6. - L'explication turque.

Une révolution, et encore moins « une révolution s'étendant, comme on le prétendait, à tout le peuple arménien » ne pouvait être improvisée. Elle aurait dû être préparée et mise en oeuvre par une organisation s'étendant à tout le peuple arménien. Les deux organisations ecclésiastique et politique, dont il aurait pu être question, étaient bien loin de penser à un soulèvement contre le Gouvernement turc ; elles avaient fait, au contraire, tout le possible pour prouver leur loyauté au Gouvernement et pour défendre la patrie. Le récit des événements n'a nulle part démontré que les Arméniens aient mérité, par leur attitude, l'extermination de leur race, ou qu'ils aient provoqué des mesures générales, de quelque nature qu'elles soient...

Demandons donc aux Turcs eux-mêmes de nous renseigner, dans la mesure où ils se sont expliqués sur les affaires arméniennes. Nous avons devant nous quelques communiqués plus ou moins officiels, qui ont été propagés par l'Agence télégraphique Wolff et par la presse. Ils présentent la seule documentation à l'aide de laquelle l'opinion publique ait pu se former un jugement en Allemagne. Leur nombre est restreint. Ces communiqués, dès le premier, se contentent de tirer des conclusions générales de tel ou tel cas dont les origines ne sont pas éclaircies. Examinons les faits qui ont été allégués du côté turc.

Le premier communiqué turc. Agence Télég. Wolff.

Constantinople, le 4 juin 1915,

« L'Agence Havas avait publié, le 24 mai, la déclaration suivante, après une entente préalable entre les Gouvernements de France, de Grande-Bretagne et de Russie :

« Depuis environ un mois, les populations turque et kurde de l'Arménie commettent, avec la tolérance et souvent avec l'appui des autorités ottomanes, des massacres parmi les Arméniens. De tels massacres ont eu lieu vers le milieu d'avril à Erzeroum, Terdjan, Eghine, Bitlis, Mouch, Sassoun, Zeïtoun et dans toute la Cilicie. Les habitants d'environ cent villages des environs de Van ont été tous tués et le quartier arménien de Van a été assiégé par les Kurdes. En même temps le Gouvernement ottoman a sévi contre la population arménienne sans défense de Constantinople. En face de ce nouveau crime de la Turquie contre l'humanité et la civilisation, les Gouvernements alliés portent publiquement à la connaissance de la Sublime Porte qu'ils en tiendront personnellement responsables tous les membres du Gouvernement turc, ainsi que ceux des fonctionnaires qui auront participé à ces massacres. » La réponse du Gouvernement Impérial turc (Agence télég. Wolff, Constantinople 4 juin) offre le seul exposé de quelque étendue que nous ayons sur la situation du peuple arménien depuis le début de la guerre. Elle est dirigée non pas contre le peuple arménien mais contre les Puissances de l'Entente. On y déclare expressément que les mesures prises par le Gouvernement turc « ne constituent nullement un mouvement dirigé contre les Arméniens », On y rend même aux Arméniens d'Erzeroum, Terdjan, Eghine, Sassoun, Bitlis, Mouch et Cilicie le témoignage « qu'ils n'ont commis aucun acte qui puisse troubler l'ordre et la tranquillité publique ». On y affirme que : « ces Arméniens (au contraire des assertions des Gouvernements de l'Entente) n'ont été l'objet d'aucune mesure générale ». Ce dernier point n'avait pas été affirmé par la note de l'Agence Havas ; elle avait dit seulement que la population turque et kurde avait commis, vers le milieu d'avril, avec la tolérance et souvent avec l'appui des autorités ottomanes, des massacres, qui se vérifièrent en effet, dans certaines régions des vilayets de Van et d'Erzeroum. A l'époque de la rédaction de la note (4 juin), la déportation générale avait été déjà ordonnée et même mise à exécution en Cilicie. Etablissons maintenant les chefs d'accusation du Gouvernement turc contre les Gouvernements de l'Entente. Il y a d'abord des accusations générales :

