Y.Ternon, Mardin 1915 (RHAC IV) Livre I deuxième partie, le génocide des Arméniens de Diarbékir.

Chapitre I.
Planification du génocide

Lorsque la menace d’une guerre européenne se précise, c’est le ministre de la Guerre ottoman, Enver Pacha, qui prend l’initiative d’ouvrir des négociations avec l’Allemagne, dès le 22 juillet. Alors que l’ambassadeur allemand à Constantinople, Wangenheim, n’était d’abord guère enthousiasmé par cette initiative tant l’armée ottomane semblait faible, dès l’envoi de l’ultimatum autrichien à la Serbie l’empereur Guillaume II estime que l’Allemagne a intérêt à prendre cette alliance en considération. La guerre est déclarée le 1er août et, le 2 août, le grand vizir, Saïd Halim, et Wangenheim signent un accord par lequel l’Allemagne garantit jusqu’au 31 décembre 1918 sa protection sur les territoires ottomans menacés par la Russie. Dès lors Berlin ne cesse d’exiger l’intervention immédiate de l’Empire ottoman qui s’est engagé par l’accord du 2 août à intervenir au côté des Puissances centrales. La Porte, elle, reste prudente et se contente de décréter, le 3 août, une mobilisation générale2.

Selon le père Rhétoré, 29 700 chrétiens vivent à Diarbékir. La grande majorité sont des Arméniens apostoliques (25 000) ; 1 000, des Arméniens catholiques. Il y a en outre, 2 000 jacobites, 1 250 chaldéens, 250 syriens catholiques, 200 protestants3. Ces chiffres sont, pour les Arméniens, nettement exagérés et il faut retenir ceux de Kévorkian et Paboudjian : 14.100 Arméniens pour une population de 45 000 habitants, à majorité kurde4.

L’ordre de mobilisation générale es donné immédiatement, le 3 août. Il est communiqué à toutes les villes et villages du vilayet. Les appelés ont un délai de dix jours pour se présenter, sinon ils seront arrêtés et sévèrement punis. Les Arméniens de la ville et des environs viennent, comme les autres citoyens ottomans se faire incorporer. Mais l’enregistrement tarde à se faire et les paysans attendent dans de misérables auberges où ils dépensent le peu qu’ils possèdent. Les relations entre Arméniens et musulmans ne se sont guère améliorées depuis 1895. Les Turcs projettent depuis longtemps de ruiner l’économie arménienne à Diarbékir. En 1910, à l’initiative des Jeunes-Turcs, une association regroupant des musulmans, « La Renaissance turque », a en vain tenté de d’emparer du commerce du vilayet et de contrôler l’importation et l’exportation. <p.83> L’ordre de mobilisation fournit aux Jeunes-Turcs de Diarbékir l’occasion de réquisitionner pour l’armée les marchandises appartenant aux Arméniens. Une commission spéciale, dirigée par deux unionistes notoires, Attar Hakki et Djordis Aga-Zadé Keur Youssouf, est constituée dans ce but5. Après avoir procédé à des réquisitions, les Jeunes-Turcs projettent d’incendier le bazar arménien. Ce bazar est célèbre pour le travail du cuivre et de l’or, pour ses soies, ses cotonnades, ses cuirs, ses tapis, ses broderies6. Les conjurés attendent pour mettre leur projet à exécution le départ de Djemal bey, le vali démissionnaire. Le 19 août, selon les directives arrêtées par le comité unioniste, ils mettent le feu au bazar. Les commerçants arméniens qui se précipitent pour combattre l’incendie et sauver leurs marchandises en sont empêchés par les policiers et les gendarmes turcs. L’incendie s’étend à mille quatre-vingts boutiques, trois caravansérails, treize fours, quatre ébénisteries. Des bains et plusieurs autres bâtiments sont détruits7. Selon les consuls de France et d’Angleterre et d’après les chiffres donnés par les commerçants, les dégâts peuvent être évalués à plus d’un demi million de livres turques8. Tous ces biens appartenaient exclusivement à des Arméniens. Seules soixante boutiques turques ont brûlé, mais leurs propriétaires avaient pris la précaution de les vider avant l’incendie. Cet incendie est organisé par le commissaire de police de Diarbékir, Guevranli-Zadé Memdouh9.

