R. H. kévorkian , La cilicie (1909-1921) - RHAC III Première partie : les massacres de Cilicie d'avril 1909.

VII - L’implication du Comité Union et Progès
dans les massacres de Cilicie

En étudiant les réactions des cercles arméniens consécutives aux massacres de Cilicie, nous avons constaté que ceux-ci avaient, pour le moins, quelques doutes sur le rôle effectivement joué par le Comité Union et Progrès dans cette affaire. Jusqu’à présent, cela reste une énigme. Quelques historiens ont fait valoir que les Jeunes turcs n’étaient pas au pouvoir lorsque les événements se sont produits, pour les dédouaner de toute responsabilité. Ce raisonnement ne peut toutefois être accepté tel quel dans un pays aussi particulier que l’était l’Empire ottoman du début du siècle, que le comité central jeune-turc de Salonique contrôlait à travers ses délégués itinérants et ses puissants clubs locaux, dont les présidents se permettaient assez facilement de donner des ordres aux valis pourtant représentants du pouvoir. Mais peut-être peut-on déjà se demander si le Comité Union et Progrès avait des prédispositions à la pratique de la violence politique et à l’emploi de méthodes occultes pour mettre en œuvre un projet contre l’un des éléments de l’Empire. Les confessions d’anciens Ittihadistes passés dans l’opposition fournissent à cet égard des informations à prendre, certes, avec précaution, mais qui sont jusqu’aujourd’hui irremplaçables.

Idéologie et pratiques politiques du CUP

Comme les partis arméniens, le mouvement jeune-turc s’est développé dans la clandestinité et a cultivé une pratique du secret dont il ne s’est jamais vraiment dépouillé, même lorsqu’il a accédé au pouvoir, après la Révolution constitutionnelle de juillet 1908. Mouvement disparate, tardivement unifié sous l’autorité principale de son noyau de Salonique, il a été largement influencé par le réseau maçonnique local — auquel nombre de ses cadres étaient affiliés —, lui-même marqué par les méthodes de fonctionnement des sociétés secrètes. De nature révolutionnaire, il a, comme les comités arméniens, fait appel à la violence, quand cela lui paraissait nécessaire, pour combattre la tyrannie du sultan Abdul-Hamid, puis pour éliminer son opposition politique. Cette pratique a été renforcée par le fait que la majorité de ses membres se recrutait parmi les jeunes cadres de l’armée ottomane. Cette particularité semble enfin avoir été déterminante dans la vie du parti, dont les leaders imposèrent, durant toute l’histoire officielle du parti, 1908 à 1918, leur contrôle sur les forces armées du pays en politisant les jeunes officiers.

Les fédaï, le bras armé du parti, se recrutaient parmi ces militaires, auxquels on imposait une discipline intraitable. Un ancien tueur du CUP rapporte que les néophytes devaient prêter serment en prononçant la formule suivante 210 : « Je jure sur ma religion et mon honneur, qu’à partir de ce moment [...] je travaillerai conformément aux règles et aux lois du Comité et que je ne dévoillerai jamais aucun secret de la société à une personne qui ne soit pas membre du Comité et surtout aux membres qui n’ont pas le droit de connaître les secret du Comité [...] Je jure de ne jamais trahir le Comité et je veux tuer immédiatement, aussitôt que je recevrai l’ordre du Comité, tous ceux qui trahissent le Comité et qui travaillent pour mettre obstacle aux desseins sacrés du Comité [...] ». La cérémonie se déroulait en présence des chefs politiques, l’impétrant tenant dans une main le Coran et dans l’autre un revolver. Les origines positivistes d’Ahmed riza, qui se revendiquait de cette école lorsqu’il habitait Paris, avaient manifestement été bien vite oubliée, d’autant plus que ce leader de l’exil, devenu président du Parlement, se mit à fréquenter assidûment la mosquée dès son retour, jetant aux orties les oripeaux d’athéiste convaincu dont il se revêtait à Paris pour affirmer sa modernité.

