Raymond H. Kévorkian, Revue d'histoire arménienne contemporaine II (1998)

Introduction

Grâce aux travaux publiés ces quinze dernières années, nous connaissons beaucoup mieux le rôle joué par le Comité Union et Progrès, l’Organisation spéciale (Teşkilât-i Mahsusa)1, ou les militaires turcs2 dans l’extermination des Arméniens, ou encore les mécanismes généraux mis en œuvre par les Jeunes-Turcs3. On sait cependant fort peu de chose sur l’organisation du réseau de camps de transit et de concentration établis dans les déserts de Syrie et de Mésopotamie sous l’autorité de la Sous-direction des Déportés d’Alep.

Ce numéro spécial de la Revue d’Histoire arménienne contemporaine vise justement à combler cette lacune, à traiter plus systématiquement de la deuxième phase du génocide qui infirme définitivement la thèse turque des déportations «de sécurité». Pour mener à bien cette étude, visant aussi à observer de l’intérieur la vie quotidienne des déportés, nous avons choisi d’utiliser, parallèlement aux sources allemandes, autrichiennes, américaines et turques, des témoignages de rescapés consignés à chaud, entre 1916 et 1919, par Aram Andonian.

Ils nous font entrer, parfois douloureusement, dans l'univers concentrationnaire des déserts; Ils nous révélent l’identité des préfets, sous-préfets, des directeurs de camp, des chefs de convoi, des commandants de gendarmerie, des notables locaux, ainsi que le nom des tribus qui participèrent directement aux tueries; ils attirent tout particulièrement notre attention sur le rôle joué par l’argent dans la relation entre les victimes et leurs bourreaux; ils nous fournissent des données précieuses sur le nombre de victimes quotidiennes des camps à une époque donnée, sur les convois expédiés vers les abattoirs du Khabour, ou sur les localités d’origine des internés.

C'est dans cet univers que se trouve gravé l'acte de naissance de la diaspora arménienne, dans la chair des rescapés qui ont porté et transmis, souvent malgré eux, le poids de ce douloureux héritage dont il faut à présent dresser le tableau.

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1) V. N. Dadrian, «The role of the Special Organisation in the Armenian Genocide during the First World War», in Minorities in Wartime, P. Panayi, Oxford 1993.

2) V. N. Dadrian, «The role of the Turkish Military in the Destruction of Ottoman Armenians», Journal of Political and Military Sociology, vol. 20/2 (1992), pp. 257-288.

3) V. N. Dadrian, «The Naïm-Andonian Documents on the World War One Destruction of the Ottoman Armenians - The Anatomy of a Genocide», International Journal of Middle Eastern Studies, vol. 18:3 (1986), pp. 311-360; Arthur Beylérian, L es grandes puissances, l’Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (1914-1918), Paris, 1983; V. N. Dadrian, Histoire du génocide arménien, Paris 1996, p. 371, note 2; Yves Ternon, Les Arméniens, histoire d’un génocide, Paris 1996 (réédition).