Le nouveau vali, Hamid bey, arrive le 23 août. Il fait immédiatement révoquer Memdouh. Le Comité Union et Progrès obtient la nomination du commissaire à Adana où l’incendiaire est chargé de la même mission. Le 6 septembre, la ville est à nouveau pillée par les conscrits kurdes avant leur départ pour Van. Ils rançonnent des familles chrétiennes et prennent tout ce dont ils ont besoin pour le voyage, en particulier des animaux de bât et de l’argent. Le vali fait emprisonner quelques pillards10. Hamid bey reste en fonction à Diarbékir jusqu’au 28 mars 1915. Il est sans cesse en conflit avec les deux représentants du Comité, les députés Feyzi et Zulfi beys qui dirigent le club unioniste de la ville. Ce sont eux qui prennent les initiatives des agressions contre les Arméniens. Feyzi est le fils <p.84> du principal organisateur des massacres de 1895, Pirindji-Zadé Arif11. Arif avait été décoré par Abdül Hamid en récompense de ses crimes et, en 1908, après le rétablissement de la constitution, il avait été élu député au parlement ottoman. Son fils, Feyzi, a, lui aussi, été élu député en 1914. C’est un nationaliste turc fanatique qui adhère aux thèses radicales du panturquisme, comme le confirme le vice-consul anglais de Diarbékir qui s’entretient avec lui le 27 août 1914 [Annexe 1A].

Hamid bey est en conflit permanent avec les notables jeunes-turcs de Diarbékir. Il doit aussi régler le problème posé par une insoumission massive des jeunes Arméniens de la ville. Après la publication de l’ordre de mobilisation, 2 000 jeunes Arméniens de Diarbékir refusent d’y répondre et se réfugient sur les terrasses de leurs maisons où ils défient la police pendant cinq mois. Ils ont installé sur ces terrasses contiguës un petit marché qui leur permet de survivre dans de bonnes conditions. Ce « bataillon des terrasses », comme on le surnomme, inquiète les notables de la communauté arménienne qui négocient avec le vali pour faire cesser cette rébellion. Hamid bey leur garantit la vie sauve et ils sont aussitôt incorporés comme soldats ouvriers et dispersés dans les environs pour être affectés à différents travaux. Selon le témoignage d’un chaldéen de Diarbékir – Hanna, fils de Chamoun –, Hamid bey aurait fait fusiller les habitants chaldéens du village de Carabache, accusés de s’être enfuis dans le vilayet d’Erzeroum, une fausse accusation puisque ces paysans n’avaient pas quitté leur village12. Il aurait alors été assisté de l’inspecteur Eumer Naji, l’un des chefs de l’Organisation spéciale militaire13. Quoiqu’il en soit, Feyzi et Zulfi veulent obtenir le renvoi du vali. Ils s’adressent au comité central de l’Ittihad14 à Constantinople et accusent Hamid d’aider les Arméniens et d’être en relation étroite avec leur évêque. Cette accusation est portée en février, au moment où la décision de détruire les Arméniens de l’empire est prise par le comité central. <p.85> Hamid est révoqué par Talaat qui nomme à son poste le docteur Rechid bey, alors vali de Mossoul15.

