Y.Ternon, Mardin 1915 Livre II. Anthologie de récits de la grande Catastrophe.

I. RÉCITS DES CONVOIS ET DES ENLÈVEMENTS
(référencés C)

1. Un convoi venu de Kharpout

[ J. Rhétoré, pp. 265-271]

« Un convoi d’Arméniennes de Kharpout suivait ce chemin mortel de Mardine à Ras-el-Aïn au plus fort de l’été. Elles mouraient de soif et de faim et on leur refusait tout soulagement parce qu’elles devaient mourir bientôt. Les conducteurs eux-mêmes étaient impatientés d’avoir à traîner avec eux des masses de personnes qui ne pouvaient plus avancer ; ils décidèrent d’en finir comme ils en avaient l’habitude et y étaient autorisés, c’est-à-dire en massacrant, ce qu’ils firent en effet. Toutes ces malheureuses femmes, déjà à demi mortes de leurs souffrances, se laissaient achever sans mot dire. Les plus vaillantes avaient été épargnées. Quand elles virent le sang s’échapper des blessures de leurs compagnes tuées, elles se jetèrent sur elles pour sucer ce sang afin de calmer leur soif et elles apaisaient leur faim en mangeant leur chair.

à ce convoi avait été adjoint un jeune Arménien de Diarbékir, âgé de 16 ans, nommé Yacoub. C’est de lui que nous tenons le récit précédent et ce qui va suivre.

Au moment où le convoi fut livré au massacre, des Kurdes se saisissent de lui et veulent le tuer. Aman ! leur crie le malheureux jeune homme, laissez-moi me déclarer musulman. Tous les poignards et les casse-tête dressés contre lui s’abaissèrent et un Kurde l’emmena chez lui. Les Kurdes avaient besoin de bergers car tous les troupeaux des chrétiens avaient passé dans leur mains. Yacoub fut chargé de garder les moutons de son maître. Un jour, celui-ci lui dit : « Il faut que tu prouves que tu es un bon musulman en tuant quelques uns de ces chrétiens impies qui passent aujourd’hui devant notre village » ; c’était un convoi d’Arméniennes de Sivas. Yacoub accepta et, en effet, il en poignarda plusieurs de sa main d’enfant de 16 ans. Après cela les Kurdes eurent pleine confiance en lui. Mais lui devint déchiré de remords pour avoir renié sa foi et trempé ses mains dans le sang chrétien. Il s’enfuit de la maison de son maître et vint à Mardine où il reprit sa vie chrétienne dans une maison de gens charitables qui lui donnèrent refuge. On disait à Yacoub : « Comment as-tu osé tuer de ta main des femmes chrétiennes ? » « Je savais, répondait-il, que la mort était moins amère pour elle que leurs souffrances, d’après ce que j’avais souffert moi-même. » <p.324>

2. Sélection des enfants pour les marchés d’esclaves

[J. Rhétoré, pp. 318-322]

« Ces éléments [les chrétiens épargnés pour les incorporer à la population musulmane] étaient bien choisis. C’étaient, comme nous l’avons dit, les jeunes femmes, les jeunes filles et les enfants ne dépassant pas l’âge de 15 ans pour les enfants mâles. Avec ces éléments, l’incorporation allait d’elle-même. Et d’abord, les jeunes femmes et les jeunes filles, une fois prises, étaient, vu leur situation particulière, acquises à l’islam ; aussi dans les marchés c’était un butin qui se vendait bien. Il en est de même des enfants de 3 à 8 ans. Au bout d’un mois ou deux de séjour dans une famille musulmane où ils n’étaient pas maltraités, ils avaient oublié leur famille primitive et ne pensaient plus qu’à contenter leur nouvelle famille. Je sais plusieurs enfants de cet âge que des parents chrétiens tentèrent de racheter, mais qui ne voulurent pas les suivre. Un autre enfant de six ans, après un séjour d’un an chez les musulmans s’était si bien adapté aux usages islamiques que dès qu’il entendait la voix du muezzin sur le minaret, il se mettait aussitôt en position pour la prière, les mains derrière les oreilles pour s’isoler des bruits du monde. Il accomplissait très exactement toutes les inclinations prescrites et même les prostrations en deux temps. J’ai vu des petites filles arméniennes de 5 à 6ans qui récitaient en arabe les formules de la foi islamique avec autant d’assurance et de candeur qu’elles récitaient auparavant les prières chrétiennes.

