

Hans Bauernfeind vécut des situations semblables avec Moustapha agha. Le maire fut toujours le premier, et le seul, à aider les missionnaires allemands à prendre la mesure des événements, notamment au début des persécutions arméniennes, et à s’efforcer de les informer des faits survenus en ville. Mais il se heurta encore une fois à leur scepticisme. Mais, à la différence de Christoffel, et jusqu’à son départ en août 1915, Bauernfeind ne fut jamais en état de reconnaître combien les prétendues prophéties de Cassandre du maire touchaient au plus près la triste réalité. Pire encore, plus les informations et les appréciations du maire étaient conformes à la réalité — en pleine période de préparatifs des déportations et d’anéantissement général des Arméniens —, plus Bauernfeind qualifiait simplement le maire d’aliéné.

Bauernfeind critiquait d’autre part l’attitude philarménienne du maire. Il était d’après lui « [...] complètement sous influence arménienne et avait pris leur parti » ( Journal, 9 juin 1915), tandis que « du fait de sa sympathie pour les chrétiens, il est haï comme un giaour [infidèle] et constamment en danger » ( Journal, 7 juillet 1915). Ce maire intègre, qui voyait clairement quelle catastrophe s’annonçait pour le peuple arménien, ne comprenait pas l’attitude passive des missionnaires allemands. Ses propos comme « Tous les Arméniens attendent de vous leur délivrance » ( Journal, 9 juillet 1915) se heurtaient à l’incompréhension du couple Bauernfeind. Mais Moustapha agha ne se bornait pas à informer les missionnaires, il travaillait lui-même à sauver la vie de nombre d’Arméniens. Après le retour de Christoffel, il le soutint de toutes ses forces pour sauver Bethesda et lui fournit une aide matérielle. Moustapha agha fut assassiné en 1921 de la main d’un de ses fils pour son engagement en faveur des « Giaour ».

Pendant son séjour à Malatia, Hans Bauernfeind connut deux mutessarif. Le premier, un Turc de 57 ans nommé Mouhaff, fut rappelé à Constantinople le 3 juin 1915, à la suite d’une prétendue intrigue du vali de Mezré ( Journal, 21 mai 1915). D’après une autre hypothèse en raison « d’une nouvelle loi qui exige que tous les fonctionnaires soient rappelés à Constantinople pour examen de leurs capacités après vingt-cinq ans de fonction » ( Journal, 28 mai 1915). Jamais Bauernfeind ne rapporte le moindre fait sur l’implication de l’ancien mutessarif dans l’arrestation et les tortures infligées aux Arméniens, qui commencèrent dans une large mesure sous son administration. Il est vrai que celui-ci travaillait à convaincre son «ami» Bauernfeind de la culpabilité des Arméniens et à l’écarter de toute activité en leur faveur: « J’ai parlé avec le mutessarif, en privé, de tous ces incidents. Il m’a impérieusement dissuadé de prendre la défense de quelqu’un. Tout serait en plein accord avec les lois en vigueur [...] » ( Journal, 1 juin 1915). Bauernfeind eut de bonnes relations avec ce mutessarif, qu’il fréquentait, avec sa femme, et qualifiait de «notre mutessarif ». Lors de son voyage de retour en Allemagne, en août 1915, le couple Bauernfeind lui rendit deux fois visite à Constantinople.

Après le départ du mutessarif de Malatia, un bref intérim fut assumé par le kaïmakam de Arrha, qui s’occupa activement de l’organisation des arrestations générales et de l’assassinat des adultes mâles arméniens. C’est donc à lui que Bauernfeind adressa sa lettre de protestation du 9 juin 1915.

Quand, le 20 juin 1915, le nouveau mutessarif arriva enfin à Malatia «i l n’y restait plus guère d’Arméniens libres [...] » ( Journal, 23 août 1915). Ce premier acte du drame arménien avait déjà été achevé à Malatia. Au nouveau venu était confié l’assassinat des prisonniers et des soldats des bataillons de travail, puis la déportation de la population arménienne de la ville.

Le nouveau venu, un Kurde de quarante-cinq ans, arriva avec sa femme et ses cinq enfants de Constantinople. Immédiatement après leur toute première et brève rencontre, Bauernfeind remarque: « Le nouveau mutessarif [...] m’a bien plu. Il ne compte pas parmi les bavards modernes, mais a l’apparence d’être quelqu’un de bien instruit et de sérieux » ( Journal, 22 juin 1915). Après leur deuxième rencontre, Bauernfeind notait, enthousiasmé: « Cette fois encore il nous a bien plu. Sincère, gentil, viril, d’une politesse profonde, instruit et ami chaleureux des Allemands, il est issu d’une noble famille kurde de la région de Mouch » ( Journal, 23 juin 1915).

L’enthousiasme de Bauernfeind pour le nouveau mutessarif ne fut pas amoindri par le fait que c’est sous son administration qu’eut lieu l’assassinat de la population arménienne mâle de Malatia, y compris celui de ses collaborateurs Krikor et Garabèd. Le mutessarif, en bon psychologue, avait facilement réussi à influencer et à embobiner le naïf pasteur ébloui par l’autorité. Celui-ci était sincèrement persuadé que le mutessarif regrettait beaucoup « [...] que le peuple arménien dans son ensemble devait souffrir pour les fautes d’une poignée de coupables, mais jusqu’au jour où tout serait éclairci, la rigueur était la vraie bonté. Il nous prierait instamment de l’aider, de lui dire tout ce que nous pensons et savons. [...] Au nom de la vérité et de la justice, il accomplirait [alors] son devoir » ( Journal, 24 juin 1915). Quelques jours plus tard, les massacres commencèrent. Hans Bauernfeind notait que le mutessarif « [...]en serait presque mort de honte », mais il est entièrement « [...] entre les mains du peuple » ( Journal, 2 juillet 1915).

