Raymond H. Kévorkian, RAHC II, Partie I. Axes de déportations et camps de concentration

5 — le réseau des camps de concentration

En octobre 1915, l’essentiel des 870 000 déportés était parvenu jusqu’aux portes de la Syrie ou de la Mésopotamie. Certains y étaient déjà morts sur les routes ou dans les camps de concentration qui se mettaient en place au fur et à mesure des arrivées.

En fonction de l’axe emprunté, chaque convoi passait par des camps de transit plus ou moins grands. Les déportés du groupe le plus important, qui arriva par le Troisième axe ouest à la fin de l’été et au cours de l’automne 1915, transitèrent systématiquement par la gare de Konia, où un premier regroupement était opéré dans un terrain vague des environs: on y compta jusqu’à 28 000 tentes, soit plus de 100 000 personnes, au plus fort des déportations. En les stationnant là durant deux à trois semaines, la Direction des déportés y procéda en quelque sorte à un premier écrémage qui eut pour conséquence la mort de plusieurs milliers de déportés, notamment parmi les enfants en bas âge57.

Le camp de Bozanti. Déjà bien affaiblis par la malnutrition, les déportés étaient ensuite acheminés à Bozanti, à pied, en longeant la ligne de chemin de fer, ou en train — dans ce dernier cas, les déportés devaient «acheter» un billet à leurs frais pour emprunter les wagons à bestiaux. Plusieurs autres milliers tombèrent en chemin, avant même de parvenir aux portes de la Cilicie et de la Syrie. Comme à Konia, le camp de Bozanti se résumait à un terrain vague, situé hors de la ville afin d’empêcher les déportés de se procurer du pain et pour éviter que les ingénieurs allemands, autrichiens ou suisses ne leur apportent un secours quelconque58.

La stratégie générale des autorités turques était alors de laisser «pourrir» les déportés dans des camps provisoires durant quelques semaines, puis de les remettre en route pour un autre camp, et ainsi de suite jusqu’à ce que les convois ne se résument plus qu’à quelques moribonds.

Après le passage du Taurus, les déportés étaient dirigés vers Osmaniyé et Baghtché, sur les contreforts de l’Amanus. Les plus chanceux ou les plus riches parvenaient à emprunter le train à Incil et étaient ainsi transférés, via Adana et Osmaniyé, jusqu’à la gare de Mamoura, situé à l’extrémité est de la plaine cilicienne, au pied de l’Amanus dont les tunnels n’étaient également pas encore opérationnels59.

Le camp de Mamoura. Située à une demi-heure d’Osmaniyé, la gare de Mamoura — au lieu-dit Kanlıgetchit — accueillait en moyenne, au cours des mois d’août, septembre et octobre 1915, quelque 80 000 Arméniens, installés sous des tentes de fortune sur « un terrain vaste et fangeux s’étendant devant la gare de Mamoura. Chaque jour, il mourait six à sept cents personnes [...] Les malheureux sans toit, sans vêtement, sans pain tombaient comme des feuilles mortes [...] Les corps sans sépulture des morts s’amoncelaient. Le champ en était couvert. Sous beaucoup de tentes, des familles entières mouraient de faim et de froid »60. Ce camp improvisé fut cependant vidé une première fois de sa population à la fin du mois d’octobre 1915 lorsque la sous-direction des déportés décida de pousser vers Islahiyé, sur le versant est de l’Amanus, les survivants. Le directeur des Déportés en personne ( sevkiyat müdürü ) vint superviser l’opération: « Prenant avec lui de nombreux policiers et des centaines de miliciens, il fit entourer cette lamentable foule de quasi moribonds et, sous la menace du fouet et de la trique, leur ordonna de se mettre en route vers Islahiyé »61. Mais d’après le témoignage d’une missionnaire allemande, le camp était de nouveau constitué de plusieurs milliers de tentes à la fin du mois de novembre61bis. Plus de 40 000 déportés semblent y avoir trouvé leur dernière demeure au cours de l’automne 1915.

