RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Islahiyé, Radjo, Katma et Azaz

5 - UN ANONYME, ORIGINAIRE DE BANDERMA

Islahiyé-Radjo-Azaz*

Islahiyé. Nous sommes parvenus à Islahiyé à la fin du mois d’octobre [1915]. Le lendemain même de notre arrivée, ils sont venus pour nous expédier. Les violences habituelles commencèrent et les tentes furent détruites. Pour pouvoir rester, nous avons dû satisfaire les fonctionnaires chargés des expéditions de convois ( sevkiatdji ), en soudoyant huit à dix d’entre eux qui s’approchaient de notre tente. Huit à dix jours jours plus tard, un convoi fut expédié dans des conditions terribles, sous l’autorité d’un capitaine de gendarmerie. Cette fois-ci, l’argent n’a pas pu modifier les choses [et] nous avons dû nous préparer à partir.

Quelques personnes ont demandé au capitaine «Néréyé kadar guédédjeriz [Combien de temps allons-nous voyager?] Ceci afin de pouvoir louer en conséquence des charrettes. Je n’oublierai jamais la réponse qu’il fit: «Autant que vos corps le supporteront».

Il y avait une foule considérable concentrée à Islahiyé. La population d’Osmaniyé était également venue se fondre parmi nous sous la menace des baïonnettes*. Mais, en une semaine, ils sont parvenus à la réduire assez considérablement. La grande majorité de ces gens était pauvre. La misère avait déjà commencé à prendre une ampleur considérable à Islahiyé. La pénurie de pain posait également un problème important. Il n’y avait alors là-bas pratiquement ni farine ni pain. C’est par la suite qu’il en arriva, encore qu’il était vendu à des prix très élevés. Durant les quelques jours que nous avons passés là-bas, nous avons vécu en mangeant une fois par vingt-quatre heures une marmite de boulgour [=blé concassé].

D’Islahiyé à Radjo. après un séjour de huit à dix jours à Islahiyé, nous avons été mis en route vers Katma. Le groupe comprenait plus de vingt chars à bœufs, suivis de quelques centaines de marcheurs qui portaient leurs effets et, pour certains, leurs enfants. L’ordre de partir fut donné et le convoi s’ébranla.

Après trois heures de route, nous sommes arrivés au pied d’une montée au moment où s’abattait une pluie terrible. Nous avons commencé à monter. Ceux qui étaient montés sur des chars aidaient les bœufs pour alléger leurs efforts. Les uns poussaient de l’arrière, tandis que les autres s’efforçaient de faire tourner les roues, souffrant sang et eau par ce temps glacial. Deux des voitures restèrent en bas. L’une d’elles avait une roue cassée, ce qui aurait nécessité un certain temps pour la réparer. L’autre, beaucoup trop chargée, ne parvenait pas à monter. On allégea donc sa charge et on commença à grimper comme les autres véhicules. Quant aux marcheurs, ils endurèrent bien des souffrances pour atteindre le col du fait de leurs charges qui devenaient de plus en plus lourdes à cause de la pluie. Beaucoup, notamment les vieillards, parvenaient à peine à faire quelques pas, puis glissaient vers le bas. D’autres trébuchaient avec leurs charges. C’est dans des circonstances pénibles de ce genre que l’affection parentale meurt et que des enfants sont abandonnés par leurs parents. Nous avions du reste rencontré nombre d’enfants abandonnés en arrivant jusque là. Certaines personnes de notre convoi firent de même et allégèrent ainsi leurs souffrances physiques. Après avoir enduré mille peines et être en grande partie parvenus en haut, les gendarmes nous ordonnèrent d’avancer. Nous leur avons suggéré d’attendre ceux qui étaient en bas avant que le convoi ne reparte. Ils nous répondirent sur un ton menaçant: «Nous vous ordonnons d’avancer. Ceux du bas viendront bien». Nous n’avons pas pu faire valoir nos arguments une fois de plus [et] nous avons repris notre marche. Nombre de familles se retrouvaient séparées: une partie était en haut et l’autre en bas. Ils obligeaient ceux du haut à continuer leur route, sans leur permettre d’attendre les leurs. En chemin, nous avons rencontré beaucoup de cadavres. Nombre d’entre eux avaient été déchiquetés par les chiens et les oiseaux de proie. D’autres encore commençaient à peine à être dévorés. Nous entendions le bruit des crocs des chiens. Après avoir marché durant deux heures, encore sous le coup de l’impression terrifiante laissée en nous par ce spectacle, nous sommes arrivés à Tahta Köprü où nous avons fait halte pour la nuit. Le sol était trempé et boueux, mais la vie de déporté avait fait de nous des gens inventifs: nous sommes rapidement allés à la station, nous y avons ramassé des déchets de bois entassés là, nous les avons étalés et nous sommes parvenus ainsi à atténuer en partie les effets du froid. Après quoi, nous avons ramassé des morceaux de bois ici et là et les avons abondamment brûlés. [Puis] nous nous sommes rassemblés autour du feu, comme de véritables Tsiganes, avons fait sécher nos vêtements et réchauffé nos corps. Il faisait déjà nuit. Après avoir mangé notre nourriture habituelle, du pilav ou une soupe, nous nous sommes couchés pour dormir. Nos compagnons qui étaient restés en arrière sont arrivés progressivement. Ils se pressaient pour pouvoir intégrer le convoi principal. Quant à la voiture endommagée, elle arriva tard dans la nuit avec ses occupants qui avaient été entièrement dévalisés.

