V. Les déportations en 1915 : antécédents

Il n'y a pas de doute possible sur les déportations de 1915. Les Arméniens de l'Empire Ottoman furent partout arrachés de leurs foyers et déportés aux districts les plus lointains et les plus malsains que le gouvernement pouvait choisir pour eux. Une partie fut assassinée dès le début ; d'autres périrent en chemin et d'autres moururent après avoir atteint leur destination. La liste des morts s'élève à plus de 600.000. Peut-être y a t-il 600.000 des exilés encore vivants; environ 600.000 autres ont été ou convertis de force à l'islamisme, ou se cachent dans les montagnes, ou encore se sont échappés au-delà de frontière ottomane. Le gouvernement ottoman ne peut pas nier ces faits, ni les justifier. Aucune provocation, ou aucun acte coupable commis isolé ment par quelques Arméniens ne saurait justifier un tel crime contre toute une race. Mais ce crime aurait pu être expliqué et atténué, si les Arméniens, ou quelques-uns d'entr'eux, s'étaient originairement mis dans leur tort, et c'est pourquoi le gouvernement ottoman et ses apologistes allemands ont concentré leurs efforts pour prouver que tel était le cas1. Il y a trois principales allégations turques, mais aucune ne soutient l'examen.

D'après la première de ces allégations les Arméniens auraient pris les armes et auraient rejoint les Russes aussitôt que ces derniers eurent passé la frontière ottomane. Le fait typique que ces champions citent est « la révolte de Van ». Ils soutiennent que les déportations ne furent ordonnées qu'après cette insurrection pour écarter le danger de sa répétition ailleurs. Cette affirmation est aisément réfutée. Tout d'abord, il n'y a pas eu de révolte arménienne à Van. Les Arméniens défendirent simplement le quartier de la ville où ils vivaient, après qu'il fut assiégé et attaqué par les troupes turques et que les villages avoisinants furent le théâtre de massacres exécutés par des patrouilles turques. La rupture vint du côté des Turcs et la responsabilité en incombe au gouverneur turc, Djevdet Bey. Le caractère féroce et effréné de ce fonctionnaire fut la véritable cause de la catastrophe ; quiconque lit le témoignage impartial américain relatif à ces faits, dans le Groupe II de la collection de documents ci-joints, verra qu'il en est bien ainsi. En second lieu, les déportations avaient déjà commencé en Cilicie, avant qu'on ne se battît à Van. Les Turcs tirèrent le premier coup de feu à Van, le 20 avril 1915 ; les premiers Arméniens furent déportés de Zeïtoun le 8 avril et on trouve mention de leur arrivée en Syrie dès le 192. Le cas de Van, dont les apologistes des Turcs se sont tant servis, est ainsi réduit à néant3 et ils ne pourraient pas se réhabiliter en alléguant une révolte antérieure à Zéïtoun. Il est vrai que 25 conscrits fugitifs se défendirent contre les Turcs durant un jour, dans un monastère près de Zeïtoun, et se sauvèrent dans les montagnes pendant la nuit. Mais ceci eut lieu un jour seulement avant les déportations ; et les déportations doivent avoir été décidées bien avant, car elles furent précédées par une longue perquisition d'armes, et il y avait des réfugiés musulmans venus des Balkans, qui étaient concentrés sur place, tout prêts à occuper les maisons des Zeïtounilis, aussitôt que leurs propriétaires légitimes en seraient expulsés. Durant toutes ces mesures préliminaires, dont la plupart étaient en violation de la charte de libertés obtenue par Zeïtoun du gouvernement ottoman — la population dans l'ensemble (15.000 individus contre 25 qui se révoltèrent) ne donna scrupuleusement lieu à aucun prétexte. Telle était la politique des chefs et ils furent obéis par le peuple ; absolument rien ne s'était produit à Zeïtoun, qui pût expliquer le plan de déportation du gouvernement.