Rechid est sans doute l’un des plus grands criminels de l’histoire du génocide arménien. Ce médecin d’origine circassienne porte à lui seul la responsabilité de la planification des massacres dans cette province et même au-delà. Peu avant l’éclatement de la Guerre mondiale, il a été désigné par le gouvernement ottoman pour accompagner l’administrateur hollandais Westenenk, nommé par les puissances européennes inspecteur général du secteur Nord comprenant les vilayet de Trébizonde, Sivas et Erzeroum, selon les dispositions de l’accord russo-turc signé le 8 février 1914. Lorsque la Guerre mondiale éclate, Westenenk est encore à Constantinople et il est renvoyé16. Rechid est donc nommé à Mossoul. Sa désignation comme vali de Diarbékir à la fin mars n’est pas l’effet du hasard. Il arrive dans cette ville le 25 mars 1915, muni d’ordres précis de Talaat et du comité central. Il est, pour le vilayet, pendant deux ans, le seul détenteur de pouvoir et il n’a de comptes à rendre qu’au ministre de l’Intérieur, Talaat. Le nouveau vali amène avec lui son équipe, trois hommes de confiance : le major circassien Ruchdi bey, nommé commandant de la gendarmerie ; Chukri bey, un autre circassien qui devient son aide de camp ; Bedreddine bey qui occupe le poste de secrétaire général du vilayet et qui dirige l’administration civile de la province. Rechid est également accompagné de son yavour – domestique d’honneur – Tewfik bey. Il fait aussitôt revenir d’Adana le commissaire de police, Memdouh, qui reprend son ancienne fonction.

Rechid prend seul ses décisions. Seul Bedreddine a une influence sur le vali. Plus fanatique que lui, animé d’une haine farouche contre tous les chrétiens, le secrétaire général pousse le vali à l’excès dans le meurtre. Il semble, comme la suite le confirmera, que Bedreddine soit le principal responsable de l’extension aux autres communautés chrétiennes d’un processus criminel initialement limité aux seuls Arméniens. Rechid est cependant l’homme indispensable à l’exécution de l’ordre de destruction des Arméniens émis par le comité central. Sa haine des Arméniens ne s’apaisera jamais. Pour pouvoir communiquer rapidement avec Talaat, il fait installer <p.86> à la préfecture une station télégraphique reliée directement avec le ministère de l’Intérieur. L’une de ses premières initiatives est de doubler sa garde circassienne, une cinquantaine d’hommes commandés par Chukri, d’une milice placée sous le commandement de deux unionistes notoires : le jeune Yassi-Zadé Chevki bey, fils du mufti, et l’un des organisateurs des massacres de 1895, Djemil-Zadé Mustafa17. Cette milice – les tchété – a un effectif d’un millier d’hommes recrutés parmi les brigands de la région. Les perspectives de profit sont telles que certains proposent de payer jusqu’à cinq cents livres pour se faire enrôler dans la milice18.

Dès son arrivée, Rechid forme une commission, le haut conseil – Medjlissi Ali – qu’il préside. Feyzi en est vice-président. Les autres membres du conseil sont des personnalités musulmanes de la ville et les hommes de Rechid, en particulier Bedreddine, Ruchdi et Memdouh19. Ce sont ces hommes qui programmeront l’anéantissement des Arméniens du vilayet avec l’appui des Circassiens et des chefs des tribus kurdes.

Les habitants de Diarbékir ignorent encore ce qui se passe dans le reste du pays, les informations étant filtrées par la censure. Ce sont des déserteurs musulmans de l’armée ottomane qui, venus d’Erzeroum, apprennent à la population de la ville la défaite de l’armée ottomane à Sarikamish, la révolte des Arméniens de Van et l’occupation de ce vilayet par l’armée russe, ainsi que les premiers massacres d’Arméniens en Anatolie orientale. Le vilayet de Diarbékir reste pendant toute la guerre à l’écart du front russe, sauf dans son extrémité nord-est. Ce ne sont donc pas des impératifs militaires qui déterminent les mesures de déportation de la population arménienne.

