CHAPITRE XIII
PROFANATION DE NOTRE-DAME DE SION

Talaat, en me révélant que Bronssart, le chef d'état-Major, avait réellement retenu ce train, me donna une information précieuse. Je décidai d'approfondir la question, et, dans cette pensée, je me rendis le lendemain chez Wangenheim. Je lui représentai que les autorités turques, ayant promis solennellement de traiter leurs ennemis avec décence, je ne pouvais tolérer aucune ingérence de la part du chef d'état-Major allemand. Wangenheim m'avait affirmé maintes lois que les Allemands considéraient le Président Wilson comme le futur médiateur ; en conséquence, j'usai vis-à-vis de lui du même argument qu'avec Talaat. « De tels procédés n'aideront pas votre pays, au jour du règlement final ! plaidai-je. Nous sommes en face d'une étrange situation ; une nation, soi-disant barbare comme la Turquie, se propose d'atténuer certaines horreurs de la guerre et veut traiter ses ennemis avec humanité et d'autre part un pays chrétien, supposé avoir de la culture, tel que l'Allemagne, cherche à contrecarrer cette résolution. Quelle impression, à votre avis, ceci fera-t-il sur le peuple américain ? »

Wangenheim protesta de son désir de seconder mes efforts et suggéra en retour que les états-Unis, à ma requête, garantissent toute liberté de commerce avec l'Allemagne, en sorte que son pays puisse recevoir des chargements de cuivre, de blé et de coton en abondance, sujet sur lequel, comme je le relaterai, il revint constamment. En dépit de cette promesse, l'ambassade d'Allemagne ne m'aida nullement à protéger les résidents étrangers contre les mauvais traitements des Turcs. Or ma situation était délicate ; d'aucuns pouvaient estimer, qu'à cause de ma religion, je n'apportais pas tout le zèle désirable à soutenir les chrétiens, à protéger leurs institutions religieuses - hôpitaux, écoles, monastères et couvents - ; je crus naturellement que si je pouvais obtenir l'appui de mes collègues catholiques les plus puissants, mon prestige auprès des Turcs s'en trouverait augmenté. J'eus, à cette occasion, une longue entrevue avec Pallavicini, lui-même catholique et représentant de la première puissance catholique. Il me déclara franchement que Wangenheim ne ferait rien qui puisse ennuyer les Turcs ; on craignait alors fortement que les flottes anglaise et française, après avoir forcé les Dardanelles, ne prissent Constantinople, livrant la capitale à la Russie ; les armées turques, conclut mon interlocuteur, pourront seules empêcher pareille calamité ; les Allemands, en conséquence, étaient à la merci du gouvernement ottoman et reculeraient devant toute mesure susceptible de provoquer son antagonisme. Il voulait évidemment me persuader que son collègue et lui étaient désireux de me soutenir ; l'argument était bien pauvre, car il n'y avait pas de doute que les les Turcs, si les Allemands ne s'étaient pas constamment interposés, se seraient conduits différemment. Le « génie du mal » n'était donc pas le gouvernement ottoman, mais von Bronssart, le chef d'état-Major allemand.

Le fait que certains membres du Cabinet turc, de culture européenne et chrétienne - des hommes comme Bustany et Oskan - avaient démissionné, en protestation de l'entrée de la Turquie en guerre, rendait la situation des étrangers plus précaire encore. En outre, il se produisait de nombreux conflits d'influence ; un système adopté un jour était révoqué le lendemain, d'où il résultait que nous ne savions jamais à quoi nous en tenir. La promesse de Talaat, que les étrangers ne seraient pas maltraités ne régla aucunement la question, car certains sulbaternes, tels que Bedri Bey, trouvaient fréquemment un prétexte pour enfreindre les ordres du ministre. En conséquence, il me fallait exercer une vigilance incessante ; je devais constamment faire appel à Talaat et Enver et m'assurer au surplus personnellement que leurs instructions étaient observées.

