CHAPITRE XIX
LE SORT DE TROIS MILLE CIVILS

Le 2 mai 1915, Enver m'envoya son aide-de-camp avec un message, qu'il me priait de transmettre aux gouvernements français et britannique. Environ une semaine auparavant, les Alliés avaient brusquement débarqué dans la péninsule de Gallipoli. Ils étaient évidemment arrivés à cette conclusion, qu'une attaque navale seule ne pourrait anéantir les défenses du détroit et leur ouvrir la route de Constantinople ; ils avaient maintenant adopté la méthode d'alternance, en expédiant de puissants corps d'armées que devaient soutenir les canons de leurs vaisseaux de guerre. Déjà plusieurs milliers d'Australiens et de Néo-Zélandais s'étaient retranchés à la pointe de la péninsule, et l'agitation qui régnait à Constantinople égalait presque celle provoquée par l'apparition de la flotte, deux mois auparavant.

Enver m'informait maintenant que les navires des Alliés bombardaient de façon insensée, sans respect des règlements internationaux, qui défendent avec justice de viser d'autres endroits que les places fortifiées ; les obus britanniques et français, disait-il, tombaient partout, détruisaient des villages musulmans sans protection, et tuaient des centaines de non-combattants inoffensifs. Le ministre me demandait de prévenir les gouvernements alliés d'arrêter immédiatement le tir de leurs canons. Il avait décidé de prendre tous les citoyens britanniques et français qui se trouvaient alors à Constantinople, de les faire descendre dans la péninsule de Gallipoli et de les disséminer dans les villes et villages musulmans. Les assaillants ne lanceraient pas alors leurs projectiles contre des Musulmans pacifiques et sans défense, mais aussi contre leurs propres compatriotes. Il estimait que cette menace, communiquée par l'ambassadeur américain aux susdits gouvernements, mettrait bientôt un terme aux « atrocités » en question ; un délai de quelques jours m'était accordé pour la transmettre à Londres et à Paris.

A ce moment, environ 3.000 citoyens britanniques et français résidaient à Constantinople. La majorité appartenait à la classe, connue sous le nom de Levantins; presque tous étaient nés en Turquie, et dans de nombreux cas, leurs familles se trouvaient établies dans ce pays depuis deux ou plusieurs générations. La conservation de leurs droits de citoyens européens constitue, pour ainsi dire, leur unique lien avec la nation dont ils sont issus. Il n'est pas rare de rencontrer dans les principales villes turques des hommes et des femmes, qui sont de race et de nationalité britanniques, mais ne parlent pas anglais, le français étant le langage habituel des Levantins. La plupart n'ont jamais mis le pied en Angleterre ou dans une autre contrée européenne ; ils n'ont qu'une demeure : la Turquie. Le fait qu'ils conservent habituellement droit de cité dans leur pays d'origine semblait maintenant les désigner à la vengeance turque. Outre ces Levantins, un grand nombre d'Anglais et de Français vivaient alors à Constantinople, comme professeurs dans les écoles, comme missionnaires, hommes d'affaires et commerçants importants. Le gouvernement ottoman proposait de rassembler tous ces résidents, aussi bien les ressortissants immédiats de la Grande-Bretagne et de la France que les autres, et de les placer aux endroits les plus exposés de la péninsule de Gallipoli, comme cibles à la flotte alliée.

Bien entendu, ma première question, en recevant cette effrayante information, fut de demander si les vaisseaux de guerre bombardaient réellement des villes ouvertes. Assassinaient-ils avec une pareille indifférence des non-combattants, hommes, femmes et enfants, un acte de représailles tel qu'Enver le suggérait maintenant, eût sans doute été justifié. Il me semblait incroyable, toutefois, que les Anglais et les Français pussent commettre pareilles cruautés !

J'avais déjà reçu de nombreuses plaintes de ce genre, de la part de fonctionnaires turcs, qui, après enquête, s'étaient révélées sans fondement. Tout récemment, le Dr Meyer, premier assistant de M. Suleyman Nouman, le chef du service de Santé, était venu m'annoncer que la flotte britannique avait bombardé un hôpital turc et tué 1.000 malades ; renseignements pris, l'édifice n'avait été que légèrement endommagé et un seul homme avait été tué.

