Yves Ternon, Mardin 1915 (RHAC IV - 2002) Livre IPremière partie, entre Tigre et Euphrate.

Chapitre V.
La vie quotidienne dans le sandjak de mardin (1896-1914)

La révolution jeune-turque de 1908 ne retarde pas le délabrement de l’Empire ottoman. Les espoirs soulevés par le rétablissement de la constitution sont vite envolés. Les hommes au pouvoir se déchirent, les guerres de Tripolitaine et des Balkans consomment la perte des parties africaine et européenne de l’empire qui n’est plus en 1913 qu’un empire asiatique coiffé d’une bande de territoire en Europe. Le Comité Union et Progrès se révèle un parti nationaliste de plus en plus radical, centré sur une volonté d’hégémonie turque et plongé dans un rêve d’expansion de la race turque en Asie.

A Mardin, dans cette région éloignée du centre de la vie politique, cette situation tragique n’est guère perçue par une population qui, si elle constate la dégradation de l’économie et des relations entre les communautés, reste, comme par le passé, préoccupée par des soucis plus immédiats : le développement de l’anarchie créée et entretenue par les Kurdes ; les éternelles querelles de chapelles.

A. L ’opposition kurde

Après 1895, la Porte est, plus que jamais, impuissante à contenir les tribus kurdes. Les hamidié « se promènent avec leurs gens en maîtres absolus dans ce vilayet [Diarbékir] et dans les vilayet voisins, tuent, pillent les villages et les caravanes, coupent les routes et enfin font tout ce qu’ils veulent sous les yeux des autorités locales qui n’osent pas agir contre eux pour ne pas s’attirer les reproches de Constantinople »1. Les deux tribus les plus incontrôlables sont celles des Kautcher commandés par Mustapha Pacha de Djezireh, et celle des Milli dont le chef est Ibrahim Pacha. Celui-ci est « aujourd’hui le plus puissant de tous les chefs kurdes de cette province. Très riche, intelligent, rusé et surtout protégé par la Porte, il étend chaque jour son autorité sur les voisins pour les forcer à lui payer tribut »2. Il règne sur le canton de Véranchéhir, mais, lorsqu’il veut s’étendre au canton de Sévérèk, il doit affronter la tribu hamidié des Karaketzi, commandée par Hajil bey. Celle-ci, « non contente d’avoir razzié la plus grande partie des villages des Milli et des <p.70> Tourkan, reconnaissant l’autorité d’Ibrahim Pacha, a brûlé, il y a une quinzaine de jours, toutes les récoltes sur pied abandonnées par eux »3. La position de la Porte sur la question kurde reste ambiguë. Elle ne contrôle pas les forces qu’elle a déchaînées. Tandis qu’elle intervient pour réconcilier des tribus rivales, elle favorise plus souvent un régiment hamidié qu’une simple tribu. Elle a certes les moyens d’intervenir et, quand elle le fait, la répression est très dure. En fait, le sultan s’efforce seulement de maintenir la paix entre ses régiments hamidié, fût-ce aux dépens des autres tribus.

Ces conflits entre aghas kurdes, quasi endémiques dans la région de Mardin, accélèrent la ruine du sandjak et poussent les familles chrétiennes des villages à émigrer. C’est d’ailleurs le résultat souhaité par le sultan. « De hauts fonctionnaires turcs envoyés de Constantinople, soi-disant pour faire des réformes dans ce vilayet, ont fait comprendre aux chefs kurdes qu’au lieu de s’entre-tuer pour leurs interminables questions de rivalités, ils feraient mieux de faire souffrir réciproquement les chrétiens placés sous leur protection »4. Les chrétiens ont de plus en plus peur et ils s’adressent au vice-consul français par l’intermédiaire de leurs évêques et de leurs missionnaires. Ceux-ci pensent que « si la situation se prolonge pour quelques années encore, l’élément chrétien disparaîtra petit à petit, soit par l’apostasie, soit par l’émigration ou en se laissant massacrer »5.