Rechid commence par faire exécuter les jeunes Arméniens du « bataillon des terrasses » de peur qu’ils n’abandonnent la pioche pour le fusil. Le vendredi 16 avril, à l’aube, le quartier arménien est cerné par les policiers, les gendarmes et la milice – ces trois corps collaboreront en permanence aux massacres. Ils enfoncent les portes sous prétexte de chercher des armes et des déserteurs. Ils arrêtent 300 jeunes gens qu’ils conduisent à la prison centrale pour les enrôler. Un crieur public lance un avis : les armes doivent être livrées dans les vingt-quatre heures. Les <p.87> Arméniens restent armés depuis les massacres de 1895 et ils ne livrent qu’une partie de leurs armes. Les autres chrétiens n’ont que de vieilles pétoires utilisées pour faire peur aux moineaux de leurs jardins et ils les remettent volontiers aux autorités. Le vali sait qu’il reste des armes et il multiplie les perquisitions, qui sont aussi pour ceux qui les font une source de profit illicite. Ainsi Memdouh trouve dans un matelas de la famille Khatchadourian quatre mille livres turques (90 000 francs), qu’il dérobe. Ces perquisitions concernent non seulement les domiciles privés, mais aussi les écoles et les églises. Confrontés à ces violations permanentes de domicile, les trois partis arméniens – dachnak, hintchak et ramgavar – se réunissent à l’évêché, en présence de Monseigneur Meguerditch Tchilgadian, évêque arménien apostolique de Diarbékir, pour étudier la situation. Ils tiennent une autre réunion à laquelle prennent part des membres de l’éphorie20, du conseil laïque, l’évêque catholique, le pasteur protestant et d’autres notables. Pendant vingt-quatre heures, ils discutent de l’éventualité d’une résistance aux ordres du gouvernement. Haroutioun Kassabian21, Djirdjis Kazazian – membre du conseil départemental –, Diran Kazazian, Dikran Ilvanian – drogman au gouvernorat –, Stepan Matossian, les frères Dondjian, maître Guiragos Yenokian, soutenus par Monseigneur Tchilgadian, tentent de convaincre leurs interlocuteurs que la résistance par les armes, même désespérée, est la seule solution : il faut défendre énergiquement leur droit et leur honneur. Mais d’autres membres de la communauté, dont le héros de 1895, Joseph Kazazian22, Meguerditch Yéguénian, ainsi que des négociants, menés par Dikran Khatchadourian, sont d’un avis contraire : les moyens sont insuffisants ; ils ne pourront résister plus d’un mois ; après, les pires calamités attendront les Arméniens. La discussion est si tendue que Dikran Khatchadourian menace même Monseigneur Tchilgadian de le livrer aux autorités et de le faire exiler pour préserver la communauté arménienne. C’est ainsi que l’assemblée des notables décide de ne pas s’opposer aux ordres des autorités, des ordres dont elle ne devine pas encore la nature23.

Qu’ils aient ou non remis leurs armes, 1 600 notables sont arrêtés de la fin avril au début de mai 1915, tandis que les perquisitions pour <p.88> découvrir des caches d’armes se poursuivent sans relâche. Sont arrêtés, sans exception : les membres des partis politiques arméniens, des associations de bienfaisance, les représentants des conseils scolaires et ecclésiastiques, les fonctionnaires du gouvernement, les banquiers, les avocats, les propriétaires fonciers, les négociants, les architectes, les ingénieurs etc. ; mais aussi des notables chaldéens et syriens catholiques. Tous sont jetés dans des cachots infects. Une salle pouvant à peine contenir 50 personnes en reçoit 300 à 350. Les prêtres des trois communautés religieuses arméniennes ne sont pas épargnés : Monseigneur Tchilgadian et neuf prêtres apostoliques ; l’archevêque catholique, Monseigneur Andreas Tchélébian, un vieillard, et trois prêtres ; le révérend Hagop Andonian, pasteur protestant. Les prisonniers sont régulièrement interrogés et torturés [récits D 1]. Plusieurs meurent et leurs corps sont jetés chaque jour en dehors des remparts de la ville. Le docteur Floyd Smith, missionnaire de l’American Board à Diarbékir, accompagne, à leur demande, des membres de la famille Matossian à la prison, qui est située dans les locaux de la préfecture. Les gardes lui interdisent l’entrée. Il voit néanmoins des prisonniers parmi lesquels il reconnaît Haroutioun Kassabian et Dikran Ilvanian24.