Le 10 juin 1915, le mutessarif prépare Bauernfeind à la déportation prochaine des Arméniens vers Ourfa en lui débitant une nouvelle histoire de conspiration arménienne. Mais c’est le mutessarif qui inspire de la compassion au missionnaire: « Il semble être très malade. [...] Depuis qu’il est ici, cet homme a l’air épuisé et accablé » ( Journal, 10 juillet 1915). Jusqu’à son départ, Bauernfeind ignora consciemment ou inconsciemment la relation qui existait entre les événements survenus dans la ville et la responsabilité de son homme le plus puissant. « Maintenant les choses se sont encore plus éclaircies: les meurtres en masse et tous les autres crimes de ces derniers jours se sont exclusivement produits durant la période d’intérim du remplaçant et ont été arrangés par celui-ci pendant la grave maladie du mutessarif» ( Journal, 5 août 1915). Son impression finale est tout aussi subtile: « Un fonctionnaire sévère, juste et incorruptible [...] » ( Journal, 11 août 1915).

Le commandant de la gendarmerie de Malatia, Nadin Beg, décrit par Bauernfein comme un « [...] homme fin, délicat, épanoui et quand même sérieux [...] » ( Journal, 26 mai 1915), dirigea l’arrestation et la torture de la population mâle de Malatia jusqu’à sa mutation pour Mezré, le 17 juin 1916. Le 6 août 1915, il revint à Malatia « [...] promu à un grade supérieur » ( Journal, 8 août 1915).

Miss Graffen (de son vrai nom Mary L. Graffam) se présenta à Bauernfeind pour la première fois le 21 juillet 1915. Elle avait travaillé pour la mission américaine à Sivas et avait accompagné les Arméniens de Sivas sur le chemin de leur déportation. A Malatia on lui défendit de continuer son voyage vers Ourfa. Miss Graffam resta donc à Bethesda et était disposée à diriger la mission à la place du couple Bauernfeind pendant leur absence. Mais le mutessarif s’obstina à exiger qu’elle quitte Malatia avec le couple Bauernfeind qu’elle accompagna jusqu’à Sivas, où elle resta pour s’occuper des orphelins arméniens de l’Orphelinat suisse local, alors dirigé par la mission américaine. Le 17 août 1915, Bauernfeind note, de Sivas: « [...] Hier Miss Graffen se rendit également chez le vali [...] Il ne veut pas que Miss Graffen se rende maintenant à Constantinople avec nous. Il suggère qu’elle demeure encore un peu ici: il viendra la voir pour régler la cause des orphelins » ( Journal, p. 119). Quand Christoffel entreprit son voyage retour en Allemagne, en février 1919, il la rencontra à Sivas, en tant que « directrice actuelle de la mission américaine à Sivas [...] Miss G[raffam] était surchargée de travail. Elle était la seule à travailler dans la mission. Après l’ouverture de l’orphelinat, des enfants dispersés dans tout le district y furent rassemblés. Bientôt il y en eut plusieurs centaines, et chaque jour de nouveaux venus arrivaient » ( Tiefen, p. 92).

Miss Graffam publia elle-même, en 1919, ses impressions de Turquie14. Ce récit des observations, qu’elle fit en accompagnant elle-même les déportés de Sivas jusqu’à Malatia, ne correspond pas aux propos que lui fait tenir Bauernfeind dans son Journal. Elle y rapporte en effet des assassinats en masse et la pratique de tortures tout au long de la route, bien avant l’arrivée du convoi à Malatia. Peut-être avait-elle décidé de cacher ces détails à Bauernfeind, à moins que ce dernier n’ait souhaité diffuser une version expurgée de son récit. Elle a également relaté son séjour de trois semaines à Malatia, résumé par Richard Hovannisian ( op. cit., p. 117): « The governor in Malatia ordered Miss Graffam to appear before him. The following day, she helplessly looked out for a nearby orphanage and watched as her girls and people filed by. [...] For three weeks, Mary L. Graffam remained in Malatia, which she thought to be the counterpart of the worst description of Hell. The sights were terrible. At first the Turks murdered the Armenians in the street. There was so much blood, though they strangled the victims with ropes and took them away at night. They left most unburied. Every afternoon, two or three thousand Armenians passed Miss Graffam’s house. She kept carbolic acid on the window sills to keep the stench of the dead from drifting in the house. ‘The sky was black with birds and there were hosts of dogs, feeding on the bodies. You could tell’, she added, ‘where a massacre had taken place by the migration of birds and dogs ‘» 14.

Le journal de Hans Bauernfeind

à dater du 22 mars 1915 au plus tard, Hans Bauernfein considère ses notes quotidiennes non plus comme un journal intime, mais comme un nécessaire correctif à la propagande militaire officielle turque et allemande. Il écrit son journal avec le sentiment qu’il est en mesure d’influencer l’opinion publique par sa connaissance des événements survenus dans l’intérieur de la Turquie, et se considére comme un témoin critique de son temps.

Compte tenu du fait que la censure supprime les rapports sur la véritable situation à l’intérieur de la Turquie, tout en conservant un ton prudent et en reconnaissant toujours volontiers les efforts sincères du gouvernement, je vais me contraindre à écrire toutes mes impressions concernant [ces questions] dans un cahier à part, que je confierai après la guerre à la poste. Les passages récemment radiés seront à trouver plus tard dans l’original.