C’est l’un des membres éminents du parti et « bête noire » d’Ahmed Riza, le général Chérif pacha, démissionnaire du Comité Union et Progrès le 25 mars 1909, qui nous fournit les informations les plus intéressantes sur les positions du parti à la veille des massacres de Cilicie. Pour motiver son départ, Chérif pacha adresse plusieurs reproches au Comité central : « 1) le Comité devait renoncer à son caractère occulte et ne devait plus constituer un gouvernement irrégulier et tout puissant à côté ou plutôt au-dessus du gouvernement régulier et forcé à l’obéissance ; 2) il devait interdire à l’armée de s’occuper de politique ; 3) laisser les élections se faire loyalement et librement ; 4) abandonner le projet de turquiser le pays » 211.

Le dernier point nous intéresse tout particulièrement, car il semble constituer la colonne vertébrale de l’idéologie jeune-turque depuis ses origines. Si le parti est, nous l’avons dit, opposé au principe de l’égalité de tous les éléments de l’Empire ottoman, il est bien plus encore obsédé par leur turquification. Durant ses dix premiers mois de pouvoir, jusqu’aux «Incidents du 31 mars» 1909, cette obsession semble s’être concentrée sur les Albanais. Lorsqu’on examine la politique albanaise du Comité Union et Progrès durant cette période, et notamment la campagne qui est menée dans la presse jeune-turque de Constantinople, on constate que la répression sanglante menée par l’armée ottomane en Albanie s’appuie déjà sur une accusation majeure de séparatisme. Comme le remarque un observateur attentif : « Le plus petit fait concernant un quelconque Albanais était aussitôt imputé à toute la race que le Comité s’obstinait à faire passer pour ennemie du nouveau régime » 212. Malgré leur rôle décisif dans l’écrasement de la révolution anticonstitutionnelle d’avril 1909, la presse jeune-turque relança sa campagne contre ces mêmes Albanais dès le début du mois de juin, les accusant cette fois-ci d’avoir développé un mouvement réactionnaire opposé à la Constitution. Cela fut suffisant pour relancer les opérations militaires sur place et mettre le pays à feu et à sang. Fidèles parmi les fidèles, ces Albanais majoritairement musulmans, étaient jusqu’alors considérés comme les piliers de l’Empire ottoman — ils formaient par exemple la garde personnelle d’Abdul-Hamid —, choyés par les sultans et comme très attachés à l’unité du pays. Tout au plus peut-on admettre que ces particularités ne les empêchaient pas d’être attachés à leur langue et à leurs traditions nationales. Dès lors, comment comprendre cette répression organisée par le régime jeune-turc contre des alliés potentiels. Les confidences du Dr Nazim, l’idéologue du Comité central de l’Ittihad, apportent quelques lumières sur cette énigme. « Les prétentions, dit-il, des diverses nationalités nous ennuient souverainement. Les aspirations linguistiques, historiques, ethniques nous horripilent. Il faut que les unes et les autres disparaissent. Il ne doit y avoir sur notre sol qu’une seule nation : la nation ottomane, et une seule langue, la langue turque. Les Grecs et les Bulgares n’accepteraient pas aisément cette nécessité vitale pour nous. Pour leur faire avaler la pilule, nous commenceront par les Albanais. Quand nous aurons soumis ces montagnards que l’on prétend être irréductibles, le reste se fera tout seul. Après que nous aurons canonné les coullés albanais et répandu du sang musulman, gare aux ghiaours. Le premier chrétien qui bouge verra les siens, sa maison, son village rasés jusqu’à la base. L’Europe n’osera pas élever la voix ni nous accuser de torturer les chrétiens puisque nos premières cartouches auront été employées contre les Albanais musulmans » 213. En fait, la propagande et les méthodes employées contre les Albanais ressemblent étrangement au traitement qui a été réservé aux Arméniens en général et aux chrétiens de Cilicie en particulier.