Il y eut plusieurs autres cas où les Arméniens prirent les armes, mais aucun d'entr'eux n'a de rapport avec les faits particulièrement importants que nous examinons. Tous furent postérieurs en date, et n'ont été que de simples tentatives de défense personnelle par une population qui avait vu ses voisins massacrés ou déportés et qui était menacée du même sort. Les Arméniens de Mouch résistèrent quand ils furent attaqués par Djevdet Bey, qui avait déjà essayé de massacrer les Arméniens de Van et avait réussi à massacrer ceux de Séert et de Bitlis. Les Arméniens de Sassoun résistèrent lorsque les Kurdes eurent massacré leurs parents dans la plaine de Diarbékir et qu'ils allaient finir par tomber sur eux. Ceci se passait en juin, et les chrétiens nestoriens de Hékkiari résistèrent dans les mêmes circonstances et à la même date. Plus à l'ouest, quelques villages prirent les armes dans le vilayet de Sivas, après que le restant des Arméniens de Sivas eût été déporté : et à Chabine Kara-Hissar, les Arméniens chassèrent leurs concitoyens turcs et se défendirent pendant quelques semaines dans les transes, quand ils surent comment les exilés de Trébizonde et de Kérassunde avaient été massacrés en chemin. La défense de Djebel Moussa, en août, (le seul récit dans ce volume qui finisse heureusement) fut de même inspirée par le sort déjà connu de Zeïtoun. La résistance à Ourfa, en septembre, fut un autre acte de désespoir, provoqué par la terrible succession de caravanes d'exilés venant de Kharpout et du nord-est, qui avaient défilé pendant trois mois à Ourfa, avant que la colonie arménienne de cette localité eût été sommée à son tour de se mettre en route. Ce sont tous les cas de résistance allégués et ils furent tous la conséquence des déportations et non pas leur cause. On peut ajouter que partout où une résistance se produisit, les Turcs la supprimèrent avec une inconcevable brutalité, usant non seulement de représailles sur les combattants, mais, dans la plupart des cas, massacrant de sang-froid tous les Arméniens, hommes, femmes et enfants, après que les combats avaient pris fin. Ces cas ne peuvent pas atténuer les atrocités commises, mais ils ont été l'occasion des pires excès.

Selon la seconde allégation, il y aurait eu une conspiration générale arménienne dans tout l'Empire, pour amener une révolution intérieure, pendant que toutes les forces militaires ottomanes étaient engagées à la frontière, et pour livrer ainsi le pays aux Alliés. L'action prompte du gouvernement ottoman, en désarmant, emprisonnant, exécutant et déportant toute la population — innocente aussi bien que coupable — aurait selon eux, simplement écrasé ce mouvement avant qu'il n'eût eu le temps de se manifester. C'est là une argumentation insidieuse, car elle ne supporte pas la confrontation avec les faits tels qu'ils se sont passés réellement. Si les soulèvements ont été isolés, causés par la panique, limités à des gestes de légitime défense et postérieures en dates aux mesures préventives du gouvernement, tout cela, dans cette hypothèse, ne serait pas une preuve de l'innocence arménienne, mais simplement de l'énergie gouvernementale et de sa prévoyance. Et cependant, lorsqu'on examine cette accusation, on trouve qu'elle repose aussi sur les bases les plus fragiles.

On a allégué que la révolution devait éclater lorsque lesAlliés débarqueraient en Cilicie, mais ce débarquement n'eut jamais lieu ; ou bien qu'elle devait se produire conjointement avec le débarquement aux Dardanelles — mais le débarquement eut lieu et la révolution n'a jamais éclaté. Il est difficile de comprendre, en effet, ce que les Arméniens auraient pu faire, car presque tous leurs hommes valides, entre 20 et 45 ans, avaient été mobilisés dès le commencement de la guerre et la limite d'âge fut bientôt étendue aux hommes de 18 à 50 ans. Les Turcs avancent une foule d'accusations de dépôts secrets de bombes et d'armes, mais la fausseté en éclate toutes les fois qu'on peut les contrôler. Les Arméniens possédaient certainement un petit nombre de fusils et de revolvers, parce que, pendant les six dernières années, sous le régime Jeune-Turc, on les avait autorisés à porter des armes pour leur sécurité personnelle, privilège dont avaient toujours également joui, bien entendu tous les musulmans de l'Empire. Mais ils n'avaient certainement pas assez d'armes pour suffire à tous les hommes, peu nombreux d'ailleurs, qui restaient après la mobilisation ; car lorsque dans l'hiver 1914-15, les autorités ottomanes firent, de maison en maison, des perquisitions d'armes, et qu'ils procédèrent en se livrant à d'atroces tortures, les Arméniens s'achetèrent mutuellement des armes les uns aux autres, et ils en achetèrent même à leurs voisins musulmans, afin d'être à même d'en livrer aux autorités et d'éviter ainsi des châtiments pires qu'un simple emprisonnement. Ce procédé est signalé individuellement par plusieurs témoins dignes de foi, de diverses localités4.