Da die Zensurbehörde Mitteilungen über die wahren, mit der Mobilmachung zusammenhängenden Zustände im Innern der Türkei trotz meines vorsichtigen, die aufrichtigen Bemühungen der Regierung stets bereitwillig anerkennenden Tones nicht durchgehen läßt, sehe ich mich gezwungen, alle diesbezüglichen Eindrücke in einem Sonderheft niederzulegen, welches ich dann nach dem Kriege der Post übergeben werde. Die neulich gestrichenen Stellen aus meinem Tagebuch sind ja später aus dem Original nachzulesen.
Loin de moi l’idée de vouloir dénigrer le gouvernement ottoman. Mais j’estime comme un grand danger l’erreur commune qu’on commet en étant dupe d’observations superficielles sur la situation véritable à l’intérieur du pays, dont la connaissance doit être le fondement de nos jugements. Les illusions habituelles que l’on a sont particulièrement fatales aux réformes visées, qui exigent avant tout de voir clairement les maux existants. également fatales aussi pour nous, car l’alliance avec la Turquie nous donne de grandes espérances pour l’avenir de notre pays. Mir liegt natürlich nichts ferner, als die Osmanische Regierung herabsetzen zu wollen. Nur sehe ich eine große Gefahr in dem üblichen Fehler, sich durch die Beobachtungen an der Oberfläche [...] täuschen zu lassen über die wahren Verhältnisse im Innern, die doch schließlich als Grundlage angesehen und für die Beurteilung maßgebend sein müssen. Die gewöhnlichen Selbsttäuschungen in dieser Beziehung sind verhängnisvoll zunächst für die angestrebten Reformen, die einen offenen klaren Blick in die vorhandenen Schäden als erste Bedingung erfordern und auch für uns, die wir auf die Bundesgenossenschaft mit der Türkei für die Zukunft unseres Landes so große Hoffnungen setzen» (Journal, p. 1).

à son arrivée à Constantinople, fin août 1915, le pasteur présenta son Journal à l’ambassade d’Allemagne: « Mon journal a suscité de l’intérêt. L’ambassade va me le renvoyer après en avoir pris connaissance » ( Journal, 30 août 1915).

Contrairement aux affirmations répétées du Journal, Hans Bauernfeind ne semble pas avoir joué ce rôle de « témoin de la vérité » qu’il envisageait d’être. Il n’a jamais, à notre connaissance, publié ou diffusé ses observations de 1915. Nous ne lui connaissons q’un seul rapport imprimé sur Bethesda ( Bericht aus Bethesda ) ne couvrant que la période allant de novembre 1911 à février 1912 (publié dès juin 1912). Bien qu’écrit dans la perspective d’un usage public ou au moins administratif en Allemagne, Bauernfeind exprime franchement ses jugements ou ses préjugés, notamment à l’égard des Arméniens, pour lesquels il éprouvait une antipathie non dissimulée.

«Un peuple dangereux et suspect»

Sans doute faut-il rechercher les raisons de l’antipathie de Bauernfeind pour les Arméniens dans son éducation, empreinte de l’arrogance eurocentrique, propre au milieu allemand protestant du temps, mais aussi dans sa jalousie marquée à l’égard des milieux aisés arméniens, comme le prouvent aussi ses dires sur la mission américaine. Dans ses écrits, il ne manque aucun des préjugés stéréotypés de son époque, même s’ils sont contradictoires. Selon Bauernfeind, les Arméniens sont mous, efféminés, intrigants, querelleurs, indignes, avides, trompeurs et en même temps dangereux et politiquement peu sûrs. Tous les attributs et toutes les fautes qui caractérisent les Arméniens chez Bauernfeind, sont également attribués à son époque et surtout pendant le national socialisme aux juifs. Ce n’est pas par hasard que Bauernfeind compare parfois ces deux peuples. Quoique témoin oculaire de l’anéantissement des Arméniens, et malgré la clairvoyance dont il fait parfois preuve concernant la responsabilité du gouvernement, Bauernfeind n’a jamais remis en cause son jugement global. Peu avant de quitter la Turquie, il a même exprimé sa compréhension pour le gouvernement dans sa politique d’anéantissement des Arméniens. Par contre il n’a jamais compris le besoin d’autodéfense de ces derniers, dont il ridiculisait la peur des persécutions, alimentée par l’expérience traumatisante des massacres de 1894/1896 et de 1909, et qu’il considérait comme relevant de l’hystérie collective.

Ses préjugés restaient inébranlables, quoique la mission ait toujours été largement soutenue par des Arméniens, qui lui servait en outre de traducteurs, d’avocats, de domestiques et, pendant des voyages, de cochers ou d’hôteliers, et de sauveurs dans les situations périlleuses. Les citations suivantes, extraites de son Journal, sont particulièrement suggestives à cet égard.

28 mai 1915 — [...] Leur mollesse, leurs trahisons réciproques et tromperies incessantes tuent naturellement le reste de respect et de confiance du gouvernement à l’égard des Arméniens [...]

[...] Hier, nous avons pu encore constater combien les Arméniens sont dangereux et empoisonnés dès leur naissance, en lisant les opinions exprimées par Juraper et Nektar (deux de nos élèves) dans leurs rédactions — naturellement sous l’influence des femmes adultes comme Haïganouch. Le sujet fut: "Est-ce que nous, à Malatia, ressentons les calamités de la guerre?" Leur réponse: un récit des cruautés commises par le gouvernement contre les Arméniens innocents! [...] La vérité est détestée et n’emportera jamais la victoire contre le poison de la haine. Le point fixe de l’histoire c’est le massacre de 1895/96; ces souvenirs imprègnent tout et sont transmis en tant que chose nationale la plus sacrée des parents aux enfants. En vérité, il s’agissait probablement moins d’un "martyre héroïque", que plus probablement d’agissements révolutionnaires — ça se voit suffisamment à présent. Les mesures prises correspondent à la cruauté et au bas niveau de moralité dans le pays — mais il est compréhensible que la moutarde soit finalement montée au nez du gouvernement [...]

Die Weichlichkeit und gegenseitige Verräterei und fortwährende Betrügerei raubt natürlich (sic!) der Regierung jeden Rest von Achtung und Vertrauen den Armeniern gegenüber [...] (p. 15).