Je soupçonnai naturellement aujourd'hui ce dernier conte de ressembler aux précédents. Je découvris bientôt, en effet, que c'était le cas. La flotte des Alliés ne bombardait aucun des villages musulmans. Un certain nombre de vaisseaux de guerre britanniques stationnaient dans le golfe de Saros, échancrure de la mer Egée, sur le côté ouest de la péninsule, et de ce point favorable, ils lançaient des obus sur la ville de Gallipoli. Tout le bombardement des villes, auquel ils se livraient actuellement, était limité à cette unique cité ! Ce faisant, la flotte britannique ne violait pas les règlements de guerre civilisée, car Gallipoli avait depuis longtemps fait évacuer sa population civile, et les Turcs avaient installé des Quartiers-Généraux militaires dans différentes maisons, devenues avec raison l'objet de l'attaque des Alliés. Je ne connaissais certes aucune loi martiale prohibant une attaque contre un établissement militaire. Quant aux histoires de civils assassinés, hommes, femmes et enfants, leur exagération flagrante était déjà démontrée par l'évacuation mentionnée ; les victimes du bombardement ne pouvaient qu'appartenir aux forces armées de l'Empire.

Je discutai la situation longuement avec M. Ernest Weyl, considéré en général comme le représentant des citoyens français à Constantinople, et avec M. Hoffman Philip, conseiller de notre ambassade ; il fut convenu que je me rendrais immédiatement à la Sublime Porte pour protester auprès d'Enver.

Le Conseil des Ministres tenait séance à ce moment, mais Enver quitta la délibération. Son attitude était moins calme qu'à l'habitude. En décrivant l'agression de la flotte britannique, il devint furieux; ce n'était plus l'imperturbable Enver que je connaissais si bien.

« Ces lâches Anglais ! s'écria-t-il. Ils ont longtemps essayé de forcer le passage des Dardanelles et nous les gênions ! Et voyez quel genre de revanche ils prennent ! Leurs navires se glissent furtivement dans la baie extérieure, où nos canons ne peuvent les atteindre, et tirent par delà les collines sur nos petits villages, tuant des vieillards inoffensifs, des femmes, des enfants, et démolissent nos hôpitaux. Vous imaginez-vous que nous allons le leur permettre ? Et que pouvons-nous faire? Nous n'avons pas de canons à longue portée, dont le tir dépasse les collines pour les tenir en respect. Si c'était le cas, nous les chasserions comme nous les avons expulsés des Détroits, il y a un mois. Nous ne disposons pas d'une flotte que nous puissions envoyer en Angleterre bombarder leurs villes ouvertes, comme ils bombardent les nôtres. Aussi avons-nous décidé de transporter à Gallipoli tous les Anglais et Français que nous pourrons trouver. Qu'ils tuent leurs nationaux en même temps que les nôtres. »

Je répondis que si ces déclarations étaient conformes à la vérité, son indignation était motivée ; puis je lui fis remarquer qu'il avait tort et accusait les alliés de crimes que ceux-ci ne commettaient pas.

« Voilà à quoi se borne la chose la plus cruelle que vous ayez jamais vue, dis-je. Les Britanniques sont parfaitement en droit d'attaquer des Quartiers Généraux militaires comme Gallipoli. »

Mon argument ne fit pas d'impression sur mon interlocuteur. J'acquis la conviction qu'il n'avait pas décrété cette mesure comme représailles pour assumer la protection de ses compatriotes, mais que lui et ses compagnons cherchaient en réalité à se venger. Le fait que des forces australiennes et néo-zélandaises avaient opéré un heureux débarquement, réveillait leurs instincts les plus barbares. Il le mentionna au cours de notre entretien, le déclara sans importance, disant qu'il jetterait bientôt à la mer Français et Anglais ; je vis toutefois que cet événement lui causait beaucoup d'inquiétude. Au point de vue psychologique, le Turc est primitif, comme je l'ai déjà dit ; il semblait parfaitement logique à Enver de répondre au débarquement britannique par le meurtre de centaines d'Anglais sans défense, se trouvant en son pouvoir. Comme résultat de cette conversation, j'obtins quelques concessions seulement. Enver consentit à différer la déportation jusqu'au jeudi - c'était alors dimanche - à exclure de la mesure les femmes et les enfants, et à ne prendre aucun Anglais ou Français, attaché actuellement aux institutions américaines.