En juillet 1905, les Jeunes-Turcs, qui commencent à s’organiser à Diarbékir, occupent l’office du télégraphe de la ville pour protester contre le brigandage organisé par Ibrahim Pacha. Ils l’occupent à nouveau, le 14 novembre 1907, à l’instigation du neveu du préfet de Diarbékir, Ziya Gökalp. L’office reste occupé pendant onze jours et les rebelles ne se retirent qu’après avoir obtenu du sultan la promesse d’exiler Ibrahim Pacha et de faire restituer les biens qu’il a volés. Une commission d’enquête envoyée de la capitale confirme la décision d’exil, mais le sultan amnistie Ibrahim Pacha et ses hommes6.

Dès la proclamation de la constitution (juillet 1908), Ibrahim Pacha qui soutient le sultan se révolte contre les Jeunes-Turcs. Ceux-ci ont, de toute façon, décidé son éviction. Ibrahim, qui se trouve alors exilé à Damas, revient dans son fief de Véranchéhir où il s’installe avec son fils Abdulhamid (sic), le chef de bataillon Hourchid – surnommé le fou – et Ismaïl bey, officier du régiment hamidié n° 42 venu de Sévérèk. Le gouvernement <p.71> envoie la troupe. Après trois jours d’affrontement les pertes sont élevées : 150 hamidié et 18 soldats. Une armée ottomane, renforcée par 2 000 bénévoles, marche sur Véranchéhir, sous le commandement du général Emin Pacha. Ibrahim se réfugie auprès d’Hussein Kandjo, qui refuse de l’aider et l’invite à se rendre. Il s’enfuit avec sa famille, sa tribu et son or. Attaqué à plusieurs reprises, le vieux chef kurde meurt près de Nisibe. Une partie de ses hommes se rend. Ses fils, ainsi qu’Hussein Kandjo, sont envoyés à Trébizonde pour être jugés. Puis ils sont renvoyés à Diarbékir et amnistiés7.

Après 1908, la situation semble cependant s’améliorer. Le principe des régiments hamidié est maintenu par le gouvernement qui change seulement leurs noms. Devenus les « régiments des tribus », ils sont déployés au nord, sur la frontière russe, entre une ligne allant d’Erzeroum à Van, et au sud, entre Ourfa et Mardin. Ils sont également utilisés en 1912 et 1913 dans les guerres des Balkans. Après les élections de 1913 et le retour des Jeunes-Turcs au pouvoir, les positions dans les provinces orientales entre le Comité Union et Progrès et les Kurdes sont claires : les Kurdes sont aux côtés des Vieux-Turcs anti-unionistes qui défendent la religion contre les adversaires de l’islam, mais ils restent dociles. La répression dont ils ont été victimes en plusieurs lieux, en particulier dans le vilayet de Bitlis où des chefs kurdes ont été pendus, en fait cependant des adversaires irréconciliables des unionistes.

Sur ce schéma simplificateur se superpose un conflit entre les ittihadistes – membres du Comité Union et Progrès – de la capitale et ceux des provinces. Le comité, selon la politique qu’il a définie au congrès de Salonique de 1908, est hostile au système tribal des féodaux kurdes ou arabes. Il doit en effet tenir compte des plaintes des petits éleveurs des vilayet de Mossoul et de Diarbékir, qui se plaignent à leurs députés et au ministre de l’Intérieur des pillages des tribus arabes – en particulier de la tribu arabe des Chammar, en conflit permanent avec les Kurdes Milli – et kurdes. Mais, lorsqu’ils reviennent au pouvoir en 1913, les Jeunes-Turcs sont confrontés à tant de problèmes qu’ils donnent la priorité à la création d’une bourgeoisie nationale et à la modernisation de l’agriculture. Ils favorisent ainsi les riches agriculteurs et rejoignent les positions des ittihadistes de la province qui ont toujours appuyé les propriétaires terriens.