Un matin de novembre, je me réveillai à quatre heures ; j'avais rêvé, ou eu le pressentiment, qu'un danger menaçait les soeurs de Sion, communauté française qui, depuis de longues années, avait une école de filles à Constantinople. Mme Bompard, la femme de l'ambassadeur français, et plusieurs dames de la colonie française m'avaient spécialement recommandé cette institution. C'était une école admirablement organisée ; les filles d'un grand nombre des meilleures familles de toutes les nationalités la fréquentaient et quand toutes les élèves étaient assemblées, les chrétiennes portant des croix en argent et les autres des étoiles d'argent, elles offraient un spectacle particulièrement beau et touchant. Naturellement, la pensée de Turcs brutaux faisant irruption dans une retraite semblable était suffisante pour exciter l'émoi de tout individu normal. Bien que n'ayant qu'un vague sentiment d'inquiétude, Mrs. Morgenthau et moi, nous résolûmes de nous rendre chez les soeurs, immédiatement après le déjeuner. En approchant du couvent, nous ne remarquâmes rien de particulièrement insolite, l'endroit était calme et l'atmosphère toute de paix et de sainteté. Mais au moment où nous montions le perron de la maison, cinq sergents de ville turcs marchèrent sur nos talons. Ils se pressèrent à notre suite dans le vestibule, à l'extrême consternation de quelques-unes des soeurs qui se trouvaient par hasard au parloir. Le simple fait que l'ambassadeur américain venait avec la police augmenta leur Irayeur, bien que notre arrivée simultanée fût une pure coïncidence.

- Que désirez-vous? demandai-je, m'adressant aux hommes. Comme ils ne parlaient que le turc, ils ne me comprirent naturellement pas et voulurent m'écarter. Ma propre connaissance de leur langue était excessivement limitée, mais je savais que le mot « elchi » signifie « ambassadeur ». Aussi, me désignant, je dis : « Elchi américain ».

Cela seul produisit un effet magique. En Turquie, un ambassadeur est un personnage très révéré et les policemen respectèrent immédiatement mon autorité. Dans l'intervalle, les soeurs avaient fait mander leur Supérieure, la Mère Elvira, qui était une des personnes les plus distinguées et influentes de Constantinople. Ce matin, quand elle entra avec calme et se trouva en présence des sergents de ville turcs, ne donnant aucun signe de faiblesse et les tenant en respect par la grandeur et la dignité de son attitude, elle me produisit presque l'impression d'un être surnaturel. La Mère Elvira appartenait à l'une des plus aristocratiques familles de France ; c'était une femme d'une quarantaine d'années environ, aux cheveux et aux yeux noirs brillants, que faisait ressortir un visage pâle, rayonnant d'intelligence et de fermeté. Je ne pus m'empêcher de penser, en la contemplant ce jour-là, qu'il n'existait pas un cercle diplomatique dans le monde où sa présence n'eût ajouté de la grâce et de la dignité. En quelques secondes, elle comprit dans toute son étendue l'atroce situation présente ; elle fit chercher une soeur qui parlait le turc et interrogea les policiers. Ils dirent qu'ils agissaient sur les instructions de Bedri ; toutes les écoles étrangères devaient être fermées ce matin, le Gouvernement ayant l'intention de réquisitionner les bâtiments. Le couvent renfermait environ soixante-douze maîtresses et religieuses ; la police avait l'ordre de les enfermer toutes dans deux pièces, où elles seraient pratiquement prisonnières. Il y avait en outre environ deux cents enfants, celles-ci seraient simplement mises dehors et abandonnées à elles-mêmes. La circonstance qu'il pleuvait à torrents et que le temps était excessivement froid augmentait la barbarie du procédé, qui d'ailleurs était appliqué aux autres écoles ennemies et institutions religieuses de Constantinople au même moment.

Il était évident que, dans ce cas, je ne pouvais agir seul, et je téléphonai immédiatement à mon conseiller légal turc de venir me rejoindre. Ici se place un autre incident, qui intéressera ceux qui croient aux interventions providentielles. Quand j'arrivai à Constantinople, le téléphone y était inconnu, mais au cours des derniers mois, une compagnie anglaise l'y avait installé. La nuit qui précéda les événements en question, mon avocat m'avait appelé, m'annonçant avec fierté que son téléphone fonctionnait ; j'inscrivis son numéro et je trouvai maintenant cette note dans ma poche. Sans mon interprète, j'aurais été bien embarrassé et, sans son téléphone, il m'eût été impossible de le mander auprès de moi.

En attendant sa venue, je retardai l'action des policiers, pendant que ma femme, qui heureusement parle français, s'enquérait auprès des soeurs de tous les détails. Elle connaissait suffisamment les Turcs, pour savoir qu'ils avaient d'autres plans que la simple proscription des religieuses et dos enfants confiées à leur garde ; ils considèrent d'une façon générale que, dans ces institutions, on y entasse des quantités de choses précieuses, dont l'esprit populaire exagère en outre la valeur, et la supposition était plausible que, entre autre, but, cette expulsion n'était qu'une façon déguisée de s'approprier les trésors accumulés.

