Raymond H. Kévorkian, RAHC II, Partie I. Axes de déportations et camps de concentration

7 — Ahmed Djémal pacha
et le sort des déportés arméniens de Syrie-Palestine

Avec sa double charge de ministre de la Marine et de commandant de la IVe armée, Ahmed Djémal était en principe seul maître à bord en Syrie, au Liban et en Palestine. On a cependant déjà remarqué — l’affaire des travailleurs arméniens des tunnels de l’Amanus en est une excellente illustration — que Djémal pacha n’eut bien souvent d’autre choix que de se soumettre à la branche dure du Comité Union et Progrès. Les prérogatives politiques de cette dernière semblent avoir presque toujours dominé les priorités militaires dont il avait la charge avec les alliés allemands. On peut cependant se demander, comme l’a magistralement fait Yves Ternon158, s’il était ou non partisan de l’extermination complète des Arméniens. Avant même de tenter de donner un début de réponse à cette question, il faut d’abord rappeler que Djémal mena pour le moins une politique musclée à l’égard des populations arabes de son secteur — qu’elles soient chrétiennes ou musulmanes — et qu’il n’est un secret pour personne que la liquidation des Arabes était, dans l’esprit des Jeunes-Turcs et surtout dans celui de Djémal pacha, une autre des «priorités nationales». Son plaidoyer, publié en français au cours de la Première Guerre mondiale, visant à se disculper des actes barbares qu’il accomplit à cet époque, est suffisamment éloquent à cet égard159. Il est donc acquis que Djémal n’était pas opposé à la politique de turquisation de l’Empire ottoman mise en œuvre par son parti et par conséquent probablement pas à la liquidation des populations arméniennes. Son opposition, autant qu’on puisse en juger, relevait plutôt d’une certaine rationalité militaire: il donnait tout simplement priorité à son action militaire et voulait pouvoir profiter de la force de travail des rescapés arméniens avant de les liquider. Elle était sans doute aussi accentuée par le peu de sympathie qu’il éprouvait pour les Allemands et sa francophilie effective ou supposée — il était, comme beaucoup de cadres du pays, parfaitement francophone.

Ceci dit, il faut bien constater que quelque 130 000 Arméniens de la ligne Hama-Homs-Damas-Jérusalem, qui étaient plus directement sous son autorité — son quartier général était à Damas —, ne furent pas comme ailleurs, nous l’avons dit, radicalement exterminés. Plus encore, en mai 1916, Djémal mit en place une Commission spéciale, dirigée par Husseïn Kiazim, haut dignitaire de l’Ittihad et préfet de Damas, et Hassan Amdja,, un officier circassien de son entourage, afin d’organiser le transfert et l’installation de « 20 à 30 000 déportés arméniens » encore présents dans le Hauran160. D’après le témoignage d’Hassan Amdja,, qui se rendit à Damas avec Djémal à la fin du mois d’août 1916, Djémal souhaitait que ces gens soient progressivement transférés des déserts du Hauran, où ils mouraient de faim, vers Beyrouth, Jaffa, etc., — d’après Hassan Amdja,, Damas n’était pas prévue dans les régions d’installation — où ils pourraient développer une activité artisanale et gagner leur vie. C’est pour mettre en œuvre les directives de Djémal que Hassan Amdja, se rendit à Deraa, le chef-lieu du Hauran, quelques jours plus tard, en qualité de délégué de la Commission spéciale chargée des déportés du Hauran. Sur place, il eut cependant à surmonter l’hostilité du patron de la Commission spéciale de Damas — organisme semi-officiel institué par l’Ittihad dans toutes les régions pour «s’occuper» des déportés —, Nechad bey, par ailleurs délégué régional de l’Ittihad, qui gérait les affaires sur place en attendant la venue du délégué nouvellement désigné. Lors de son arrivée, Hassan Amdja, apprit de son adjoint que « la conversion des déportés était un fait accompli et qu’un prêtre arménien avait été mis à mort par privation de nourriture pour avoir systématiquement refusé de se convertir à l’islamisme »161. Il découvrit par ailleurs ces milliers de personnes à l’état squelettique « les joues caves, les bras et les jambes comme des baguettes, ne ressemblant à rien [de] moins qu’à des momies, [qui] étaient en pleine agonie »162. Rapidement, il organisa un plan pour l’expédition par train des déportés de la région. Il les fit converger à la gare de Deraa. Après quoi, il entreprit une visite dans le Djébel montagneux qui domine le désert du Hauran pour « récupérer moi-même les veuves et les orphelins et constater personnellement leur situation. Ces montagnes, depuis leur création jusqu’à nos jours, n’avaient pas porté une misère humaine aussi affreuse [...] ». Hassan Amdja, explique ensuite qu’il visita toute une série de villages où « 30 à 40 000 déportés étaient morts du typhus, de la fièvre récurrente, de la malaria qui sévissaient avec violence [...] J’arrivai à Hazrakeuy, à une heure de distance de Kéfrendjé. Ici, 417 personnes étaient mortes sur un total de 500 âmes. Dans les étroites venelles du village des morts vivants appuyés sur des béquilles avançaient péniblement » 162. Il réussit néanmoins à rassembler 400 veuves et orphelins qu’il ramena à Deraa. Sur place, il organisa trois convois vers Damas — malgré l’interdiction qui lui était faite d’en envoyer dans cette zone —, et le reste fut expédié vers Tripoli de Syrie, Haïfa, Jaffa et Akkia. Toujours d’après les souvenirs d’Hassan Amdja,, son supérieur officiel, le délégué de l’Ittihad à Damas Nechad bey, le rappela alors à l’ordre et lui intima par écrit l’ordre de cesser ses envois, c’est pourquoi le délégué de la Commission spéciale du Hauran se rendit à Damas auprès de Djémal pour que ce dernier tranche le litige. La rencontre houleuse qui s’ensuivit entre les trois hommes, soigneusement décrite par Hassan Amdja,, confirme que Dejmal pacha était décidé à mener à bien son projet de réinstallation de ces Arméniens au Liban et en Palestine. Celui-ci réussit en effet à démettre de ses fonctions le délégué de l’Ittihad et fit nommer le préfet de Damas, Tahsin bey, responsable des déportés. Le 25 septembre Hassan Amdja, et le préfet Tahsin étaient de retour à Deraa et l’expédition des convois reprit momentanément163.