« 1° Que les agents de la Triple Entente, en particulier ceux de la Russie et de l'Angleterre, profitent de toute occasion pour exciter la population arménienne à se soulever contre le Gouvernement impérial. »

Cette accusation générale est spécifiée de la façon suivante :

l° Les Consuls des Puissances de l'Entente et d'autres agents chargés par eux auraient « envoyé au Caucase, par Varna, Soulina et Constantza, de jeunes Arméniens de Turquie qui se trouvaient en Bulgarie et en Roumanie ; et le Gouvernement russe n'aurait pas craint ou d'incorporer ces jeunes Arméniens de Turquie dans son armée, ou de les envoyer dans les principaux centres arméniens de l'Empire turc, après les avoir munis d'armes, de bombes et de proclamations révolutionnaires. Ils étaient chargés de créer dans ces centres une organisation révolutionnaire secrète, d'exciter les Arméniens de ces régions, en particulier ceux de Van, Chatakh, Havatchour, Kevakh et Timar et de les soulever, les armes à la main, contre le Gouvernement impérial : ils devaient les inciter également à tuer les Turcs et les Kurdes.

La région ici indiquée (Van, Chatakh, Havatchour, Kevagh et Timar) est un petit coin au sud-est du lac de Van. Nous avons déjà décrit ce qui s'y est passé. Les villages arméniens de cette petite région étaient, pour leur organisation politique, sous la direction des Daschnakzagans de Van. Eût-on voulu créer là une organisation (et il en existait déjà une), on n'aurait certes pas eu besoin pour cela de faire venir des Arméniens de Turquie par la Bulgarie et la Roumanie. On avait là, tout près, au Caucase, un million et demi d'Arméniens. Il s'agit donc, dans le communiqué turc, d'une combinaison de faits absolument étrangers l'un à l'autre. Les quelques Arméniens qui sont allés au Caucase par la Bulgarie et la Roumanie, - c'étaient presque exclusivement des Arméniens russes, - ne comptent vraiment pas à côté du million et demi d'Arméniens du Caucase.

D'ailleurs le Comité turc ne sait rien d'un succès quelconque de ces prétendus émissaires. Comme exemple, on cite seulement:

2° L'activité de l'ex-député Karenine Pastermadjian,connu sous le surnom de « Armène Garo », « qui entra dans les bandes formées par Tro et Hetcho, chefs de bandes arméniennes » . « A la tête des volontaires arméniens armés par la Russie il détruisit, au temps de l'occupation de Bayezid par les Russes, tous les villages turcs qu'il trouva sur son chemin et en tua les habitants. Quand les Russes furent chassés de cette région, il fut blessé. Il est encore actuellement à l'oeuvre, avec ses bandes, à la frontière du Caucase. Le journal Asparez, paraissant en Amérique, a publié sa photographie1, où il est présenté, en compagnie de Tro et de Hetcho, au moment de prêter le serment solennel, avant de partir pour la guerre. »

Il y a ceci de particulier a tous les communiqués turcs, c'est qu'ils laissent le public ignorer le fait qu'un million et demi d'Arméniens de Russie sont obligés de combattre aux côtés des Russes. On laissa entendre que les Arméniens incorporés dans l'armée russe ou dans les corps de volontaires russes combattent par trahison contre leur patrie turque, tandis que, bon gré mal gré, ils sont obligés de combattre pour leur patrie russe. Supposons même que les faits allégués au sujet de l'activité de Garo Arméne (Pastermadjian) (dont nous avons parlé à la page 204) soient vrais, ils ne seraient condamnables, tout au plus, qu'au point de vue russe. Si ce qu'on a dit sur la destruction de villages turcs était vrai, il s'agirait là d'actes d'hostilité de l'armée russe. Mais les villages de cette région sont, en majeure partie, habités par des Arméniens, et ces villages arméniens avaient été, déjà avant l'avance des Russes, pillés par des bandes turques et kurdes. Les hommes y avaient été massacrés et les femmes et les jeunes filles enlevées. Il s'agirait donc de mesures de représailles. Mais comme les Turcs ont partout quitté leurs villages avant l'arrivée des Russes et qu'ils se sont retirés derrière le front turc, il n'est pas à supposer qu'il ait péri là un nombre important de Turcs. L'unique cas de Pastermadjian, apporté comme seule preuve de l'affirmation générale que les Gouvernements de l'Entente excitaient les Arméniens à des actes révolutionnaires, n'est pas bien choisi, car il s'agit ici d'un Arménien aisé et conscient de ses actes, qui n'avait pas besoin d'excitation pour ce qu'il faisait ou ne faisait pas et qui n'est point accessible aux dollars ou aux roubles.