[...] Ein wie gefährliches, vom Mutterleib an vergiftetes Volk die Armenier sind, sahen wir auch gestern wieder an den Ansichten, die Juraper und Nektar (zwei unserer Schülerinnen) in ihrem letzten Aufsatz aussprachen, natürlich unter Haiganuschs und überhaupt der weiblichen Erwachsenen Einfluß. Das Thema lautete:»Was merken wir hier in Malatia von den Nöten des Krieges?» Inhalt: Eine Schilderung der Grausamkeiten der Regierung gegenüber den unschuldigen Armeniern! [...] Die Wahrheit wird gehaßt und kommt gegen das Gift des Hasses nicht auf. Der feste Punkt der armenischen Geschichte ist das Massaker 1895/96; diese Erinnerungen beherrschen alles und werden als heiligstes Nationalgut von Glied zu Glied vererbt. Wie wenig damals «Märtyrertum» dabei gewesen sein kann und wieviel aufrührerische Umtriebe voraufgegangen sein müssen, das sieht man jetzt zur Genüge. Die Maßregel entspricht der Roheit und dem sittlichen Tiefstand des ganzen Landes, aber begreiflich ist es, daß der Regierung einmal die Galle überlief [...] (pp. 15-16).

3 juin 1915 — [...] Ici on ne peut faire confiance à personne et à rien. à Bethesda, nous connaissons déja bien le caractère du peuple arménien. Des gens qui sont sous notre influence depuis des années et qui nous doivent tout sont malgré tout empoisonnés et crachent leur venin, soit ouvertement, soit en cachette. Habituellement travailleurs fidèles, dévoués et dociles, ils sont à cet égard comme des serpents. Ils ne supportent pas la vérité, même liée avec notre amour le plus sincère. Personne n’est fiable, personne qui ait des opinions indépendantes: ils sont tous empoisonnés par le venin national [...] Ils refusent tous de reconnaître la vérité, préférant subir des massacres et devenir des martyrs, afin d’être regrettés et soutenus comme tels [...] Verlassen darf man sich jedenfalls hier auf niemanden und nichts. - Den Charakter des armenischen Volkes lernen wir ja auch hier im Haus zur Genüge kennen. Leute, die jahrelang unter unserem Einfluß stehen und Bethesda, den Deutschen alles verdanken, — innen wohnt das Gift, das sie entweder verhalten oder gelegentlich ausspritzen. Die treuesten, anhänglichsten, willigsten Arbeiter, aber in dem Punkt wie Schlangen. Die Wahrheit können sie nicht vertragen, auch nicht mit der größten Liebe verbunden. Keiner, dem man trauen kann, der eine persönliche überzeugung hat, alle unter dem Banne des Volksgiftes [...] Sie alle wollen nicht die Wahrheit, sondern wollen sich vor Massakern fürchten, Märtyrer sein und als solche beklagt und unterstützt werden [...] (p. 18).
11 juin 1915 — [...] Nous avons discuté en détail du cas de Khosrov. Les faits sont les suivants: Khosrov possédait personnellement et illégalement un fusil et connaissait, du fait de ses fonctions de chef des “Tachnaktsagan”, l’existence de quatorze autres fusils chez des particuliers arméniens. Sa cause fut aggravée du fait de calomnies, de ses propres bêtises récentes — sa tentative de suicide, l’affirmation selon laquelle il y aurait eu des armes enfouies à Baboucht —, et des ordres sévères des autorités de prendre des mesures strictes contre les “Tachnaktsagan”. Malgré tout, le commandant croit en l’innocence personnelle de Khosrov. Il m’a conseillé de télégraphier au vali pour réussir sa libération. Je lui ai répondu que la censure nous en empêcherait. Il m’a alors proposé de faire expédier une lettre de moi à Mezré par un saptieh. Mais, auparavant, il voudrait essayer pendant quelques jours de régler la chose lui-même. Jusqu’à présent on n’a d’ailleurs pas touché à un cheveu de Khosrov et il n’a rien à craindre non plus. Je suis parti tranquille et content, bien conscient que le gouvernement se garde bien des injustices et des abus et prend des mesures strictes contre les [seuls] Arméniens menteurs et traîtres pour de bonnes raisons. C’est en général — comme le comportement impeccable et modéré de la population turque envers les Arméniens le prouve aussi — la tendance actuelle de la politique intérieure, manifestement bien influencée par les militaires allemands et notre présence ne sera d’ailleurs pas inutile [...] Chosroff Eff.s (Effendi, die Hrsg.) Fall besprachen wir ganz besonders eingehend. Das ist also Tatsache: Chosroff Eff. hatte ein verbotenes Gewehr und mit seinem Wissen als Parteihaupt der «Taschnakzagan» waren 14 andere vorhanden bei einzelnen Armeniern. Erschwert ist seine Sache durch Verleumdungen, durch seine neuerlichen Verrücktheiten (Selbstmordversuch, Behauptung, in Babucht seien Waffen vergraben), durch strenge Anweisung von oben, gegen die Taschnakzagan sehr streng vorzugehen. Trotzdem ist der Komm(andant; die Hrsg.) von der persönlichen Unschuld Chosroff Eff.s überzeugt. Er legte mir nahe, um ihn zu befreien an den Wali zu telegraphieren. Ich sagte aber, uns seien durch die Zensur die Hände gebunden. Darauf erbot er sich, einen Brief von mir durch einen Saptieh nach Mesereh zu befördern. Erst wollte er noch einige Tage arbeiten und versuchen, die Sache so zu ordnen. übrigens sei Chosroff Eff. bisher kein Haar gekrümmt und hätte gar keinen Grund, zu fürchten — Ich ging sehr befriedigt und beruhigt fort, in dem Bewußtsein, daß sich die Regierung vor Ungerechtigkeiten und übertreibungen hütet und schweren Grund hat, gegen die verlo-genen und verräterischen Armenier streng vorzugehen. Das ist schon an sich, wie man aus der trotz allem bisher mäßigen und tadellosen Haltung der türkischen Bevölkerung den Armeniern gegenüber auch zur Genüge erkennen kann, die Richtung der gegenwärtigen inneren Politik, offenbar stark unter dem Einfluß der Deutschen Militär-Mission und daneben wird auch unsere Gegenwart und Einwirkung nicht ohne Nutzen sein [...] (p. 22).
