Raymond H. Kévorkian, RAHC II Partie I. Axes de déportations et camps de concentration

4 — la sous-direction des déportés

Si l’Organisation spéciale a joué un rôle clef durant la première phase du génocide, au cours du printemps et de l’été 1915, qui fit environ 800 000 victimes en Asie Mineure, il en va tout autrement pour la seconde phase du génocide qui vise les 870 000 personnes parvenues en Syrie ou en Mésopotamie. Il n’est alors plus possible de gérer la masse présente dans ces régions avec les mêmes méthodes. Dorénavant les déportés ont affaire à une structure spécialement créée pour gérer leur liquidation physique à l’abri des regards, la Sous-direction des Déportés, dont le siège est installé à Alep. Elle est officiellement sous la tutelle de la Direction générale de l’installation des Tribus et des Réfugiés (Iskân-ı Aş ayir ve Muhacirin Umumi Müdürlüğü ), dirigée par Chükrü [Kaya]49, une créature de Mehmed Talaat, portant plus communément le titre de directeur général des Déportations ( Sevkiyat Reisi Umumisi ). Ce service était lui-même rattaché au département de la Sécurité du ministère de l’Intérieur, mais, les termes employés dans un télégramme chiffré de Behaeddin Chakir, coordonnateur de l’Organisation spéciale, à Djémal pacha, commandant de la IVe armée, cité par le chef d’état-major de ce dernier, semble indiquer que le chef de l’Organisation spéciale était le véritable patron de la direction stambouliote chargée des déportés arméniens50. Nous verrons plus loin que les çete de l’Organisation spéciale dirigée par B. Chakir mirent la main à la pâte dans les camps de concentration de Bab, de Mounboudj, de Ras ul-Aïn, Meskéné et Deir-Zor, etc., en coopérant étroitement avec les fonctionnaires de la Sous-direction des Déportés. Nous verrons aussi, dans le paragraphe consacré à l’extermination des déportés des chantiers de l’Amanus, à quel point les activités de l’Organisation spéciale et de la Sous-direction des Déportés étaient étroitement imbriquées; comment le capitaine en retraite Avni était tout à la fois chef des çete d’Adana et directeur des déportations de l’Amanus. Proche collaborateur de Djevdet — parent proche du généralissime Enver pacha — muté de Van à la préfecture d’Adana après avoir achevé sa tâche au nord, cet unioniste convaincu illustre l’imbrication des deux organismes qui étaient probablement, quoi qu’officiellement dépendants de ministères différents, directement sous l’autorité de B. Chakir et du comité central jeune-turc.

Dans la note de l’ambassadeur autrichien citée plus haut et datée du 31 novembre 1915, Abdulahad Nouri bey, directeur de cet organe ( Sevkiyat Müdürü ), révèle du reste au diplomate le rôle dévolu à son organisme: Sa «charge consistera à s’occuper de l’expédition de tous les Arméniens vers la Mésopotamie [...] De tous les points de Turquie, les Arméniens doivent être dirigés sur le sandjak de Zor et en Mésopotamie. ça découle d’une décision irrévocable du Comité Union et Progrès »51. Le rôle de la direction de l’Ittihad dans l’organisation directe du génocide y est encore une fois clairement mentionné. Nous ne disposons toutefois pas d’éléments nous permettant de préciser à quelle date exacte Nouri fut nommé à la tête de cette Sous-direction, mais nous savons qu’elle fut mise en place dans le courant de l’automne 1915, lorsque Chükrü se rendit en personne à Alep pour y superviser l’organisation de la direction du Sevkiyat52. Il est en effet établi que Chükrü passa plusieurs mois dans la métropole syrienne, affairé à mettre en œuvre le programme d’extermination des déportés que le CUP lui avait confié, et qu’il rencontra pas mal de difficulté pour trouver les hommes susceptibles de mener à bien les opérations53. Il dut notamment affronter l’hostilité du préfet d’Alep, Djelal bey, que Mehmed Talaat se chargea bien vite, sur les recommandations de Chükrü, de destituer et de remplacer par le sinistre ex-préfet du vilayet de Bitlis, Moustapha Abdulhalik, qui prit ses fonctions le 4/17 octobre 191554. Cela confirme en tout cas que Chükrü [Kaya] était déjà à Alep depuis septembre, c’est-à-dire au moment même où les plus importants convois de déportés affluaient dans la région, en attendant probablement la nomination du directeur local, Nouri bey, qui ne fut officiellement désigné que dans les semaines suivantes, vers la mi-octobre. J. Khéroyan, nommé directeur du camp de Ras ul-Aïn à la fin du mois d’octobre 1915, présenta en effet une lettre de mission signée de Nouri, «chef de la direction des Déportés»55— un des rares cas dans l’histoire du génocide d’un Arménien maintenu dans des fonctions de ce type. D’après les minutes du procès des Jeunes-Turcs, Nouri s’était prévalu, une fois en poste et pour conforter son autorité auprès des hauts fonctionnaires locaux, d’avoir « personnellement reçu l’ordre d’extermination du ministre de l’Intérieur » avant son départ de Constantinople56. Révélation qui montre une fois de plus à quel point le ministre en personne suivait de près les opérations.

