Brousse. Rapport d'un étranger qui visita cette ville, daté du 24 septembre 1915. Communiqué par le Comité Américain de Secours aux Arméniens et aux Syriens.

Mon attention fut inévitablement attirée sur les Arméniens dont la déportation de Brousse et de ses environs avait été ordonnée quelques jours avant mon arrivée. Je ne crois pas que l'on puisse saisir dans toute sa signification et ses conséquences cette mesure sans une visite à l'intérieur où l'on peut en voir les résultats dans tous leurs détails épouvantables. Les mots sont impuissants à décrire toute la misère et le dénuement de ces masses d'émigrants, qui errent aujourd'hui dans toute l'Asie Mineure. Les routes sont encombrées de milliers et de milliers de ces infortunés qui se considèrent heureux lorsqu'ils ont pu se procurer, en sacrifiant une petite fortune, un char à bœufs pour leur famille et le peu d'effets leur appartenant. Nombreux sont ceux qui font la route à pied — hommes, femmes et enfants, — fatigués, hagards, presque mourant de faim — tableaux de misère et de désolation. Brousse, parmi les villes importantes, fut une des dernières à recevoir l'ordre de déportation des Arméniens, si bien que j'ai pu y suivre l'application des mesures depuis le commencement. C'est ainsi que je rencontrai les premiers convois d'exilés entre Brousse et Yéni-Chehir. Les autorités ne leur ayant accordé que trois jours pour partir, ils n'eurent pas le temps de vendre la moindre partie de leurs biens, même s'il s'était trouvé des acheteurs. Tous les biens personnels, tels que meubles, vêtements, outils etc, qu'ils ne pouvaient emporter avec eux, durent être abandonnés et les Turcs tout à fait ouvertement se les partagèrent entr'eux, souvent même en présence de leur propriétaire ! En ce qui concerne les maisons évacuées par les Arméniens, on procédait avec un peu plus de forme administrative, mais le résultat était le même. Le propriétaire arménien était appelé devant un magistrat, où on le faisait signer un document comme quoi il avait vendu sa maison à un certain individu (toujours à un musulman naturellement) et on lui donnait un paquet de billets de banque. Mais à peine avait-il quitté la chambre, que l'argent lui était repris par la police et rendu au magistrat et le même argent servait des centaines de fois pour des cas semblables.

Je me rendais compte évidemment que j'étais tout à fait impuissant — même de façon officieuse, — à intervenir dans ces façons de procéder. Mais il y avait certains points qui vinrent à ma connaissance et à propos desquels je n'hésitai pas à parler au Vali — toujours de façon non officielle — car il y avait danger d'aggraver inutilement une situation qui était déjà suffisamment dure. D'abord on avait ordonné à des centaines d'Arméniens catholiques et protestants de partir, — beaucoup d'entr'eux étaient même partis, — quoique d'après la décision du gouvernement ils eussent le droit de rester. J'obtins du Vali la promesse que dorénavant ces deux catégories de personnes seraient laissées tranquilles et que celles qui « par erreur » avaient été expédiées seraient rappelées.

Ceci fut fait et pendant les quelques semaines qui suivirent un certain nombre de familles catholiques et protestantes retournèrent. Je demandai alors qu'on accordât au moins une semaine, et dans quelques cas même deux semaines pour se préparer, à ceux qui avaient l'ordre de partir. Cette mesure permit à bien des familles de faire les préparatifs les plus nécessaires pour leur voyage. Les quelques remarques occasionnelles que je fis au Vali à propos de la peine du fouet, et des conversions forcées de femmes et de jeunes filles à l'islamisme, semblent avoir eu pour effet de mettre fin à ces deux odieuses mesures. Du moins, c'est ce que l'on me dit à l'école américaine qui se tenait au courant de tout ce qui se passait dans la communauté arménienne. A ce propos, je ne puis que signaler l'œuvre tout à fait admirable des dames de cette institution, qui vinrent en aide aux infortunés exilés de la façon la plus désintéressée et la plus efficace. Sans leur dévouement et leur assistance, les souffrances de bien des familles eussent été encore plus grandes.

Malheureusement, les souffrances et les privations ne sont pas les seuls dangers auxquels les Arméniens sont exposés. Il ne peut y avoir aucun doute que beaucoup d'entr'eux— particulièrement les hommes — ont été massacrés de sang-froid. Quoiqu'il ne paraisse pas s'être produits de pareils actes pendant mon séjour à Brousse, j'appris de source très digne de foi, que quelques jours avant mon arrivée, 170 parmi les Arméniens les plus en vue de Brousse et des alentours avaient été fusillés près d'Adranos, où ils avaient été exilés en juin. J'ai d'autant plus de raison d'ajouter foi à cette information que lorsque je fis des recherches concernant deux de ces hommes, les frères A., dont les parents habitent en Amérique et qui sont assurés à des compagnies américaines, le Vali me répondit évasivement, mais finit tout de même par me dire avoir appris qu'ils avaient échappé à la surveillance des gardiens et avaient disparu.

Toutefois, même si les Arméniens n'avaient pas été tués du coup, le résultat serait le même, car la façon dont les déportations sont exécutées n'est qu'une forme détournée de massacre. A moins que les déportations ne soient arrêtées immédiatement, je suis fermement convaincu qu'il n'y a pas la moindre chance pour les exilés de passer l'hiver, à l'exception peut-être des plus riches d'entr'eux.

Mais les autorités ne cachent pas que leur but principal est l'extermination de toute la race arménienne. Le Vali admit très franchement : « Nous sommes décidés à nous débarrasser une fois pour toutes de ce cancer de notre pays. Il a été notre plus grand danger politique, mais nous ne nous en sommes jamais rendus compte aussi bien qu'à présent. Il est vrai que beaucoup d'innocents souffrent avec les coupables, mais nous n'avons pas le temps de faire des distinctions. Nous savons qu'il en résultera une perte économique pour nous, mais cela n'est rien comparativement au danger auquel nous échappons, en agissant de la sorte ».

Sans faire de commentaires sur ce qu'il y a de vrai ou de faux de ces remarques, le fait demeure que les Turcs dépeuplent rapidement leur pays des éléments les plus économes, les plus intelligents et, sous bien des aspects, les plus précieux de leur population. Il suffit de se promener à travers les rues de n'importe quelle ville de l'intérieur pour se rendre compte à quel point les déportations ont créé des ravages et perturbations dans la vie sociale. Il ne reste plus de médecins, de dentistes, de tailleurs, de charpentiers ; tous sont partis. Bref tout travail ou profession exigeant une certaine habileté sont paralysés sans parler de la stagnation, complète de toutes les affaires de quelque importance. Même les Turcs se sont rendus compte du danger et dans plusieurs villages ils ont fait des pétitions aux autorités demandant qu'on autorisât certains Arméniens à demeurer ! Il est donc d'autant plus étonnant de voir le gouvernement ottoman persister dans cette politique à courte vue, car il n'est pas douteux que tous les emplois devenus vacants par le départ des Arméniens devront être occupés par des étrangers — et cela, quelle que soit l'issue du conflit européen — étant donné que les Turcs ont prouvé qu'ils sont tout à fait incapables de faire ce genre de travaux.

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