B. Les chrétiens de Mardin

Les principaux protagonistes du drame qui va se jouer à Mardin en 1915 entrent peu à peu en scène. Ce ne sont pas des anonymes regroupés <p.72> dans une statistique aussi vague qu’incertaine, mais des personnes identifiées, les membres de familles connues, des Mardiniens de vieille souche, qui bénéficient d’une notoriété dont les petites gens sont privées. Aghas et beys des clans kurdes sédentaires, grandes familles chrétiennes, toutes catholiques maintenant – à l’exception des jacobites tenus à l’écart –, mais ayant préservé leur appartenance originelle : arménienne, chaldéenne, syrienne catholique. Ces familles chrétiennes tiennent l’économie de la ville ; elles ont des frères, des cousins en Mésopotamie, en Syrie – à Alep surtout : « La majorité des familles riches avaient à Alep un des leurs à qui on envoyait le beurre, la laine, le cuir, les amandes, les noix de galles etc. ; lui, à son tour, leur envoyait les marchandises souhaitées »8 –, au Liban. Leurs enfants vont dans des écoles chrétiennes. Certains y trouvent une vocation qu’ils affermissent dans des séminaires – celui des dominicains de Mossoul, mais aussi ceux du Liban, à Bzommar, siège du patriarcat catholique arménien, à Beyrouth, chez les maronites ou les melkites, autres communautés catholiques. Ces prêtres originaires de Mardin reviennent volontiers y exercer leur apostolat. Les notables catholiques – banquiers, industriels, commerçants, avocats, intellectuels – ont un long passé d’honorabilité et ils sont les représentants de leur communauté auprès des autorités : les Djinandji, les Maloyan, les Adam, les Kaspo, les Challemé, les Hammal, les Mamarbachi, les Dokmak, les Terzian, les Babikian, les Hammal, les Hanjo, les Chouha etc.9. Ces familles sont proches, vivent dans le même quartier, se voient quotidiennement du haut de leurs terrasses, dans la rue, dans le travail, elles marient leurs enfants entre elles. Les relations sont bonnes avec les familles kurdes et d’autres familles musulmanes, mais le gouvernement, par ses manipulations, a érodé le climat de confiance qui s’était installé entre musulmans et chrétiens. Après 1895 les paroles de bienveillance des musulmans cachent trop souvent de mauvaises intentions : les chrétiens sont riches, sans défense, une proie tentante.

Le ciment de la société chrétienne de Mardin est l’église. Les trois évêques catholiques ont chacun la charge d’un diocèse étendu, pauvre et menacé par l’agitation des tribus kurdes. L’évêque arménien doit en outre protéger ses fidèles contre les appels du pied des partis politiques arméniens, l’évêque syrien contre les menées des jacobites – en fait, il est à la tête de l’entreprise de conversion des jacobites à la « Vraie Foi ». Ils doivent aussi contrôler l’activité de la mission protestante.