Le camp d’Islahiyé. Pour franchir les chaînes de l’Amanus et accéder à la plaine syrienne, les déportés devaient emprunter la route des crêtes, par Hassan Beyli, et redescendre sur Islahiyé où le Bagdadbahn reprenait sa course. Islahiyé était le premier camp de concentration situé dans le vilayet d’Alep. « Le camp d’Islahiyé est, rapporte une missionnaire allemande, la chose la plus triste que j’aie jamais vue. à l’entrée du camp se trouve un tas de cadavres non enterrés [...] dans le voisinage immédiat des tentes de ceux atteints d’une dysenterie virulente. La saleté dans et autour de ces tentes était quelque chose d’indescriptible. Le comité d’enterrement ensevelit 580 corps en un seul jour »62. Le R.P. Balakian, qui séjourna plusieurs mois dans la région et visita le camp au cours de l’automne 1915, rapporte que la Sous-direction des Déportés, prétextant le manque de miliciens et de moyens de transport, laissait volontairement s’entasser les convois successifs qui y parvenaient, rendant tout ravitaillement impossible et favorisant la propagation des épidémies: « Les gens arrivaient par milliers à Islahiyé, quelques centaines en repartaient [...] Il y eut des jours où, sous les dizaines de milliers de tentes, les gens mouraient non par dizaines mais par centaines. Il ne se trouvait plus d’hommes valides pour ramasser les cadavres et les ensevelir [...] Les toutes premières victimes furent de pauvres petits enfants [...] On eût dit que nous traversions un champ de bataille: toute la plaine devant Islahiyé était bosselée de tertres plus ou moins importants. C’étaient des tombes d’Arméniens enfouis par cinquante ou cent à la fois [...] Hélas, certains étaient hauts comme des collines »63. On peut par conséquent évaluer à environ 60 000 le nombre de déportés qui furent victimes de la famine et du typhus durant les dix mois de fonctionnement du camp d’Islahiyé, d’août 1915 au printemps 191664.

Les déportés des chantiers de l’Amanus. Environ 30 000 Arméniens parvinrent néanmoins à se réfugier à Intili, Ayran, Enidjé, Baghtché et Keller au cours de l’automne de 191565. Ces stations principales du chantier de percement des tunnels de l’Amanus avaient alors un besoin urgent de personnels qualifiés pour mener à bien le raccordement des réseaux de la plaine cilicienne et de Syrie. Il devait permettre d’ouvrir une voie stratégique essentielle pour le front oriental. C’est pourquoi, sur la demande exprès du général Liman von Sanders, le ministère de la Guerre autorisa la compagnie à recruter les artisans dont elle avait besoin et que Djémal pacha intervint à plusieurs reprises pour freiner le zèle des fonctionnaires de la Sous-direction des Déportés qui poursuivaient les fuyards arméniens66. Originaires d’Ismit, Bardizag, Adabazar, Bilédjik, Eskichéhir, Konia ou Eregli — c’est-à-dire des régions ouest de l’Asie Mineure dont une partie des hommes adultes n’avait pas été séparée de leurs familles —, ces charpentiers, menuisiers, forgerons, ouvriers qualifiés, géomètres ou dessinateurs étaient parfois directement recrutés dans les camps de Mamoura ou d’Islahiyé par des contremaîtres de la compagnie allemande chargée des travaux. Dans ce cas, ils parvenaient à se faire accompagner de leurs familles et ils constituèrent ainsi deux camps de travail assez considérables. Sauvés par Djémal, qui voulait pouvoir profiter au plus vite des avantages d’une connexion ferroviaire, ces déportés restèrent cependant dans le collimateur des autorités. Les menaces se précisèrent le 28 avril 1916, lorsque Djevdet, l’ancien préfet de Van nouvellement établi (fin février) à la préfecture d’Adana, envoya le capitaine Avni, ex-officier de l’armée devenu commandant des çete d’Adana et directeur de la déportation de l’Amanus67, dans les chantiers pour officiellement y recenser les travailleurs présents68.