Les enfants de 10 à 15 ans s’identifient moins facilement à l’islam car les idées et les habitudes chrétiennes sont plus imprimés chez eux. On ne peut être sûr d’eux qu’après un séjour prolongé chez les musulmans. Aussi ne sont-ils qu’un butin qui rétribue médiocrement sur le marché, car l’acheteur est obligé de faire entrer en ligne de compte le periculum sortis, c’est-à-dire le danger de perdre son sujet. C’est pourquoi les massacreurs n’y regardaient pas de si près pour les tuer.

Les enfants de 15 ans n’inspiraient aucune confiance et ils n’étaient épargnés que s’ils demandaient eux-mêmes à devenir musulmans.

Quant aux petits enfants de quelques mois jusqu’à deux ans, considérant qu’ils donnent des embarras pour les élever et que leur existence même était très précaire, surtout dans un nouveau milieu, on s’en débarrassait de la manière la plus prompte, en leur coupant la tête ou en les frappant contre un mur ou contre une pierre, en les écartant et d’autres manières qui étaient un jeu pour les massacreurs.

Tout le bétail humain apporté à Mardin était arménien, de toutes les provenances. Poussés par la pitié les chrétiens rachetèrent beaucoup de ces pauvres créatures, surtout des enfants car les grandes personnes étaient accaparées par les musulmans [cette phrase est rayée dans le manuscrit] ». <p.325>

3. Jours de marché

[H. Simon, pp. 128-130]

« On traita un jour de la vente d’une fille échappée au massacre de son convoi. Presque millionnaire hier, elle était aujourd’hui une pauvre poupée vivante sur laquelle spéculait son ravisseur. L’une de ses sœurs, elle-même ruinée, eût voulu la racheter ; mais il lui manquait la somme de vingt livres turques (460 francs) et la jeune fille ne fut pas rendue…

Un Syrien catholique de Mardine avait perdu son fils unique, âgé de 4 ans. Au retour du cimetière, une vision étrange lui apparut sur sa route, qui dissipa ses angoisses présentes et absorba toute son attention. Pour n’être pas victime d’une illusion d’optique, il s’approcha et vit devant lui un enfant arménien à vendre, dont un musulman débattait le prix. Mais cet enfant c’était le sien, celui-là même qu’il avait confié à la terre : mêmes yeux et même âge, même taille et mêmes charmes : c’était son petit Saïd revenu du tombeau. Point de méprise possible : le ciel lui rendait son fils en plaçant sur son chemin ce qu’un malheur lui avait ôté. Et, sous l’effet de la joie plus encore que de la pitié, il voulut redevenir père. Il achète le petit Arménien pour 4 médjids (16 francs) et le revêt des mêmes habits que portait l’enfant décédé. – Là, dit-il à sa femme, nous n’avons rien perdu… Sur la table, tu mettras la même tasse de lait caillé pour le petit, et dans notre cœur nous mettrons pour lui la même somme de dévouement ».

Signalons cet autre trait de charité épiscopale :

« Venez donc voir, me dit un jour, S.G. [Sa Grâce] M gr Tappouni, venez voir : j’ai acheté une petite fille ». Et S. G. qui fait bien les choses, avait déjà trouvé une mère adoptive pour une mignonne créature de 2 ans, enfant d’un village syrien catholique massacré. Quel mystérieux berceau d’osier avait pu apporter cette enfant de Dieu, à travers un fleuve de sang ? Nous l’ignorons. Mais, S.G. n’eut qu’à saisir sur le rivage et le berceau fragile et sa charge précieuse, et à la confier à la charité d’une de ses diocésaines. L’enfant, que S. G. appela Marie, lui avait coûté un médjid (4 francs.) »

4. Comportement des maîtres musulmans envers les enfants enlevés

[J. Rhétoré, pp. 328-332]

« Le plus grand nombre des maîtres musulmans se montrent durs pour leurs sujets chrétiens qui refusent d’embrasser l’islamisme. Je citerai des faits qui feront mieux comprendre la situation.