Les histoires de bombes sont plus extravagantes encore. Dans la ville de X..., par exemple, une bombe fut déterrée dans le cimetière arménien et servit de prétexte aux procédés les plus atroces contre les habitants arméniens. Cependant la bombe était rouillée par le temps et devait selon toute vraisemblance, dater des jours d'Abdul-Hamid, à l'époque où les Jeunes-Turcs aussi bien que les partis arméniens formaient une organisation secrète révolutionnaire et n'étaient pas eux-mêmes opposés à l'emploi de bombes. Dans la même ville, un forgeron, employé au collège américain, fut cruellement torturé « pour avoir fabriqué une bombe » ; mais la « bombe » se trouva être une boule de fer massif, qui avait été commandée pour servir au lancement de poids lourds au concours athlétique du collège.

Il avait été allégué aussi que les Arméniens résidant sur la côte avaient été en rapports d'espionnage avec les flottes alliées. Les bateliers arméniens de Silivri5, par exemple sur la mer de Marmara, furent déportés sur le soupçon d'avoir ravitaillé les sous-marins britanniques ; et avant cela, dès avril 1915, une demi-douzaine d'Arméniens de Deurt-Yol, un village sur le golfe d'Alexandrette, furent pendus à Adana sur l'accusation d'avoir fait des signaux aux escadres franco-britanniques ; il s'en suivit une déportation de toute la population de Deurt-Yol, à l'intérieur, pour faire des travaux de terrassement sur les routes. Cette accusation contre Deurt-Yol peut être vérifiée, car un témoin des pendaisons (résidant en Cilicie, de nationalité neutre et de parfaite honorabilité6 atteste qu'à sa connaissance personnelle, un seul Arménien de Deurt-Yol avait communiqué avec les bateaux de guerre alliés. Ce témoignage, de source incontestable, a aussi pour lui la vraisemblance, car si Deurt-Yol avait été en communication régulière avec l'escadre alliée, il serait inconcevable que les Arméniens de Djébel-Moussa, quelques milles plus loin, le long de la côte, eussent mis 44 jours pour attirer l'attention de la même escadre, alors que c'était pour eux une question de vie et de mort7.

La deuxième allégation est ainsi réduite à néant et nous restons en présence de la troisième qui ne peut s'appuyer ni sur la justice, ni sur la sûreté publique, et qui a pour cause la vengeance. On prétend que la population civile arménienne de l'Empire Ottoman doit ses malheurs aux volontaires arméniens dans l'armée russe, « Nos Arméniens de Turquie, disent en effet les Turcs, ont certainement souffert terriblement des mesures que nous avons prises ; ils peuvent même en avoir souffert innocemment, mais pouvez-vous nous en blâmer ? N'était-il pas humain que nous nous vengions sur les Arméniens hez nous, pour l'injure que nous avions reçue de leurs compatriotes, se battant contre nous, au front, dans les rangs russes, et qui embrassant la cause de l'ennemi s'étaient engagés volontairement pour combattre contre nous ? »