- Avez-vous ici des valeurs et de l'argent ? demanda Mrs. Morgenthau à l'une des soeurs.

Elles en avaient en effet une petite quantité, enfermée dans un coffret à l'étage supérieur. Ma femme me demanda d'occuper les agents turcs et s'éloigna tranquillement avec la soeur. En haut, celle-ci lui montra une centaine de carrés de flanelle blanche, dans chacun desquels avaient été cousues vingt monnaies d'or. En tout, les soeurs de Sion possédaient en argent liquide environ cinquante mille francs ; depuis quelque temps déjà, craignant d'être expulsées, elles avaient réuni leur argent de cette manière, afin de pouvoir l'emporter sur elles, s'il leur fallait quitter la Turquie. Elles possédaient, en outre, de nombreuses liasses de titres et beaucoup d'objets de valeur, telle que la charte de leur école. C'était plus que suffisant pour exciter la cupidité des Ottomans. Mrs. Morgenthau savait qu'une fois l'édifice placé sous le contrôle de la police, les religieuses de Sion ne reverraient très vraisemblablement jamais leur argent. Avec leur aide, ma femme cacha promptement sur elle tout ce qu'elle put prendre, descendit l'escalier et, traversant une ligne de gendarmes, sortit sous la pluie. Mrs. Morgenthau me dit plus tard que son sang se glaça de peur, en passant devant eux, mais elle se raidit et demeura calme, en pleine possession d'elle-même. Elle monta dans l'auto qui attendait, se fit conduire à l'Ambassade, mit l'argent dans notre cave et retourna immédiatement à l'école. De nouveau, Mrs. Morgenthau gravit solennellement les marches de la maison avec les soeurs ; cette fois-ci, elles l'emmenèrent à leur église située derrière le couvent ; ces deux bâtiments étant reliés, il était facile de passer de l'un dans l'autre. Une des soeurs souleva un carreau à un endroit spécial du dallage, découvrant ainsi un nouveau monceau de monnaies d'or. Mrs. Morgenthau le fit disparaître sous ses vêtements, brava encore le cordon de police, ressortit sous la pluie et revint à l'ambassade. Ma femme, dans ces deux voyages, réussit à mettre à l'abri l'argent des religieuses. Pendant ce temps, Bedri était arrivé ; il me dit que Talaat lui-même avait donné l'ordre de fermer toutes les institutions, et qu'il s'était proposé de terminer entièrement l'affaire avant 9 heures. Les Turcs, ainsi que je l'ai déjà fait observer, ont le sentiment de 1' « humour », mais je dois ajouter que chez eux il se manifeste parfois avec quelque cruauté. Bedri semblait trouver naturel d'enfermer plus de soixante-dix femmes dans deux pièces et d'abandonner dans les rues de Constantinople deux cents jeunes enfants élevées délicatement, et que c'était même une bonne plaisanterie !

- Nous nous y mettions de bon matin et pensions avoir tout fini avant que vous n'en sachiez rien, dit-il en riant. Mais il paraît que vous ne dormez jamais.

- Vous êtes fous de vouloir, nous jouer de tels tours, répliquai-je. Ignorez-vous que j'écris mes Souvenirs ? Sivous continuez à vous comporter de la sorte, j'y parlerai le vous comme d'un gredin.

Cette remarque était une inspiration spontanée ; la pensée me vint alors pour la première fois que le récit de ces événements serait d'intérêt assez général pour être publié. Bedri prit ma déclaration au sérieux ; bien plus, elle sembla avoir sur lui un effet calmant.

- Avez-vous réellement l'intention d'écrire un livre ? répliqua-t-il presque anxieusement.

Pourquoi pas ? Le général Lew Wallace - qui fut ministre ici - ne l'a-t-il pas fait ? « Sunset » Cox, un autre de nos représentants, n'en a-t-il pas publié un ? Pourquoi ne ferais-je pas comme eux ? Vous êtes un personnage si important que forcément j'aurai à parler de vous. Pourquoi continuez-vous à agir de telle façon que j'aurai à vous dépeindre sous les plus noires couleurs ? Ces religieuses ont toujours été vos amies, ne vous faisant jamais que du bien, elles ont élevé un grand nombre de vos filles ; pourquoi les traiter aussi ignominieusement ?

