Y.Ternon, Mardin 1915 (RHAC IV), Livre I troisième partie, Mardin dans la guerre mondiale.

Chapitre II.
Mai 1915

A. Préparation du meurtre

Au début de mai 1915, Rechid bey, vali de Diarbékir, envoie au mutessarif de Mardin, Hilmi bey, l’ordre d’emprisonner les notables de cette ville. Hilmi répond par le télégramme suivant que cite le père Rhétoré – et dont il garantit l’authenticité – : « Je ne suis pas un homme sans conscience. Je n’ai rien à reprocher aux chrétiens de Mardin. Je n’exécuterai pas vos ordres »1. Un témoin chaldéen en donne une version plus complète : « Les Arméniens de Mardin sont de confession catholique et parlent uniquement arabe. Ils n’ont pas de rapport avec les Arméniens grégoriens (sic). Donc l’esprit de ces indépendantistes ne les a pas atteint et ils n’ont pas d’armes. En outre, ils sont réputés pour leur honnêteté et leur civisme. Ils sont innocents et il n’y a aucune faute à leur reprocher. En ce qui concerne les autres communautés, il n’y a personne parmi elles qu’il faut arrêter »2. En outre, Hilmi envoie plusieurs télégrammes à Constantinople pour s’opposer à ces mesures et demander que l’on ne touche pas aux chrétiens de Mardin. N’ayant pas reçu de réponse, il démissionne. Selon une autre version, il est destitué. Quoiqu’il en soit, il est nommé à Mossoul à un poste moins élevé3. Hilmi bey part quelques semaines après, alors que commencent les arrestations des notables de Diarbékir4. Rechid prépare aussitôt le terrain en envoyant une commission composée de trois « hommes de confiance » : le commissaire de police, Memdouh bey Koranli ; le secrétaire du vilayet, Ibrahim Bedreddine bey, qui sera nommé mutessarif en septembre 1915 ; et Chakir bey, son propre aide de camp, qu’il place à la tête de la gendarmerie de Mardin – Memdouh est nommé ainsi par les « chroniqueurs » de Mardin ; de même Chakir est Chukri bey. Pour compléter cette commission – que les citoyens de Mardin appellent le « comité d’exécution » – Bedreddine, qui en est le président, s’adjoint les services du président du tribunal correctionnel, Khalil Abdi effendi et de l’adjoint au maire de Mardin, Kzar Kaomeli, qui est nommé à la tête de l’organisation des déportations. La création du comité correspond au moment du passage à Mardin du député <p.113> de Diarbékir, Hassan effendi, le fils du massacreur de 1895, Arif5. Hassan ne peut être que le député Feyzi, qui s’est illustré dans la destruction des Arméniens de Diarbékir, mais c’est sous ce nom que le présentent les « chroniqueurs ». En 1913, Hassan avait fait assassiner son concurrent aux élections législatives, Ohannès Kazazian, un Arménien catholique, membre d’une vieille famille de Mardin. Il avait alors fait venir son père, Arif, et le commissaire Memdouh. Tous deux avaient abattu Monsieur Kazazian en pleine rue, à coups de revolver. Leur victime, qui avait survécu quelques heures avait refusé de dénoncer ses assassins6. Hassan est également envoyé de Diarbékir pour convaincre les musulmans de Mardin de la nécessité de tuer tous les chrétiens. Il leur explique que le moment est opportun, que les puissances européennes n’interviendront pas et que les Allemands les soutiendront. Les notables de Mardin qui, en 1895, ont aidé les Arméniens à se défendre contre les Kurdes, sont peu disposés à mettre à mort leurs concitoyens chrétiens. Mais, devant les garanties apportées par le député et afin de ne pas se désolidariser des musulmans des autres villes, ils en viennent peu à peu à admettre l’idée du massacre. Ce travail de propagande accompli dans la ville, Hassan poursuit sa tournée dans les principales localités du sandjak. Il va également dans les villages kurdes où il s’entretient avec les chefs. Ceux-ci sont prêts à détruire les villes et villages chrétiens, mais ils demandent une garantie : un ordre du gouvernement précisant qu’il faut massacrer maintenant les chrétiens et qu’il n’y aura pas de sanction. Ce permis de tuer leur est délivré, mais, la besogne accomplie, les autorités récupéreront ces pièces compromettantes pour les détruire.