Même si ce projet ne connut pas le développement escompté — trop de déportés étaient déjà morts et il ne restait plus que 3 à 4000 Arméniens dans le Hauran —, Djémal semble, par cette initiative, avoir voulu éviter une solution finale radicale pour les déportés arméniens directement sous sa coupe. Il affirme lui-même, dans ses Mémoires164, qu’il a conçu le projet car « Je pensais préférable d’en amener une grande partie dans les vilayets syriens de Beyrouth et d’Alep », sans toutefois nous révéler les objectifs qu’il poursuivait ainsi. Avant de livrer notre point de vue sur la question, il nous faut présenter le dossier plus complètement.

L’affaire est en effet compliquée par un autre paramètre: la politique de conversion forcée à l’islam systématiquement mise en œuvre parmi les déportés arméniens de l’axe Alep-Damas-Jérusalem-Maan à partir de mai/juin 1916 par les Commissions spéciales confiées à des jeunes-turcs de la branche dure, ainsi que nous venons de le voir. Certes, la possibilité de se convertir était, depuis le début de la politique génocidaire, une sorte de mythe entretenu parmi les déportés pour leur laisser croire qu’ils avaient encore une porte de sortie. Certes, cette arme fut habilement utilisée pour, dans certains cas, apaiser un éventuel mouvement de désespoir ou, dans d’autres circonstances, différer la déportation d’une frange de la population et différencier provisoirement le sort des uns vis-à-vis des autres. Mais, la conversion forcée des Arméniens ne fut alors à aucun moment une option sérieusement envisagée par le Comité unioniste. Nous en voulons pour preuve que les conversions qui eurent lieu ici et là durant la première phase du génocide ne sauvèrent que rarement les populations qui se prêtaient à ce jeu. Dans le meilleur des cas, elles permettaient de différer la déportation en entretenant chez les bénéficiaires l’espoir de se sortir du piège. Les autorités étaient du reste tellement inquiètes à la seule idée qu’une frange de la nation arménienne pourrait ainsi échapper à l’extermination, qu’elles allèrent jusqu’à codifier les procédures de conversion en publiant une sorte de mode d’emploi aux exigences telles qu’il était toujours possible de rejeter une demande165. La campagne du printemps 1916 était toutefois d’une tout autre nature, puisqu’elle était mise en œuvre alors que l’extermination de la majorité de la population arménienne de l’Empire était déjà acquise, et qu’elle ne visait directement que les «Arméniens de Djémal», que lui-même évalue à environ 150 000 personnes essentiellement réparties entre Hama et Damas.