Mon discours fut efficace ; Bedri consentit à différer l'exécution de ses instructions jusqu'à ce que nous ayons réussi à téléphoner à Talaat. Quelques minutes plus tard, l'appareil me transmettait le rire de ce dernier.

« J'ai tâché de vous échapper, mais vous m'avez de nouveau attrapé. Pourquoi mener un tel tapage à propos de cette affaire ? Les Français eux-mêmes n'expulsèrent-ils pas leurs religieuses et leurs moines ? Pour quelle raison l'en ferions-nous pas autant ? »

Après que je lui eusse remontré combien cette hâte était indécente, Talaat commanda à Bedri de suspendre l'ordre jusqu'à ce que nous ayons pu discuter la question, ce qui donnait quelque répit à la Mère Elvira et aux soeurs. Juste au moment où nous nous préparions à partir, Bedri eut une nouvelle inspiration ; il avait apparemment oublié un détail.

- Nous laisserons les soeurs tranquilles pour le moment, dit-il, mais il faut que nous emportions leur argent.

Je dus acquiescer à sa proposition - non sans savoir que tous les objets de valeur étaient en sûreté à l'Ambassade américaine. Ainsi j'eus le plaisir d'assister aux perquisitions opérées par Bedri et ses acolytes dans tout l'établissement et de les surveiller. Tout ce qu'ils découvrirent fut une petite boîte en étain contenant quelque monnaie de cuivre, butin si insignifiant que les Turcs dédaignèrent de le prendre. Ils étaient très intrigués et désappointés, et jusqu'à l'heure actuelle, ils n'ont jamais su où était passé l'argent. Si mes amis turcs me font l'honneur de lire ces pages, ils trouveront l'explication d'un des nombreux mystères de ces jours angoissants.

Quelques-unes des fenêtres du couvent donnant sur la cour de la cathédrale, qui était propriété du Vatican, nous nous emparâmes de ce prétexte pour prétendre que le gouvernement turc ne pouvait le saisir. Les religieuses qui appartenaient à des nations neutres furent autorisées à conserver la partie de la maison opposée aux terres du Vatican, tandis que le reste de l'édifice fut plus tard converti en une école des Ponts et Chaussées. A ma requête, dix jours furent accordés aux religieuses françaises pour rentrer dans leur pays ; elles atteignirent toutes leur destination sans encombre, et la plupart ont à présent offert leurs services à des oeuvres de bienfaisance et de guerre.

Bedri avait été si impressionné par ma déclaration fortuite de publier mes « Souvenirs », qu'à partir de ce moment il y fit constamment allusion. Je continuai à lui dire d'un ton railleur que, si sa conduite ne s'améliorait pas, je serais obligé de le représenter comme un gredin.

Un jour je lui demandai, tout à fait sérieusement, s'il ne pouvait rien faire qui m'autorisât à le dépeindre sous un aspect plus favorable, ce qui me fournit l'occasion que je cherchais depuis longtemps d'aborder un certain sujet. Depuis de nombreuses années, Constantinople avait été le centre de la traite des blanches, et un ramassis d'individus sans aveu opérait alors sous la protection d'une soi-disant synagogue. Un comité international, fondé pour combattre

cette racaille, m'avait choisi comme président. Je dis à Bedri qu'une chance lui était maintenant offerte de se faire une juste réputation ; du fait de la guerre, ses pouvoirs de préfet de police avaient été très étendus, et une action un peu énergique de sa part délivrerait définitivement la ville de cette honte. Bedri accepta avec enthousiasme, et la perfection et l'habileté qu'il déploya à me satisfaire lui donnent droit à la gratitude de tous les honnêtes gens. En peu de jours, les trafiquants en question prenaient la fuite pour se mettre en sûreté, mais la plupart furent arrêtés ; les étrangers, après avoir fait un temps de prison, furent bannis. Bedri me procura des photographies de tous les accusés et ceux-ci ont maintenant leur dossier dans nos archives criminelles.

Je ne rédigeais pas mes Souvenirs à cette époque, et je me crus cependant obligé de révéler au public la tâche accomplie par Bedri. J'envoyai, en conséquence, sa photographie - accompagnée de quelques mots sur sa belle conduite - au Times de New-York, qui la publia dans une édition du dimanche. Qu'un grand journal américain l'ait honoré ainsi le ravit au-delà de toute expression. Pendant des mois, il porta sur lui la page du Times qui le représentait, la montrant à tous ses amis. Cet événement mit fin à mes ennuis avec lui ; car le reste de mon séjour ne fut pas marqué d'incidents sérieux.

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