Au cours des mois de mai et juin, les 30 000 Arméniens de l’Amanus furent déportés en plusieurs convois d’environ 2 000 personnes chacun, escortés par des çete de l’Organisation spéciale, dans la direction de Marach. Kaloust Hazarabédian, qui était dans le troisième convoi, rapporte: « à peine s’étaient-ils éloignés de Baghtché que commencèrent [à défiler sous nos yeux] des cadavres dénudés étendus sur les côtés de la route, dont certains avaient été traités avec une barbarie des plus épouvantables et étaient entourés de chiens et de corbeaux J‘avais déjà appris quel sort on avait réservé aux convois précédents. L’état de ces cadavres confirmait du reste entièrement les informations communiquées. Notre escorte avait déjà commencé sa besogne meurtrière. Ceux qui ne pouvaient pas suivre le groupe, parce qu’ils étaient malades ou trop vieux, étaient tués dans la minute à coups de fusil ou, plus fréquemment, à la baïonnette [...] Nous avons progressé jusqu’aux limites du territoire des Ortchans en ayant beaucoup de pertes. à partir de là, la situation empira encore. Sabres, fusils, pelles ou pioches, pieux ou bâtons à la mains, les Ortchans attaquèrent le groupe et commencèrent à tuer et à piller. Les gardiens saluaient non sans un certain plaisir leur intervention. Non seulement ils ne s’opposaient pas à eux, mais, au contraire, les encourageaient. Il s’agissait pour la plupart d’entre eux de criminels libérés tout spécialement pour s’occuper des Arméniens [...] Ayant réduit l’allure du convoi et s’étant rassemblés sur le côté, ils passaient en revue, un à un, les passants. Ils ont ainsi commencé à sélectionner notamment les jeunes gens dont la mise et le visage paraissaient propres et semblaient comparativement plus ou moins aisés. Ils les séparaient et les fusillaient immédiatement [...] Ils s’étaient mis en route à mille cinq cents: il ne restait plus qu’une poignée d’entre eux. La grande majorité des plus de trente mille personnes qui se trouvaient sur la ligne de chemin de fer Islahiyé-Yarbachi fut massacrée entre Baghtché et Marach, au cours des expéditions de convois qui durèrent presque un mois. Les rescapés furent menés à Birédjik, puis de là vers Deir-Zor et Mardin »69.

Cette conclusion d’un des rares rescapés est corroborée par le témoignage de Minas Tilbéian70 qui se trouvait dans un des convois suivants qui fut exterminé plus loin encore, dans les environs de Mardin, peut-être parce qu’il était composé de célibataires plus résistants.

Le camp de Radjo, Katma et Azaz. Situé à quelques dizaines de kilomètres plus au sud d’Islahiyé, sur la route d’Alep, les camps de concentration de Radjo et de Katma ont eu une activité assez brève au cours de l’automne 1915. Dans un télégramme du 18 octobre 1915, le consul intérimaire Hoffmann annonce à son ambassadeur que le directeur des affaires politiques du vilayet [d’Alep] évalue à 40 000 le nombre des déportés concentrés dans les camps de Radjo et de Katma, et que « d’autres convois venant de l’ouest, du centre et du nord de l’Anatolie sont en route. 300 000 personnes doivent poursuivre vers le sud »71. Le camp de Radjo était situé à environ un km de la gare du chemin de fer. En cette période de l’année, c’était un vaste marécage couvert de tentes. Selon le témoignage d’un déporté originaire de Banderma72 : « Sous les tentes confectionnées avec de vieux morceaux de tissus s’empilaient les cadavres par groupes. Ceux qui n’avaient pas de tentes s’étaient installés sous le pont de la station pour se protéger un peu du froid. Un torrent formé par les pluies s’abattit brusquement sur cet endroit et les emporta: tous moururent noyés. Il y avait de tous côtés des cadavres. Fort peu en réchappèrent ». Le 8 novembre le titulaire du poste consulaire, le Dr Rössler, de retour d’Alexandrette, précise au chancelier allemand Bethmann Hollweg: « le camp de concentration de Katma offre un spectacle indescriptible »73. En quelques semaines le nombre des déportés parvenus jusqu’à Katma avait considérablement enflé. Selon le témoignage du même déporté originaire de Banderma, quarante mille tentes y furent dressées pendant plus d’un mois, soit près de 200 000 personnes. Après quoi les survivants « avaient notamment été transférés en quelques jours à une heure de route, à Azaz ». Ce camp d’Azaz perdura un peu plus longtemps jusqu’au printemps de 1916, mais avec un nombre réduit de déportés qui étaient parvenus à soudoyer les fonctionnaires du Sévkiyat. Suivant la description du même témoin: « Je ne sais pas avec précision combien il y avait de tentes, mais on les évaluait à quinze ou vingt mille, chiffre que je ne trouve pas exagéré, car je peux affirmer qu’à vue d’homme il était impossible d’observer d’une extrémité à l’autre cet immense camp de tentes [...] La famine et le manque d’abris faisaient beaucoup souffrir la population. La dysenterie était généralisée. La misère était intégrale. C’est pourquoi les morts étaient innombrables. [Le système] des surveillants arméniens prit corps ici et s’ajouta comme un effroyable cauchemar de plus pour la population. En outre, la nuit venue, elle était soumise aux attaques des pillards [...] Le sol des tentes abattues, faites de bric et de broc, était jonché de morts et de gens mourants. Beaucoup croupissaient dans les excréments, tenaillés par la faim. De toute part, l’odeur de la mort régnait. Certains utilisaient les morts en guise de coussin; d’autres étendaient leurs morts sur eux en guise de couverture pour se protéger un peu du froid [...] Les fossoyeurs ne parvenaient même plus à enlever les morts [...] Chaque jour un convoi était expédié de force ». D’après Aram Andonian, 60 000 déportés périrent dans ces camps74 de la famine et du typhus, principalement au cours de l’automne 1915.