Trente-huit jours après la première vague d’arrestations, le 25 mai, les prisonniers sont rassemblés dans la cour de la prison. Le mufti inscrit leur nom dans un registre et leur lit un télégramme qu’il aurait reçu de Constantinople. Le contenu de ce télégramme donne le ton du cynisme et de la fourberie qui ne cesseront de marquer les relations entre les autorités et les minorités chrétiennes qu’elles persécutent : « Le gouvernement, malgré votre attitude à son égard, vous pardonne, avec sa bienveillance habituelle, vos actions agressives et ne vous infligera aucun châtiment. Seulement, il ordonne de vous déporter à Mossoul. Vous pourrez retourner dans vos foyers une fois la guerre terminée. Vous êtes délivrés d’une grande responsabilité. Vous pouvez demander des effets et de l’argent de chez vous et faire vos préparatifs de départ. »25

Puis les prisonniers sont ramenés dans leurs cellules.

Pendant ce temps, Rechid institue une commission qui prend la décision écrite de détruire les convois de déportés, un document que signent les membres de cette commission. Les familles des déportés sont autorisées <p.89> à leur apporter des vêtements. Le vendredi 28 mai, cette permission est supprimée : les familles ne peuvent plus s’approcher de la prison ; elles sont informées que le lendemain, les prisonniers partiront pour Mossoul et qu’elles pourront leur apporter des vêtements et de la nourriture. Le samedi, quelques femmes ont un dernier entretien avec leurs maris qui leur racontent les tortures qu’ils ont subies. Le dimanche 30 mai, à l’aube, un détachement de tchété, commandé par Chevki bey Yassi Zadé, fait sortir les prisonniers et les entasse sur des chariots. Lorsque ceux-ci sont bondés, le reste des détenus est traîné, liés deux à deux, derrière les voitures, dans la grand-rue de Diarbékir. Les prisonniers chantent des chansons kurdes et turques pour envoyer un dernier adieu à leurs familles qui, à leur fenêtre et sur les toits, regardent passer le convoi. Arrivé à la porte de Mardin, le convoi se dirige vers le pont sur le Tigre, situé à un quart d’heure de marche. Il s’arrête près du pont. Les soldats empêchent la population d’approcher des prisonniers. Chacun d’eux est minutieusement fouillé. Les soldats confisquent les objets de valeur, tout en promettant de les restituer à Mossoul. Ils sont 630 à embarquer sur vingt-trois kélek. En fait les chiffres diffèrent, de 630 à 106026. Il est certain que sur les 1 600 personnes arrêtées, plus de 600 sont embarquées sur les radeaux. Les autres sont morts en prison ou ont été relâchés. Les jeunes gens de 18 à 35 ans ont été astreints à des travaux de voirie et progressivement assassinés : un à deux par jour, dit Joseph Naayem27. Seul, Monseigneur Tchilgadian ne monte pas sur un radeau. Il est promené dans la ville, insulté et ramené à sa prison où, dans la nuit, il est torturé et mis à mort [récit D2].