« Tous les autres partiront » fut son dernier mot. « De plus, nous n'avons pas l'intention de laisser les canons anglais tirer sur les transports que nous envoyons aux Dardanelles. Dans l'avenir, nous placerons quelques Anglais et Français sur chaque bâtiment que nous expédierons là-bas, pour protéger nos propres soldats. »

De retour à l'Ambassade, j'appris que la nouvelle de la déportation projetée avait été publiée. La stupeur et le désespoir qui s'ensuivirent furent sans précédent, même dans cette ville perpétuellement en émoi. En vivant de longues années en Orient, les Européens finissent par devenir aussi émotifs que les Turcs, par être comme eux dominés par la crainte, surtout si la protection de leurs ambassadeurs leur fait défaut. Un flot de gens en délire commença maintenant à envahir l'ambassade. A en juger par leurs larmes et leurs cris, on eût pensé qu'ils devaient être emmenés et tués immédiatement ; ils ne semblaient pas croire même à la possibilité d'être préservés. Cependant, ils ne cessaient de m'implorer pour que j'obtinsse des exemptions individuelles. L'un ne pouvait partir, étant soutien de famille, un autre avait un enfant malade, un autre encore était malade lui-même. Mon antichambre était pleine de mères exaspérées, me priant de faire libérer leurs fils, et d'épouses demandant des faveurs spéciales pour leurs maris. Ces malheureux émettaient toutes sortes de suggestions impossibles : que je résigne mes fonctions d'ambassadeur, en signe de protestation; que je menace la Turquie de la guerre avec les Etats-Unis ! Ils assiégeaient constamment ma femme, qui passa des heures à écouter leurs histoires et à les consoler. Parmi toute cette masse de gens excités, certains envisageaient froidement la situation. Au lendemain de ma conversation avec Enver, Bedri, le préfet de police, commença à arrêter quelques-unes des victimes.

Le matin suivant une idée, qui à l'ordinaire eût paru toute naturelle, me fut soumise par l'un de mes visiteurs. C'était un Allemand. Il me dit que l'exécution du plan turc nuirait beaucoup à la réputation de l'Allemagne, que personne ne voudrait croire qu'il n'eût pas été tramé par elle. Il me conseilla de m'adresser aux ambassadeurs allemand et autrichien qui, il en était certain, appuieraient mes efforts en vue d'obtenir un traitement décent pour ces malheureux. Ayant eu inutilement recours à Wangenheim, plusieurs fois auparavant en faveur des étrangers, je n'avais pas pensé que ce fût la peine de lui demander derechef sa coopération ; en outre, la tactique consistant à s'abriter derrière les non-combattants était si familière à ses compatriotes, que je n'étais pas autrement certain que les Turcs ne l'eussent pas adoptée à l'instigation de l'Etat-Major allemand. Je résolus, pourtant, de suivre l'avis de mon visiteur et de réclamer l'assistance de Wangenheim. Je dois admettre que je tentai cette démarche sans beaucoup d'espoir, mais je trouvai juste de donner à ce diplomate au moins une chance de me seconder.

Je lui rendis visite dans la soirée, à dix heures et demeurai avec lui une heure environ. Pendant la plus grande partie de l'entrevue, je m'efforçai vainement de l'intéresser à la situation de ces malheureux. Il me déclara de but en blanc qu'il ne m'aiderait pas. « Il est parfaitement naturel, soutenaît-il, que les Turcs installent un camp de concentration à Gallipoli. Il est également juste qu'ils placent des résidents anglais et français sur leurs transports, afin de se garantir contre une attaque. »

Je me dépensai en efforts désespérés pour traiter cette affaire, mais il changeait adroitement le sujet de la conversation. D'après mes notes, rédigées aussitôt après notre entretien, il discuta presque toutes les questions, sauf celle pour laquelle j'étais venu le trouver.

- La mesure prise par les Turcs fera grand tort à l'Allemagne, commençai-je.

- Savez-vous que les soldats anglais à Gaba Tepe manquent de vivres et de boissons ? répondait-il. Ils ont voulu s'emparer d'un puits, mais ont été repoussés ; ils ont fait partir leurs navires afin d'empêcher leurs soldats de battre en retraite.

- Revenons à l'affaire de Gallipoli, interrompais-je. Les Allemands eux-mêmes ici à Constantinople disent que l'Allemagne devrait empêcher...