[récit a] Dans l’automne de 1915, une petite fille d’un convoi d’Arméniens du Nord, âgée d’environ 7 ans, avait été acquise par un musulman <p.326> mâde Mardine. La pauvre petite était battue tous les jours par son maître pour qu’elle se déclarât musulmane. – Non, disait l’enfant, je suis chrétienne. Des voisins chrétiens entendaient tous les jours les cris de l’enfant et les coups dont on la nourrissait, mais ils ne pouvaient rien faire pour la secourir. Enfin, un jour, le musulman, pris d’une furie diabolique, dit à la petite Arménienne : « Puisque tu ne veux pas faire ma volonté, tu mourras aujourd’hui » et il l’entraîna sur la terrasse de la maison. Il l’amena jusqu’au bord et lui dit : « Veux-tu faire ce que je te dis ? » « Non, je suis chrétienne, répéta l’enfant. » D’un coup de pied dans le dos le barbare la pousse dans l’espace et elle s’aplatit sur le sol. Les voisins chrétiens qui avaient vu la scène accourent et ramassent la pauvre petite qui vivait encore ; ils l’emportent dans leurs bras comme une chose sainte car elle avait confessé le Christ au péril de sa vie. Heureusement, son ange gardien l’avait préservée dans sa chute terrible qui n’eut guère d’autre suite qu’un blessure au front. On l’apporta à l’évêque syrien [Monseigneur Tappouni] qui la plaça dans une bonne famille où elle est non seulement aimée mais encore vénérée comme une martyre.

[récit b] Au printemps de 1916, j’entendis raconter le fait suivant. Dans un convoi d’Arméniennes déportées, une femme fut capturée avec sa nièce âgée de 7 ans. Toutes les deux devinrent la propriété d’un agha kurde puissant qui parvint à obtenir de l’Arménienne qu’elle devienne son épouse et embrasse l’islamisme. Il voulait aussi que la petite nièce devint musulmane, mais elle s’y refusait toujours. — Moi je suis chrétienne, disait-elle simplement. — Je t’arracherai les ongles, dit le Kurde, si tu ne fais pas ce que je veux. Un jour, en effet, devant la résistance de l’enfant, il se mit en devoir d’accomplir sa menace. L’enfant tendit sa main et le barbare lui arracha un ongle. — Tous les autres y passeront, si tu résistes, ajouta-t-il. — Je ne veux pas être musulmane, lui répondit l’enfant, en enveloppant son doigt ensanglanté dans un coin de sa robe. Une personne qui la vit après ce supplice lui demanda : — As-tu beaucoup souffert ? — Je me suis raidie, dit-elle, et j’ai supporté. — Comment feras-tu si on t’arrache les autres ongles ? – Je ferai comme aujourd’hui.

Le Kurde sans pitié exécuta sa menace toute entière : pendant dix jours de suite, il arracha chaque jour un ongle à l’enfant qui ne broncha pas plus dans le support de son supplice qu’elle ne broncha dans sa volonté de rester chrétienne. Le Kurde était vaincu et la tante couverte de honte pour sa lâcheté. On chercha à racheter l’héroïque enfant pour la sortir des griffes de cette bête féroce, mais on ne put y réussir. Qu’advint-il d’elle ensuite ? Je n’ai pu le savoir. Probablement, elle aura été tuée.

Une autre petite fille arménienne étrangère subit à Mardine le même supplice de la part d’un musulman qui était maître de turc à l’école des <p.327> syriens. Il quitta le pays et l’enfant désonglée put lui être prise et mise dans une maison chrétienne.

Deux jeunes filles arméniennes d’une maison riche de Diarbékir, après avoir été capturées par les Kurdes, avaient été vendues à un musulman de Mardine. Cet homme les voyant intelligentes et bien élevées se dit : je ne les tiendrai que si elles deviennent musulmanes. Et tous les jours il travaillait à les faire renoncer à leur religion, mais elles résistaient avec fermeté à tous ses efforts. Furieux de leur résistance, il les tua et jeta leurs corps dans un ruisseau où on les retrouva. L’autorité ne fit aucune information sur ce crime : c’étaient des Arméniennes.

[récit c] En mai 1916, une jeune Arménienne de Brousse âgée d’environ 16 ans se précipite un jour dans une maison chrétienne en s’écriant : « Pour l’amour de Dieu, sauvez-moi ! » Que se passait-il ? Elle était chez un musulman mardinien qui exigeait d’elle qu’elle se livrât à ses passions, mais la noble enfant y résistait malgré tous les mauvais traitements qu’elle devait subir. Elle était d’autant plus convoitée par la brute qui était son maître qu’elle avait pour elle tous les avantages de la nature. On put la mettre à l’abri dans une famille chrétienne dont elle partagea avec reconnaissance la pauvreté ».