Concernant les méthodes internes du Comité central jeune-turc, nous ne disposons que de peu de matériaux. Le seul dossier conséquent, relatif aux événements survenus en juin 1911, est constitué par les minutes d’un procès retentissant, qui révéla l’ampleur des crimes et des délits commis par les Jeunes Turcs. Les révélations de témoins divers, le courage d’un magistrat, l’étendue du scandale, rendirent impossible l’étouffement de l’affaire. Il s’agit du procès des assassins — deux fédaï, Moustapha Nazim et Tcherkesse Ahmed — de Zéki bey, contrôleur à la Dette ottomane et rédacteur en chef de la revue Chérah, qui eut lieu le 27 juin 1911 214. Spécialiste des questions financières, Zéki procédait, dans le cadre de son travail, à des enquêtes minutieuses dont il publiait parfois les conclusions dans la revue qu’il dirigeait. Il fut ainsi amené à travailler, à la demande de certains membres du Comité central de l’Ittihad, sur l’Affaire Maïmon, concernant les grands emprunts contractés à l’étranger par le ministre des Finances Djavid bey, et sur les conditions d’octroi de la concession pour l’exploitation du brome. Or, ces enquêtes amenèrent également Zéki bey à réunir « les preuves de crimes politiques commis par le Comité et qu’il établirait la culpabilité de Talaat bey, de Djavid bey et de leurs amis ». Le Comité central décida donc, après avoir pris connaissance d’un rapport de synthèse de Zéki bey, de faire démissionner au moment opportun les ministres Talaat — démissionnaire le 10 février 1911 — et Djavid, les seuls membres du CUP au sein du cabinet. Ces scandales encore circonscrits au cercle de la direction entraînèrent une scission au sein du parti et une certaine amertume à l’égard de Zéki bey, dont le meurtre fut probablement décidé à cette époque par Talaat et Djavid ou plus vraisemblablement par leur clan au sein du Comité central. Ses deux meurtriers furent formellement identifiés comme fédaï de la branche ittihadiste de Serrès, présidée par le député Derviche bey — il sera « élu » après le meurtre de Zéki bey, en guise de reconnaissance. L’enquête révéla d’ailleurs que le meurtre du journaliste libéral Hassan Féhmi 215, en avril 1909, ainsi que de nombreux autres assassinats politiques, comme celui d’Ahmed Samim, avait également été l’œuvre de ce même groupe de fédaï qui recevaient leurs ordres d’un inspecteur du Comité central de Salonique, le Dr Tevfik Ruchdi et le député de Serrès, Midhat Chükrü [Bleda], le secrétaire-général du Parti, plus proche collaborateur des deux ministres. Ces révélations, qui furent faites au cours de l’audience du 7 novembre 1911, secouèrent momentanément le Comité 216. Mais le tribunal jugea sans doute qu’il valait mieux ne pas aller plus loin et « refuse de convoquer ces témoins » susceptibles d’expliquer à la cour le mode de fonctionnement interne du CUP. On apprend juste, incidemment, dans un témoignage recueilli à la demande du tribunal par l’ambassade ottomane à Paris, que Zéki bey allait publier « des révélations importantes sur les intrigues du Comité, sur le mouvement révolutionnaire du 31 mars et sur les incidents d’Adana » et qu’en conséquence « il serait, selon ses propres termes, condamné à mort par le Comité » 217. Malgré la lourdeur des accusations les visant, Talaat et Djavid ne se portèrent pas partie civile contre les témoins et l’avocat qui dénoncèrent leur rôle de commanditaires du meurtre de Zéki bey.

Mais le procès soulève aussi une autre question d’importance, celle qui concerne les circonstances qui amenèrent la scission du parti entre avril-mai et septembre 1911. Il révèle qu’une partie du Comité central, avec à sa tête le colonel Mehmed Sadık 218, qui avait commandité l’enquête de Zéki bey, souhaitait lutter contre les malversations financières de Djavid et de Talaat et sans doute aussi contre certains crimes politiques ordonnés par leur clan, mais ne put déstabilisé la position de la faction Talaat qui conserva le contrôle du Comité central. Sans répondre à toutes nos interrogations, l’avocat de la partie civile rapporte : « Bref le Comité était exaspéré contre Zéki bey pour la collaboration de celui-ci au Mizam. Il le fit arrêter lors du mouvement révolutionnaire du 31 mars. Plus tard, quand le parti unioniste se scinda en deux, Zéki bey ayant prêté son appui et concours au colonel Sadık bey, et lui ayant suggéré l’idée de fonder un nouveau parti, provoqua de ce fait un redoublement de haine chez ses adversaires politiques » 219.