- Les Alliés ont débarqué 45.000 hommes dans la péninsule, répliquait Wangenheim, et 10.000 de ceux-ci ont été tués. Dans quelques jours, nous attaquerons ceux qui restent et les anéantirons.

Si je tâchai d'aborder le sujet d'une autre façon, il commençait à discuter la Roumanie et la possibilité de faire passer des munitions par ce pays. «Votre secrétaire d'Etat, Bryan, dit-il, vient de publier une déclaration, démontrant que les Etats-Unis se départiraient de leur neutralité, s'ils refusaient de vendre des munitions aux alliés. Aussi avons-nous employé ce même argument à l'égard des Roumains ; si la neutralité d'un pays permet la vente de munitions, elle ne peut certes pas s'opposer à leur transport ! »

Le paradoxe de ce raisonnement plaisait à Wangenheim ; mais je lui rappelai que j'étais ici pour discuter la vie de deux ou trois mille non-combattants. Comme je revenais à mon sujet, il répartit que les Etats-Unis ne seraient plus maintenant agréés par l'Allemagne comme médiateur, en raison de notre amitié pour l'Entente. Il insista pour me communiquer en détails les récents succès des Allemands dans les Carpathes et les dernières nouvelles sur la situation italienne.

- Nous préférerions lutter contre l'Italie que de l'avoir comme alliée, observa-t-il.

A tout autre moment, ceci m'eût fort diverti. Or, il était bien évident que Wangenheim ne discuterait pas la déportation projetée, si ce n'est pour dire que les Turcs étaient autorisés à cette mesure. Sa déclaration relative à l'établissement d'un « camp de concentration » à Gallipoli expliquait toute son attitude. Jusqu'alors, les Turcs n'en avaient installé nulle part. Je leur avais sérieusement conseillé de s'en abstenir, et ce avec succès. D'autre part, les Allemands protestaient que la Turquie était « trop indulgente » et insistaient sur l'établissement de tels camps à l'intérieur. L'emploi, par Wangenheim, des mots « camps de concentration à Gallipoli » montrait que le point de vue allemand l'emportait finalement et que le succès de mon entreprise était plus que douteux.

Dans les circonstances les plus favorables, un camp d'internement est un lieu de misère, mais qui, sauf un Allemand ou un Turc, pensa jamais à en édifier sur un champ de bataille ? Supposons que les Anglais et les Français eussent rassemblé tous leurs ennemis, les eussent conduits au front, et installés dans des baraquements sur le No Man's land, entre le feu des deux armées ? Tel était précisément le genre de « camp de concentration » que les Turcs et les Allemands se proposaient aujourd'hui d'organiser pour les résidents étrangers de Constantinople, car mon entretien avec Wangenheim ne permettait aucune équivoque quant à la participation allemande à ce complot. Craignant que l'attaque par terre, des Dardanelles, ne réussît, exactement comme ils avaient redouté le succès de l'attaque navale, les deux alliés se préparaient à employer toute arme en leur pouvoir, même la vie de plusieurs milliers de non-combattants.

Ma conversation avec Wangenheim n'aboutit à rien de pratique, sinon à affermir ma détermination de remporter la victoire. J'allai trouver Pallavicini ; il d éclara spontanément que la déportation en perspective était «inhumaine».

- Je vais m'en occuper avec le Grand Vizir, dit-il, et voir si je peux arrêter les choses.

- Parfaitement inutile, répliquai-je. Le Grand Vizir n'a aucun pouvoir, ce n'est qu'un comparse. Un seul homme peut empêcher cet acte, c'est Enver.

Pallavicini avait des sentiments plus délicats et une nature plus compatissante que Wangenheim ; je savais qu'il désirait sincèrement empêcher ce crime. Mais il caractérisait le diplomate de la vieille école autrichienne. Rien n'était aussi important 'à ses yeux que l'étiquette diplomatique ; les convenances exigeaient qu'il conduisît toutes ses négociations avec le Grand Vizir, qui était aussi ministre des Affaires étrangères. Il ne discutait jamais les affaires d'état avec Talaat et Enver ; de fait, il n'avait que de strictes relations officielles avec les véritables maîtres de la Turquie. Et à présent, le salut de 3.000 existences n' était pas, pour son esprit timoré, une raison suffisante de s'écarter de la routine traditionnelle. Il parla donc à Saïd Halim, exemple que suivit Wangenheim. Ce dernier d'ailleurs ne protesta que pour la forme.