Les témoignages publiés en annexe démontrent également, sans la moindre ambiguïté, le rôle joué par la Direction des Déportés stambouliote dans l’organisation directe des convois de déportés provenant des provinces de l’ouest anatolien et de Thrace et la gestion des camps de transit de Konia et de Bozanti, avant même la mise en place de sa Sous-direction d’Alep.

suite

49) FO 371/6500, dossiers personnels des principaux criminels de guerre turcs et notamment celui de Chükrü bey, publié par Vartkes Yeghiayan, British Foreign Office Dossiers on the Turkish War Criminals, Pasadena 1991, pp. 143-146. Il deviendra ministre de l’Intérieur durant l’ère kémaliste

50) Ali Fuad Erden, Birinci Dünya harbinde Suriye hatıraları [Mémoires de la Première Guerre mondiale en Syrie], Istanbul 1954, p. 217, cité par V. N. Dadrian, «Documentation of the Armenian Genocide in Turkish Sources», Genocide: A Critical Bibliographic Review vol. 2 (1991), pp. 118-119.

51) Österreichisches Staatsarchiv, HHStA PA LX, Interna, dossier 272, n° 397.

52) V. N. Dadrian, «The Naïm-Andonian Documents on the World War I Destruction of the Ottoman Armenians - The Anatomy of a Genocide », International Journal of Middle Eastern Studies, vol. 18:3 (1986), pp. 331-332 et n. 55, se réfère au témoignage du consul allemand à Alep, Rössler, qui y rencontra Chükrü à cette époque. Aram Andonian confirme sa présence à Alep où Chükrü fit la connaissance d’Onnig Mazloumian, le patron du fameux Hôtel Baron ( cf. infra, p. 100).

53) D’après les mémoires de Naïm Sefa, lui-même fonctionnaire de la Sous-directions des Déportés, publiées par Aram Andonian, Documents officiels concerant les massacres arméniens, Paris 1920, p. 27.

54) FO 371/6501, dossier personnel du criminel de guerre Moustapha Abdulhalik, publié par V. Yeghiayan, op. cit., pp. 305-319, avec la transcription de télégrammes attestant de son activité criminelle dans les vilayets de Bitlis et d’Alep. Cela ne l’empêcha pas de devenir ministre de l’Economie dans les gouvernements kémalistes en fonction dans les années 1930.

55) Il faut cependant préciser que J. Khéroyan ( cf. infra son témoignage, p. 110) avait été nommé à la demande de Djémal pacha, dont le comportement fut, nous allons le voir, bien souvent ambigu.

56) La déclaration du Chükrü est transcrite dans le Takvim-i Vekâyi ( Journal officiel du gouvernement ottoman), n° 3540, supplément, interrogatoires, p. 7, cité par V. Dadrian, «The Textual Analysis of the Key Indictments of the Turkish Military Tribunal Investigating the Armenian Genocide», Journal of Political Military Sociology, pp. 139-140.