Si la tenue du procès en surprit plus d’un, il faut toutefois souligner que le président de la cour criminelle, Houloussi bey, était un sympathisant des Jeunes Turcs et que, même s’il ne parvint pas toujours à empêcher certains témoignages, il réussit néanmoins à éviter à Talaat et Djavid une condamnation. On notera aussi, pour être complet, que le lendemain même du meurtre de Zéki bey, on procéda à une « perquisition » dans le bureau et la maison de la victime, et tous ses dossiers furent saisi par la «justice » qui n’en fit pas état durant le procès. La presse jeune-turque veilla en outre à présenter Zéki bey comme un réactionnaire, partisan d’Abdul-Hamid, pour relativiser la perte de cet homme qui ne méritait pas tant de considération.

Ces quelques exemples, illustrant la nature profonde du Comité Union et Progrès, ne prétendent certes pas donner une image exhaustive de ce parti, mais ils permettent néanmoins de constater que, sous une apparence de libéralisme démocratique, il poursuivait des objectifs peu avouables, en employant des méthodes terroristes, et avait confisqué à son profit l’appareil d’ état dont il avait le contrôle absolu. à bien des égards, il préfigure déjà, en 1909, le régime dictatorial qui va entraîner le pays dans la Première Guerre mondiale et exterminer les Arméniens. Mais il est encore, à l’époque qui nous occupe, dans une phase de maturation idéologique et n’a pas encore acquis l’assurance et les leviers nécessaires pour mettre en œuvre tous ses projets de turquification.

hôpital provisoire fondé par les Français après les massacres d'Adana
38 - hôpital provisoire fondé par les Français après les massacres d'Adana,
CPA, coll. M. Paboudjian.

Les éléments à charge contre le CUP

Le 11 mars 1909, l’Indépendant de Constantinople rapportait les confidences d’une délégation parlementaire arménienne sortant d’une entrevue avec le président du Parlement, Ahmed Riza, qui les avait avertis sans prendre de gants : « Prenez garde, si vous ne vous tenez pas tranquilles, on va vous massacrer tous ».

Bien évidemment, ce genre de déclarations, qui peuvent avoir été faites sous le coup d’une colère passagère ou d’une certaine exaspération, ne peuvent constituer une quelconque preuve de la volonté d’un parti de régler une question politique par un massacre. Elles donnent néanmoins une idée de l’état d’esprit qui prévalait chez un des fondateurs du CUP et second personnage de l’ état ; elle nous interroge pour le moins sur le rôle effectif joué par le CUP dans l’affaire de Cilicie. Toutefois, en dehors d’accusations comme celle de Zéki bey, que nous avons cité plus haut, mettant directement en cause le Comité central jeune-turc, nous ne possédons aucune preuve de la responsabilité directe de la direction de l’Ittihad. On doute même des causes profondes de cette boucherie. Un observateur attentif, présent à Adana lors des massacres d’avril 1909, s’interroge lui aussi :« On a souvent demandé, écrit le P. Rigal, quelles causes avaient provoqué, chez les musulmans, une explosion de si féroce fanatisme. Je me suis trouvé dans la nécessité d’entretenir des rapports assez fréquents avec les diverses autorités durant ces inoubliables journées ; or, je puis affirmer n’avoir jamais entendu dans leur bouche d’autre refrain que le suivant : Ce sont les Arméniens qui massacrent les musulmans ; les Arméniens qui tirent sur nos soldats ; les Arméniens qui pillent et qui incendient ; les Arméniens enfin qui ont ruiné ce pays et causé tous nos malheurs.Ce qui veut dire en français : les Arméniens sont des assassins parce qu’ils ne se laissent pas égorger et qu’ils ont le toupet de se défendre. Ce qui veut dire encore : les Arméniens pillent leurs maisons et leurs magasins et mettent le feu à leurs immeubles, car, enfin, il suffit d’ouvrir les yeux pour constater que l’incendie n’a guère détruit que des magasins, des maisons, des églises et des écoles chrétiennes ; qu’il a épargné les mosquées musulmanes qui s’épanouissent au milieu des ruines du quartier chrétien ; et que si, dans les lieux sinistrés, quelques habitations chrétiennes ont été respectées, elles sont contiguës à des maisons turques. Ce qui veut dire enfin : les Arméniens sont des agresseurs — ce qui est exactement le contraire de la vérité — ou bien encore : les Arméniens sont des révoltés, et nous ne faisons que réprimer une révolte, suivant une parole textuelle à moi adressée par le vali » 220. Comme beaucoup de contemporains des événements, ce missionnaire ne fait que poser la question, en mettre en relief la subtilité de la présentation des faits par les autorités locales, sans y répondre. De fait, cette affaire reste inexplicable, si l’on se refuse à chercher, en plus d’une explication locale, une explication politique, au niveau de la direction du mouvement jeune-turc.