Au cours de la nuit, nous avons subi à Tahta Köprü l’attaque brutale de pillards. Beaucoup furent dévalisés, les tentes pillées, quelques personnes tuées, d’autres blessées.

Nous nous sommes levés de bon matin, à l’aube, nous avons encore une fois chargé les voitures et, après avoir fait nos préparatifs, nous nous sommes mis en route conformément aux ordres des gendarmes. Nous avons marché jusqu’à midi, puis nous avons fait halte sur ordre des gendarmes. Ces derniers exigèrent deux livres or par voiture et deux aspres par marcheur. Nos objections n’eurent aucun effet. Ceux qui donnèrent [la somme exigée] furent au fur et à mesure alignés, tandis que les autres étaient battus sans ménagement. Tout ceux qui avaient loué des voitures remirent aux gendarmes les sommes exigées, sauf les occupants du char à bœufs pillé [la veille], qui se joignirent aux autres après avoir subi une bastonnade en règle. Ils ne récupérèrent [l’argent voulu] que d’une partie des marcheurs. Les autres n’en avaient pas ou préféraient une raclée plutôt que de perdre deux aspres. Comme la somme à verser ne se montait qu’à deux aspres, ils ne prenaient pas le temps de les fouiller de la tête aux pieds. Ils les auscultaient superficiellement et prenaient quand ils trouvaient. Dans le cas contraire, ils les bastonnaient un bon coup, puis les faisaient passer avec les autres. Ce genre de taxe était appelé Mahana parası (« argent d’opportunité »).

Cette opération dura près de deux heures, puis ils mirent fin [à ce jeu], lassés, et le convoi se remit en route. Après que nous eûmes marché un bon moment, la nuit commença à tomber. Les gendarmes nous montrèrent alors Kara Baba, qui était visible de l’autre rive, et nous indiquèrent que nous allions coucher là-bas, mais qu’il fallait se dépêcher pour ne pas rester sur la route en pleine nuit. Notre voiturier et d’autres hommes fouettèrent les bœufs sans arrêt et nous avons pu, en accélérant l’allure, parvenir à Kara Baba en moins d’une heure. Nous venions à peine d’achever de tendre nos tentes et de nous installer, qu’un des gendarmes chargés de nous escorter s’approcha, littéralement enragé, [et nous dit]: «Pourquoi vous êtes-vous séparés de vos amis? Pourquoi êtes-vous si pressés de vous installer? Allez, on y va. On va vous amener à Radjo cette nuit [Texte en tur: «Neden ayrıldınız arkadaşlarınizdan, bu kadar acele ediyorsunuz. Hayde, kalkın, Raco'ya kadar götüreceğiz sizi bu gece». ». Et ils commencèrent à écrouler les tentes. Tout cela était fait pour obtenir quelques medjidie [=pièce d’une livre/piastre en or]. Nous les avons contentés avec cinq pièces d’or, tout en conservant pour nous le bénéfice de la bastonnade que nous avions reçue. Quand nous sommes arrivés, il faisait déjà nuit. Une demi-heure plus tard, des camarades à nous arrivèrent également. Certains des marcheurs restés en arrière avaient été dévalisés. Tout ce qu’ils possédaient se résumait d’ailleurs à un couchage en laine et une vieille tente, qu’on leur avait pris, et les pauvres se retrouvaient à présent totalement sans abri.