21 juin 1915 — [...] Hier après-midi, Jesther, une aveugle de Malatia [âgée] de dix-huit ans, que nous avons dû renvoyer chez elle il y a un an, est revenue avec sa grand-mère. Un massacre aurait présentement lieu et elle a demandé la permission de rester chez nous. C’est affreux comme des gens sans scrupules, Turcs et Arméniens, particulièrement des femmes, font peur à tout le monde. Ils mériteraient bien de lourdes peines. Les gens sont d’une part trop bêtes pour comprendre combien ces bruits sont infondés et jouissent d’autre part de la peur avec une délectation malsaine. Il va de soi que nous avons renvoyé Jester après avoir cherché à la rassurer [...] [...] Gestern nachmittag kam Jesther, eine etwa 18jährige Blinde aus der Stadt, die wir auch vor einem Jahr fortschicken mußten, mit ihrer Großmutter. Heute würde ein Massaker sein, ob sie nicht hier bleiben dürften. Entsetzlich, wie einzelne gewissenlose Leute, Türken und Armenier, meist Frauen, das ganze Volk ängstigen. Die verdienten die härtesten Strafen. Und das Volk ist teils zu dumm, um die Haltlosigkeit solcher Gerüchte zu begreifen, andererseits wälzen sie sich ja mit einer krankhaften Wollust in der Furcht. Wir nahmen Jesther natürlich nicht an, sondern suchten sie nach Möglichkeit wieder zurecht zu bringen [...] (p. 32).
3 juillet [1915], 11 heures du soir — [...] Nous voyons clairement qu’ici on n’a pas besoin de nous, les Allemands; on accepte volontiers notre argent, mais pas l’ évangile, pas le soutien spirituel. Il semble qu’en général on n’en ait pas besoin. Nous remarquons malheureusement que toute ces plaies ne font qu’endurcir encore plus le peuple arménien. La piété arménienne ressemble dans presque tout ses traits à celle du peuple juif au temps de Jésus. Ils ne croient pas que ce sont leurs péchés qui causent leur perte, mais les Turcs. — [...] Ici on ne comprend pas notre pratique du deuil. Ici on ne trouve que la détresse, les cris, le fatalisme, l’amertume, la peur, la stupeur, la haine, etc., mais le deuil véritable et digne on ne le rencontre guère [...] [...] Wir Deutsche sind also unnötig hier; man nimmt zwar von uns gnädigst Geld an, aber nicht das Evangelium, nicht geistliche Hilfe. Die hat man auch i(m) a(llgemeinen) nicht nötig. Wir beobachten jetzt leider wieder die Tatsache, daß das armenische Volk durch alle Heimsuchungen nur immer härter wird. Ihre Frömmigkeit läßt sich ziemlich in allen Zügen mit der des jüdischen Volkes zur Zeit Jesu vergleichen. Nicht in ihrer Sünde sehen sie ihr Verderben, sondern in den Türken [...] Was wir unter Trauer verstehen, das kennt man hier nicht. Hier gibt es stattdessen nur Verzweiflung, Schreien, Fatalismus, Bitterkeit, Angst, Fassungslosigkeit, Haß usw., aber eine Ehrfurcht erweckende tiefe Trauer findet man kaum [...] (p. 47).
23 juillet 1915 — [...] La population déportée n’est naturellement pas de bonne humeur: ils se sentent poussés comme des animaux de boucherie; ils croient naturellement toujours au pire, font un drame d’un rien, ce qui n’est pas étonnant si l’on considère qu’il s’agit d’un peuple de niveau aussi bas [...] [...] Die Stimmung der verbannten Bevölkerung ist natürlich nicht vom Besten; sie fühlen sich hin und her getrieben wie Schlachtschafe. Sie glauben natürlich immer das Schlimmste, machen aus eins einhundert, was ja bei einem so tief stehenden Volk nicht weiter verwundern kann. [...] (p. 81).
24 juillet 1915 — [...] Ce matin, neuf enfants qui se sont enfuis, en s”éloignant de leurs camarades, sont venus chez nous, en prétendant qu’on était juste en train de les tuer. Comme on ne les a pas accueillis, ils sont retournès à la caserne [lieu de rassemblement des déportés]. “On va nous abattre”: tel est le sentiment, semblable à une volupté sexuelle, qui domine les Arméniens d’une maniére véritablement dégoûtante. Ce sentiment n’est pas tout à fait sans fondement, mais ces gens seront toujours mécontents, même au paradis, s’ils n’avaient pas de raison de se plaindre, d’avoir peur et de comploter. Ils ne veulent pas réfléchir et admettre la vérité [...] [...] Heute früh waren 9 Kinder hier, die gestern von den übrigen geflohen waren, weil, wie sie behaupteten, man sie gerade töten wollte. Da wir sie nicht behielten, gingen sie zur Kaserne (dem Sammelpunkt der Deportierten, die Hrsg.). «Man wird uns schlachten», das ist bei den Armeniern eine Empfindung, die sie wie eine sexuelle Wollust in einer oft geradezu ekelhaften Weise beherrscht. Ganz unbegründet ist sie natürlich nicht, aber das Volk könnte im Himmel sein und wäre noch nicht zufrieden, wenn es keinen Grund zu klagen und zu fürchten und zu intrigieren hätte. Die wollen nicht denken und die Wahrheit sehen [...] (p. 88).
29 juillet 1915 — [...] Le fait que même les élèves du Collège américain ne sont pas fiables est attesté par le récit de Miss Graffen: sur le chemin [des déportations], on a trouvé auprès d’un des garçons un couteau avec lequel il a cherché à poignarder un saptieh [...] [...] Daß selbst die Schüler des amerikanischen Kollegs nicht zuverlässig sind, sieht man daraus, daß bei einem Knaben unterwegs (auf der Deportation, die Hrsg.), wie Miss Graffen erzählt, ein Messer gefunden wurde, mit dem er im Begriff war, einen Saptieh zu erstechen [...] (p. 97).
Kangal, le 14 août 1915, vers midi — [...] Le peuple turc en général laisse, même par les temps qui courent, une impression plus sympathique que le peuple arménien, qui continue à idolâtrer l’argent, la nourriture et les richesses de toutes sortes, même dans la misère la plus grande, et qui n’arrête pas ses querelles et ses tromperies. En effet, nous remarquons encore que la population de Malatia est anormalement mauvaise: [fort] heureusement, on ne peut pas juger tout le peuple arménien d’après leurs compatriotes de Malatia [...] [...] Das türkische Volk i(m) a(llgemeinen; die Hrsg.) macht auch in dieser Zeit einen sympathischeren Eindruck als das armenische, welches in der schlimmsten Not seinen Götzendienst mit Geld u(nd) Essen u(nd) Reichtum aller Art sowie seine Streitsucht und Verlogenheit nicht aufgeben kann. Allerdings merken wir auch das immer wieder, daß Malatia ganz abnorm schlechte Bevölkerung hat. Glücklicherweise darf man nach den Malatialeuten nicht das ganze armenische Volk beurteilen [...] (p. 16).