La biographie de Monseigneur Maloyan, reconstituée par l’enquête menée pour sa béatification, permet à la fois de suivre l’itinéraire d’un <p.73> jeune prêtre et de connaître les activités d’un diocèse catholique arménien10. Chukrallah Maloyan naît à Mardin, le 15 avril 1869. Le jeune garçon attire l’attention de l’évêque Melkon Nazarian qui l’envoie à quatorze ans au couvent de Bzommar où il est ordonné prêtre en 1896 et nommé Ignace. Il exerce d’abord son apostolat en égypte. Le père Hovsep Gulian, prêtre à Mardin depuis trente-cinq ans, est nommé évêque de cette ville en août 1902. Il succède à Monseigneur Nazarian, mort en 1900. Agé et infirme, Monseigneur Gulian a des démêlés avec les autorités ottomanes qui veulent vendre les biens de sa communauté. Il supplie sa hiérarchie de lui envoyer un nouveau prêtre et désigne Ignace Maloyan11. Le patriarche tergiverse. épuisé, Monseigneur Gulian se retire à Bzommar. La situation du diocèse est périlleuse : l’évêché est laissé à l’abandon ; les partis politiques arméniens – en particulier le parti hintchak – cherchent à tirer profit de ce malaise et les Arméniens apostoliques envoient à Mardin un prêtre qui opère quelques « reconversions ». Ignace Maloyan est alors nommé vicaire apostolique de Mardin. A son arrivée, en 1910, le jour des Rameaux, il reçoit un accueil triomphal des fidèles qui réclament la démission de Monseigneur Gulian, accusé d’avoir permis un retour au « schisme ». Ignace Maloyan remet les choses en ordre. Les Arméniens apostoliques fraîchement convertis reviennent peu à peu au catholicisme, leurs prêtres vont quitter Mardin. La correspondance qu’il établit avec le délégué apostolique de Bagdad, Monseigneur Dure, et avec le supérieur du couvent de Bzommar, témoigne de son activité. Le père Maloyan s’emploie à reconstituer le diocèse. Il cherche des recrues pour les envoyer au séminaire de Bzommar, mais elles ne sont pas acceptés. Il propose d’ouvrir un collège. Il signale les plaintes venues de Tell Armen contre le père Avedis Fardjoyan, qui s’est endetté pour réparer son église, ainsi que la mort du père d’un séminariste, égorgé dans la montagne à Djinan12.

Le patriarche ayant accepté la démission de Monseigneur Gulian, la succession est ouverte. Le patriarche charge Ignace Maloyan de procéder à une consultation des fidèles du diocèse pour connaître le candidat qu’ils proposent. Le père Maloyan est désigné à une nette majorité : pour Mardin, 578 voix sur 647 exprimées – tous les Arméniens de plus de vingt ans ont été amenés à voter. Il est soutenu par l’assemblée des 30 <p.74> laïcs chargés de prendre la défense matérielle des Arméniens de Mardin. Monseigneur Dure transmet à Rome le résultat du scrutin accompagné de sa propre appréciation. Il conseille de retarder le sacre de l’évêque afin de laisser l’effet du référendum se tasser et de permettre d’éradiquer les dernières présences d’Arméniens « schismatiques ». Le mouvement national arménien, estime-t-il, présente deux inconvénients : il est « trop socialiste et révolutionnaire » ; il est dirigé par les « Arméniens schismatiques de Constantinople » qui tendent « à confondre en un seul groupe religieux catholiques et schismatiques ». L’archevêque de Bagdad constate qu’il y a encore – en janvier 1911 – à Mardin un prêtre arménien « schismatique » et qu’une vingtaine de catholiques ont été entendre sa messe après l’élection13. On patiente donc et, le 22 octobre 1911, Ignace Maloyan est sacré évêque à Rome par le patriarche Paul Terzian. Il est promu en novembre à l’archevêché de Mardin. Le rapport qu’il adresse de Rome, avant son retour à Mardin, au cardinal Gotti est alarmant. Il rappelle les menaces que font peser sur les catholiques de son diocèse les « sociétés schismatiques », le parti hintchak, le gouvernement turc et surtout les protestants américains : « Ils ont un grand collège bien organisé selon la méthode la plus récente d’enseignement. Une quantité de jeunes gens catholiques fréquentent, pour le plus grand danger de perdition, ce collège où les deux sexes sont mêlés ensemble, et alors quel scandale, quelle perdition, quelle immoralité »14. Il déplore le peu de ressources de l’église et de ses fidèles et il fait un état de cinq missions du diocèse : Véranchéhir, Direk, Tell Armen, Dara et Pirane, qui sont dans une situation désespérée. Revenu à Mardin, Monseigneur Maloyan s’efforce de trouver des fonds. Il s’adresse directement aux Mekhitaristes, mais se fait rappeler au respect de la hiérarchie par le patriarche qui juge cette démarche intempestive15. Il dénonce en chaire la publication d’un jacobite qui s’en prend « à la dignité du Souverain Pontife et des Sacrements de l’église catholique » et il déchire l’opuscule où « ce prêtre égaré et égareur » a exposé ses sophismes16. Malade – un asthme grave –, Monseigneur Maloyan doit faire une cure en égypte. Pendant son absence son diocèse est administré par le père Paul Kasparian. De retour à Mardin, en mai 1912, il reçoit un accueil délirant de sa communauté. Il parvient à ouvrir une école de filles et il fait venir cinq religieuses de l’Immaculée Conception, un ordre fondé en 1843 par Monseigneur Hassoun à l’instar de celui des Filles de la Charité. Peu après, toujours <p.75> pour des raisons de santé, il repart pour Alexandrie et se rend à Padoue où le célèbre oto-rhino-laryngologiste arménien, pionnier dans cette spécialité en Italie, le Professeur Aslanian (Arslan), l’opère. Il passe vingt-six jours à la Casa di Cura du Professeur Arslan. L’insuffisance respiratoire dont il souffrait est provisoirement améliorée et il revient à Mardin en août 1913. Il visite les localités de son diocèse – l’un des plus importants des diocèses arméniens orientaux avec plus de 20 000 fidèles : Tell Armen, Véranchéhir, Direk, Nisibe, Savour, Tur Abdin –, mais son état de santé reste préoccupant : il souffre de son asthme et reste presque continuellement alité.