3° Après avoir dit, en général, que les Arméniens de Cilicie n'avaient commis aucun acte qui pût troubler l'ordre et la tranquillité publique ou qui ait nécessité des mesures de la part du Gouvernement (témoignage de bonne conduite qui est d'autant plus important qu'au temps où on le rédigeait, le 4 juin, la population arménienne de Cilicie était presque complètement déportée), on accuse les autorités anglaises de Chypre d'avoir transporté aux alentours d'Alexandrette des Arméniens qui auraient notamment provoqué le déraillement de quelques trains. On cite les noms des Arméniens « Toros Oglou » et « Agob » sur lesquels on trouva des papiers qui prouvaient, sans aucun doute, le but criminel qu'ils poursuivaient. Ensuite on accuse les commandants des forces navales anglo-françaises de s'être mis en rapports avec les Arméniens des régions d'Adana, Deurtyol, Youmourtalik, Alexandrette et autres localités de la côte et d'avoir poussé ceux-ci à se soulever. On ne dit pas s'ils y ont réussi, Enfin, on fait mention des Arméniens de Zeïtoun, qui se sont soulevé contre les autorités impériales et ont cerné la résidence du Gouvernement. Nous sommes déjà renseignés sur les événements de Zeïtoun (Cfr. page 10). Il s'agissait à Zeïtoun d'environ 20 Arméniens qui étaient outrés en conflit avec les gendarmes turcs à cause d'une jeune fille. Ce cas fut puni de la déportation des 27.000 Arméniens de Zeïtoun et des environs. Des actes d'espionnage isolés, dans la région de la côte, furent réprimés par la déportation de toute la population arménienne de Cilicie, au nombre de plus de 100.000. Il ne peut être question de répression d'une révolution. La population était désarmée depuis longtemps et les hommes levés pour le service de l'armée. Les femmes,les enfants et les vieillards furent poussés au désert comme un troupeau de moutons. Le châtiment d'actes de trahison Individuels, surtout pendant la guerre, est tout à fait compréhensible, tout comme la punition des déserteurs qui se soustraient au service militaire. On ne peut motiver par de tels actes lad éportation de toute une population. Et c'est pourquoi le communiqué garde le silence au sujet de la déportation déjà mise à exécution.

4° Suit un essai de preuve que les Arméniens devaient être amenés par l'Entente à un soulèvement ourdi à l'étranger, par les Comités révolutionnaires arméniens, sous la protection des gouvernements français, anglais et russe. Comme on fait ici allusion au congrès des Hintchakistes, qui eut lieu à Constanza, deux ans et demi auparavant, il ne peut s'agir que du complot de l'opposition turque tramé par Chérif pacha, Sabah-Eddine, le lieutenant Sadik et Ismaïl de Gumuldjina et déjà découvert avant que la guerre européenne ait éclaté, Quelques Hintchakistes étaient impliqués dans ce complot, dont nous avons raconté l'histoire à la page 187 et suivantes. Comme les Hintchakistes turcs avaient rejeté les décisions du congrès de Constanza, le communiqué turc ne manque pas d'ajouter « que le congrès avait voulu feindre publiquement d'avoir renoncé à tout mouvement révolutionnaire ». Les Hintchakistes turcs y avaient, en effet, renoncé en réalité. Et comme il s'agissait ici d'un complot tramé contre le Gouvernement actuel par l'opposition turque, et non point d'une révolution arménienne, le communiqué turc ne manque pas non plus d'ajouter ce qui suit : « Les agents anglais, français et russes, ne se contentèrent pas de préparer ainsi le soulèvement des Arméniens ; ils cherchèrent également à soulever certaines parties de la population musulmane contre le Gouvernement de Sa Majesté le Sultan. Pour atteindre ce but, ils ont même organisé des crimes personnels, ce dont la Sublime Porte possède les preuves. Ce n'est pas dans des temps très lointains et très féconds en actes de cruautés que ces menées inqualifiables ont été observées ». Cette caractéristique ne devrait-elle pas s'appliquer plus justement aux mesures d'extermination que le Gouvernement turc a mises à exécution contre le peuple arménien, plutôt qu'à un complot tramé par des Turcs, qui a échoué et dont les « preuves » ont été publiées par le Tanine sous le titre de Une Comédie Politique ?