C'est là, somme toute, l'argument favori des apologistes et c'est cependant le plus monstrueux ; car ces volontaires arméniens n'avaient aucun devoir envers les Turcs, puisqu'ils étaient des sujets russes. En effet, par suite des annexions territoriales et des immigrations, à travers la frontière commune, le gouvernement russe avait, en 1914, acquis la souveraineté sur un peu moins de la moitié de la race arménienne8. La Russie est aussi bien la véritable « patrie » de cette forte minorité, que la Turquie l'est du reste des Arméniens. C'est un malheur pour toute nation d'être divisée entre deux devoirs, et surtout lorsque les deux Etats envers lesquels elle a ces devoirs, sont en guerre ; mais il y a une atténuation à cette difficulté, et une atténuation qui fait honneur aux deux parties en cause, lorsque chacune des deux fractions de la nation divisée se trouve en sympathie, même pendant l'épreuve d'une guerre avec celle des Puissances à laquelle elle est légalement soumise. Le loyalisme des Arméniens russes envers la Russie9 n'incrimine en rien les Arméniens ottomans, et les Turcs n'ont rien à y voir. Ces derniers diront probablement qu'ils ne pouvaient reprocher aux Arméniens russes de faire leur devoir, mais qu'ils furent irrités de ce qu'ils faisaient plus que leur devoir ; « qu'il est naturel que les mobilisés eussent répondu à l'appel, mais pourquoi ceux qui n'étaient pas appelés s'engagèrent-ils si joyeusement comme volontaires ? Les Arméniens ottomans adoptèrent une attitude douloureusement différente. Au commencement de la guerre, le parti Jeune-Turc envoya des représentants au Congrès arménien du parti Dachnaktzoutioun à Erzeroum, leur offrit des concessions relatives à leur nationalité, leur demanda d'organiser des corps de volontaires et de se joindre à eux pour envahir le territoire russe10. Cependant, ils refusèrent obstinément ; ils refusèrent ici, alors que là-bas leurs chefs n'attendirent même pas qu'on le leur eût demandé. Ce fait révèle les sympathies réelles et les aspirations du peuple arménien non pas seulement des Arméniens de Russie, mais aussi bien de ceux qui sont dans le pays ».

Il y a évidemment une réponse écrasante à cette argumentation. Si les Arméniens éprouvaient des sentiments si différents envers les Turcs et les Russes, cela était dû à la façon dont ils avaient été traités par les Turcs, et le moyen logique de changer leurs sentiments était de les traiter mieux.

Pouvait-on s'attendre à ce que les Arméniens qui se rappelaient les massacres de leurs parents innocents à Adana quelques années auparavant, s'enrôleraient volontairement pour venir en aide à ceux qui avaient commandé ces massacres ? Leurs sentiments pouvaient-ils être autres que ce qu'ils étaient? Mais tant que leurs sentiments seuls étaient en question et que leur conduite demeurait correcte, les Turcs n'avaient aucun droit de se conduire envers eux autrement qu'avec humanité et conformément à la Constitution. On peut serrer encore de plus près cet argument par une comparaison. Il y a des légions volontaires de Polonais dans l'armée austro-hongroise. Qu'auraient dit les apologistes turco-allemands si le gouvernement russe avait tiré vengeance de ces volontaires polonais d'Autriche, en massacrant toutes les populations civiles de la Pologne Russe ?