Le lendemain, de bon matin, nous nous sommes mis en route sans problème particulier. Nous sommes parvenus à Radjo en endurant les souffrances habituelles. Il faut juste signaler que nous avons vu nombre de cadavre et d’enfants abandonnés sur la route, chose que nous considérions comme normale.

Radjo. — Quand nous nous sommes réveillé au matin, à Radjo, une pluie terrible était en train de tomber. Il était clair qu’elle ne venait pas de commencer, car tout le champ avait pris les allures d’un marécage. Nous étions terrorisés à l’idée... qu’ils pourraient nous expédier par ce temps. Fort heureusement, ils annoncèrent que nous resterions là tant que la pluie n’aurait pas cessé. Sur ce, notre première tâche consista à tendre nos tentes plus fermement et à prendre les mesures nécessaires pour nous prémunir contre la pluie et la boue.

La pluie tombait sans discontinuer. Le troisième jour, les voituriers, voyant qu’elle n’était pas près de cesser, nous abandonnèrent et s’enfuirent pendant la nuit. Un jour plus tard, les gendarmes s’en allèrent également après avoir une fois de plus obtenu de nous quelque argent. Nous sommes restés ainsi près de deux semaines à Radjo, au cours desquels il a plu huit jours d’affilée.

Dans Radjo, outre les attaques des pillards, nous avons souffert du manque de pain pendant quatre à cinq jours. Le gruau que nous gardions toujours en réserve, en prévision, au cas où, nous aida toutefois beaucoup à survivre. Quatre à cinq jours après, le pain commença à arriver par le train: un pain [habituellement] vendu cent aspres était cédé pour trois ou quatre kurus. La cherté [des produits] n’avait aucune espèce d’importance compte tenu de notre situation. Le problème était d’en trouver. Toute la population se pressait autour du train et tout un chacun tendait la main. Il fallait finalement être extrêmement malin pour en obtenir. Ceux qui ne se trouvaient pas à la station lorsque le train arrivait, ne pouvaient en aucune manière s’en procurer, car les pains étaient apportés d’Islahiyé et le temps de venir du camp de tente à la station, le train était déjà reparti. Il y avait tout au plus un quart d’heure de chemin entre les tentes et la station, mais on y parvenait tout juste en heure du fait de la boue.