5° Afin de donner l'impression que quelque chose qui ressemblât à une révolution arménienne a été ourdi, on rapporte encore que l'on a découvert, dans les perquisitions au domicile des révolutionnaires, des drapeaux révolutionnaires et des documents importants, concernant le soulèvement projeté, ainsi que le but séparatiste du mouvement. On ajoute que l'on a trouvé chez les Arméniens, dans les provinces, des milliers de fusils russes et des bombes. Nous reviendrons encore plus loin sur cette découverte de documents, d'armes et de drapeaux (il s'agit des fameuses armoiries du parti des Daschnakzagans, qui étaient publiquement exposées dans tous les Clubs arméniens, depuis la proclamation de la Constitution). La Sublime Porte a promis « de publier en temps opportun tous ces documents pour éclairer l'opinion publique ». A l'exception de la publication du Tanine, rien de semblable n'a été fait jusqu'ici. Les déclarations du communiqué turc, qui ont rapport au châtiment d'actes de trahison et de mouvements révolutionnaires dirigés contre l'unité du l'Empire, méritent une attention spéciale. On y dit expressément que c'est conformément au droit que l'on a procédé à l'arrestation des révolutionnaires arméniens, qui étaient en rapport avec les Comités révolutionnaires de l'étranger et avec les agents de la Triple Entente (comme c'était le cas des quatre Arméniens hintchakistes impliqués dans le complot de l'opposition turque). On ajoute que certains Arméniens ont dû être déplacés du lieu de leur séjour, parce qu'ils habitaient sur le théâtre de la guerre et que leur présence en cet endroit inspirait au Gouvernement, à cause des événements précédents, une certaine inquiétude relativement à la défense nationale. Il n'est certainement venu à l'esprit de personne que c'est le peuple arménien tout entier que l'on désigne par l'expression de « certains Arméniens », et que le « théâtre de la guerre », dont il fallait éloigner les Arméniens, comprenne toute l'Asie-Mineure, l'Arménie, la Cilicie, le nord de la Syrie et la Mésopotamie. Mais on y dit expressément que ces mesures ont été mises à exécution « sans la moindre participation de n'importe quel élément de la population » et que ce mouvement révolutionnaire, de l'existence duquel le communiqué lui-même ne cite comme preuve que l'activité de Pastermadjian et le cas de Zeïtoun, « a été réprimé sans que des massacres aient eu lieu ». Bien que l'on ait déjà décidé la déportation générale du peuple arménien, on assure expressément que : « ces mesures ne constituaient nullement un mouvement dirigé contre les Arméniens, et la preuve en est que, sur les 77.835 Arméniens de Constantinople, 235 seulement ont été accusés de participation au mouvement révolutionnaire et arrêtés, tandis que les autres vont en paix à leurs affaires et jouissent de la plus grande sécurité. Les chiffres cités sont intéressants. 235 intellectuels de Constantinople avaient été déjà arrêtés dans la nuit du 24 au 25 avril, Les 300 ou 400 qui suivirent ne sont pas mentionnés. Il est aussi inexact que les intellectuels de Constantinople « aient été accusés d'avoir participé à un mouvement révolutionnaire ». L'on avouait même en toute sincérité, « que l'on n'avait aucun soupçon précis et qu'il s'agissait seulement d'une mesure de prudence ». On ne produisit plus tard non plus aucune preuve de visée ou d'acte révolutionnaire. Le nombre des Arméniens de Constantinople est estimé ordinairement à environ 150.000 Grégoriens, 10.000 catholiques et 1000 protestants. Ce sont les données d'une ancienne statistique du Patriarcat. Plus récemment, on estimait le nombre des Arméniens à 180.000 au moins. Le chiffre de 77.835 semble donc déjà résulter d'une soustraction de 100.000 Arméniens. Devrait-on en conclure qu'après la mis à exécution des mesures, il restait encore autant d'Arméniens à Constantinople ? ou bien s'agit-il d'un procédé en usage dans la statistique turque, celui de réduire de moitié le nombre des sujets appartenant aux nationalités chrétiennes et d'augmenter d'autant le nombre de la population musulmane ?