- Vous pouvez berner certaines personnes, lui dis-je, vous savez que parler au Grand Vizir à ce sujet n'a pas plus de conséquence que de tirer un coup de fusil en l'air.

Cependant, un membre du corps diplomatique seconda mon entreprise de tout son pouvoir : M. Koloucheff, le ministre bulgare. Dès qu'il eut vent de ce dernier outrage à la civilisation, il vint immédiatement m'offrir ses services. Il ne proposa pas de perdre son temps auprès du Grand Vizir, mais annonça son intention de remonter à la source, de voir Enver lui-même.

A ce moment précis, Koloucheff était une personnalité marquante, la Bulgarie étant neutre et les deux partis recherchant son alliance. Dans l'intervalle, Bedri et ses acolytes arrêtaient les Anglais et les Français désignés à la déportation, laquelle devait s'accomplir le jeudi matin. Le mercredi, l'excitation touchait à la démence ; c'était à croire que toute la population étrangère de Constantinople s'était réunie à l'ambassade américaine. Des vingtaines de femmes éplorées, d'hommes hagards, se rassemblèrent devant notre porte, tandis que trois cents autres envahissaient nos bureaux, s'accrochant désespérément à moi et au personnel. Beaucoup s'imaginaient que je tenais leur sort dans mes mains ; dans leur douleur certains m'accusaient, soutenant que je n'employais pas toute mon influence en leur faveur. Chaque fois que je quittais mon cabinet et passais dans le hall, j'étais presque malmené par des groupas de mères et d'épouses échevelées et terrifiées. La tension nerveuse était effrayante. Je saisis le récepteur du téléphone, appelai Enver et lui demandai une entrevue. Il répondit qu'il serait heureux de me recevoir jeudi ; à ce moment, les prisonniers auraient déjà pris le chemin de Gallipoli.

- Non, répliquai-je. Il faut que je vous voie cet après-midi même.

Enver alléguait toutes sortes d'excuses pour se dérober.

- Je suppose que vous désirez me voir à propos des Anglais et des Français, dit-il. Si c'est le cas, je peux vous déclarer dès maintenant que ce sera inutile. Nos décisions sont arrêtées et des ordres ont été donnés à la police pour rassembler tous les étrangers cette nuit, afin de les embarquer demain matin pour Gallipoli.

Je n'en persévérai pas moins à vouloir lui parler l'après-midi même, et enhardi par la pensée de la foule féminine envahissant tous les locaux de l'Ambassade, je pris un parti sans précédent.

- Je. n'admets pas qu'une entrevue me soit refusée, répliquai-je. Je serai à quatre heures au Ministère. Si vous ne me recevez pas, j'entrerai dans la salle du Conseil et je discuterai la question avec vos collègues ; je suis curieux de voir quelle sera leur attitude vis-à-vis de l'Ambassadeur américain.

Il me sembla presque entendre Enver haleter à l'autre bout du fil. Je suppose que jamais proposition aussi stupéfiante ne fut faite à un ministre responsable d'aucun pays.

- Soit, trouvez-vous à la Sublime Porte à 3 h. 30, répondit-il après une pause prolongée, je m'arrangerai pour vous recevoir.

Quand j'arrivai au rendez-vous, on m'annonça que le ministre bulgare conférait avec Enver, et que leur entretien se prolongeait. J'attendis volontiers, connaissant le sujet de leur discussion. M. Koloucheff parut bientôt, ses traits étaient bouleversés et sa physionomie soucieuse révélait clairement l'épreuve qu'il venait de subir.

- Il n'y a aucun espoir d'ébranler Enver, me dit-il ; il est absolument déterminé a exécuter son projet. Je ne peux vous souhaiter bonne chance, car vous n'en avez aucune.

L'entrevue qui s'ensuivit fut la plus importante de toutes celles que j'eus avec Enver ; nous débattîmes le sort des étrangers près d'une heure. Je trouvai le « Héros de la Révolution » d'une politesse parfaite, mais inflexible. Avant même que j'eusse pris la parole, il me déclara que toute discussion était inutile, la question étant tranchée. Je persistai à lui rappeler l'admiration causée à l'étranger par la manière dont la Turquie avait traité ses ennemis. « Vous vous êtes montrés supérieurs, sur ce point, aux autres nations belligérantes, dis-je. Vous n'avez pas institué de camps de concentration, les résidents ennemis ont pu demeurer ici et vaquer à leurs occupations comme auparavant, et vous vous êtes ainsi conduits, bien qu'une forte pression vous poussât à faire le contraire. Pourquoi détruisez-vous ce bon effet et projetez-vous une action aussi criminelle ? »

Enver soutint que les flottes alliées bombardaient des villes ouvertes, tuaient des femmes, des enfants et des blessés.