Cette question n’est en tout cas pas passée inaperçue parmi les diplomates en poste dans la région. D’après l’ambassadeur d’Allemagne, Metternich, c’est en mai 1916 que des informations persistantes faisant état de conversions forcées parvinrent jusqu’à l’ambassade. Mais, écrit-il, « le gouvernement central de Constantinople a toujours contesté l’exactitude de ces faits. Halil bey et Talaat bey m’ont assuré, l’un comme l’autre, à plusieurs reprises, qu’ils n’avaient pas la moindre intention de nuire aux éléments chrétiens de la population arménienne »166. Le 26 juin 1916, le consul allemand à Jérusalem, le Dr Brode, fait savoir que les déportés établis en Transjordanie ont été convertis de force, notamment 3 500 personnes établies à Deraa167. Le son de cloche est le même à Damas dont le consul Loytved, dans une note du 30 juin, se fait l’écho: « Les Arméniens sont tous plus ou moins contraints de se faire musulmans »168. Les diplomates allemands d’Alep rapportent également des faits indiquant qu’une campagne systématique a été mise en œuvre: « Au cours des dernières semaines, à Hama, Homs, Damas, etc., les déportés, menacés d’être chassés plus loin encore, ont dû se convertir en masse à l’islam (l’information émane de plusieurs sources qui, toutes, se recoupent). La procédure est strictement bureaucratique: dépôt de demande, puis changement de nom [...] Apparemment, les promoteurs de ce plan ont à l’esprit des exemples qui datent de l’époque de la conquête ottomane »169. Ces dernières informations, émanant d’un homme qui vit depuis une dizaine d’années dans l’Empire ottoman et connaît parfaitement la psychologie de ses dirigeants, ne laissent plus guère de doute sur la volonté effective du Comité jeune-turc de parachever son œuvre en turquisant les «Arméniens de Djémal». Dans la mesure où la campagne de conversion se fit surtout avant l’arrivée de Hassan Amdja, à Deraa, c’est-à-dire sous l’autorité de Djémal et du préfet local qui était sans doute à sa botte, nous n’avons pas de raison de penser que Djémal était opposé à cette campagne. Même si son projet de «réinstallation» était sérieux — nous n’avons pas de raisons d’en douter —, la conversion des nouveaux migrants ne pouvait que le satisfaire.

Sans doute interpellées par les organisations caritatives chrétiennes travaillant dans l’Empire ottoman, les autorités allemandes réagirent à l’entreprise de conversion forcée développée par les Jeunes-Turcs. Le ministère des Affaires étrangères allemand que l’extermination autrement violente qui précéda n’avait pas tant mobilisé, alla jusqu’à demander au chargé d’Affaire à Constantinople de faire savoir en haut lieu que cette manière de faire était intolérable, car « contrairement à toutes les protestations des Turcs, les Arméniens déportés continuent à être convertis de force à l’islam »170.

Mais, ces protestations de pure forme ne pesaient en rien dans la partie sans pitié que se livraient déjà depuis un certain temps Mehmed Talaat et Ahmed Djémal, dont les objectifs comme les personnalités étaient divergents. Leur antagonisme dépassait bien évidemment le seul cadre de «l’affaire arménienne» et était plus une lutte pour le pouvoir qu’autre chose. Toutefois, le cas des déportés, les interférences constantes des délégués du Comité unioniste dans les affaires locales, ne cessaient d’alimenter l’amertume de Djémal. Un télégramme adressé par Talaat à Djémal le 5/18 février 1916 donne quelques indications sur le bras de fer qui les opposa concernant le sort à réserver aux déportés171. Le ministre de l’Intérieur y demande tout simplement au ministre de la Marine de ne plus déplacer de leurs lieux de résidence les déportés arméniens. Ce qui indique que Djémal procédait alors à des déplacements de populations, même si cette tâche ne relevait pas de ses compétences et allait à l’encontre des directives envoyées aux préfets, sous-préfets et autres fonctionnaires des Sevkiyat par Constantinople. Nous avons du reste déjà observé que Djémal s’était également battu, de décembre 1915 au printemps 1916, pour empêcher que les déportés-ouvriers travaillant au percement des tunnels de l’Amanus, ne soient immédiatement exterminés. Si cette dernière démarche peut effectivement s’expliquer par des raisons militaires, d’autres sont plus difficiles à justifier par ce seul critère. Djémal avait donc de bonnes raisons pour s’opposer ainsi à l‘entreprise de ses collègues jeunes-turcs, et celles-ci n’étaient pas vraiment, comme nous allons le voir maintenant, le fait de sa répulsion morale face à leurs actions destructrices.