Les kélek sont des radeaux soutenus par des outres gonflées d’air. La force du courant les entraîne et les marins les dirigent à la godille pour éviter qu’ils s’échouent sur des bancs de sable. Arrivés à destination, ils sont démontés, les outres dégonflées et le tout ramené par caravane, car ils ne peuvent remonter le fleuve. Le kélek est le seul moyen de navigation sur le Tigre28. Quelques jours après le départ des déportés, leurs familles sont averties qu’ils sont arrivés à Djezireh et qu’ils vont bien. En fait, ils ont été tués et ce sont les tchété eux-mêmes qui feront le récit de ce massacre à des témoins. Après une journée de voyage sur le fleuve, les radeaux accostent à un endroit convenu avec une tribu kurde par le député Feyzi. Celui-ci a entrepris une tournée d’information des tribus <p.90> kurdes de la région de Djezireh pour les informer de la décision du gouvernement de mettre à mort les Arméniens. En revenant de Djezireh, il s’est arrêté au village de Chkavtan, sur le Tigre, propriété de la tribu Raman. Il est l’hôte de la veuve d’Ibrahim bey, le célèbre chef des Milli qui, en 1895, avait protégé les Arméniens. Il parvient à convaincre ses deux fils, Amaro et Mustafa, de venir avec lui à Diarbékir. Il en fait ses aides de camp et les comble d’honneurs et de cadeaux. Tous combinent avec Rechid le massacre des déportés, non sans avoir réglé la question du partage du butin. Quand les kélek s’échouent sur la berge, à Chkavtan, les hommes d’Amaro les attendent. Chakir donne l’ordre à ses hommes d’abandonner les radeaux, sous le prétexte d’une attaque et de continuer la route par voie de terre. Aussitôt débarqués, les déportés, attachés deux à deux, sont dirigés vers une vallée nommée Rezvan où ils sont tués [récit D3].

Le 10 juin 1915, le consul allemand de Mossoul, Holstein, adresse le télégramme suivant à son ambassadeur : « 614 Arméniens (hommes, femmes et enfants [sic]) expulsés de Diarbékir et acheminés sur Mossoul ont tous été abattus pendant le voyage en radeau. Les kélek sont arrivés vides hier. Depuis quelques jours, le fleuve charrie des cadavres et des membres humains. D’autres convois de « colons » arméniens sont actuellement en route, et c’est probablement le même sort qui les attend.

J’ai fait part à l’administration locale de la profonde horreur que m’inspirent tous ces crimes. Le vali [de Mossoul] a exprimé ses regrets en faisant remarquer que seul le vali de Diarbékir en était responsable »29. <p.91>

suite

2) Yves Ternon, Les Arméniens. Histoire d’un génocide, op. cit., 1996, p. 211.

3) Chiffres donnés par J. Rhétoré, p. 24.

4) Raymond H. Kévorkian et Paul B. Paboudjian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du génocide, Paris, Arhis, 1992, p. 397.

5) Faits et documents. épisodes des massacres arméniens de Diarbékir, Constantinople, Imprimerie G. Kéchichian fils, 1920, p. 5. Ce livre, achevé le 20 octobre 1919, est rédigé à partir de récits de survivants et surtout du livre de Thomas Mgrditchian, op. cit.

6) R. Kévorkian et Paul B. Paboudjian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman, op. cit., p. 397.

7) Al qouçara [tr. B], deuxième partie, chapitre v.

8) Une livre turque correspond en 1914 à 23 francs.

9) Memdouh est un personnage central de ce drame, le grand ordonnateur des massacres de Mardin. On l’y retrouve cité sous le nom de Memdouh bey Koranli.

10) Al qouçara [tr. B], deuxième partie, chapitre ix.

11) Pirindji-Zadé est référencé dans les dépêches du consul Meyrier (Massacres de Diarbékir ,op. cit., documents 109, 124, 125, 127, 128, 140, 146) sous le nom d’Arif effendi.

12) J. Naayem, Les Assyro-chaldéens et les Arméniens massacrés par les Turcs. Documents inédits recueillis par un témoin oculaire, Paris, Bloud § Gay, 1920, p. 152-153. Ancien aumônier des prisonniers de guerre alliés en Turquie, le père Naayem, prêtre chaldéen, fut un témoin oculaire d’une partie des événements qu’il rapporte. Il recueillit en outre de nombreux témoignages dont il cite les sources. Son livre est achevé à Londres en novembre 1919.

13) Membre du comité central du Comité Union et Progrès depuis 1910, Eumer Naji est un ami du docteur Nazim et de Behaeddine Chakir, chefs de l’Organisation spéciale chargée du génocide arménien. Il est aussi membre de l’Organisation spéciale militaire et, à ce titre, il est envoyé en Mésopotamie au début de la guerre pour soulever la population arabe contre l’Angleterre. Il meurt du typhus en 1916.