Le prélat du diocèse de Banderma-Balıkesser, Mgr Garabèd Mazloumian, dont les graisses du ventre avaient commencé à fondre, se trouvait avec nous. Pour échapper à cette situation difficile, nous, gens aisés, avons songé, au bout de huit à dix jours, à nous rendre par train à Katma. Nous avons fait part de notre projet à un commissaire se trouvant à Radjo, lequel exigea, outre le prix des billets, une somme de dix livres or pour accéder à nos souhaits. Nous avons accepté sa proposition et lui avons versé, ainsi que le prix des billets que nous avons pris. Puis nous nous sommes rendus à la Station et sommes montés dans un wagon. Bien que détenteurs de billets, ils nous firent monter sur un wagon découvert destiné aux marchandises. Chacune des voitures était occupée par quatre vingt dix à cent dix personnes, avec leurs bagages. Mais nous étions satisfaits de cela. Durant la nuit, un train venant de la direction d’Islahiyé se relia à notre wagon et entama de multiples manœuvres. Nous étions heureux à la pensé que nous allions voyager par le train, alors qu’en fait ce train ne s’était rattaché à notre wagon que pour nous mettre sur une autre voie. Peu après, il nous abandonna et partit. Le commissaire s’approcha de nous et nous dit que le train de cette nuit étant trop chargé, notre départ était remis au lendemain. Cela nous indisposa profondément, car nous n’étions pas à l’aise dans le wagon. Nous avons été nombreux à descendre, à tendre nos tentes et à nous y installer. Le lendemain, nous sommes remontés en voiture. Cette fois encore, nous n’avons pas été emmenés. La troisième nuit, tandis que nous attendions une fois de plus pour partir, ils nous firent tous descendre, jetèrent nos affaires par terre, en nous disant qu’il était impossible de partir par train. C’est un officier supérieur allemand qui avait annoncé cela. Nous avons enduré pas mal de souffrances au cours de ces trois nuits. Nous étions une centaine par wagon, assis les uns sur les autres — même notre monseigneur avait une jeune fille sur les bras —, sans parler du froid: une situation pitoyable et pour finir on nous avait jetés du wagon. Le lendemain, nous nous sommes adressés au commissaire et lui avons réclamé l’argent qu’on lui avait donné. Nous avons rendu les billets. Après avoir mis de côté une certaine somme pour l’aide qu’il nous avait apportée, le commissaire nous rendit le reste de la somme: il manquait en moyenne une livre or par tête quand il nous restitua l’argent.

Outre notre convoi, il y avait également d’autres déportés qui étaient tombés dans une misère noire. La plupart d’entre eux moururent durant les pluies, ainsi que beaucoup de gens de notre groupe issus des milieux misérables. Sous les tentes confectionnées avec de vieux morceaux de tissu s’empilaient les cadavres par groupes. Ceux qui n’avaient pas de tentes s’étaient installés sous le pont de la station pour se protéger un peu du froid. Un torrent formé par les pluies s’abattit brusquement sur cet endroit et les emporta: tous moururent noyés. Il y avait de tous côtés des cadavres. Fort peu en réchappèrent et tentaient de vivre en mendiant: la mort était également inévitable pour ces gens.

Rester à Radjo nous était insupportable. Nous faisions face à des difficultés de toutes parts. Quelques jours plus tard, après avoir loué des chars à bœufs à des voituriers des villages environnants, nous nous sommes joints à un convoi de déportés arrivant de la direction d’Islahiyé et nous sommes partis. En chemin, nous avons vu, comme d’habitude, un grand nombre de cadavres et, sans rencontrer de difficultés majeures, nous sommes parvenus à Katma. Il n’y avait là que très peu de tentes. Les occupants des quelque quarante mille tentes qui se trouvaient là avaient notamment été transférés en quelques jours à une heure de route, à Azaz. Ils ne nous firent également pas rester là-bas. Nos voituriers ont exigé une livre or par char à bœufs pour aller jusqu’à Azaz. Nous avons accepté et nous sommes repartis. Une heure après, nous étions à Azaz. Ils nous conduisirent dans un lieu séparé du camp général où, au cours de la même nuit, nous avons subi l’attaque de pillards et quelques tentes furent dévalisées. Dès le lendemain, ils sont venus pour nous expédier. Comme d’habitude, nous avons pu rester en soudoyant les préposés aux convois de déportés. Et pour éviter le harcèlement des pillards et des préposés aux convois, nous avons songé que la meilleure solution était de transférer nos tentes au milieu du camp général.

Une foule considérable, extirpée d’Osmanié à la suite d’attaques sanglantes, était concentrée ici. Je ne sais pas avec précision combien il y avait de tentes, mais on les évaluait à quinze ou vingt mille, chiffre que je ne trouve pas exagéré, car je peux affirmer qu’à vue d’homme il était impossible d’observer d’une extrémité à l’autre cet immense camp de tentes. La plupart des gens étaient dans la misère. La famine et le manque d’abris faisaient beaucoup souffrir la population. La dysenterie était généralisée. La misère était intégrale. C’est pourquoi le nombre des morts était innombrable. [Le système] des surveillants arméniens prit corps ici et s’ajouta comme un effroyable cauchemar de plus pour la population. En outre, la nuit venue, elle était soumise aux attaques des pillards.