5. Les demoiselles

A. Une demoiselle d’Erzeroum

[J. Rhétoré, pp. 338-342]

« En mars 1916, un chrétien de Mardine voyait passer tous les jours, matin et soir, devant sa maison une jeune fille d’environ 18 ans, portant sur la tête, tantôt une cruche d’eau, tantôt un panier de crottin ramassé dans la rue. Elle était vêtue à la musulmane mais son air indiquait une chrétienne et une chrétienne de bonne race [sic]. Le Mardinien se hasarda un jour à l’interroger. Elle lui dit : “Je suis d’Erzeroum, de la famille Demirdjian. Mon père a été tué avec mes frères. Ma mère et moi avons été déportées, mais ma pauvre mère a été tuée en route. Moi, à cause de mon âge, j’ai été capturée par un Kurde qui m’a vendue à un musulman de Mardin chez qui je suis chargée de faire ce que vous voyez et de tous les gros travaux de la maison. Je n’ai pas été élevée à cela. Mon père était riche, mais avant de détruire notre famille le gouvernement s’est emparé de tous nos biens et de tout notre argent”. La pauvre jeune fille soulageait son cœur en contant son histoire, mais elle pleurait à chaudes larmes au souvenir de son état passé comparé au présent. Elle qui faisait bonne mine parmi les demoiselles d’Erzeroum était réduite aux plus bas services d’une maison musulmane et sans doute à subir des hontes qui ne se disent pas ». <p.328>

B. Une demoiselle de Mardin

[Faits et documents, op. cit., pp. 56-57]

« Un Kurde de Mardin, de la tribu Mechkiuli [Meckaouieh], emmène chez lui [à Diarbékir] une jolie vierge arménienne de la famille Aroussian. Cette jeune fille, diplômée du “ High School ”, avait reçu une instruction supérieure et parlait couramment le français et l’anglais. M lle Aroussian est informée par hasard qu’un officier supérieur allemand possédant beaucoup d’influence, se trouvait à Diarbékir comme commandant de la section d’automobile. Elle lui adresse une lettre en le priant au nom du Christ et de l’humanité d’intervenir pour la sauver des mains de son ravisseur. Le commandant allemand répond immédiatement qu’il veut bien la sauver à la condition de lui servir de maîtresse pendant son séjour à Diarbékir. Le cœur de la jeune fille se révolte devant cette proposition insultante. Elle lui écrit qu’elle préfère être la femme d’un Kurde inculte et à demi sauvage que la maîtresse d’un monstre allemand ».

6. La vie quotidienne d’un enfant arménien dans un village kurde

[H. Mutevelian, Mémoires de l’exil de 1915, op. cit., pp. 21-35]

Après l’arrestation de son père – un notable de Diarbékir déporté avec le convoi du 31 mai et assassiné peu après –, le petit Haroutioun, âgé de huit ans, est déporté avec sa mère, ses deux frères et ses deux sœurs. Au sud de Mardin, sans doute près des citernes de Dara, une partie du convoi est détruite par les gendarmes circassiens qui l’escortent. Sa mère est assassinée. Puis arrivent des paysans kurdes :

« Ces paysans se mirent à choisir parmi nous les plus beaux des garçons et des filles qui composaient notre groupe. Leur intention était de nous emmener avec eux pour nous adopter. Avec mes frères et mes sœurs, nous nous serrions bien l’un contre l’autre pensant ainsi ne pas être séparés, attendant dans l’angoisse ce qu’allait être notre sort. Nous étions pétrifiés et inconscients de ce qui nous attendait.

Soudain un Kurde s’approcha de moi et me saisit par les épaules. D’autres Kurdes s’emparèrent de mes frères et de mes sœurs pour les emmener avec eux vers l’inconnu. Ainsi la famille se trouva démembrée… Tous les enfants arméniens se trouvèrent disséminés parmi la population kurde. Tous ? Non, pas tous ! Puisque, nous l’avons appris par la suite, une cinquantaine d’enfants ne trouvèrent pas preneurs. Est-ce parce qu’ils étaient moins beaux ou parce qu’ils semblaient moins forts ? Ou tout simplement parce qu’il y en avait trop ? Ils furent impitoyablement massacrés et leurs cadavres jetés dans le puits… <p.329>