Pour saisir les raisons pour lesquelles ces camps furent fermés à la fin de l’automne 1915 et les survivants expédiés ailleurs, il faut encore faire appel aux informations fournies par le consul Rössler: « En novembre et au début de décembre [1915], il y avait des foules de déportés le long de la voie de chemin de fer entre Adana et Alep, en particulier à Islahiyé et Katma[-Azaz]. Or, pour des raisons militaires, on a voulu les éloigner de ce secteur afin de dégager l’étape et de protéger l’armée des épidémies. On avait commencé à les évacuer par train en direction de Ras ul-Aïn, mais comme c’était la mort qui les attendait là-bas et que, par ailleurs, le train ne pouvait assurer à la fois le transfert des soldats et des Arméniens, ceux-ci ont finalement été emmenés à pied d’Islahiyé et de Katma à Akhtérim, et de là à Bab »75.

Les camps de Bab et d’Akhtérim. Avant même l’arrivée de cet afflu de déportés, depuis la fin du mois de mai 191576, Bab accueillait hors de la ville, à une demi-heure, des groupes d’Arméniens. Jusqu’au début de juillet, les nouveaux arrivants étaient assez rapidement répartis dans les villages arabes des environs. Après quoi, cette pratique cessa et les déportés devaient séjourner dans un camp de concentration. établi dans une plaine argileuse, il se transformait en un véritable lac lorsque la pluie tombait. « Les tentes baignaient dans l’eau et la neige », nous dit un rescapé qui y débarqua à la fin de décembre 191577. Durant les mois de juillet et d’août, le camp se gonfla momentanément avec le passage « de milliers de veuves, sans un seul homme adulte, arrivant des régions d’Arménie par la route de Mounboudj, dans un état misérable et à moitié nues [...] Celles-ci, ainsi que les dix à vingt convois qui passèrent après elles, étaient dans des convois composés de cinq cents à trois mille personnes, dont de malheureux enfants, dans un état de misère indescriptible, semblables à des monstres humains»78. Ces gens continuaient leur route en direction d’Alep et des déserts de Syrie après y avoir passé quelques jours ou quelques semaines. D'après Aram Andonian, c’est en octobre 1915 qu’il fut décidé de donner à Bab un statut de camp de transit pour les convois venant du nord. Camp de transit et camp de concentration y cohabitaient donc. Le directeur du camp était alors un certain Djafer qui fut remplacé peu après par Chévket. Au début de l’hiver, avec l’arrivée des déportés des camps d’Islahiyé et de Katma-Azaz, le typhus se déclara dans le camp. Quatre à cinq cents personnes y décédaient journalièrement79. Le nombre des déportés arrivant chaque jour était tel que les convois expédiés quotidiennement vers le sud ne suffisaient plus à réduire la population.