La classe la plus déshéritée des gens entièrement nus, affamés, malades, démunis avait été séparée des autres et abandonnée dans un coin isolé. L’endroit où ils se trouvaient s’appelait hastahane (= «l’hôpital»). Ils y étaient dans une situation de misère inimaginable, indescriptible. Se peut-il qu’il en existe de pires? Le sol des tentes abattues, faites de bric et de broc, était jonché de morts et de gens mourants. Beaucoup croupissaient dans les excréments, tenaillés par la faim. De toute part, l’odeur de la mort régnait. Certains utilisaient les morts en guise de coussin; d’autres étendaient leurs morts sur eux en guise de couverture pour se protéger un peu du froid. Je suis allé là-bas à plusieurs reprises pour y distribuer la soupe préparée par la population arménienne. Quel spectacle apocalyptique! quelle situation effroyable! Tels des spectres, ils tournaient tous leur regard vers celui qui faisait la distribution, imploraient et suppliaient en pleurant. «Cela fait, disaient-ils, quinze jours que je suis affamé; je me meurs». Ils s’arrachaient des mains la soupe; d’autres léchaient la soupe tombée par terre. Plus loin, ceux qui n’avaient plus la force de s’approcher de la soupe, tentaient de crier: «distributeur de soupe, je me meurs, donne m’en aussi». Ceux qui n’avaient pas d’assiette faisaient verser la soupe dans leurs chaussures pourries; d’autre dans un morceau de papier ou sur un bout de ferraille rouillée trouvé par terre. Une situation inénarrable: la mort était inéluctable pour ces gens. Les fossoyeurs ne parvenaient même plus à enlever les morts de ce seul endroit. Chaque jour, le sol se couvrait d’un nombre incalculable de cadavres.

Chaque jour un convoi était expédié de force. Les plus barbares des préposés aux convois de déportés étaient Moustapha çavuş (un Arabe) et le chef de la gendarmerie de Killis à cette époque. Ces bêtes fauves malmenaient et torturaient la population à un point tel que tous étaient terrifiés par eux. Les richesses qu’ils accumulèrent étaient colossales. Durant les expéditions de convois, brûler les tentes et leur contenu, recevoir les gens en les bastonnant étaient choses courantes. Mais je n’avais jamais vu nulle part les pratiques employées par Eyoub bey dans les quelques convois qu’il mena. Monté sur un cheval et entouré de ses complices, il attaquait les tentes, faisant piétiner à son cheval les malades restés allongés, dont il tua un bon nombre. Après quoi, conformément à ses ordres, ses suivants frappaient, cassaient et brûlaient sans pitié. En quelques heures, ils mettaient à bas toutes les tentes se trouvant sur une étendue considérable. Eyoub bey ne se satisfaisant pas de si peu ou, plus exactement, survolté par ce spectacle, dégainait de temps en temps son revolver et le vidait sur la foule des déportés. Combien furent victimes de ses balles!

Une bonne partie des déportés était ainsi obligée d’abandonner leurs affaires pour se mettre en route. Par des expulsions effroyables de ce genre, ils sont parvenus à expédier cette masse considérable d’hommes: quelques centaines de tentes seulement purent rester.

Au début du mois de décembre, ils ont annoncé que les expéditions étaient interrompues et ils autorisèrent les gens [restants] à aller habiter dans les maisons du village. Tous louèrent une chambre pour, selon son confort, une livre or ou une demi livre par jour, et ils rentrèrent dans le village. Le lendemain ou le surlendemain — je ne m’en souviens plus exactement —, ils reprirent les expéditions de convois. Quelle barbarie! quelle sauvagerie! les voituriers, les habitants du village et même les petits bâtards se mêlèrent de la tâche. Ils rentraient dans les maisons, jetaient dehors les affaires, les chargeaient de force sur les chars à bœufs et mettaient les gens en route. Que faire? Il fallait soit se mettre en route, soit faire cesser leurs exactions en les soudoyant.