Sivas, 17 août 1915, à 5h 45 du matin — [...] Hier, nous avons visité le nouveau bâtiment de l’orphelinat suisse. On y a dépensé des centaines de milliers de Marks pour le terrain et le bâtiment, le tout fait d’après un bon plan et pratique, et maintenant ils doivent tout abandonner. Les grandes filles, avec lesquelles nous avons parlé hier soir, laissent une bonne impression: jolies, gentilles, habiles, propres et habillées avec goût, tout comme en Europe. Quiconque n’aurait pas vécu longtemps en Orient en serait sans doute ravi. Mais dans la plupart des cas — peut-être dans tous les cas —, il vaut mieux ne pas les connaître mieux: on serait très déçu. C’est évidemment un expérience dangereuse que de rendre ces enfants étrangers à leur pays et à leur peuple et de faire autant élever leur niveau.

Des Arméniens ont déposé plusieurs milliers de Ltq.au collège. “Si nous mourons, l’argent vous reviendra; si nous survivons vous nous le rendrez”. Ils ont [ainsi] accepté l’argent sans même le compter, sans assumer la moindre responsabilité; ils ont simplement écrit les noms et les déclarations sur tous les sacs ou choses pareilles. Nous ne l’aurions pas fait, [car] cela serait revenu à porter sur soi une lourde responsabilité. Mais les Américains ont traité et traiteront le cas de manière correcte. L’énormité des richesses que les Arméniens cachent est incroyable. Au lieu de faire des dons pour les “pauvres” Arméniens en Allemagne, il vaudrait bien mieux plumer les riches Arméniens et utiliser leur argent pour leurs compatriotes nécessiteux. Naturellement, il faudrait pour l’organisation une direction allemande ou américaine. Il serait du reste bien triste que nous, Allemands, laissions une tâche pareille aux [seuls] Américains et ne soyons pas en état d’influer sur la résolution des problèmes internes de la Turquie. Car, ce n’est pas seulement pour des raison humanitaires que nous ne pouvons pas tolérer l’anéantissement du peuple arménien, mais aussi parce que les capacités économiques de la Turquie, qui ne laissent pas indifférente l’Allemagne, sont en jeu.