Nous pouvons laisser de côté les autres déclarations du communiqué au sujet des cruautés dont les Anglais, les Français et les Russes se seraient rendus coupables jadis, en Egypte, aux Indes, au Maroc et au Caucase et qui feraient ressortir l'humanité de la Turquie. Ce qui nous intéresse, c'est l'assurance donnée par le Gouvernement turc que « des mesures de défense, aux-quelles il se vit obligé de recourir, ont été appliquées par lui avec la plus grande modération et la plus grande justice ».

Second communiqué turc. AgencE Télég. WOLFF.

Constantinople, le 17 juin 1915.

Il contient un manifeste du Commandant de la place de Constantinople, qui a été publié dans les journaux de la capitale. Il a trait à la pendaison des 21 hintchakistes sur la place du Ministère de la Guerre. Quatre de ces hintchakistes étaient impliqués dans le complot de l'opposition libérale, dont nous avons exposé l'histoire. Les autres furent pendus avec ces quatre, comme étant eux-mêmes hintchakistes. Le complot turc remonte à deux ans en arrière ; il avait été déjà découvert avant le début de la guerre européenne, et les quatre hintchakistes se trouvaient déjà en prison avant que la guerre eût commencé (Cfr. page 191 et suivantes). Le complot n'a rien à faire avec le peuple arménien et les événements de la guerre. Le parti des Hintchakistes aussi était toléré en Turquie avant la guerre. Pendant la guerre il suffisait d'être convaincu d'appartenir à ce parti pour être condamné à mort.

Troisième communiqué turc, Agence Télég. Wolff.

Constantinople, le 29 juin 1915.

Il parle d'abord d'une avance sur le front du Caucase et d'un progrès des troupes turques « dans la région de Van ». On ne pouvait alors savoir, par les communiqués de guerre turcs, que la majeure partie du vilayet de Van, la région au nord, à l'est et au sud-est du lac de Van, étaient entre les mains des Russes. Dans le second paragraphe du communiqué, on accuse Russes et Arméniens d'une infamie horrible contre des femmes qui auraient été violées et assassinées. Cette infamie est décrite dans les termes suivants :

« Tout récemment, des détachements russes et des bandes arméniennes attaquèrent le village d'Assoulat, district de Nevrouz ; un grand nombre d'émigrants tuèrent tous les hommes et enfermèrent alors environ 600 femmes et enfants dans une grande maison, Les officiers russes choisirent d'abord parmi elles tout ce qui pouvait satisfaire leur plaisir et firent tuer le reste à coups de baïonnette par les bandes arméniennes. »

Le district de Nevrouz (il faut lire Nordouz) est un kaza (district) kurde, au sud-est du lac de Van. Les émigrants (Mouhajirs) étaient des Kurdes, qui s'étaient enfuis avec l'armée turque en retraite dans les troupes russes qui avaient envahi la vallée du Zab supérieur. Il n'existe pas, dans les villages kurdes, de maison pouvant contenir 600 personnes. On est porté à supposer que le nombre de 600 a un zéro de trop. En tout cas, si le fait est vrai, il s'agit d'une infamie d'officiers russes, et, s'il est question d'Arméniens, il s'agit d'Arméniens de Russie et de l'exécution d'un ordre des officiers russes. Les Arméniens de Turquie n'avaient rien à faire dans tout cela. Ce communiqué conclut par les deux phrases suivantes :