- Nous avons averti l'adversaire par votre entremise d'abandonner catte tactique, dit-il, pourquoi continue-t-il.

Cette déclaration - il va de soi - était inexacte, mais je ne pus convaincre Enver qu'il avait tort. Il reconnut volontiers tout ce que j'avais fait, regrettant, par égard pour moi, de ne pouvoir se conformer à mon avis. Obéissant à une suggestion des victimes elles-mêmes, plaidai-je, je devrais renoncer à défendre les intérêts britanniques et français.

- Rien ne nous conviendrait mieux, répondit-il aussitôt, cela étant, de vous à nous, notre unique cause de difficultés et d'ennuis.

A mon tour, je lui demandai si un seul de mes conseils leur eût jamais occasionné de mécomptes. Il convint aimablement qu'ils n'avaient point regretté de s'être inspirés de mes suggestions.

- Eh bien ! écoutez-moi aussi dans ce cas, répliquai-je. L'avenir vous prouvera que vous n'aurez pas eu tort. Je vous affirme que votre Cabinet commet une faute terrible en prenant cette mesure.

- Mais j'ai donné des ordres à cet effet, répartit Enver. Je ne peux les contremander. Si je le faisais, je perdrais toute mon influence sur l'armée. Quand j'ai pris une décision, je la maintiens toujours. Ma femme elle même m'a demandé de faire exempter ses domestiques du service militaire et j'ai refusé. Je n'annule jamais mes instructions et je ne le ferai pas davantage cette fois encore. Si vous avez quelque moyen d'exécuter cette mesure, tout en épargnant vos protégés, j'en prendrai connaissance avec plaisir.

Déjà auparavant, j'avais découvert que le trait saillant du Turc est sa tendance aux compromis et arrangements ; la demande d'Enver me fournit une occasion d'en tirer parti.

- Très bien, approuvai-je, voici ce que je crois possible, selon moi, sans transgresser à la consigne que vous avez imposée ; vous pouvez ne pas envoyer à Gallipoli tous les résidents français et anglais, mais seulement quelques-uns. Vous atteindriez quand même votre but, tout en maintenant la discipline dans l'armée et ce petit nombre arrêterait les flottes alliées aussi efficacement que la totalité des résidents.

Ma proposition sembla visiblement à Enver l'unique moyen de sortir du dilemme.

- Combien m'autorisez-vous à en envoyer ? » demanda-t il vivement.

Cette interrogation me révéla que la cause était gagnée.

- Je suis d'avis que vous preniez vingt Français et vingt Anglais. Quarante en tout.

- Donnez m'en cinquante, contesta-t-il.

- Soit, nous n'éterniserons pas le débat, répondis-je. Cependant, faites moi une dernière concession. Laissez-moi choisir les dix qui devront partir.

Cet arrangement relâcha la tension, et Enver se montra de nouveau sous son aspect le plus sympathique.

- Non, Monsieur l'Ambassadeur, répliqua-t-il. Vous m'avez empêché de faire une faute cet après-midi, permettez-moi de vous rendre le même service. En choisissant les cinquante hommes qui doivent partir, vous vous ferez simplement cinquante ennemis, Je fais trop grand cas de vous pour vous laisser agir ainsi. Je vous prouverai que je suis réellement votre ami. N'avez-vous rien autre à me proposer ?

- Pourquoi ne pas prendre les plus jeunes ? Ils peuvent mieux supporter la fatigue.

- C'est juste, conclut Enver.

Il suggéra que Bedri, actuellement au Ministère désignât les « victimes ». Ceci me causa un certain malaise ; je savais que la modification de l'ordre d'Enver lui déplairait et, xénophobe comme je le connaissais, qu'il trouverait un expédient afin de s'y soustraire.

Je priai Enver de le mander et de lui donner ses nouvelles instructions en ma présence. Le préfet arriva, et, comme je l'avais prévu, manifesta sa désapprobation. En apprenant que cinquante étrangers seulement partiraient, et les plus jeunes, il leva les bras et commença à arpenter la pièce de long en large.