Les syriens catholiques de Mardin sont, eux, en conflit ouvert avec les jacobites. Ils ont, pour le diocèse, deux évêques et quinze prêtres. Ils sont également en concurrence avec les protestants qui se donnent les moyens d’éroder la communauté jacobite et les privent donc de nouveaux convertis : les 200 familles protestantes de Mardin sont presque toutes d’anciennes familles jacobites. Une lettre du jeune vicaire patriarcal de Mardin, Monseigneur Théophile-Gabriel Tappouni, publiée par Les Missions catholiques en avril 1914, raconte dans quelles circonstances un archevêque jacobite, Monseigneur Sévérius-Samuel Lahdô, métropolitain du couvent de Mar Malké dans le Tur Abdin, a été converti17. A la fin de 1913, un agha jacobite, Simon Melké, vient le trouver : il veut « se faire catholique ». L’évêque le reçoit dans le sein de l’église et le nomme ouakil (vicaire). Quelques jours après, Simon Melké revient dans son village, Badebbé, à 80 km à l’est de Mardin, avec une vingtaine d’hommes armés. Il invite les siens à se convertir au catholicisme. Envoyé par Monseigneur Tappouni pour qu’il lui rende compte de la situation, le père Jean Tabé lui apprend que l’agha a également converti son compatriote et parent, Monseigneur Lahdô, archevêque jacobite de Mar Malké. Apprenant cela, le vicaire général du patriarcat jacobite à Mardin fait enfermer Monseigneur Lahdô au couvent de Deir-al-Zaafaran, où les moines jacobites et les domestiques le surveillent et même le maltraitent. Sur ces entrefaites, le père Joseph Tfinkdji, prêtre chaldéen de Mardin, fait une visite à Deir-al-Zaafaran. Il constate les mauvais traitements dont le malheureux évêque est victime. Il parvient à s’entretenir avec lui et il lui obtient un entretien avec le vicaire général du patriarcat jacobite de Mardin. Monseigneur Lahdô est conduit, les mains liées, de <p.76> Deir-al-Zaafaran à Mardin où le vicaire général l’accable d’injures et le renvoie. Arrivé devant l’église syrienne catholique, l’évêque parvient à s’échapper : il se jette devant la porte de la cathédrale en appelant au secours. Le père Mathieu Krémo et des domestiques de la cathédrale se précipitent. Ils voient l’évêque à terre, frappé par le garde chargé de le convoyer. Ils délivrent Monseigneur Lahdô et renvoient le garde faire un rapport à ses maîtres. Le 16 février 1914, l’évêque demande à être reçu « dans le sein de l’église catholique ». Il remet une profession de foi en syriaque contenant l’abjuration formelle des erreurs des jacobites. Le 19 février 1914, le patriarche syrien catholique d’Antioche, Ignace Ephrem II Rahmani, reçoit l’abjuration qui est proclamée solennellement le 28 février. Monseigneur Lahdô avait été sacré archevêque en 1908 par son patriarche. Son diocèse jacobite comprenait dix villages, au cœur du Tur Abdin et comptait 2 300 fidèles. C’était l’un des plus importants du plateau. Il avait sous son obédience quatre couvents : Mar Malké, sa résidence épiscopale18 ; Mar Yuhanon19 ; Mar Abraham ; Mar Elia. A la suite de cette conversion les jacobites envoient de Mardin à Nisibe, puis à Mar Malké un vicaire patriarcal qui a la réputation d’être un adversaire des catholiques. Ils veulent ainsi s’assurer la garde des églises, couvents et villages du diocèse et contenir le mouvement de conversion.