Le comité d’exécution dispose d’un corps d’environ 500 miliciens, une sorte de garde nationale formée dès le début de la mobilisation, en août 1914, sous le prétexte d’aider la police à maintenir l’ordre en cas de guerre. Cette milice, Al Khamsine, avait été recrutée parmi les Kurdes et les Ansariés7. Ce sont pour la plupart des voleurs, des bandits, des assassins qui ont été libérés de prison. Ils vont former le corps des tchété de Mardin. Leurs chefs sont deux Ansariés – Nouri-el-Ansari, Taher-el Ansari – et Fouad Karadieh. Les gendarmes – zaptieh – sont également à la disposition du comité qui a pris la précaution de congédier les gendarmes chrétiens. Un nombre important de ces hommes sont des Circassiens, particulièrement dévoués au vali de Diarbékir, lui-même Circassien8 <p.114>.

Dès son arrivée à Mardin, dans les premiers jours de mai, Memdouh réunit le comité d’exécution et les notables musulmans de la ville. Il leur montre des documents falsifiés prouvant que l’évêque Maloyan et les jeunes Arméniens ont des contacts avec l’Entente et qu’il en ont reçu armes et munitions. Il leur fait signer un document réclamant l’exécution des chrétiens pour les motifs suivants : ils se sont opposés au gouvernement ; ce sont des amis des puissances étrangères ; ils cachent des armes. Il leur fait jurer de garder le secret, puis il se rend à Diarbékir présenter ces « preuves » et revient à Mardin, le 10 mai, avec les pleins pouvoirs pour tuer les chrétiensV. Il réunit à nouveau les notables qui ont donné leur accord signé. Il leur révèle le processus qui sera suivi et leur explique que le travail sera surtout accompli par la milice Al Khamsine. Un des notables, Raphaël Kandir, qui assistait à la réunion, informe ses amis chrétiens. Les autres notables vont au contraire visiter leurs amis chrétiens pour les rassurer10.

B. Remarques sur les sources

Ici, et pour quarante jours, le récit est centré sur une victime : Monseigneur Ignace Maloyan. Des circonstances exceptionnelles – uniques à ma connaissance dans le cas du génocide arménien – permettent de retracer, avec un maximum de précision et une forte probabilité d’exactitude, les événements entourant le meurtre de l’évêque. L’enquête menée par le vice-postulateur de la Cause – qui avait pour mission de déterminer si le martyre de Monseigneur Maloyan devait être proclamé et de préparer sa béatification11 – a été conduite avec rigueur et elle a repris une enquête commencée en 1966. Vingt-six témoins ont été interrogés alors et dans les années suivantes, tous considérés par le tribunal ecclésiastique comme dignes de foi12. Les uns avaient été des témoins directs, d’autres avaient eu des membres de leur famille assassinés dans le convoi de l’évêque. Certains avaient obtenu leurs informations directement des meurtriers turcs, circassiens ou kurdes. Le vice-postulateur, Salim Rizkallah, s’est en outre appuyé pour rédiger son rapport sur dix-sept documents, dont certains inédits – manuscrits demeurés dans les archives d’ordres monastiques –, ainsi que sur la correspondance de Monseigneur <p.115> Maloyan et sur les informations tirées du patriarcat arménien catholique de Bzommar. Cette liste est d’ailleurs incomplète et il faut y ajouter d’autres pièces, en particulier les mémoires du père Jacques Rhétoré et le témoignage du prêtre chaldéen publié par Ara Sarafian13. Cette documentation a cependant été recueillie dans un but précis, au service d’une cause, ce qui conduit à faire quelques remarques. La plupart des documents ont été rédigés par des prêtres ou des religieux qui voyaient en Monseigneur Maloyan un martyr de la foi, ce qu’il fut certes, mais cette observation ne doit pas occulter le fait que cet homme fut tué parce qu’il était Arménien et qu’il était le pasteur des Arméniens catholiques du diocèse de Mardin. L’absence d’Arméniens apostoliques dans le sandjak de Mardin, à la suite d’un long travail de conversion au catholicisme, ne permet certainement pas de déduire que la foi d’un Arménien apostolique était moins forte que celle d’un Arménien catholique. En outre, plusieurs témoins – et parmi eux le plus important, le père Ishac Armalé – sont des syriens catholiques qui étaient depuis longtemps en conflit avec les jacobites. Ils ont néanmoins rapporté fidèlement les massacres de leurs frères « schismatiques ».