- Non, non, cela ne se passera pas ainsi ! dit-il. Je ne veux pas les plus jeunes, il me faut les notables !

Mais Enver maintint sa décision, et lui intima de s'y conformer. De toute évidence, il me fallait ménager Bedri, aussi l'invitai-je à m'accompagner jusqu'à l'ambassade, où nous prendrions le thé et arrêterions le détail de cette affaire. Mon invitation eut un effet magique, difficile à comprendre pour un Américain ; l'un de nous ne trouverait rien d'extraordinaire à être vu publiquement en voiture avec un ambassadeur, ou à prendre le thé avec lui ; or, c'est une distinction dont ne jouit jamais un fonctionnaire subalterne, tel que le préfet de police dans la capitale turque. Cette dérogation aux usages m'eût sans doute rabaissé aux yeux de Pallavicini; j'y gagnai, car Bedri fut plus souple qu'il ne l'eût été autrement.

Nous trouvâmes à l'ambassade la même foule, attendant les résultats de mon intercession. Lorsque j'annonçai aux assiégeants que cinquante personnes seulement, et choisies parmi les plus jeunes, partiraient, ils parurent un instant stupéfiés. Au début, ils ne comprenaient pas ; à peine, avaient-ils osé espérer une modification à l'arrêt gouvernemental; quand la vérité leur apparut, je me trouvai le centre d'une multitude, devenue momentanément folle - c'était évident - cette fois non de douleur, mais de joie. Des femmes, le visage inondé de larmes, voulaient se jeter à mes genoux, s'emparaient de mes mains et les couvraient de baisers. Des hommes d'âge mûr, malgré mes violentes protestations, m'étreignaient et m'embrassaient sur les deux Joues. Pendant quelques minutes, je luttai contre cette foule, gêné par ses démonstrations de gratitude, puis finalement, je réussis à m'échapper et me cachai avec Bedri dans une pièce intérieure ; nous y reprîmes aussitôt nos pourparlers interrompus.

- Ne puis-je avoir quelques notables ? demanda-t-il.

- Je vous en donnerai un seul, répondis-je,

- Est-ce que je ne pourrais pas en avoir trois ? implora-t-il.

- Vous pouvez avoir tous ceux au-dessous de cinquante ans, fut ma réponse.

Cela ne le satisfaisait pas, car il n'y avait aucune personne de distinction au-dessous de cet âge. Bedri avait jeté son dévolu sur MM. Weyl, Rey et e Dr Frew. Je disposai d'un « notable » que j'étais prêt à concéder, le Dr Wigram, pasteur anglican, un des hommes les plus éminents de la colonie étrangère, qui m'avait souvent demandé à accompagner les otages afin de leur offrir les consolations de la religion. Je savais qu'il serait ravi d'être jeté à Bedri en guise d'appât, pour calmer sa passion de « notables ».

- Le Dr Wigram est le seul que vous puissiez avoir, dis-je à Bedri. Il accepta, ne pouvant obtenir mieux dans cet ordre d'idées.

M. Hoffman Philip, notre conseiller d'ambassade - aujourd'hui ministre à Columbia - avait exprimé le même désir que le Dr Wigram, ce qui était chez lui une manifestation spontanée de pur humanitarisme. Bien que ne jouissant pas d'une bonne santé, il était revenu à Constantinople après que la Turquie fût entrée en guerre, afin de m'assister dans mon oeuvre de protection aux réfugiés. Dans toute cette période difficile, il prodigua avec une délicatesse innée la plus chaude sympathie à ces malheureux, les malades et les pauvres. Il n'était pas absolument régulier pour un représentant diplomatique de s'engager dans une entreprise aussi hasardeuse que celle-ci. M. Philip plaida sa cause avec une telle ardeur que finalement je donnai, à regret, mon consentement. J'obtins la même autorisation pour M. Arthur Ruhl, de la Société Colliers, et M. Henry West Suydam, de l' Eagle de Brooklyn.