Les familles kurdes qui nous avaient soi-disant adoptés, habitaient dans des villages dispersés à travers toute la contrée. Par conséquent, il ne nous fut plus possible de nous rencontrer entre enfants arméniens. Ils changèrent nos noms, nous attribuant des patronymes islamiques, nous imposant leurs religion. Ils effacèrent de nos jeunes esprits toute réminiscence arménienne. Nous devenions la propriété de nos maîtres, corps et âmes… »

Le jour de son enlèvement, après avoir marché des heures, l’enfant arrive dans le village, composé de quelques maisons en torchis. Il entre dans la maison de son « maître » et on lui apporte un grand bol de yaourt dilué dans de l’eau, puis une assiettée de boulghour, une sorte de pilaf préparé avec du blé concassé : « Je devais manger avec les doigts, les Kurdes ignorant l’usage de la cuillère et de la fourchette. Voyant que je ne parvenais pas à manger comme eux, ils ont tout de même trouvé une cuillère en bois qu’ils m’ont donnée. En quelques instants, j’avalais tout le contenu de mon écuelle. à présent que mon estomac était copieusement rempli par la boisson et le pilaf, mon corps meurtri par les émotions et la fatigue sombra dans un puissant engourdissement… Un amas de paille dans un coin du gourbi était ma litière toute désignée ; je m’y allongeai et ne tardai pas à sombrer dans un profond sommeil…

La masure ne comportait qu’une seule pièce dans laquelle vivaient quatre personnes : le Kurde, ses deux femmes et moi-même, ainsi que les vaches. Mes hôtes couchaient sur un grabat à même le sol en terre battue. Les vaches et moi partagions la litière. Lorsqu’on venait d’étaler de la paille fraîche, mon lit était haut et confortable. Au fur et à mesure que les vaches mangeaient de la paille, cette couche s’amenuisait, et au matin je me retrouvais à même le sol allongé dans les immondices puants des animaux… Je dormais le corps nu, une chemise de nuit étant bien superflue. Elle aurait été le refuge des poux et de la vermine qui pullulaient en ces lieux… »

L’enfant évoque ensuite son lit douillet et sa vie avant la catastrophe. Il doit gagner son pain en accomplissant des tâches pénibles bien au-dessus de ses forces : « Je ne pouvais plus porter mes chaussures qui étaient devenues sèches et dures comme du bois tant mes pieds étaient enflés et meurtris. Je marchais donc comme les autres Kurdes, pieds nus. Les premiers jours je souffris terriblement et me blessai. Petit à petit, je m’y habituai et la plante de mes pieds devint dure comme de la corne. Reprenant progressivement des forces, j’exécutais tous les travaux dont on me chargeait, au même rythme que les autres. J’étais habillé d’une longue chemise blanche et coiffé d’un chapeau en toile nommé agal-kafié… En peu de temps j’étais devenu si semblable à mes ravisseurs qu’un étranger non averti n’aurait pu me différencier des autres enfants <p.330> du village. Petit à petit, je m’intégrais à la vie du village, apprenant leur langage, mimant leurs us et coutumes, leur mode de vie.

De son côté, le Kurde qui était devenu mon maître absolu avait entrepris de faire mon éducation dans la foi musulmane. Malgré son ignorance totale de l’écriture et un vocabulaire restreint, il m’enseignait le Coran. Il me faisait réciter certaines sourates par cœur avec l’intonation d’un vrai croyant… »

Quelques semaines après, son maître consent à ce qu’il se rende dans le village où se trouve l’un de ses frères. Celui-ci lui apprend que leur sœur cadette est vivante et se trouve dans un village voisin. Ils y vont, mais le propriétaire de l’enfant craint que leur présence ne gêne son intégration et il leur ordonne de ne plus revenir. Puis les deux frères doivent aussi se séparer. Lorsque, quelques mois plus tard, il veut revoir son frère, il apprend qu’il n’est plus là, qu’il a été échangé contre un mouton et que son nouveau maître, un montagnard kurde, l’a emmené dans sa montagne. Néanmoins, il y a de nombreux Arméniens dans le hameau où il vit : « Le hameau dans lequel nous étions relégués ne comprenait que quelques masures abritant au plus une dizaine de familles kurdes. Celles-ci vivaient pauvrement dans la crasse et la promiscuité. Dans ce milieu hostile vivaient également sept jeunes gens et jeunes filles arméniennes, comme moi arrachées à la mort. Malgré mon jeune âge, je ne pouvais m’empêcher de penser que si, dans un village aussi misérable, il y avait sept jeunes chrétiens captifs, combien avaient été ainsi répartis dans toutes les autres agglomérations plus importantes de cette région… Au début, on avait strictement interdit aux jeunes chrétiens de sortir des familles et de se rencontrer. Puis, jugeant que l’assimilation était suffisante, nous fûmes autorisés à nous voir. Nous nous réunissions le soir, après le dur labeur des champs. Nous évoquions entre nous le temps béni où nous étions dans nos foyers…