[...] Wir besahen uns gestern noch den Neubau des Schweizerischen Waisenhauses. In dieses Grundstück und die Gebäude sind einige hunderttausend Mark gesteckt (worden); alles war so schön und praktisch ausgedacht, u(nd) nun muß alles preisgegeben werden. Die erwachsenen Mädchen, mit denen wir gestern abend zusammen waren, machen einen sehr guten Eindruck, hübsch, freundlich, gewandt, sauber u(nd) geschmackvoll angezogen, alles wie in Europa. Wer nicht länger im Orient gelebt hat, würde ganz entzückt von diesen armenischen Mädchen sein. Aber in den meisten Fällen wird es doch so sein, wenn nicht in allen, daß man sie nicht näher kennen lernen darf, um nicht bitter enttäuscht zu werden. Jedenfalls ist es ein höchst gefährliches Experiment, diese Kinder so ihrem Land u(nd) Volk zu entfremden u(nd) auf ein ganz anderes Niveau zu heben.
Hier im College sind viele tausend Ltq. von Armeniern abgegeben. «Wenn wir sterben, gehört es euch, bleiben wir leben, so gebt es uns wieder». Man hat es angenommen, aber ohne zu zählen u(nd) ohne die geringste Verantwortung zu übernehmen, nur in jeden Sack oder dgl. (dergleichen, die Hrsg.) den Namen u(nd) die Aussage notiert. Wir hätten das nicht getan, denn die Verantwortlichkeit ist riesengroß. Aber die Art, wie die Amerikaner den Fall behandelt haben u(nd) behandeln werden, ist korrekt. Es ist unglaublich, welch ungeheurer Reichtum im armenischen Volk steckt. Man sollte, anstatt in Deutschland für die «armen» Armenier zu sammeln, die reichen Armenier gehörig schröpfen u(nd) ihr Geld für ihre notleidenden Landsleute verwenden. Das ginge natürlich nur unter deutscher oder amerikanischer Leitung. übrigens wäre es für uns Deutsche ein trauriges Zeichen, wenn wir so etwas den Amerikanern überließen u(nd) uns selbst außerstande zeigten, den nötigen Einfluß auf die Regelung der inneren Angelegenheiten der Türkei auszuüben. Denn die Vernichtung des armenischen Volkes dürfen wir nicht nur aus humanen Rücksichten nicht zulassen, sondern es steht die für Deutschland keineswegs gleichgültige Frage der wirtschaftlichen Leistungsfähigkeit der Türkei auf dem Spiel (p. 120).
18 août [1915], à 12h 20 — Séjour à Sarkischlar, un endroit vaste et cultivé. Là-bas, dans un beau lieu ombragé, un grand nombre des Arméniens de Samsun, Marzevan, etc., ont campé. Plusieurs hommes, convertis à l’islam et ayant pour ça droit d’y rester, traînent par ici. Si le gouvernement accepte vraiment cela — nous savons qu’il ne le veut pas —, il commettrait une grave erreur. Quelques-unes de ces personnes s’adressèrent à nous, et se sont attachées à nous comme des mouches bleues. Dans des situations pareilles tout le peuple arménien me paraît tellement dégoutant qu’on comprend pourquoi les Turcs veulent s’en débarrasser une fois pour toutes [...] Uhr, Aufenthalt in Sarkischlar, einem großen kultivierten Ort. Dort lagerten an einem schönen, schattigen Ort Mengen von Armeniern aus Samsun, Marsevan usw. Außerdem trieben sich eine Menge Männer herum, die Muhammedaner geworden waren u(nd) sich dadurch die Erlaubnis erwirkt hatten, dort zu bleiben. Wenn das tatsächlich die Regierung annimmt — daß sie es nicht will, wissen wir —, so müßte man das einen schweren Fehler nennen. Einige von den Leuten redeten uns an u(nd) hängten sich wie Schmeißfliegen an uns. Bei derartigen Fällen kann einem manchmal das ganze armenische Volk so widerlich werden, daß man es versteht, wenn die Türken sie ein für allemal los werden wollen [...] (p. 122).

1) Dans l’ordre chronologique: Ernst J. Christoffel, Wie uns vier deutsche Jungen in Malatia besuchten, Berlin 1913; Id., Aus dunklen Tiefen: Erlebnisse eines deutschen Missionars in Türkisch — Kurdistan während der Kriegsjahre 1916-1918, Berlin-Friedenau 1921; Id., Von des Heilands Lieblingen: Ergreifende Kinderschicksale aus dem Orient, 2e éd., Berlin-Friedenau 1929; Id., Von des Heilandes Brüdern und Schwestern: Bilder aus evangelischer Missionsarbeit im Orient, Berlin-Klein-Machnow 1930; Id., Zwischen Saat und Ernte: Aus der Arbeit der Christlichen Blindenmission im Orient, Berlin 1933.
En 1971, la Christoffel-Blindenmission publia également un recueil des écrits de E. J. Christoffel, Aus der Werkstatt eines Missionars, Lahr-Dinglingen.
Le Journal de Bauernfeind et les deux écrits de Christoffel, Zwischen Saat und Ernte et Aus dunklen Tiefen, sont dorénavant cités, dans le texte, sous la forme suivante: Journal et, respectivement, Saat et Tiefen.
Pour en savoir plus des activités de Christoffel et de sa mission, cf. : M. Peitz, Wurzeln und Zweige: 80 Jahre Christoffel-Blindenmission, Stuttgart 1988; F. Schmidt-König, Ernst J. Christoffel: Vater der Blinden im Orient, Gießen 1969 (1er éd.), 71 p.

2) Il est question d’une traduction inachevée du livre de Christoffel, Zwischen Saat und Ernte, par Willie Chad (Willie Chaderdjian, † 1989), le fils des collaborateurs arméniens de Bethesda, Makrouhi et Garabèd. En 1990, Marlene Petersen avait envoyé une copie de cette traduction à Tessa Hofmann.

3) U. Feigel, Das evangelische Deutschland und Armenien: Die Armenierhilfe deutscher evangelischer Christen seit dem Ende des 19. Jahrhunderts im Kontext der deutsch-türkischen Beziehungen. Göttingen 1989, p. 170 (Kirche und Konfession; 28)

4) H. Lörner (éd), Vom Werden einer Mission, Wuppertal-Bremen 1948, p. 3

5) Cette information est donnée dans la publication de la mission, Vom Werden einer Mission ( ibid., p. 5). Elle contredit les chiffres officiels ottomans des Salmaneh (Annuaire de l’ état) et les données des publications étrangères qui se fondaient sur les Salmaneh : celui de l’année 1296 (du 26 déc. 1878 au 14 déc. 1879) ne compte que 21 710 Arméniens pour le sandjak de Malatia dans son entier ( cf. A. D. Mordtmann, «Die Administrativ-Eintheilung des osmanischen Reiches», Globus vol. 35/17 (1879), p. 265. D’après l’officieux Vakıt du 22 nov. 1879, la ville de Malatia comptait 8 920 musulmans, 3 595 chrétiens et 12 515 habitants en tout, le sandjak de Malatia comptait 82 249 habitants. Mordtmann commente: « Malheureusement, cette publication est aussi négligemment faite que les publications officielles. Ce qui veut dire que les auteurs ne savent ni bien lire ni bien compter. J’étais ainsi dans l’obligation de contrôler chaque nom et chaque chiffre pour réviser la carte et d’additionner de haut en bas. Par “chrétiens” on entend apparemment tous les non-musulmans, donc aussi les Juifs, les Yézidis, etc., qui y habitent » (A. D. Mordtmann, «Offizielle Bevölkerungsziffern aus der asiatischen Türkei», Zeitschrift der Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin, vol. 15 [1880], p. 132 sqq.
D’autres sources aussi donnent des chiffres beaucoup plus bas: «Selon les statistiques du Catholicossat de Cilicie, on y (à Malatia) dénombrait 15 000 Arméniens (2 300 maisons) en 1914, sur une population totale de 35.000 âmes.» voir: R. H. Kévorkian - P. B. Paboudjian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du génocide, Paris 1992, p. 389.
Le consul américain à Kharpert Leslie A. Davis dénombre «environ 30.000» habitants à Malatia en 1917: L. A. Davis, La province de la mort, Paris 1994, p. 231.

