Adana. - Rapport daté du 3 décembre 1915 d'un résident étranger D'adana. Communiqué par le Comité Américain de Secours aux Arméniens et aux Syriens.

Lorsque la Turquie entra en guerre, au mois de novembre de l'année dernière (1914), il y avait des Arméniens et d'autres chrétiens clans l'armée. Beaucoup d'entr'eux allèrent au feu aux Dardanelles et en Egypte. Plus tard on retira les armes des Arméniens et ceux qui étaient dans l'armée furent transférés dans les régiments de travail, dont firent partie ensuite un grand nombre d'Arméniens mobilisés. Ces hommes étaient employés à la construction de routes, de tranchées, aux transports, etc., et rendirent de nombreux et très importants services. Lorsqu'on leur retira leurs armes un sentiment d'anxiété s'empara des Arméniens à la pensée que quelque chose se tramait. Cependant, on s'efforça de rassurer la population dans la province d'Adana, en lui faisant savoir que le Gouvernement agirait avec discrétion et qu'on ne serait sévère qu'envers les suspects ou les coupables. C'est ainsi que des personnes, dont les noms avaient été notés pendant et après les massacres de 1909, furent arrêtées ou surveillées.

Au commencement de l'hiver les cuirassés anglais et français de l'escadre de la Méditerranée Orientale bombardèrent quelques localités du golfe d'Alexandrette, en particulier la ville d'Alexandrette et l'embranchement du chemin de fer de Bagdad qui y aboutit. La ville de Deurt-Yol, presque entièrement arménienne, est située tout près du rivage du Golfe, dans la plaine d'Issus, à environ 20 milles d'Alexandrette, et elle est une des stations de la ligne. L'embranchement du chemin de fer fut militarisé. Les fonctionnaires du Gouvernement accusèrent les habitants de Deurt-Yol d'avoir fait des signaux aux navires ennemis et de leur avoir donné des informations précieuses. Un certain nombre d'entr'eux furent emprisonnés et jugés par une Cour Martiale et plusieurs furent pendus. Des hommes furent également arrêtés dans d'autres villes, — entr'autres à Hadjine, — ils furent emprisonnés et jugés par la Cour Martiale. Ces faits, ainsi que d'autres actes des fonctionnaires du Gouvernement, augmentèrent l'anxiété. Mais au mois d'août, les exilés de Zéïtoun qui étaient eux-mêmes à Koniah, passèrent par la ville d'Adana. Ils avaient terriblement souffert, mais ils avaient avec eux une quantité considérable d'objets leur appartenant, ainsi que du bétail et des moutons. On disait que ces gens devaient s'établir sur les terres du district de Koniah. Ceci était de nature à rassurer quelque peu, et on espérait qu'il n'était pas question de déportation ou de massacres en masse.

Cependant cette sécurité relative ne tarda pas a se transformer on consternation. A minuit, vers les derniers jours d'avril, les gendarmes parcourent la ville, frappant à certaines portes, perquisitionnant dans les maisons pour y chercher des armes et mettant en demeure leurs habitants de se tenir prêts à être déportés dans les trois jours. Dans la troisième semaine de mai 70 familles (de 300 à 400 personnes, hommes, femmes et enfants) furent expédiées dans la direction de Koniah. Avant qu'ils n'eussent atteint les portes ciliciennes des montagnes du Taurus, on les fit rebrousser chemin, en leur annonçant qu'on leur avait pardonné et qu'ils pouvaient retourner chez eux. Leur joie au retour fut presque égale à la consternation qu'ils avaient éprouvée à la nouvelle qu'ils allaient être déportés. Cependant de nombreux exilés du Nord du Taurus (Marsivan, Césarée etc.) traversaient Adana, se rendant au district d'Alep. On leur expliqua que ces exils étaient dus à des agitations révolutionnaires qui s'étaient produites dans ces régions. Comme il n'y avait eu rien de tel de la part des Arméniens de Cilicie, la population fut rassurée. Il y avait des éléments influents, parmi les Musulmans, y compris des fonctionnaires influents, qui étaient opposés aux mesures oppressives. Le Gouverneur, selon les apparences, y était fortement opposé. Des ordres vinrent de Constantinople, insistant pour la mise à exécution de la déportation de groupes d'Arméniens. Au commencement, les hommes étaient laissés libres d'emmener ou non leurs familles. Il n'y avait pas de massacres, bien que chacun éprouvât un sentiment d'inquiétude à la pensée qu'il pourrait s'en produire. Plusieurs caravanes de déportés partirent ainsi, et on apprit qu'ils étaient arrivés au district d'Alep. Cependant les souffrances de la déportation, abandon de leurs foyers, de leurs biens et de leurs amis, les intempéries, la faim, les conditions malsaines des camps de concentrations et les mauvais traitements par les gendarmes ainsi que les nombreux cas d'outrages et de pillages, tout cela malgré leur horreur, était bien moins épouvantable que les tortures endurées par une multitude de victimes du Nord et de l'Est.