La principale question soulevée par les massacres du sandjak de Mardin est, répétons-le, de savoir pourquoi la destruction planifiée des Arméniens a englobé les autres communautés chrétiennes. Le programme d’anéantissement mis au point par le comité central du parti Union et Progrès concernait les Arméniens – le fait est abondamment prouvé. Ils devaient être tués parce qu’ils appartenaient à une communauté nationale et ethnique, et non parce qu’ils étaient de religion chrétienne. Or le programme a, dans le vilayet de Diarbékir surtout, été étendu à des groupes qui n’étaient individualisés que par leur religion, des chrétiens dont les uns étaient catholiques, les autres « schismatiques ». Cette décision a-t-elle été prise à Constantinople ou sur place, à Diarbékir ou même à Mardin ? Est-elle le fait d’initiatives locales, la guerre permettant de régler des comptes anciens ? Est-elle prise par Rechid ? Le vali a-t-il reçu des ordres précis de Talaat ou a-t-il agi sous l’influence de Bedreddine ou de Memdouh, deux personnages particulièrement abjects ? Toute cette histoire se déroule sous le signe du mensonge. Les coupables ont fabriqué des faux, brouillé les traces et effacé les preuves. Il est bien difficile d’apporter à cette question une réponse formelle, mais il semble probable, comme quelques éléments permettent de l’évoquer, que l’extension du processus criminel aux autres communautés chrétiennes est plus le fait d’initiatives locales que d’une décision gouvernementale. <p.116>

C. Premières arrestations

Le 1er mai 1915, 12 syriens catholiques, accusés d’avoir déserté – alors qu’ils n’avaient jamais été enrôlés – sont arrêtés. Deux d’entre eux, Karim Ohan et Abdelnour Mina sont fusillés à Mardin même devant un millier de témoins14.Deux jours après la perquisition de l’église arménienne, le 2 mai, les miliciens envahissent la résidence patriarcale des syriens catholiques. Ils fouillent les bâtiments, profanent même la tombe d’un évêque récemment décédé et enterré dans l’église. Ils ne trouvent pas les armes qu’ils prétendaient être cachées. Les premiers assassinats commencent les jours suivants. Les victimes se succèdent : Bahdi Kawka, Ibn Maklache, Karbo – fils de Moukdsi Hanna Doum –, Youssef Nahabia. Puis Youssef, fils unique de Girgis Kandir, est pendu dans sa maison sous les yeux de sa mère. Vient ensuite le tour de Daoud, fils de Hanna Djinandji – il est enlevé par ses associés, mutilé, tué et mis dans un sac qui est déposé devant la porte de sa maison où sa mère le découvre, le 21 mai15. Le dimanche 23 mai, Taher, fils de Hadj Kouza, conduit un jeune syrien catholique, Issa Ibn Kario, dans un jardin. Il l’attache à un arbre, le viole, lui coupe les oreilles, le nez et les membres. Puis il convoque ses amis et ils dépècent leur victime16.

Les arrestations commencent le 15 mai. Memdouh occupe la maison de la famille Younan et y installe le poste de commandement de la milice Al Khamsine. 17 Arméniens sont arrêtés ce jour-là et emprisonnés dans l’église des capucins. Les notables arméniens – en particulier les Djinandji, les Kandir –, demandent à leurs amis musulmans d’intervenir pour faire libérer les prisonniers. Ils leur rappellent la solidarité des habitants de Mardin en 1895. Les notables musulmans continuent de les rassurer et renouvellent l’engagement qu’ils ont pris de les protéger. Finalement, les Arméniens remettent à Memdouh cinq cents livres or pour faire libérer les prisonniers, mais le policier ne tient pas sa promesse. Le 25 mai, Giriés, fils du marchand arménien Hanna Adam, est arrêté. Le policier, un nommé Ali, le conduit au couvent des sœurs franciscaines réquisitionné depuis décembre 1914. Il le dévêt et le bat en lui demandant de se proclamer musulman. Le jeune homme refuse. La sœur <p.117> Marie de l’Assomption entend ses cris, elle court prévenir sa famille qui parvient à l’emmener. Il sera arrêté le 6 juin par la milice. Le 26 mai, l’église syrienne catholique est à nouveau perquisitionnée. Les miliciens arrêtent et torturent un Arménien, Girgis Hanjo, pour lui faire avouer où sont cachées les armes. Le père de Girgis parvient, en versant une rançon à Memdouh, à le faire libérer, mais cinq autres personnes arrêtées avec lui restent en prison. Dans la nuit du 26 au 27 mai, les miliciens creusent une tranchée en face de l’église syrienne pour y cacher des armes. Ils ont l’intention de revenir le lendemain, de découvrir ces armes et d’accuser les Syriens catholiques. Mais le sacristain veille et déjoue leur plan. Les miliciens partent sans avoir pu enfouir les fausses preuves. Memdouh réussit cependant en faisant torturer par l’un des chefs de la milice, Nouri-el-Ansari, un Arménien, Habib Youné, à découvrir une cache d’armes, mais elle se trouve sur le terrain d’un Kurde, Mohammed Farah. Les policiers prennent alors des photos des armes et des bombes. Ils prétendent qu’elles ont été prises chez des Arméniens de Mardin et ils les envoient à Constantinople17.