Ce petit village vivotait dans des conditions bien précaires. La terre était sablonneuse et stérile. L’eau qu’il fallait charrier de la rivière éloignée d’environ 500 m était rare. C’était un travail épuisant qui incombait aux captifs. Le sol aride malgré notre travail ne donnait que de maigres récoltes. Même l’herbe était rare. Cette pauvreté continuelle incitait les hommes à se livrer au pillage et, conséquence directe, au meurtre. Ils ne dédaignaient pas de s’emparer des moindres objets, même sans valeur, du linge et des vêtements ensanglantés de leurs victimes qu’ils laissaient nues sur la terre craquelée, comme pour faciliter l’œuvre sinistre des charognards qui rôdaient alentour et des rapaces qui, vite avertis, accouraient au festin…

Sept familles vivaient dans notre village, dominé par un maire, véritable seigneur à qui appartenaient toutes les terres environnantes. Les six <p.331> autres familles devaient travailler pour assurer la prospérité du chef. Celui-ci accaparait toutes les récoltes de la terre et les prises procurées par le pillage, ne laissant à ses vassaux que de quoi subsister…

Les conditions alimentaires étaient les suivantes : deux repas par jour, tous les jours identiques. Le matin, au point du jour, une écuelle de lait avec un morceau de pain lavache [le lavache est un pain sans levain cuit sur une pierre chaude. Il a l’épaisseur d’une feuille de papier] ; le soir, un bol de soupe ou une assiette de pilaf. Nous mangions comme des bêtes, accroupis à même le sol. La famille dont je dépendais recevait du maire, pour toute nourriture et ceci pour une année, quatre sacs de farine. à ce régime, j’avais constamment faim… Trois ou quatre fois l’an, aux grandes fêtes de l’islam, le maire égorgeait un mouton. Il en gavait sa propre famille et daignait nous laisser quelques morceaux. Ces jours-là, le repas était présenté sur deux plateaux en métal. Sur l’amas de pilaf les morceaux de viande étaient disposés, bien grillés et brillants de graisse, l’odeur qui s’en dégageait me remplissait les narines et me faisait saliver d’avance. Mais je n’étais autorisé à me servir que lorsque tous les membres de la famille étaient repus…

Personne ne connaissait l’existence du savon. Une poignée de terre le remplaçait avantageusement et comme il n’y avait pas d’herbe sur ce sol ingrat, nous nous essuyions le derrière, après nos besoins, avec une pierre moins rugueuse que les autres. Il nous arrivait de laver nos vêtements. Pour cela nous allions jusqu’à la rivière et nous battions le linge contre les plus grosses pierres. Ensuite nous l’étendions sur les buissons épineux pour le faire sécher…

Malgré la nourriture déficiente, la mauvaise hygiène, les sévices répétés, j’étais non seulement en bonne santé, mais sain et robuste. Cela semble justifier le proverbe arménien qui dit : « Dieu affectionne les enfants qui grandissent le derrière nu sur la pierre ».

Puis vint le printemps [1916]. Il ne pleuvait toujours pas dans le désert. Par contre, le fleuve à sec durant tout l’hiver grossit, alimenté par les eaux provenant de la fonte des neiges des montagnes. Il ne tarda pas à déborder et à envahir la campagne environnante… »

Puis l’enfant s’évade avec ses compagnons chrétiens. L’un d’eux est jacobite et il les conduit au couvent de Deir-al-Zaafaran où ils sont accueillis et protégés. C’est ainsi que de Ahmed, il devient Gergis. Il est hébergé plusieurs mois au couvent, avant de gagner un orphelinat arménien à Mardin où nous le retrouverons [cf. infra, récit.] <p.332>

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