Les dépouillements de nombreux fonds d’archives occidentaux opérés ces dernières années, nous permettent aujourd’hui d’avancer une piste susceptible de donner une explication satisfaisante à cette interrogation. Un document du Foreign Office172, ainsi qu’une correspondance énigmatique entre le Dr Hagop Zavrieff, un des leaders dachnaks proches des milieux impériaux de Saint-Pétersbourg, et Boghos Nubar, président de la Délégation nationale arménienne établie à Paris173, complétés par des notes conservées dans les Archives du ministère des Affaires étrangères français174, nous apprennent qu’Ahmed Djémal entama dans le plus grand secret, en décembre 1915, des négociations qui auraient dû associer Anglais, Français et Russes dans un projet commun de déstabilisation de l’intérieur de l’Empire ottoman. Parmi les points abordés, il faut surtout noter que Djémal se montrait alors disposé à mener une expédition militaire contre Constantinople, visant évidemment à abattre le régime jeune-turc, en échange du maintien de l’intégrité territoriale de la Turquie d’Asie, « la Syrie, la Palestine, la Mésopotamie, l’Arabie, l’Arménie avec la Cilicie et le Kurdistan » et, surtout, de la garantie d’être proclamé sultan en lieu et place de la maison d’Osman, avec un droit d’hérédité pour sa famille. Une des clauses de la proposition concernait en outre le sort des déportés pour lesquels Djémal offrait de « prendre dès à présent des mesures pour sauver la population arménienne et subvenir à son ravitaillement jusqu’à la fin de la guerre »175. Le projet en sept points, publié par Arthur Beylerian d’après l’exemplaire conservé dans les Archives du Quai d’Orsay176, ainsi que les correspondances échangées entre Russes, Français et Anglais, indiquent clairement que l’initiative vient des milieux russes, mais est inspirée par les cercles arméniens de Russie.