C'est un fait significatif que tous ces griefs turcs sont dirigés contre les Arméniens russes au service de la Russie. Il n'y a aucune allusion à la trahison ou à la mauvaise volonté de ces Arméniens ottomans qui avaient été enrôlés et beaucoup d'entr'eux illégalement dans l'armée turque, aucune insinuation que les hommes n'eussent pas répondu à l'appel de façon aussi satisfaisante en 1914 qu'en 191211. A notre connaissance les apologistes allemands n'ont pu mettre la main que sur deux seuls traîtres dans le sens légal (quoique nullement dans le sens moral) du mot. Il y eut évidemment des réfugiés comme Mourad de Sivas, qui se sont échappés dans le Caucase, alors que les atrocités battaient leur plein, — des hommes qui venaient d'être obligés de se battre pour leur existence et qui avaient vu leurs parents et leurs voisins encore une fois massacrés tout autour d'eux. Les apologistes allemands eux-mêmes n'oseraient pas dans ces conditions, blâmer ces hommes de s'être enrôlés comme volontaires. Mais on ne cite que deux cas de sujets ottomans qui rejoignirent les Russes avant que les atrocités eussent commencé, — un certain Karékine Pasdermadjian, député au Parlement ottoman, et un autre Arménien appelé Sourène, qu'on dit avoir été délégué au Congrès « Dachnaktzoutioun à Erzeroum ». L'écrivain allemand, auteur de la brochure d'où ces exemples sont pris, raisonne ainsi qu'il suit12 : « En présence de ces faits, c'était le devoir du gouvernement ottoman de faire respecter la loi et de maintenir l'ordre public. Pendant l'état de guerre, des mesures de cette nature prennent un caractère particulièrement rigoureux et pressant ». Et c'est par de telles généralités qu'il excuse implicitement les atrocités de 1915. Si cela représente l'apologie officielle du gouvernement ottoman, la seule réponse est une reductio ad absurdum. Si en effet on se basait sur le même principe, lorsque Sir Roger Casement aborda d'un sous-marin allemand sur la côte irlandaise, le devoir du gouvernement britannique eut été de déporter tous les habitants romains-catholiques de l'Irlande et de les abandonner, mettons sur la côte du Labrador ou bien dans le désert central de l'Australie. La comparaison est exacte et on ne peut rien y ajouter, si ce n'est toutefois ce qui fut dit par Talaat Bey, le Ministre Jeune-Turc de l'intérieur, dans une interview récente d'un correspondant du Berliner Tageblatt13 : « les tristes événements qui se sont produits en Arménie, avoue-t-il, m'ont empêché de dormir bien des nuits. On nous a reproché de n'avoir fait aucune distinction entre les Arméniens innocents et les coupables ; mais c'était tout à fait impossible, étant donné que ceux qui étaient innocents aujourd'hui auraient pu devenir coupables demain » Tout autre témoignage devient inutile. Les divers accusations turques tombent ainsi de la première à la dernière. Elles essaient toutes de faire dépendre les atrocités de 1915 d'événements provenant de la guerre ; mais non seulement elles ne peuvent pas les justifier sur ce terrain, mais elles un peuvent même pas suggérer un motif adéquat pour justifier leur perpétration.

Il est évident que la guerre fut simplement une occasion et non pas une cause, et qu'en fait, le projet de déportation et tout ce qu'il comportait découlait inévitablement de la politique générale du gouvernement Jeune-Turc. Cette déduction sera confirmée si nous examinons les principes de politique auxquels des Jeunes-Turcs avaient adhéré.