14) I ttihad ve Terakki Cemiyeti est le nom turc du Comité Union et Progrès, que l’on désigne aussi par ses initiales CUP ou par son premier mot, Ittihad.

15) Hamid n’aurait pas été la seule victime turque du comité jeune-turc de Diarbékir. Le 15 septembre 1914, le commandant Muchtak bey se suicide après avoir expliqué dans des lettres adressées à sa mère, à sa femme, à son frère et au commandant de la place de Diarbékir, les raisons de son acte : il dénonçait les actions criminelles de la commission des réquisitions et du comité jeune-turc ; il refusait en outre d’exécuter un ordre secret venu du corps d’armée d’Erzindjan, qui demandait aux autorités militaires de persécuter et d’éliminer les Arméniens (Faits et documents,op. cit., pp. 7-8). Un tel ordre, émis avant l’entrée en guerre de l’Empire ottoman, semble fort douteux.

16) Yves Ternon, Les Arméniens. Histoire d’un génocide, op. cit., pp. 204-207.

17) Le consul Meyrier parle de Djemil Pacha. Cet ancien gouverneur du Yémen est connu pour son fanatisme. Les réunions des conjurés se tiennent à son domicile. Meyrier voit en lui l’organisateur des massacres. Il demande en vain son expulsion à plusieurs reprises. En mai 1896, Djemil envoie son fils soulever les Kurdes à l’occasion des fêtes du Baïram (Massacres de Diarbékir ,op. cit., documents xxx, 94, 109, 124, 140, 141, 146, 151).

18) Faits et documents, op. cit., pp. 13-14, donne la liste des membres de cette milice, dans laquelle on relève les noms du député, Zulfi bey, du secrétaire responsable du comité, Attar bey, du délégué unioniste, Keur Youssouf bey.

19) Ibid., pp. 18-19, donne une liste de 17 noms.

20) Dans l’église arménienne, chaque paroisse est dirigée par une éphorie. Celle-ci est composée de laïques, élus par la paroisse. L’éphorie assure l’administration de l’église, de l’école et des affaires intérieures de la communauté.

21) Drogman et vice-consul de France à Diarbékir, Haroutioun Kassabian est un citoyen ottoman. De ce fait, il reste à Diarbékir après la fermeture en novembre 1914 du consulat français.

22) Joseph Kazazian est sans doute le fils de Youssef Kazazian cité à maintes reprises par le consul Meyrier. Leur portrait est reproduit dans Massacres de Diarbékir, op. cit., p. V.

23) Faits et documents, op. cit., pp. 52-55.

24) Le docteur Floyd O. Smith, missionnaire de l’American Board, a été nommé à son poste juste avant la déclaration de guerre. Il y reste jusqu’à ce que les autorités ottomanes le renvoient en juin 1915. Turkish Atrocities : Statement of American Missionaries on the Destruction of Christian Communities in Ottoman Turkey, 1915-1917 (compiled by James L. Barton), Ann Arbor MI, Gomidas Institute, 1998, pp. 88-93. Le rapport de Floyd Smith est rédigé en septembre 1917.

25) Faits et documents, op. cit., p. 24.

26) Les chiffres divergent : Faits et Documents parle de 630 personnes (op. cit., p. 25) ; H. Simon de 1 060 (op. cit., p. 134) ; Naayem de 700 (op. cit., p. 157) ; un autre témoin de 800 (Positio, p. 266) ; Armalé de 680.

27) J. Naayem, Les Assyro-chaldéens, op. cit., pp. 152-159.

28) Vital Cuinet, Turquie d’Asie,op. cit., p. 429.

29) Archives du génocide des Arméniens, recueillies et présentées par Johannès Lepsius, Paris, Fayard, 1986, document 78, p. 93 ; sur le vali de Mossoul, Haïdar bey, cf. infra, p.182.

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