L’âme de cette opération est le Dr Hagop Zavrieff, un aristocrate moscovite au profil atypique en milieu arménien177. Déjà fort actif à Saint-Pétersbourg durant les négociations qui aboutirent, le 8 février 1914, à l’adoption du décret impérial ottoman prévoyant des réformes dans les provinces arméniennes et la nomination de deux inspecteurs européens pour leur mise en œuvre, le Dr Zavrieff redoubla d’activité au cours des années 1915-1916. Informé des déportations et des massacres que les Arméniens de l’Empire ottoman enduraient depuis le printemps 1915, il entreprit, en accord avec son parti, de trouver le moyen de sauver ceux qui pouvaient l’être. C’est à cet effet qu’il se rendit à Londres en août 1915, sans obtenir de résultats tangibles178. Il semble cependant que la situation se soit quelque peu débloquée en décembre 1915, date à laquelle le Dr Zavrieff se trouvait à Bucarest. La première information sur la question émane de l’ambassadeur russe dans la capitale roumaine, S. A. Poklevsky, qui indique, dans un télégramme à son ministre des Affaires étrangères, Sazonoff, du 11 décembre 1915, que « Zavrieff a reçu des informations relatives à la rupture qui vient de se produire entre Djémal pacha et le gouvernement turc, ce qui laisse augurer d’une possibilité de le retourner contre Constantinople si les puissances de l’Entente lui promettent qu’il régnera sur le Proche-Orient. Zavrieff demande dans quelle mesure cela correspond aux [projets] audacieux du gouvernement impérial. Dans ce cas, les Arméniens sont en mesure de prendre langue avec Djémal »179. Les échos à cette approche ne se firent pas attendre. Dans les jours qui suivirent, le ministre Sazonoff chargea son ambassadeur à Paris, Alexandre Isvolsky de prendre langue avec les Français et les Anglais pour voir s’ils étaient disposés à suivre la Russie sur ce terrain180. Même si la proposition ne manquait pas d’intérêt, elle avait l’inconvénient d’entrer en contradiction avec les «arrangements» pris entre les membres de l’Entente dans la perspective du dépeçage de l’Empire ottoman à la fin de la guerre. Promettre à Djémal les régions orientales de l’empire revenait à priver la France et l’Angleterre de leurs «à valoir». La réaction initialement hostile d’Aristide Briand, le président du Conseil et ministre des Affaires étrangères français, ne fut donc pas une surprise181. La réponse de l’ambassadeur français à Pétrograd, Paléologue, à Aristide Briand, révèle en fait que « Les suggestions de Djémal pacha ont été portées à la connaissance du gouvernement russe par un de ses agents secrets en Arménie, médecin de profession, [le Dr Zavrieff] qui réside actuellement à Bucarest »182. D’abord présentée comme un projet russe, l’affaire est finalement qualifiée de « plan arménien [...] qui n’impliquerait nullement l’adoption de tous les points mis en avant par les Arméniens »183. Il ressort de ces premières approches que c’est le Dr Zavrieff qui trouva à Bucarest — pays neutre où les intermédiaires de tout poil devaient grouiller à cette époque — le moyen de rentrer en contact avec Djémal dès qu’il eut vent du contentieux qui l’opposait à ses collègues stambouliotes. Sans doute aussi comprit-il alors que Djémal songeait très sérieusement à se tailler un fief personnel à cheval sur le monde arabe et l’Asie Mineure en profitant de sa position clef dans ces régions. Mais en prenant cette initiative, H. Zavrieff visait surtout à sauver les centaines de milliers d’Arméniens nouvellement débarqués dans les déserts de Syrie et de Mésopotamie et en train de s’y consumer. Sa correspondance avec Boghos Nubar et les échos de leurs entrevues à Paris, en février 1916, indiquent qu’une étroite collaboration existait entre la Délégation nationale arménienne dirigée par Nubar et la direction du parti dachnag qui avait confié ce dossier à Hagop Zavrieff. Dans une lettre envoyée de Stockholm le 8 février 1916, ce dernier informe Nubar qu’il vient à Paris « pour une affaire qui intéresse notre gouvernement, avec le consentement de mes camarades» et que «je serais bien heureux de passer chez vous pour faire un rapport et vous consulter »184. Malgré les obstacles rencontrés, le Dr Zavrieff ne se décourage pas. Rendu à Paris quelques jours plus tard, il informe son collègue arménien: « 0n m’a téléphoné que Mr [Alexandre] Isvolsky me recevra dimanche à 2h 30 m.p.. Il n’est pas pressé, probablement, pour me voir »185. Dans sa dernière note à Nubar, datée du 24 février, il l’informe de son entrevue avec l’ambassadeur russe: « Je lui ai lu mon rapport. Il m’a questionné sur les différents points dudit rapport. Il m’a prié de le lui laisser pour étudier la question et pour relire toutes dépêches reçues qui l’en touchent. Probablement, il demandera des renseignements de son [ sic ] gouvernement. Il m’a dit qu’il me demandera de venir le revoir aussitôt qu’il arrêtera quelque décision »186.

Tout cela tend à montrer que le fossé qui s’était creusé entre la branche dure de l’Ittihad, menée par Mehmed Talaat, et Ahmed Djémal était beaucoup plus profond qu’on ne l’imaginait; que Djémal songeait déjà à consommer sa rupture avec Stamboul dès décembre 1915; que le sort des déportés de Syrie et de Mésopotamie n’était qu’une monnaie d’échange dans la perspective d’une négociation avec les puissances de l’Entente; que ses quelques initiatives d’août 1916 pour réinstaller des survivants arméniens du Hauran dans les régions côtières n’étaient pas nécessairement liées à l’affaire de décembre 1915, mais visaient plutôt à dynamiser l’économie d’une région qu’il songeait encore à s’approprier.

suite

158) Enquête sur la négation d’un génocide, op. cit ., pp. 187-198.