Le mouvement Jeune-Turc commença comme une réaction contre la politique d'Abdul-Hamid. Ses fondateurs répudièrent sa « neutralisation des forces » ; ils soutenaient que l'Empire Ottoman devait se maintenir par ses propres forces et que ces forces devaient être développées par une reconstitution intérieure radicale. De Paris, où ils avaient trouvé asile, ils prêchèrent les doctrines de la Révolution Française — tolérance religieuse, abolition des privilèges de castes, égalité de tous les citoyens devant la loi, égalité dans l'obligation du service militaire, gouvernement constitutionnel, avec un parlement représentatif. Et lorsqu'ils arrivèrent au pouvoir ils essayèrent de mettre ces doctrines en pratique. En Turquie, pendant un court laps de temps en 1908, — comme en France, douze décades auparavant, la vision de la « raison pure » amena, en effet, la paix et la bonne volonté entre les hommes. Presque tous les observateurs étrangers qui se trouvaient dans le pays lorsque le « Hurriet » vint, témoignent de cette magique transfiguration momentanée de la haine en amour ; et les Arméniens, qui avaient souhaité plus que tous leurs voisins de voir ce jour, pouvaient bien croire que l'idéal Jeune-Turc était identique au leur. Cependant, il y avait au fond des différences vitales sous cette surface. Les Jeunes-Turcs se rendaient compte que les éléments chrétiens constituaient une assise ; ils ne se proposaient pas, au commencent, de les détruire comme Abdul-Hamid l'avait fait, mais ils voulaient encore moins coopérer avec eux comme associés dans l'Etat Ottoman. Ils détestaient autant les « Millets » comme institutions, que l'autocratie d'Abdul-Hamid. Ils opposèrent au principe des « Millets » le programme « d'ottomanisation ». Le levain turc devait pénétrer la masse non turque, jusqu'à ce qu'elle devînt elle-même une substance turque uniforme. Au Parlement, ce programme se manifesta sous forme d'un projet de loi destiné à faire de la langue turque l'universel et obligatoire instrument d'éducation secondaire14 et les députés arméniens s'y opposèrent de concert avec le parti libéral, qui comprenait le bloc arabe, et défendirent la tolérance des individualités nationales. Les Jeunes-Turcs, en fait, s'étaient saturés du bon et du mauvais courant de l'atmosphère politique moderne de l'Europe occidentale — de ses doctrines démocratiques, mais aussi bien de son chauvinisme. La plupart des théoriciens politiques, exempts des responsabilités de la mise en pratique, adoptent ainsi confusément des idéals incompatibles ; et tous lorsqu'ils arrivent au pouvoir, sont obligés, par les circonstances, de choisir le maître qu'ils veulent servir. En 1908, le choix des Jeunes-Turcs n'était pas arrêté d'avance ; le « Comité Union et Progrès » aurait pu marcher vers n'importe lequel de ces buts contradictoires, mais la désillusion décida vite de son orientation. Le mirage magique de « Hurriet » s'évanouit, et le vieux poids écrasant du gouvernement ottoman s'abattit sur des épaules de gens qui n'avaient pas l'expérience d'Abdul-Hamid au jeu d'équilibre. La violation austro-bulgare du traité de Berlin et les pertes territoriales subséquentes de la guerre balkanique ébranlèrent le prestige du parti Jeune-Turc, aggravèrent la difficulté de leur problème et envenimèrent leurs procédés pour le résoudre. Le courant chauvin les entraîna de plus en plus et leur intervention dans la guerre européenne démontra qu'il les avait complètement emportés ; car leur calcul en intervenant était d'un caractère complètement prussien. Un triomphe militaire devait restaurer leur prestige, il devait leur rendre leurs anciens territoires de l'Empire en Egypte, au Caucase et dans la province perse convoitée d'Azerbaïdjan. Il devait briser les entraves du contrôle international et résoudre le problème intérieur en coupant le nœud gordien. Mais les espoirs de conquêtes et de prestiges furent vite déçus par les échecs stratégiques de l'hiver 1914-15, qui furent presque aussi humiliants que ceux de 1912 ; et alors les Jeunes-Turcs concentrèrent sauvagement tous leurs efforts sur « l'ottomanisation » chez eux.

L'ottomanisation est devenue une obsession15 des Jeunes-Turcs ; après la déclaration de guerre, leur premier acte fut la dénonciation des capitulations et leur dernier coup a été de déclarer la langue turque exclusivement obligatoire dans la correspondance et les actes officiels de l'Empire, avec un délai d'une année seulement — pour l'application de cette mesure, qui a jeté la consternation parmi leurs alliés allemands. C'est dans cet esprit qu'ils abordèrent la question arménienne, qui précisément était entrée dans une phase grave.

En 1912-13, les diplomates de l'Europe, une fois de plus, s'étaient réunis pour délibérer sur la question de l'Empire Ottoman et les Arméniens avaient soumis leur cause à la Conférence de Londres, comme ils l'avaient soumise à Berlin, 35 ans auparavant16. Quand la Conférence se déclara incompétente à prendre connaissance de leur requête, ils s'adressèrent individuellement aux gouvernements des Grandes Puissances. Le gouvernement russe prit l'initiative et élabora un nouveau projet pour l'administration des six vilayets, qu'il soumit aux signataires du traité de Berlin. Le gouvernement allemand s'y opposa, mais fut finalement gagné par la diplomatie russe et par les représentations du Président de la Délégation Nationale arménienne qui alla à Berlin en personne. Alors, quand l'opposition allemande eut cessé, le projet russe fut révisé par les Ambassadeurs des Puissances à Constantinople, accepté avec certaines modifications par le gouvernement Jeune-Turc, et promulgué officiellement par lui le 8 février 1914.