« Sur les 180.000 Musulmans qui habitaient dans le vilayet du Van, 30.000 à peine ont pu se sauver. Le reste est exposé à être tué par les Russes et les Arméniens et l'on n'a, jusqu'à présent, rien pu savoir de leur sort. »

Ca passage, bien que reproduit exactement dans la presse allemande, a été exploité pour une grossière falsification. On a changé la dernière proposition en celle-ci : « 150.000 Musulmans ont été tués par les Russes et les Arméniens. Dans la presse allemande, les Russes aussi sont éliminés. Dans un article assez répandu (d'un certain rédacteur berlinois Dr A), reproduit entre autres dans le Neues Stuttgarter Tagblatt et dans le Neues Leipziger Tagblatt, on pouvait lire ceci : « Il est prouvé (!) que 150.000 Mahométans sont tombés victimes des Arméniens ».

Qu'on relise à présent le communiqué turc qui est d'une prudente réserve. Il repose sur un exemple de calcul statistique : le vilayet de Van compte 180.000 Musulmans parmi ses habitants (environ 30.000 Turcs et le reste Kurdes). 30.000 de ceux-ci se sont enfuis du vilayet de Van. Il ressort de la troisième phrase du communiqué que les Russes se trouvaient alors au delà des frontières occidentales du vilayet de Van, sur la rive ouest du lac, 30.000 Turcs s'étaient enfuis des régions du nord et du nord-est, occupées par les Russes. 150.000 Kurdes se trouvaient dans la région du sud et du sud-est qui d'un côté confine au Tigre et de l'autre à la vallée du Zab supérieur, dans le pays des Kurdes de Hakkiari. C'est le pays des tribus kurdes presque indépendantes, qui n'avait été touché par les Russes que dans sa partie septentrionale. Naturellement on ne pouvait « rien savoir », au quartier général turc, du sort de ces régions reculées et des « 150.000 Musulmans » qui y habitaient. Mais, Arméniens et Russes étaient tout aussi peu renseignés sur leur sort. Les Russes n'avaient même aucun intérêt à occuper ces régions, puisque les cheikhs de ces tribus kurdes ne se souciaient vraiment pas de la Turquie. De fameux cheikhs kurdes avaient, déjà avant la guerre, conspiré avec les Russes et avaient été aimablement reçus à Tiflis et à Saint-Pétersbourg.

Quatrième communiqué turc

Agence Télégr. Wolff

(non officiel)

Constantinople, le 12 juillet 1915.

Il répond à un article de la Gazette de Lausanne du 19 juin dans lequel on affirmait que « le Gouvernement ottoman couvrait de sa protection les excès commis contre les Arméniens vivant en Turquie, et que ces excès consistaient souvent en massacres ». Le même article affirme que 50.000 Arméniens prennent part à la guerre et, parmi eux, 10.000 volontaires qui sont du coté russe et offrent leur sang pour la cause des Alliés. L'Agence télégraphique turque Milli fait là-dessus la déclaration suivante : « Nous croyons inutile de démentir de telles absurdités ; nous demandons seulement comment les journaux ennemis qualifieraient la manière d'agir de leurs compatriotes qui se lèveraient contre leur patrie, passeraient à l'ennemi et combattraient leurs frères, restés dans les armées de leur patrie. C'est le cas de ces Arméniens, qui sont célébrés comme des héros et des martyrs, tandis que ce sont eux-mêmes qui sont la cause et les instruments des crimes cruels qui sont commis par eux contre leurs frères en religion, contre la population musulmane de nos provinces orientales.Le Gouvernement ottoman procède avec la plus grande prudence pour punir tous les coupables suivant la loi et étend sa protection bienveillante sur tous les honnêtes et paisibles citoyens vivant en Turquie et dont un grand nombre combat dans les rangs de l'armée turque. Nous affirmons avec un profond mépris que toutes les armes sont bonnes à nos cyniques ennemis. Ils ont la bassesse de nous attribuer, en renversant les faits, les crimes que commettent tous les jours les Russes dans le Caucase et la Perse. »