Le camp d’Akhtérim, situé à une dizaine de kilomètres au nord-est, était en train d’être vidé dans des conditions épouvantables par son directeur, Mouharrèm bey: « le responsable de la Direction des Déportés, à Alep, Abdulahad Nouri, le directeur des camps, Chèvket bey, et le préfet Moustapha Abdulhalik accusaient le sous-préfet [de Bab] de la lenteur des expéditions de convois. Tout en vantant les efforts accomplis par le directeur du camp d’Akhtérim, Mouharrèm bey, Abdulahad Nouri lui ordonnait de ne pas dormir sur ses lauriers »80. Aussi celui-ci parvint-il, en l’espace de deux mois et demi, à vider entièrement son camp.

Au cours de l’hiver 1915/1916, vingt à trente Arabes décédaient quotidiennement du typhus qui s’était étendu à la ville de Bab, malgré une neige exceptionnellement tenace dans ces régions méridionales. Le véhément ittihadiste qu’était Mouharrèm bey fut donc nommé en urgence à la tête du camp de Bab par le patron de la Sous-direction des Déportés, Abdulahad Nouri. Malgré son zèle, celui-ci ne parvint à vider cet immense camp qu’en l’espace de six mois.

Toujours d’après le témoignage d’Aram Andonian, c’est au cours du mois de janvier 1916 qu’Alep décida de « complètement nettoyer toute la province d’Alep de ses Arméniens ». Nombre de déportés qui avaient trouvé dans les premiers temps refuge dans les villages de la région furent activement recherchés « et descendus vers les abattoirs de Deir-Zor [...] Pour mettre en œuvre l’ordre [visant à cela], la seule action de Mouharrèm à Bab était insuffisante. Ils n’avaient pas grande confiance dans le kaïmakam. Ils y envoyèrent donc en qualité d’assistant de Mouharrèm, auquel ils venaient de décerner le titre de directeur extraordinaire des convois de Bab, avec une augmentation conséquente de ses indemnités mensuelles, le commandant Suleyman bey, avec près de deux cents muletiers, et le sous-préfet de Mounboudj, Nébih, qui avait accompli un tâche remarquable en exécutant, en huit jours de temps, l’ordre qu’il avait reçu d’expédier tous les déportés de sa région d’Alep à Meskéné. Ayant fait preuve d’un zèle exemplaire dans l’accomplissement de son travail, il fut envoyé à Bab en qualité de délégué spécial ( memurı maksus ). Une mission spéciale fut également confiée au sous-préfet de Killis.

La question du nettoyage des déportés de Bab et des environs fut considérée par les autorités comme une affaire sérieuse et d’intérêt général [...] En visitant tous les villages et en fouillant toutes les maisons, ils parvinrent à expédier les déportés à Meskéné groupe par groupe. C’est également au cours de cette opération que nous fûmes nous-mêmes envoyés à Meskéné »81.

Au bas mot, 50 à 60 000 Arméniens perdirent la vie à Bab entre octobre 1915 et le printemps 1916, d’après le témoignage du Père Dadjad Arslanian qui se chargea quotidiennement d’enterrer aussi dignement que possible les défunts de fin novembre 1915 à fin février 191682. Ces chiffres sont confirmés par le chef des fossoyeurs du camp, un Arménien du nom de Hagop — tous les fossoyeurs étaient recrutés parmi les déportés; en échange de quoi, ils étaient autorisés à rester sur place avec leurs familles jusqu’à la fermeture des camps — qui recensa 1209 morts en deux jours, les 11 et 12 janvier 1916, et par le consul Rössler qui annonce, dans un rapport daté du 9 février, 1 029 victimes en deux jours dans ce même camp83.

Les camps de Lalé et Téfridjé. Situés sur une route secondaire reliant directement Bab à Meskéné sans passer par Alep, les lieux-dits de Téfridjé et de Lalé « étai[en]t un véritable cimetière, [et] rien d’autre[...] [Y] étaient établis des camps de déportés, où on mettait généralement ceux qui avaient “une espérance de vie d’à peine quelques jours”, afin que le destin de ces milliers de personnes s’accomplisse loin des centres. Une petite gorge passe au milieu de Lalé, au sein de laquelle les Arméniens ont voulu trouver leur dernière consolation, leur dernier repos. On peut dire, sans exagération, que de ces milliers de gens souffrant entre Téfridjé et Lalé, à peine 20% ont pu parvenir jusqu’à Meskéné » nous rapporte Hovhannès Khatchérian, originaire de Bardizag, à quelques encablures de la mer de Marmara84. Ce type de camps intermédiaires se résumait à un terrain vague sur lequel les déportés dressaient leurs tentes faites de bric et de broc. Compte tenu de l’état des internés, il nécessitait un personnel réduit de quelques miliciens ou gendarmes. Il permettait de regrouper les moribonds, évitant ainsi de laisser en chemin, de manière trop flagrante, un trop grand nombre de cadavres. D’après ce que nous en savons, ces deux camps provisoires, dont l’activité était étroitement attachée aux centrales d’Akhtérim et de Bab, furent actifs de décembre 1915 à février mars 1916.