Dans sa forme finale, le projet contenait encore les principaux points de réforme qui avaient été considérés comme capitaux depuis 1878. Il devait y avoir une gendarmerie mixte, sous un chef européen, recruté parmi les Turcs et les Arméniens, — les Kurdes en étant exclus ; chrétiens et musulmans devaient être égaux devant la loi ; la langue Arménienne devait être reconnue légale devant les tribunaux et dans les administrations publiques, — (clause amère pour les nationalistes Jeunes-Turcs) ; il ne devait y avoir aucune restriction à la multiplication des écoles arméniennes. Enfin les vilayets auxquels ce projet devait être appliqué17 étaient divisés en deux groupes et chaque groupe devait être gouverné par un inspecteur général européen. Les deux inspecteurs généraux avaient autorité pour nommer et destituer tous les fonctionnaires de leur sphère respective, à l'exception de « ceux d'un rang supérieur ». Eux-mêmes devaient être nommés par le gouvernement ottoman pour une période de dix ans sur la recommandation des Puissances, et ils étaient inamovibles pendant cette période. Le gouvernement procéda au choix de deux inspecteurs, un Hollandais et un Norvégien mais ses procédés envers ces deux fonctionnaires ne tardaient pas à montrer qu'en diplomatie, tout au moins, les Jeunes-Turcs avaient adopté les méthodes d'Abdul-Hamid. Une clause fut insérée dans le contrat d'engagement des inspecteurs, réservant au gouvernement le droit de le résilier à n'importe quel moment, en payant une indemnité d'une année de traitement, ce qui était une flagrante violation du terme de dix ans d'engagement prévu dans le projet ; et la liste des fonctionnaires considérés comme « supérieurs » fut grossie de telle sorte que le droit de nommer et de révoquer les fonctionnaires qui, avec leur inamovibilité eût été pour les inspecteurs généraux leur pouvoir le plus effectif, devenait illusoire. La comédie d'exercer leur pouvoir ainsi rendu illusoire, leur fut épargnée. Ils avaient à peine rejoint leurs provinces que la guerre européenne éclata et le gouvernement, comme premier pas de sa propre intervention dans le conflit, dénonça promptement les contrats des inspecteurs généraux et suspendit le projet de réformes.

Les Arméniens se trouvèrent ainsi à la fin de 1914, dans la même situation qu'en 1883. Les mesures prises pour leur sécurité étaient tombées à néant et ne laissaient rien derrière elles, si ce n'est le ressentiment du gouvernement qui les tenait toujours à sa merci. Les déportations de 1915 suivirent aussi inexorablement la guerre balkanique et le projet de 1914, que les massacres de 1895-96 avaient suivi la guerre russe et le projet de 1878. Mais dans l'exécution de leur vengeance, les Jeunes-Turcs révélèrent tous les sinistres traits de leur dissemblance d'avec Abdul-Hamid. Le sultan, si fort qu'il différât du type connu du despote oriental, avait été un opportuniste dans les traditions de Metternich — un politicien de sûre expérience et de toucher délicat, qui ne s'encombrait pas d'un programme bien échafaudé, qui eût pu gêner ce qu'il y avait de virtuosité dans son jeu de finesse. Il réprima les Arméniens délicatement, après s'y être préparé pendant 18 ans. Les Jeunes-Turcs étaient des aventuriers qui avaient pris le mot d'ordre d'une autre génération et d'une autre école, — qui singeaient à fond Danton et Robespierre et les doctrinaires. Au vieil anachronisme d'une Suprématie du Musulman sur le Raya, qu'Abdul-Hamid avait maintenue en y consacrant cyniquement toute son habileté, ils substituèrent l'idée du nationalisme turc, qui contenait le même mal, sous une forme plus dangereuse et infiniment plus puissante. Ils étaient des fanatiques avec une croyance irraisonnée, des constructeurs avec un plan qu'ils étaient décidés à réaliser et aucune demi-mesure ne pouvait les satisfaire, aucune considération de prudence ou d'humanité ne pouvait les détourner de leur volonté de la mettre entièrement à exécution. Les entraves ne faisaient que les exaspérer jusqu'aux actions les plus violentes, et l'aveugle concentration de leur esprit sur leur programme les préservait de tout doute. On rapporte que Talaat Bey aurait dit dans l'interview citée ci-dessus : « nos actes nous ont été dictés par une nécessité nationale et historique. La préoccupation de garantir l'existence de la Turquie doit faire rejeter toute autre considération. » Le premier de ces sentiments est le fait pur des idéologues du XVIIIe siècle ; il y a une adultération prussienne dans le second, qui est de plus fraîche date. C'est le cri du plus jeune, du plus brutal, du plus impitoyable mouvement national en Europe, et les actes qu'il excuse et que décrivent les documents donnés dans ce volume, ont été l'initiation barbare du Proche-Orient dans la fraternité européenne.