On omet de dire qu'il s'agit ici des Arméniens de Russie. Que dirait-on si nous, Allemands, nous nous agitions parce que des centaines de milliers de Polonais combattent dans l'armée russe ? Ou bien l'auteur turc de cette omission ne sait point qu'un million et demi d'Arméniens sont sujets russes, ou bien plutôt il spécule sur l'ignorance du public en fait d'ethnographie. S'il avait ajouté qu'il s'agissait d'Arméniens de Russie, il serait obligé alors de nous épargner son pathos. On ne sait rien des méfaits des Russes au Caucase et en Perse. Par contre, des bandes turques ont, avec le concours des adjares (Géorgiens mahométans), organisé des massacres sur le territoire russe, dans la région d'Artwin et d'Ardanousch (page 90).

Cinquième communiqué turc. Agence Télég. Wolff.

Constantinople, la 16 juillet 1915.

Il se sert du même artifice, en affirmant d'abord que les Arméniens continuent «de combattre la Turquie aux côtés des Russes ». On parle ensuite de l'existence

« d'un plan précis, préparé depuis longtemps », que les Arméniens continuent à exécuter ponctuellement. Mais

on apporta à cela aucune preuve, hormis le cas de

Chabin-Karahissar, où il s'agit d'une défense contre un massacre imminent. (Cfr. page 75). Voici ce qu'en dit le communiqué :

« Le 2 juin, ancien style (12 juin, nouveau style), 500 Arméniens armés, auxquels s'étaient joints des déserteurs de même race, attaquaient la ville de Chabin-Karahissar et les quartiers musulmans, où ils sacagèrent toutes les maisons. Ils se barricadèrent ensuite dans la citadelle de la ville et répondirent aux conseil paternels et conciliants des autorités locales par des coups de fusil et des bombes ; là 150 personnes civiles militaires furent tuées. Une dernière proposition du Gouvernement, qui avait pour but d'obtenir leur soumission sans répandre de sang, resta sans résultat. Dans ces circonstances, les autorités se virent obligées de pointer les canons contre la citadelle et, par ces mesures violentes, on réussit à réduire ces rebelles, le 20 juin. De pareils mouvements révolutionnaires, qui éclatent çà et là, nous forcent à soustraire de nos armées des différents fronts, des forces pour les réprimer. Pour nous épargner cet embarras et empêcher le retour d'incidents dont en même temps que les coupables, la population paisible souffre aussi des dommages regrettables, le Gouvernement Impérial a dû prendre, contre les révolutionnaires arméniens, certaines mesures préventives et restrictives.

« Par suite de l'exécution de ces mesures, ces Arméniens ont été éloignés des zones des frontières et des régions où existent des lignes d'étapes. Ainsi ils ont  été soustraits à l'influence plus ou moins effective des Russes, et ont été mis hors d'état de nuire aux intérêts suprêmes de la défense nationale et de la sécurité intérieure du pays. »

Il est fait allusion ici, pour la première fois, à la déportation de très grand style qui avait été décidée contre tout le peuple arménien. Elle est toutefois limitée aux zones de frontières et aux régions où sont organisées des lignes d'étapes. A ce compte-là, toute la Turquie, à l'exception des déserts de l'Arabie, est constituée de « zones de frontières et de lignes d'étapes ». Enfin, la préoccupation au sujet de la population innocente et paisible, qui souffre aussi des dommages regrettables, à côté des coupables, rend un son étrange.

Cette « population innocente et paisible » était à cette époque dépouillée de tous ses biens par ordre des autorités, Les hommes étaient tués ; les enfants innocents et les femmes paisibles se trouvaient sur le chemin des déserts de l'Arabie.