Dans un rapport rédigé au début de 1914, Monseigneur Tappouni estime que le Tur Abdin est habité par 30 000 chrétiens, la plupart jacobites, répartis dans une centaine de villages, au milieu de 80 000 Kurdes.

Un article de l’abbé Joseph Tfinkdji, publié dans le même envoi des Missions catholiques de 191420, fait à la veille de la Première Guerre mondiale, le recensement des chrétiens de plusieurs villages du diocèse de Mardin, dans un périmètre de 70 km autour de cette ville – ce diocèse couvre un territoire différent de celui du sandjak.

Au nord de Mardin : Mansourieh (1 000 habitants : 500 jacobites, 100 protestants, 80 syriens catholiques, le reste musulman. Awina (600 habitants : 60 Arméniens catholiques et chaldéens, le reste musulman). Issapoir (300 habitants : 80 catholiques arméniens et chaldéens ; ceux-ci sont « abandonnés » et, dans les villages de Karapoir, de Dériche et de Kerdilak autour d’Issapoir, d’autres catholiques sont « abandonnés » au milieu de musulmans. L’évêque chaldéen de Mardin, Monseigneur Israël Audo, n’a pas les moyens de les aider).

à l’est de Mardin : Kalat Mara, près du couvent de Deir-al-Zaafaran <p.77> (1 500 habitants presque tous jacobites sauf 100 syriens catholiques et 80 protestants). Bénébil (600 habitants, jacobites sauf 50 protestants, 30 syriens catholiques). Killeth [Kullith] (1 000 habitants : 600 jacobites, 100 protestants, 60 syriens catholiques, le reste musulman). Bafaoi [Bafoua] (500 habitants : 300 jacobites, 150 protestants, 50 syriens catholiques). Maserté (300 habitants : 100 jacobites, 20 catholiques [sans prêtre], le reste musulman). Dara (500 habitants : 100 Arméniens catholiques, le reste musulman). Nisibe (2 000 habitants : 200 chaldéens, 200 jacobites, 60 protestants, 600 juifs, le reste musulman).

Au sud de Mardin : Ksor [Gulié], un village visible de Mardin, à 8 km (1 000 habitants : 800 jacobites, 120 syriens catholiques, 80 protestants). Tell Armen (1 200 habitants, tous Arméniens catholiques21 ; il y a aussi 100 chaldéens catholiques qui, faute de prêtres, accomplissent leurs devoirs religieux chez les Arméniens. Les protestants ne sont jamais parvenus à s’implanter dans ce village).

à l’ouest de Mardin : Direk (7 000 habitants : 600 Arméniens apostoliques, 200 Arméniens catholiques, 100 jacobites, 50 chaldéens faisant leurs devoirs religieux chez les Arméniens catholiques, le reste musulman). Pirane (600 habitants : 80 Arméniens catholiques, le reste musulman). Héléla (200 habitants, musulmans sauf 60 catholiques). Véranchéhir (7 000 habitants : 600 Arméniens catholiques, 150 Arméniens apostoliques, 200 jacobites, 100 chaldéens qui fréquentent l’église arménienne, 100 syriens catholiques, 80 protestants, le reste musulman. Salmé (200 habitants, musulmans, dont quelques familles catholiques).