159) Djémal pacha, La vérité sur la Question Syrienne, Istanbul 1916.

160) Hassan Amdja publia après l’armistice, en juin 1919, une série de quatre articles relatant cette affaire dans le quotidien stambouliote Alemdar, avant que les réactions de l’«opinion publique» ne contraignent le journal à interrompre la série. Le quotidien francophone de Constantinople La Renaissance publia une traduction intégrale de ces articles, sous le titre Faits et documents, dans le n° 186, p. 3, du 8 juillet 1919, le n° 189, p. 2, du 11 juillet 1919, le n° 192, p. 2, du 15 juillet 1919, et le n° 198, pp. 2-3, du 22 juillet 1919, que nous reproduisons en annexe, n° 60.

161) Ibidem, n° 186, du 8 juillet 1919, p. 3.

162) Ibidem, n° 189, du 11 juillet 1919, p. 2.

163) Ibidem, n° 192, du 15 juillet 1919, p. 2.

164) Djemal pasha, Memories of a Turkish Statesman, 1913-1918, Londres 1922, p. 279.

165) Loi du 26 octobre 1915: Lepsius, op. cit ., p. 282,

166) Lepsius, op. cit ., pp. 212-213, dépêche du 11 mai 1916 adressée au chancelier impérial.

167) Lepsius, op. cit ., p. 214, dépêche adressée à Metternich.

168) Lepsius, op. cit ., pp. 216-217, citation reprise dans une dépêche du 10 juillet adressé par Metternich au chancelier impérial.

169) Lepsius, op. cit ., pp. 223-225, dépêche d’Hoffmann du 29 août 1916 adressée à Metternich.

170) Lepsius, op. cit ., p. 240, datée du 25 décembre 1916.

171) T. C. Başbakanlık Arşivi, 30Ra1334, 5 Şubat [février] 1915, EUM, [Dh. Şfr, 60/239], doc. n° 167.

172) Public Record Office, FO 371/2492, file 200744, rapports des 29, 30 et 31 décembre 1915.

173) Bibliothèque Nubar, Archives de la Délégation nationale arménienne, P.I. I/2, Correspondance Arménie, I, lettre de H. Zavrieff à Boghos Nubar; Arménie III, janvier-mars 1916, lettres de H. Zavrieff à Boghos Nubar.

174) Beylerian, op. cit., pp. 156-162.

175) Ibidem, p. 156.

176) AMAE, Guerre 1914-1918, Turquie, vol. 871, 125r°-v°, Ibidem.

177) Médecin militaire, réputé pour son dévouement, celui-ci n’a pas hésité à fonder un hôpital russe dans la plaine de Mouch en 1908, après une tentative infructueuse sous le régime d’Abdul-Hamid. Depuis 1903, il avait adhéré au parti Dachnag dont il fut plus tard un des dirigeants. Il joua déjà un rôle crucial dans l’affaire des réformes dans les provinces arméniennes de l’Empire ottoman, entre 1912 et 1914, puis comme vice-gouverneur des provinces occupées par l’armée russe: Gabriel Lazian, Heghap’okhagan temk’er [Figures révolutionnaires], Le Caire 1945, pp. 250-258.

178) Bibliothèque Nubar, Archives de la Délégation nationale arménienne, P.I. I/2, Correspondance Arménie, I, lettre-rapport de H. Zavrieff à Boghos Nubar, de Londres le 9 août 1915, 15 pp.

179) Lazian, op. cit., p. 259.

180) Cf. note 176.

181) AMAE, Guerre 1914-1918, Turquie, vol. 871, ff. 128-129, lettre du 28 décembre 1915 aux ambassadeurs français à Rome, Londres et Pétrograd, publiée par Beylerian, op. cit., pp. 157-158.

182) AMAE, Guerre 1914-1918, Turquie, vol. 871, f° 132, lettre de Pétrograd du 30 décembre 1915.

183) AMAE, Guerre 1914-1918, Turquie, vol. 871, f° 134r°-v°, note de l’ambassade de Russie à Paris du 31 décembre 1915, Ibidem, p. 159.

184) Bibliothèque Nubar, Archives de la Délégation nationale arménienne, P.I. I/2, Correspondance Arménie III, janvier-mars 1916.

185) Ibidem ., Lettre de Paris, le 18 février 1916.

186) Ibidem.