suite

1) Dans des publications comme : La Vérité sur le Mouvement révolutionnaire Arménien et sur les mesures Gouvernementales (Constantinople 1916) ou die Armenische Frage von C. A. Bratter (Berlin Concordia Deutsche Verlage Anstalt 1915).

2) Doc. n° 65.

3) Dans le pamphlet «  Vérité sur le Mouvement révolutionnaire arménien et les mesures gouvernementales », on trouve les passages suivants : « Le Gouvernement Impérial s'abstint d'exercer une pression quelconque ou d'adopter des mesures répressives contre les Arméniens, jusqu'au jour où éclata la révolte de Van vers la mi-avril de l'année 1916 » (p. 10) ? « Aucune mesure coercitive ne fut édictée par le Gouvernement Impérial contre les Arméniens, jusqu'à la date de leur révolte armée, qui eut lieu à Van et dans les autres zones militaires, dans le courant du mois de juin de l'année 1915 et après qu'ils eurent fait cause commune avec l'armée ennemie » (page 15).

Ces assertions sont des faussetés absolues, de même que l'assertion (page 12) que «  après l'occupation de Van par les Russes et les Arméniens, la population musulmane restée dans la ville fut impitoyablement massacrée ». Nous avons des témoignages neutres autorisés (Doc. 51, 52, 53 et 9) sur ces deux points, qui réfutent les allégations turques. Et pourtant ces assertions mensongères sont le pivot de toute l'apologie présentée dans ce pamphlet.

4) Voir documents n° s 24, 31, 38 et 53

5) Voir document N° 41.

6) Document N° 54.

7) Document N° 59 et 60.

8) D'après un calendrier officiel, publié à Alexandropol par ordre de S. S. le Catholicos d'Etchmiadzine, dont les extraits ont été communiqués à l'auteur par M. H. N. Mosditcian les statistiques de la population arménienne actuelle en Russie donnent le chiffre de 1.836.486 pour le Caucase et environ 2.000.000 pour tout l'Empire Russe. Pour l'Empire Ottoman les statistiques relevées au Patriarcat arménien de Constantinople, en 1912, évaluent la population arménienne à 2.100.000. Les statistiques officielles turques, d'autre part, n'admettent pas plus de 1.100.000 ce qui, d'après leurs propre chiffres donnerait la majorité à la Russie.

9) Voir pour la preuve de ce loyalisme l'annexe B.

10) Voir documents 11 et 19.

11) Les 25 récalcitrants de Zeïtoun sont hors de cause, car les Zeïtounilis étaient exemptés du service militaire par une Charte spéciale et la tentative de les recruter était une violation de la loi ottomane par les Autorités.

12) Die Armenische Frage von C. A. Bratter, Berlin, Concordia Deutche Varlage Anstalt 1915 (Pages 9 et 10.)

13) Reproduit dans le journal parisien « Le Matin » du 6 mai 1916, dans une dépêche spéciale datée de Zurich du 5 mai.

14) La grande majorité des Ecoles Secondaires de l'Empire sont naturellement américaines, arméniennes, grecques ; et pratiquement il n'en existe pas de turques.

15) Voir annexe A.

16) La délégation de 1912 avait été nommée par S. S. Le Catholicos d'Etchmiadzine. Son Président était S. E. Boghos Nubar Pacha.

17) Le gouvernement ottoman, pour des motifs de statistique pure, ajouta le vilayet de Trébizonde aux six vilayets arméniens, en raison de ce que l'élément musulman y avait une majorité suffisante pour contrebalancer jusqu'à un certain point la majorité arménienne des six vilayets.