Nous étions près d’une vingtaine de familles originaires de Banderma — avec parmi nous Mgr Mazloumian — à nous être organisées en un groupe séparé. Nous décidions de toute chose ensemble: s’il fallait soudoyer quelqu’un pour pouvoir rester sur place, nous restions; si nous décidions de partir, nous partions tous. Notre groupe était appelé Marhassa ailesi. Ayant soudoyé un peu partout, il était connu comme un groupe de gens aisés. à Azaz, Moustapha çavuş et l’officier-adjoint de la gendarmerie — notamment le premier des deux — nous ont dévalisés, pressurés, liquidés. Les sommes que nous avons dû leur remettre n’avaient pas de limites. Pour pouvoir rester quelques semaines sur place, nous avons donné à Moustapha çavuş quarante à cinquante livres or. Le lendemain, c’est le mukhtar du village qui, ayant appris cela, exigea également [de l’argent] sous la menace d’une expédition immédiate au cas où nous ne lui en donnerions pas. Nous nous sommes alors adressés à Moustapha çavuş, qui nous promit de régler l’affaire avec quinze à vingt livres or: nous lui avons remises. Deux jours plus tard, l’officier-adjoint de la gendarmerie de Killis arriva pour préparer l’expédition des convois. Nous nous sommes encore adressés à Moustapha çavuş. Il nous répondit qu’il n’avait plus rien en main. Nous avons donc été obligés de satisfaire également l’officier-adjoint en lui versant quarante à cinquante livres or. Quelques jours plus tard, contrairement à ses promesses, Moustapha çavuş organisa l’expédition d’un convoi. Nous l’avons supplié, imploré, mais il fit valoir qu’il était désormais impossible de rester plus longtemps. Un impossible... que l’argent rendait possible. Nous sommes restés à Azaz dans cette situation durant quelques mois. Finalement, Moustapha çavuş nous promit de nous transférer dans un autre village et exigea pour cela trois livres or par tête. Nous avons accepté — c’est du reste en acceptant toujours que nous parvenions à régler les affaires. Nous avons donné une partie de la somme par avance. à la suite de quoi, il nous a envoyé dans le village appelé Djéris: un repaire de brigands qui abritait vingt-cinq à trente maisons. Le terme de maison correspondait en fait à des cellules en terre battue à moitié en ruines, qu’il eût été honteux de qualifier d’écurie. Quand nous sommes arrivés, la population locale exigea deux médjidiés par jours pour une chambre. Après de longues discussions et conciliabules, nous sommes parvenus à louer chaque pièce pour un et demi ou un médjidié, selon son niveau [de confort]. Nous avons passé la nuit suivante là-bas. Le lendemain, les Arabes locaux ont exigé un médjidié pour assurer la protection de chaque pièce. Nous avons voulu discuter, [mais] ils nous ont menacés. Nous avons dû les leur donner. Le même jour, peu après 11 h du soir, le frère de Moustapha çavuş arriva avec ses partisans. Ils commencèrent à frapper les gens et à les sortir des maisons pour les expédier. Tous nos arguments ou nos supplications restèrent vains. Comment se mettre en route dans ces conditions? Le jour même, les gens de notre village avaient pillé les convois qui étaient passés devant. Nous avons été trois à quatre familles à pouvoir rester là-bas durant la nuit en échange de trois à quatre livres pour chacune, étant entendu que nous partirions le lendemain. Les autres partirent le soir même pour Savran, qui était à deux heures de route. Au matin, nous avons à notre tour loué des chars à bœufs aux Arabes locaux, ainsi que les services de quelques protecteurs, et nous nous sommes mis en route pour Savran. C’est pratiquement avec nous que l’expédition des déportés d’Azaz prit fin.

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide,
P.J.1/3, liasse 22, Islahiyé-Radjo-Azaz, ff. 1-14.

Note d’A. Andonian: «Il y avait parmi eux le théologien Karékin Khatchadourian et Yervant Odian».