Le camps de Mounboudj. Le cas de Mounboudj est tout à fait particulier, puisque ce camp eut dès l’origine pour activité principale l’internement des ecclésiastiques arméniens, du simple curé de village au prélat d’un diocèse. Il était situé à quelques dizaines de kilomètres au nord-est d’Alep, sur la route de Ras ul-Aïn, à deux heures de Bab. Créé à l’automne 1915 à la demande exprès de Djémal pacha pour isoler les clercs de la population, il accueillit jusqu'à plus de mille familles de prêtres mariés. Il fut définitivement vidé de ses internés au cours des mois de janvier et février 1916 par le sous-préfet de Mounboudj, Nébih bey, qui se chargea personnellement de leur transfert à Meskéné, sur la ligne de l’Euphrate85. En 1917, seuls soixante dix à quatre vingts Arméniens y subsistaient grâce à un mécène arménien qui payait régulièrement une rançon aux responsables locaux.

Alep et ses environs. Siège de la Sous-direction des Déportés, Alep vit, dès la fin de l’été 1915, converger vers elle une majorité des déportés arméniens — les convois venant par l’axe nord, via Ourfa, furent le plus souvent directement orientés vers la Mésopotamie ou les déserts de Zor. Grande métropole régionale au sein de laquelle une communauté arménienne vivait depuis un millénaire, Alep était potentiellement le centre urbain par excellence où il était possible de trouver un refuge et de se dissimuler en attendant que la folie meurtrière des Jeunes-Turcs s’apaise. Chaque convoi transitant par Alep y laissait donc inévitablement quelques membres plus astucieux que les autres, lesquels entamaient dès lors une lutte quotidienne pour échapper aux rafles incessantes de la police locale. L’un des avantages majeurs d’Alep était qu’il s’y trouvait une catégorie d’Arméniens y résidant depuis au moins dix ans et, à ce titre, exemptée de la déportation. Cela créait une sorte d’ambiguïté sur les mesures à prendre vis-à-vis des Arméniens que les forces de l’ordre avaient du mal à distinguer. Tant et si bien qu’à la fin de l’automne 1915, Alep abritait des dizaines de milliers de fuyards, pour la plupart des gens aisés qui avaient pu, moyennant finance, louer un logis clandestin et soudoyer les policiers locaux. Pour les autres — l’immense majorité —, le sort était bien moins clément. Voici la description qu’en fait un enseignant allemand de Deutsche Realschule d’Alep, le Dr Martin Niepage, en septembre 1915: « On me disait que dans différents quartiers d’Alep il se trouvait des masses de gens affamés, misérables restes de ce qu’on appelait “les colonnes de déportation” [...] Pour vérifier l’opinion que je m’étais formée par ces renseignements, j’ai visité toutes les parties de la ville où se trouvaient des Arméniens, restes des colonnes de déportés. Dans des caravansérails ( hans ) délabrés, j’ai trouvé des amas de morts, décomposés, et parmi eux encore des vivants qui allaient rendre le dernier soupir. Dans d’autres locaux, je trouvai des amas de malades et d’affamés dont personne ne s’occupait. Tout autour de notre école se trouvaient quatre de ces hans renfermant sept à huit cents déportés affamés [...] En face de notre école se trouvaient, dans un des hans, les restes d’une de ces colonnes de déportés, environ 400 êtres émaciés, parmi lesquels une centaine d’enfants de cinq à sept ans. La plupart étaient malades du typhus et de dysenterie. Si l’on entre dans la cour, on croit entrer dans une maison de fous. Si l’on apporte de la nourriture, on dit qu’ils ont désappris de manger. Leur estomac affaibli par une faim qui a duré des mois ne supporte plus de nourriture. Si on leur donne du pain, ils le laissent de côté avec indifférence; ils sont là, tranquilles, et attendent la mort [...] Et ces malheureux qu’à travers la ville et ses environs on a chassés par milliers dans le désert, et qui ne sont plus que des femmes et des enfants, que deviennent-ils? On les chasse d’endroits en endroits jusqu’à ce que les milliers soient réduits à des centaines et ces centaines à une petite troupe et cette petite troupe on la chasse encore jusqu’à ce qu’elle n’existe plus. Et alors, le but du voyage est atteint »86.