à défaut d’éléments de preuve déterminants — ce qui ne surprendra personne lorsqu’on a affaire à un parti cultivant avec autant de soin la pratique du secret —, il nous faut, pour tenter de mesurer le degré d’implication du CUP ou sa parfaite innocence, observer minutieusement comment la direction du parti ou ses organes locaux se comportèrent durant et après les massacres ; quelles furent les prises de position officielles ; comment le parti se comporta à l’égard des responsables présumés des massacres ; comment le groupe parlementaire jeune-turc réagit lorsque l’affaire cilicienne arriva à l’ordre du jour du Parlement ; comment sa presse jugea les événements, etc. Autant d’éléments implicites qui peuvent au moins nous permettre de repérer un éventuel double langage et une certaine complicité.

Concernant les organes locaux du parti, le rapport de la commission d’enquête Faïk-Mosditchian, comme le document parlementaire Babikian montrent, sans l’ombre d’une ambiguïté, qu’outre le vali et le commandant militaire de la Cilicie, les présidents et les membres des clubs Union et Progrès de Tarse et d’Adana ont directement participé à l’organisation des massacres dans ces deux villes. Or, non seulement le CUP réfute ce fait, mais il refuse de condamner un individu aussi douteux qu’Ihsan Fikri 221, dont on sait qu’il a aussi préparé l’opinion locale en publiant des articles accusant notamment les Arméniens de séparatisme et de préparer le massacre des populations turques.

On peut également être troublé par la nature des ordres que le sous-secrétaire d’ état à l’Intérieur, Adil bey, a transmis au vali d’Adana, lui demandant de « protéger les étrangers, ce qui en langage hamidien signifie massacrer les Arméniens, mais ne touchez pas aux citoyens étrangers, car dans le cas contraire l’Europe va nous demander des comptes », et plus encore par le fait qu’il n’est nullement inquiété, est d’abord maintenu en poste, puis promu conseiller du grand-vizir 222. On peut tout autant l’être devant le comportement de l’« armée de libération », encadrée par des officiers jeunes-turcs, qui procède directement aux seconds massacres d’Adana, le 25 avril, le jour même de son arrivée. Et que dire des réactions du groupe parlementaire jeune-turc, qui moleste un député arménien réclamant que la vérité soit faite et qui proteste vigoureusement contre l’arrestation du vali Djévad et du commandant militaire Remzi pacha, pourtant formellement reconnus responsables des massacres d’Adana. On peut continuer l’inventaire des interventions du CUP en s’interrogeant sur les pratiques des officiers jeunes-turcs formant la première Cour martiale mise en place à Adana: après avoir acquitté Djévad, Remzi, Ihsan Fikri et consort, ils condamnent à mort de simples exécutants musulmans et des Arméniens ayant participé à la résistance de leurs quartiers. Se peut-il que le Comité central de Salonique, qui veille sur tout, laisse faire sans intervenir. Il faut plutôt envisager qu’il a tout d’abord choisi les membres de la Cour martiale au sein de ses militants, puis leur a donné des consignes avant de les expédier en Cilicie. Le cas de Ihsan Fikri est des plus édifiants : condamné à l’exil par la seconde Cour martiale après le tollé provoqué par son acquittement, il est convoqué à Constantinople, y rencontre le grand-vizir Hilmi pacha, qu’il menace plus ou moins de faire des révélations. On l’envoie donc en exil à Beyrouth, où il meurt peu après dans des conditions mystérieuses, comme le député Babikian.