A une époque plus avancée de l'année, il y eut un effort pour sauver des Arméniens. Cet effort coïncida avec l'ordre d'exempter les Catholiques et les Protestants des déportations. Cela semblait être un succès et l'on reprit courage. Mais un émissaire du Comité Union et Progrès vint à celte époque de Constantinople et réussit à annuler les dispositions prises et à faire exécuter l'ordre de déporter immédiatement. Quelques exceptions furent faites, plus tard, pour des veuves, pour les femmes et les enfants des hommes servant dans les régiments de travail et des hommes travaillant dans des entreprises gouvernementales et au chemin de fer de Bagdad.

Les forts départs eurent lieu dans la première semaine de septembre ; les deux tiers de la population arménienne de la ville d'Adana furent alors déportés. Hadjine et Deurt-Yol furent traités beaucoup plus durement lors de leur expulsion et au cours du voyage. Les malheureux furent autorisés à vendre leurs biens, ce qu'ils ne purent faire qu'au prix de gros sacrifices ; ils durent cependant abandonner une grande part de tout ce qu'ils possédaient et qui leur fut ultérieurement confisquée. Je voudrais appeler l'attention sur le fait que l'horreur des déportations ne saurait être diminuée sous prétexte qu'il y a eu comparativement moins d'outrages et de tortures. Il n'est que juste de constater qu'un Musulman fut mis à mort pour avoir participé à un vol aux dépens de chrétiens que l'on était en train de déporter.

Ce ne sont pas seulement les souffrances des déportés qui sont épouvantables, mais aussi les effets des déportations sur le pays tout entier. Les deux tiers des affaires de la ville d'Adana dépendaient des Arméniens, et les marchés semblaient déserts après leur départ. Le désastre de toute la province, au point de vue matériel, dépasse tous calculs. Cependant, il semble que tout le projet avait été conçu par le pouvoir central, pour exterminer par un effort impitoyable toute la nation arménienne, ou la réduire à une situation analogue à celle du peuple de Moab, décrite par Isaïe, dans le dernier verset du 16e chapitre : « Un très petit débris qui ne compte plus. » L'énormité n'est pas tant dans les tortures, les massacres, les outrages etc., que dans l'intention, et l'effort fait pour exterminer une nation. Les Arméniens ont enduré les massacres, les outrages, les persécutions et les oppressions ; mais ceci brise tout espoir de vie et d'avenir.

Les Communautés arméniennes protestantes sont toutes déportées avec les Pasteurs et les chefs, mais les hommes déportés sont comme une tour de force pour les victimes souffrant dans l'exil. Laissez-moi faire une citation d'une lettre de W. Effendi écrite un jour avant qu'il ne fut déporté avec sa jeune femme, son enfant et toute la congrégation. « Nous comprenons aujourd'hui que c'est par un grand miracle que notre nation a pu vivre pendant tant d'années avec une nation comme celle-ci. Par là nous comprenons que Dieu peut et a pu fermer les gueules des lions pendant tant d'années. Puisse Dieu les retenir. Je crains qu'ils n'aient l'intention de tuer quelques-uns d'entre nous, en affamer cruellement d'autres et exiler le reste de ce pays ; de sorte que j'ai très peu d'espoir de vous revoir en ce monde. Mais soyez assurés qu'avec l'aide de Dieu, je ferai de mon mieux pour encourager les autres à avoir une mort virile. Je demanderai aussi l'aide de Dieu pour mourir en chrétien. Puisse ce pays voir que si nous ne pouvons pas y vivre en hommes, nous pouvons mourir en hommes. Puissent beaucoup mourir comme des hommes de Dieu. Veuille Dieu pardonner à cette nation tous ses crimes qu'elle commet sans savoir. Puissent les Arméniens enseigner le Christ par leur mort ce qu'ils ne pouvaient enseigner par leur vie, ou qu’ils n’ont pas réussi à monter. Ce serait mon vœu de voir un Révérend Ali, Osman ou Mohammed. Puissse Jésus voir bientôt beaucoup de chrétiens turcs, comme le fruit de son sang.

« Puisse la guerre finir bientôt, pour sauver le Musulmans de leur cruauté (car ils augmentent de cruauté de jour en jour) et de leur habitude invétérée de torturer les autres. C’est pourquoi nous rendons grâces à Dieu pour les Musulmans comme pour les Arméniens. Puisse-t-il apparaître bientôt. »

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