Malgré les espoirs qu’elle suscite, Alep est une véritable souricière pour les déportés arméniens. Le préfet Moustapha Abdulhalik, le patron de la Sous-direction des Déportés, Abdulahad Nouri, et le délégué spécial du Comité Union et Progrès, Djémal bey, étaient autant d’ittihadistes convaincus, proches collaborateurs du ministre de l’Intérieur Mehmed Talaat. C’est là que convergeaient tous les ordres relatifs au sort à réserver aux déportés que les animateurs du CUP, notamment Behaeddin Chakir, ou l’autre bras droit de Talaat, Chükrü [Kaya], suivaient quotidiennement, dans les moindres détails. La ville grouillait de policiers, d’agents de renseignement bien informés par un vaste réseau d’indicateurs. Il était en fait impossible de passer inaperçu dans la ville, malgré son étendue. Mais dans les faits, la présence de milliers de clandestins arméniens était d’autant mieux tolérée qu’elle procurait une occasion inespérée de gains à une multitude de fonctionnaires de l’administration municipale, de la police et même de l’armée. Une sorte de règle du jeu s’était progressivement instituée et il était rarissime qu’une personne ayant pu conserver quelque moyens ne trouve pas un terrain d’entente avec les fonctionnaires locaux. C’est du moins cet état de fait qui régnait jusqu’à la nomination d’Abdulhalik, au début du mois d’octobre 1915, et de Nouri quelques semaines après. Leur arrivée ne parvint toutefois pas à stopper totalement la bienveillance intéressée de l’administration locale. Les témoignages publiés ci-après montrent qu’ils eurent à mener une lutte quotidienne pour mettre en œuvre sans faillir les ordres du comité central jeune-turc. Ces purs incorruptibles, comparativement à leurs collaborateurs de rang inférieur, ne bataillèrent pas moins de dix mois pour parvenir à véritablement éradiquer la présence arménienne à Alep et dans le reste de la Syrie. Dans les situations les plus difficiles, les frères Mazloumian, Onnig et Armènag, patrons du fameux Hôtel Baron — tous les hauts fonctionnaires et autres officiers supérieurs de passage à Alep y descendaient — tentèrent crânement de faire bloquer les décisions les plus extrêmes concernant leurs compatriotes en jouant de leurs relations, allant jusqu’à faire appel à Djémal pacha en personne, ami personnel d’Onnig, pour calmer les Unionistes locaux. L’Hôtel Baron, où Aram Andonian resta dissimulé durant des mois sous la protection des frères Mazloumian — c’est surtout au cours de cette période qu’il put recueillir le plus de matériaux relatifs à l’extermination de ses compatriotes —, fut, en ces temps troublés, le théâtre de situations véritablement surréalistes. On y vit défiler et banqueter aux frais des propriétaires les principaux responsables du génocide arménien, dont certains ne se privaient pas de déclarer sans ambages pourquoi ils étaient présents en Syrie. En d’autres occasions, Aram Andonian recueillit les confidences involontaires de hauts responsables turcs quelque peu éméchés par un usage excessif de rakı qui se vantaient à haute voix de leurs exploits guerriers dans une chambre luxueuse mais mal insonorisée. à la fin de 1915, les dernières restrictions mentales de certains responsables avait disparu. Chacun d’eux avait fini par se persuader que leur entreprise était parfaitement légitime, qu’il s’agissait ni plus ni moins d’une mission historique.