6) Davis, ibid ., p. 113.

7) Dans les publications étrangères sur Malatia, on trouve aussi ce nom sous la forme de Tamsarian.

8) Jensine Petersen Oerts quitta la Turquie en 1914, à la suite d’une dépression, mais recommença son travail en faveur des Arméniens le 12 mars 1922 à Rodosto (Tekirdağ ), en Thrace. Elle ouvrit une école de dentellerie grâce à laquelle quatre cents jeunes Arméniennes libérées de maisons turques gagnaient leur vie. Après l’accord de Mudania, elle fut forcée de quitter Rodosto, prenant avec elle 4 000 rescapés arméniens. Ses démarches auprès des autorités de Thessalonique rendirent possible l’accueil de ses protégées dans la ville.

9) En 1915 et 1916, Bethesda était néanmoins soutenue par l’ambassade allemande à Constantinople. Christoffel et son beau-frère Bauernfeind avaient de bonnes relations avec le pasteur de l’ambassade, Graf von Lüttichau, qui ne les aidait pas seulement sur le plan financier, mais aussi en faisant appel à l’ambassadeur si nécessaire.

10) Mezré (Mesereh), l’actuelle Elazig, constituait la ville basse du chef-lieu Kharpout-Mezré du mutessarriflik de Mamouret ul-Aziz (plus tard Harput). Kharpert, une fondation arménienne beaucoup plus ancienne située au nord-est d’Elazig, est aujourd’hui une localité insignifiante.

11) Arha ou Arrha/Arga, chef-lieu du caza Akçadağ, se trouvait, d’après Bauernfeind, à huit heures de route (à cheval) de Malatia. Aujourd’hui la localité même est nommée Akçadağ.

12) «Pampisch»: arménien pour «dirigeante». D’après Leslie A. Davis on qualifiait de «Pampisch» les femmes sachant lire ( ibid., p. 144).

13) Après son retour en Allemagne, commença pour Christoffel une période d’attente et d’incertitude. Bethesda était vraisemblablement perdue, et une entrée en Turquie devenue impossible pour des Allemands. Il continuait néanmoins à croire qu’une continuation de son travail en Turquie serait possible un jour. L’heure aurait sonné « de se mettre au service de l’islam » — nouveau slogan de la Blindenmission (U. Schroeter, Dienst am Islam, Berlin 1927; E. J. Christoffel, Missionsmöglichkeiten in der Türkei, Berlin 1925). Au printemps de 1924, quand l’entrée en Turquie fut de nouveau rendue possible, Christoffel se rendit à Constantinople. Il ne put certes pas récupérer Bethesda, mais les autorités lui proposèrent d’installer un établissement pour aveugles à Scutari. Enthousiasmé, Christoffel loua et meubla une maison, fit venir des collaborateurs d’Allemagne, mais le gouvernement turc annula sa promesse brusquement et son projet tomba à l’eau. Nous nous trouvâmes devant le néant ( Saat, p. 239) écrit Christoffel en évoquant la situation de sa mission. Mais en homme énergique, Christoffel trouva toute suite, dès l’été 1925, un nouveau domaine d’activités pour sa mission, l’Iran. Aussi ne renvoya-t-il pas les trois collaborateurs allemands nouveau-venus, mais se rendit avec eux en Iran, où il n’existait plus alors une seule mission allemande. Ce début, dans un pays tout à fait inconnu pour lui, était une entreprise risquée: D’abord pour des raisons financières: la perte de tous nos biens immobiliers en Turquie, causée par l’expulsion de notre domaine d’activité traditionelle, la perte de la plus grande partie de nos «cercles d’amis» désormais en dehors du «Reich», puis la déchéance économique de l’Allemagne ont gravement nui à notre situation financière » ( Saat, p. 240). De plus, les missionnaires allemands s’étaient heurtés à l’incompréhension des Iraniens pour ce qui concernait l’assistance aux aveugles. Christoffel créa des caractères Braille en persan et reconstitua ceux pour l’arménien et le turc perdus à Malatia.
Un premier établissement pour aveugles fut inauguré en 1925, à Tabriz, un deuxième en 1928, à Isphahan. La seconde guerre mondiale eut des répercussions graves sur son œuvre: la mission à Tabriz fut détruite et Christoffel fut même arrêté. En 1951 la maison d’Isphahan fut réouverte. Ernst Christoffel, nommé «le père des aveugles en Orient» y passa ses quatre dernières années. C’est en son honneur que le comité directeur rebaptisa l’organisme en Christoffel-Blindenmission im Orient. En 1979, la mission d’Isphahan fut finalement fermée par le gouvernement islamique.
Depuis les années soixante, la mission soutient des projets contre la cécité en Afrique, Asie et Amérique latine. Actuellement, elle dispose, grâce à 400 000 donateurs, d’un budget annuel de 67 millions de Marks et réalise 1 200 projets dans cent pays.

14) Mary L. Graffam, «Miss Graffam’s own Story», June 28 1919, ABC 16.5, vol.6, n° 274, Archives of the American Board of Commissioners for Foreign Missions, Houghton Library, Harvard University ( cf. R. Hovanissian (éd.), The Armenian Genocide: History, Politics, Ethics, New York 1992, p. 103.