Monseigneur Maloyan est conscient de la montée des périls, mais il s’efforce de calmer l’angoisse de ses paroissiens et il les exhorte à obéir à l’autorité civile tout en persévérant dans leur foi. Plusieurs témoins rapportent qu’ils ont averti l’évêque du danger, mais qu’il ne voulait pas quitter Mardin. Un témoin affirme même que des notables arméniens — en particulier Abdelazal Tchélébi — lui auraient proposé de fuir dans le Sindjar où il serait en sécurité, mais qu’il aurait refusé en déclarant : « Le pasteur ne peut pas quitter ses brebis pour avoir la vie sauve »18. Il apprend peu après par un de ses amis du sérail qu’un piège lui est tendu. Un agent envoyé par le commissaire Memdouh a été trouver dans le village de Tell Armen un jeune Arménien, nommé Sarkis, il l’a contraint en le menaçant de le tuer de signer un papier blanc, puis il a inscrit sur cette feuille la phrase suivante : « Le soussigné déclare avoir transporté vingt-cinq fusils et cinq bombes à l’évêché arménien catholique de Mardin. » Apprenant qu’il avait été dupé, le jeune homme avait protesté. Il avait été arrêté et exécuté19 <p.118>.

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1) J. Rhétoré, p. 56.

2) Texte en arabe, reproduit par A. Sarafian, art. cit., trad. [B].

3) Lorsqu’Hilmi part pour Mossoul, Rechid tente de le faire assassiner par le kaïmakam d’une ville de Mésopotamie qu’il doit traverser, mais qui n’est pas sous sa juridiction. Ce fonctionnaire est un ami d’Hilmi bey et il prétend avoir reçu le télégramme trop tard, à son retour d’un voyage dans son caza (Ibid., trad. [B]).

4) Cf. supra, p. 87-88.

5) G. Meyrier, Massacres…, op. cit., documents 109, 124, 125, 127, 128, 140, 146, annexe i.

6) J. Rhétoré, pp. 59-60. Le patronyme Kazazian est ici orthographié Cazazian, ailleurs Kasasian.

7) Les Ansarié – ou Ansarieh – sont une secte musulmane syrienne de la région de Tripoli.

8) Le père Rhétoré émet à ce propos (p. 65) une hypothèse pour le moins curieuse. Il pense que pour des raisons de mariages consanguins les femmes circassiennes seraient stériles et que leurs maris enlèveraient des femmes arméniennes pour les emmener dans leurs foyers et assurer leur descendance.

9) Al qouçara, p. 141.

10) Témoignage d’Abdo Bezer dans Positio, p. 338.

11) Cette béatification a été proclamée le 7 octobre 2001 par le pape Jean-Paul II.

12) Ces témoins ont été interrogés par : Monseigneur Djennandji, évêque de Kamichlié, en 1966 (témoins 2, 3, 4, 5, 7, 9, 10) ; Monseigneur Edouard Kurdy, vicaire patriarcal de Damas, en 1988 (6a, 6b, 8) ; Sa Béatitude le patriarche Ignace Pierre xiv Batanian, au Liban de 1966 à 1970 (11, 12, 13a, 13b, 13c, 13d, 14) ; Monseigneur Antranik Ayvazian, vicaire de Kamichlié, en 1986 (16-21). Deux témoins (1 et 22) ont remis une relation écrite.

13) La liste des témoins et des documents figure dans la bibliographie de Positio. Cf. les explications sur ces documents en tête de ce recueil de notes, dans le paragraphe « remarques sur les sources ».

14) Témoignage d’Abdo Bezer dans Positio, p. 102.

15) Daoud Djinandji a 15 ans. Son père a des biens en société avec Mohammed Charif. Ce dernier aurait falsifié les documents et contraint Monsieur Djinandji à lui céder tous ses biens. Daoud aurait été enlevé – non le 21 mai, mais le 5 juin, selon le père Armalé – par Charif qui l’aurait tué et découpé en morceaux. Le père Armalé confirme que les morceaux auraient été mis dans un sac et déposés devant la porte de sa maison. La police aurait enterré l’affaire.

16) Vincent Mistrih, «Mémoires de A. Y. B. sur les massacres de Mardine», Armenian Perspectives, Nicholas Awde (ed.), Curzon Press, Richmond, 1997, pp. 287-292.

17) A. Sarafian, art. cit., p. 263.

18) Sur le Sindjar, cf. infra, p. 215 et suiv.

19) Positio, p. 114.

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