Si l’on ne peut rien observer dans la phase antérieure aux massacres, on peut au moins constater comment le CUP gère cette affaire ou en parle. Nous avons justement observé que les organes de presse jeunes-turcs ont tout bonnement participé à la campagne consistant, d’avril à juillet, à présenter les Arméniens comme les seuls responsables de leur propre massacre, puis ont fait silence lorsque cette position est devenue intenable.

Mais rien ne semble avoir été laissé au hasard. Youssouf Kémal lui-même, un des deux membres de la commission d’enquête parlementaire, malgré de graves divergences de vue avec son collègue Hagop Babikian, semble pourtant avoir vu et dit des choses qui ne plaisaient pas au Comité. Non seulement son texte ne fut pas rendu public, mais on lui octroya généreusement le poste d’inspecteur des étudiants turcs à Paris — il était déjà un avocat d’âge mûr. L’action la plus significative du Comité se traduit par la promotion des principaux officiers qui ont participé aux massacres de Cilicie et la dégradation ou la radiation de ceux qui sont parvenus à maintenir l’ordre dans leurs régions militaires. Hadji Mouhammed, major de la gendarmerie albanaise de Sis, qui protégea la population arménienne locale, fut démis de ses fonctions ; le lieutenant-colonel Khoursid bey, qui sauva Hadjın, fut muté en Roumélie. Au contraire, l’ancien idjra mémouri de Marach, Husseïn effendi, condamné quelques mois auparavant par la Cour martiale pour avoir participé à l’organisation de l’attaque contre les Arméniens de sa ville, est officiellement nommé juge d’instruction à Dyarbékir 223.

Tous ces éléments, que nous avons exposés en détails dans les chapitres précédents et que nous résumons ici, donnent au moins à penser que le Comité a « accompagné » les massacres et géré selon les canons hamidiens la situation qui en a résulté. Il y a en outre de fortes présomptions qui pèsent sur lui comme étant leur organisateur.

Maison des Sœurs de Saint-Joseph reconstruite après les massacres d’Adana
39 - Maison des Sœurs de Saint-Joseph reconstruite après les massacres d’Adana.
CPA, coll. M. Paboudjian

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Du fait de la simultanéité de la « réaction » de Constantinople et des massacres d’Adana, les contemporains de ces événements ont, dans un premier temps, cru que leurs responsables ou organisateurs étaient les mêmes individus. Ils pensaient aussi, compte tenu des apparences et des antécédents hamidiens, que ces événements étaient probablement le fait des milieux réactionnaires ou présumés tels. C’est sans doute le même raisonnement qu’ont dû faire les personnes qui les ont conçus. Les premiers bénéficiaires de l’affaire de Constantinople ont en tout cas clairement été les Jeunes Turcs qui, profitant de l’occasion, se sont simultanément débarrassés d’Abdul-Hamid, pour le remplacer par un sultan fantoche, et de toute l’opposition libérale qu’elle a soigneusement discréditée en présentant tous ses membres comme des réactionnaires anticonstitutionnels, alors que l’on sait fort bien que les événements du « 31 mars» visaient avant tout les méthodes politiques scandaleuses du régime jeune turc et notamment les assassinats politiques qu’il commanditait.