A la fin, il fallut que Bedri eût sa revanche. Les cinquante déportés avaient été informés que le bateau les emmenant à Gallipoli partirait le lendemain matin à 6 heures ; le préfet et ses collaborateurs passèrent dans leurs maisons à minuit, les tirant de leur lit. La foule, assemblée sur le dock le lendemain matin, paraissait tant soit peu découragée et harassée. Bedri était là, surveillant les formalités et quand il m'aborda, il me reprocha de nouveau avec bonhomie de ne lui accorder qu'un « notable ». En somme, il se comporta très décemment, bien qu'il ne pût s'empêcher de dira aux otages que les aéroplanes britanniques lançaient des bombes sur Gallipoli ! Des vingt-cinq Anglais réunis là, deux seulement étaient nés en Angleterre et des vingt-cinq Français deux avaient vu le jour en France ! Ils portaient des petits sacs contenant des aliments et autres choses essentielles ; leurs parents assemblés avaient d'autres paquets et Mrs. Morgenthau envoya plusieurs grandes caisses de vivres au vaisseau. Les adieux de ces jeunes gens et de leurs familles furent touchants, mais tous se montrèrent braves. Je retournai à l'Ambassade, un peu las en raison du surmenage des derniers jours et je n'étais évidemment pas d'une humeur appropriée à l'honneur qui m'attendait. A peine quelques minutes s'étaient-elles écoulées depuis mon retour, que S. E. l'Ambassadeur allemand se faisait annoncer.

Après avoir débité quelques lieux communs, il aborda le véritable objet de sa visite et me demanda de télégraphier à Washington la part importante qu'il avait prise à la réduction du nombre des otages ! Cette requête était si extravagante que je lui ris presque au nez. J'avais bien compris, qu'en m'envoyant chez le Grand Vizir, il s'était ménagé un alibi pour un usage futur, mais j'étais loin de m'attendre à ce qu'il s'en servît aussi vite.

« Eh bien ! continua-t-il, télégraphiez au moins à votre gouvernement que je n'ai pas hetz les Turcs dans cette question. »

Le verbe allemand « hetzen » a presque la même signification que le mot anglais « sic », dans le sens de stimuler un chien. Je n'étais pas davantage d'humeur à donner à Wangenheim un tel certificat de bonne conduite et je le lui dis. De fait, j'informai catégoriquement Washington qu'il avait refusé de m'aider. Un jour ou deux plus tard, Wangenheim m'appela au téléphone ; il paraissait excité et irrité. Son département lui avait télégraphié au sujet de mon rapport à Washington. Je lui répondis que s'il désirait des louanges, il devait faire quelque chose pour les mériter.

Les otages passèrent de durs moments à Gallipoli; on les parqua dans deux baraquements sans lits, sans nourriture autre que celle qu'ils avaient emportée avec eux ; les jours et les nuits furent empoisonnés par l'abondante vermine qui est chose vulgaire en Turquie. Si M. Philip n'était pas parti avec eux, ils auraient sérieusement souffert. Quand les infortunés eurent séjourné là quelques jours, j'entrepris de nouveau Enver pour les faire revenir. Sir Edward Grey, alors ministre des Affaires Etrangères, m'avait fait tenir, par l'intermédiaire de notre Département d'état, un message avec prière de le communiquer à Enver et à ses collègues. Le gouvernement britannique les avertissait qu'il les rendrait personnellement responsables de tout mal fait aux otages. Je présentai cette requête à Enver le 9 mai. Je l'avais déjà vu sous les aspects les plus différents, mais la rage effrénée dans laquelle il se mit était quelque chose de tout nouveau pour moi. Quand je lui lus le télégramme, son visage devint livide, et il fut absolument incapable de se maîtriser. Le vernis qu'il avait laborieusement acquis tomba comme un masque, il se montra alors ce qu'il était en réalité : un sauvage, un Turc altéré de sang. « Ils ne reviendront pas! cria-t-il. Je les laisserai là-bas jusqu'à ce qu'ils pourrissent ! Je voudrais voir que ces Anglais me touchent, continua-t-il. »

Je constatai que la méthode dont j'avais usé à l'égard d'Enver, celle de la persuasion, était la seule possible avec lui. Je m'efforçai à présent d'apaiser le ministre, et après un instant, il se calma.

- Mais ne me menacez jamais plus ! dit-il.

Après avoir séjourné une semaine à Gallipoli, les otages revinrent. Les Turcs avaient déplacé leur Quartier Général militaire de Gallipoli, et la flotte anglaise, en conséquence, cessa de bombarder l'endroit. Tous les jeunes gens rentrèrent en bonne santé et furent accueillis chez eux avec transport.

suite