Ces chiffres ne concernent que quelques-uns des 800 villages du sandjak de Mardin. Ils montrent d‘abord l’importance des conversions opérées par les protestants dans les villages à majorité jacobite. Ils révèlent aussi l’imbrication des différentes confessions dans certains villages situés au confluent de zones habitées par des Arméniens, des syriens catholiques, des jacobites et des chaldéens et, pour les Arméniens, les limites géographiques de la conversion au catholicisme. En outre, cet article est publié à un moment où il y avait moins de raisons de modifier le recensement des chrétiens qu’un an plus tard. Pour les villages cités, ces chiffres seront considérés comme les plus vraisemblables dans le récit des massacres de 1915. <p.78>

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soeurs mardin
Sours franciscaines et jeunes filles chrétiennes de Mardin au début du XXe siècle.
Carte postale ancienne (coll. M. Paboudjian).

pretre mardin
Prêtre séculier et sa famille dans la région de Mardin au début du XXe siècle.
Carte postale ancienne (coll. M. Paboudjian). <p.79>

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1) Correspondance consulaire – Diarbékir – 1900-1914. Le nom du vice-consul est illisible. Dépêche n° 17 du 13 août 1902 ( S. de Courtois, mém. cit., p. 110 et p. 184).

2) Dépêche n° 12 du 27 juillet 1904 ( S. de Courtois, mém. cit., p. 112).

3) Dépêche n° 13 du 18 juillet 1901 ( S. de Courtois, mém. cit., p. 111).

4) Dépêche n° 2 du 9 janvier 1901 ( S. de Courtois, mém. cit., p. 117).

5) Dépêche n° 2 du 9 janvier 1901 ( S. de Courtois, mém. cit., p. 120).

6) S. Aydin, Mardin, p. 330. Ziya Gökalp, futur membre du comité central du le comité Union et Progrès, est le chantre du panturquisme.

7) Ibid.

8) Positio, pp. 348-349.

9) Ibid., p. 445.

10) Ibid., pp. 24-63 (Biographie de Monseigneur Maloyan écrite par Monseigneur André Ahmaranian, membre de la congrégation de Bzommar, cousin du père Antoine Ahmaranian, mort en 1915) et pp. 64-82.

11) Ignace Maloyan a été à Constantinople secrétaire du patriarche Boulos Sabaghian qui l’a élevé au titre de vartabed.

12) Le père Fardjoyan meurt en août 1911 dans le dénuement, laissant une dette de trente livres turques.

13) Positio, p. 33.

14) Ibid., p. 522.

15) Ibid., p. 82.

16) Ibid., p. 25.

17) Monseigneur Gabriel Tappouni, « Conversion et souffrance d’un archevêque jacobite à Mardin », Les Missions catholiques, 1914, pp. 181-183. Monseigneur Théophile-Gabriel Tappouni est né à Mossoul le 3 août 1879. élève du séminaire des dominicains de Mossoul, il est ordonné prêtre le 9 novembre 1902. En 1908, il devient secrétaire du légat du pape, Monseigneur Jean Dure. Promu archevêque, le 19 janvier 1913 par le patriarche Rahmani, il devient vicaire patriarcal de Mardin. Il n’a que 34 ans.

18) Mar Malké est fondé par le moine Malké, un neveu de saint Eugène.

19) Mar Yuhanon aurait été un disciple de saint Eugène. Ce monastère était inhabité lorsque Gertrude Bell le visita juste avant la Première Guerre mondiale.

20) J. Tfinkdji, art. cit., p. 31.

21) L’église de Tell Armen a été reconstruite par le père Jacques Fardjoyan, qui était aussi un correspondant de la revue Les Missions catholiques.

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