Concernant l’affaire cilicienne, la thèse d’une flambée de violence spontanée est intenable pour qui connaît la psychologie collective des populations de l’Empire ottoman. Seul un ordre du pouvoir, garantissant l’impunité, peut engager les gens à aller tuer et piller leurs voisins. On voit mal, par ailleurs, comment un gouverneur, secondé par le commandant militaire de la région, dont il a été prouvé qu’ils étaient les coordinateurs locaux des massacres, pouvaient bien prendre seuls l’initiative de provoquer une telle catastrophe humaine et économique, à moins d’être psychologiquement instables. De notre point de vue, il ne fait aucun doute que ces gens expérimentés — le général Remzi pacha a été l’un des organisateurs des massacres hamidiens de 1895-1896 à Marach — ont reçu des ordres supérieurs pour mettre en œuvre leur affaire. Expérimentés, ils ont su donner l’impression qu’ils étaient débordés par une situation incontrôlable et géré l’« information » comme on savait le faire sous Abdul-Hamid, avec pour principe essentiel de présenter les victimes comme des agresseurs et les agresseurs comme des victimes.

De qui est venu l’ordre ? Qui a demandé aux haut fonctionnaires civils et militaires, ainsi qu’aux notables locaux, comme les présidents des clubs jeunes-turcs de Cilicie, d’organiser ces « émeutes spontanées » ? Le pouvoir, l’ état, le gouvernement, le Comité Union et Progrès ? Tout indique que c’est le seul organe contrôlant l’armée, le gouvernement et les principaux organes de l’ état, le Comité central ittihadiste, qui a pu donner ces ordres et se faire obéir. Compte tenu des traditions de ce parti, les ordres ont dû principalement transiter par ces fameux délégués itinérants envoyés par Salonique qu’aucun vali ne prenait le risque de contrarier.

Pourquoi avoir commis ces massacres ? On ne peut répondre définitivement à cette question, mais avancer quelques explications vraisemblables. Le dynamisme économique de cette région, à la situation géographique exceptionnelle, dans laquelle — les cercles turcs insistent beaucoup sur ce point — la population arménienne, bien que minoritaire, a acquis un poids considérable dans les activités agricoles et commerciales, ont pu inciter le parti jeune-turc, obsédé par la turquification du pays, à donner un coup de frein à ce développement dans une région qui avait partiellement été épargnée par les massacres hamidiens de 1895-1896.

Raymond H. Kévorkian

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210) Mécheroutiette, Constitutionnel ottoman, n° 51, février 1914, pp. 15-16.

211) Mécheroutiette, Constitutionnel ottoman, n° 38, janvier 1913, p. 16.

212) Mécheroutiette, Constitutionnel ottoman, n° 39, février 1913, p. 21, article de Sam Lévy, rédacteur du Journal de Salonique.

213) Ibidem, p. 27, propos recueillis par Sam Lévy.

214) Minutes du procès publiées dans Mécheroutiette, Constitutionnel ottoman, nos 25 à 32, novembre 1911 à juillet 1912. Zéki avait également collaboré assez longtemps au Mizan de Mourad bey. C’est à ce titre qu’il fut arrêté, comme beaucoup de membre de l’opposition, après les événements du 13 avril 1909, et accusé d’être un « réactionnaire ». Sa réputation d’intégrité et son passé d’opposant au régime hamidien lui évitèrent cependant une condamnation.

215) Son assassinat donna lieu à un concert de protestations et à un débat houleux au Parlement, au cours duquel, le CUP fut ouvertement accusé d’avoir commandité cet assassinat d’un des plus brillants journalistes d’opposition. Pour le déconsidérer, la presse jeune-turque ressortit son vieil arsenal en le qualifiant, comme bien d’autres, de réactionnaire hamidien, opposé à la Constitution.

216) Mécheroutiette, Constitutionnel ottoman, n° 51, février 1914, pp. 15-53.

217) Ibidem, p. 34.

218) Ahmad, op. cit., pp. 89-90, évoque son rôle clé à Salonique à cette époque.

219) Ibidem, p. 38.

220) Cf. infra, p. 152.

221) Puzantion, n° 3946, daté du 16 octobre 1909, p. 3, publie les déclarations publiques de la direction de Salonique.

222) Azadamard, n° 3, daté du 25 juin 1909, p. 3, article de Rinat de Vall, correspondant du Giornale d’Italia.

223) Azadamard, n° 125, daté du 18 novembre 1909, p. 1.

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