Sur la défense du quartier arménien de Van par les Arméniens du pays et l'occupation de Van par les troupes turques, le Gouvernement turc a gardé officiellement le silence.

Résultat.

Présentons maintenant dans leur nudité les faits cités dans les cinq communiqués du Gouvernement turc, avec l'indication des noms de personnes et de lieux, comme preuve d'un soulèvement révolutionnaire du peuple arménien.

Ce sont les suivants :

1° Garo Pastermadjian, qui a son domicile à Tiflis, se rend à la fin d'août 1914, - donc avant que la Turquie soit en guerre, - d'Erzeroum au Caucase et se joint, au début de la guerre, à un prétendu corps de volontaires arméniens. Le reste de ce qu'on lui reproche concerne la manière dont les Russes conduisent la guerre.

2° Deux Arméniens, Toros Oglou et Agob, font dérailler des trains en Cilicie.

3° Des commandants de bateaux anglais et français se mettent en rapport avec des Arméniens des régions de la côte.

4° Des Arméniens de Zeïtoun ont opposé de la résistance aux autorités.

5° Les chefs de parti de l'opposition turque ont tramé un complot dans lequel étaient impliqués quatre Hintchkistes (Le complota été découvert avant la guerre).

6° Les Arméniens de Van, Chatakh Havasour, Kevagh et Timar, au sud-est du lac de Van, « se sont levés les armes à la main ». 7° 500 Arméniens de Chabin-Karahissar se sont emparés de la citadelle.

Voilà les faits cités par les communiqués. Ces preuves ne suffisent pas pour établir l'accusation d'un plan de révolution arménienne. Nous avons déjà, dans l'histoire de la déportation, exposé les faits qui n'appartiennent pas à la catégorie des actes d'espionnage, commis contre les Puissances belligérantes, et en particulier les événements de Zeïtoun (page 10 et suivantes) de Chabin-Karahissar (page 75) et de la région de Van (page 96 et suivantes).Dans notre exposé précédent, nous avons établi que ni le Patriarcat, ni la Daschnakzoutioun, ne se sont rendus coupables d'actes quelconques de trahison et qu'ils n'ont même pas conçu le projet de tels actes. On doit reconnaître, au contraire, que ces deux organisations ont fait le possible pour éviter tout acte qui aurait pu être mal interprété par le Gouvernement, et qu'elles ont rempli en toute conscience leur devoir national. Les Daschnakzagans, en particulier, en qualité d'amis politiques de longue date et de partisans des idées du Comité « Union et Progrès », furent extrêmement surpris et étonnés que leurs intentions loyales et leur camaraderie, qui ont duré jusqu'au dernier moment, aient été récompensés par une vile ingratitude de la part de leurs amis politiques et personnels, et que leur vie se soit trouvée menacée, par ceux-là mêmes auxquels ils avaient sauvé la vie pendant la réaction. La participation de quatre Hintchakistes de l'étranger au complot tramé par les chefs de l'opposition turque n'avait en tous cas rien à faire avec le peuple arménien, ou avec un soi-disant soulèvement de celui-ci, même en faisant abstraction du fait que ce complot a précédé la guerre et qu'il était déjà découvert en mai 1914. Les efforts pour utiliser ce complot turc comme preuve d'une révolution arménienne prouvent seulement qu'on n'a pas en mains d'autres pièces comme preuves.

Puis donc que les organisations politiques et ecclésiastiques du peuple arménien ont gardé une parfaite loyauté, et même ont été amèrement déçues dans leur loyauté ; puisque d'autre part il n'existait point et il n'a point été découvert par le Gouvernement turc d'autres organisations capables de mettre en révolution le peuple arménien, on doit nécessairement chercher d'autres motifs plus profonds qui puissent expliquer tout le cours des événements.

1) La photographie représente la bénédiction du drapeau d'un corps de volontaires russes-arméniens, à laquelle assistait Garo Pastermadjian. Il n'a jamais combattu lui-même par les armes, mais il s'est occupé de l'organisation de l'oeuvre de secours aux réfugiés arméniens. Encore moins a-t-il été blessé.