Si les premiers arrivants de l’automne 1915 étaient momentanément établis dans les caravansérails de la ville, le nombre grandissant des déportés affluant à Alep et les épidémies qui s’y déclarèrent, faisant en moyenne cent cinquante à deux cents victimes par jour, amenèrent le préfet à établir un camp de transit dans la périphérie sud de la ville, à Sébil, vaste plaine annonçant les déserts de Syrie. Chaque jour un convoi arrivait, tandis qu’un autre repartait dans la direction de Meskéné et de Deir-Zor. Plusieurs milliers de déportés s’y trouvaient néanmoins en permanence. Le second camp de transit d’Alep était situé dans un petit village, dans la périphérie nord de la ville, à Karlık, le long de la ligne du chemin de fer. D’après le consul Jackson87, on y trouvait en moyenne cinq cents tentes, avec 2 000 à 3 000 personnes y séjournant dans des conditions épouvantables, presque sans eau. On y relevait quotidiennement une centaine de morts. Un établissement réservé aux Arméniens fut cependant maintenu dans la ville: le vaste caravansérail du quartier d’Achiol, le Kasıldıkh, dans la cour duquel étaient dressées d’immenses tentes faisant office de prison. Ce camp fut par la suite réservé aux hommes adultes encore miraculeusement présents dans les convois arrivant à Alep et aux personnes se dissimulant dans la ville que la police ou la gendarmerie récupéraient lors de leurs innombrables rafles nocturnes. Après un séjour d’une vingtaine de jours dans cet univers effroyable, ces hommes étaient également mis en route sous bonne escorte.

Il existait par ailleurs un hôpital national géré par l’archevêché arménien d’Alep, lequel était démuni de tout et faisait plutôt office de mouroir. Il donnait à bon compte l’impression que les autorités arméniennes traditionnelles conservaient un statut légal: pour quelques milliers d’Arméniens conservés dans leurs droits de sujets ottomans résidents d’Alep, quelques centaines de milliers étaient, si l’on peut dire, déchus de leur citoyenneté. « Vers le milieu d’octobre, écrit Rössler, il a été décidé d’aménager un nouveau cimetière à l’extérieur de la ville. Mais avant que l’on puisse commencer à y enterrer des morts, on y déchargeait les cadavres en tas et ils restaient plusieurs jours à l’air libre »88.

Les Arméniens d’Alep parvinrent néanmoins à alléger les souffrances de nombre de leurs compatriotes de passage dans la ville et relayèrent assez efficacement les efforts du Patriarcat arménien de Constantinople qui envoyait régulièrement des sommes importantes sur place pour venir en aide aux déportés en leur procurant au moins du pain partout où cela était possible, c’est-à-dire partout où les directeurs des camps acceptaient d’être soudoyés89.

Le camp de Mârra. L’établissement de Mârra, situé dans les environs d’Alep, à l’ouest, compta durant l’automne et l’hiver 1915/1916 une moyenne de six cents familles de déportés, soit environ 3 000 à 4 000 personnes, qui se trouvaient sous l’autorité d’un certain Tévfik bey, le sous-préfet local. Ces gens avaient été établis là sur l’ordre exprès de Djémal pacha qui avait également exigé que l’on distribue du blé aux déportés. C’était en somme un cas exemplaire de «déplacement» de populations ne ressemblant en rien aux immenses camps-mouroirs habituels. Malgré ces ordres, le sous-préfet organisa à plusieurs reprises des petits convois en direction des déserts de Syrie. Il parvenait ainsi à soutirer des déportés ayant encore des moyens des sommes assez rondelettes: plusieurs centaines de livres/or. Cette situation particulière prit cependant fin au printemps suivant. Walter Rössler, le consul allemand d’Alep, informe alors son ambassadeur que «le 16 avril, les Arméniens “établis” à Mârra et dans les villages environnants on dû repartir en direction de Deir-Zor»90.

Le camp de Ras ul-Aïn. Situé à l’est d’Ourfa et au sud de Dyarbékir, aux confins de la Syrie et de la Mésopotamie, dans une région particulièrement désertique, Ras ul-Aïn était, avant la construction de la ligne du chemin de fer de Bagdad, une étape composée d’une vingtaine de maisons de Tchétchènes établis là par les sultans ottomans après la guerre russo-turque de 1877-1878. Elle fit dès lors office de sous-préfecture avant de devenir un des principaux camps de concentration destinés aux déportés arméniens. Situé loin de tout, à l’abri des regards indiscrets, le bourg se transforma progressivement en un immense camp de déportés. Mais il vit d’abord défiler les innombrables convois provenant des provinces arméniennes dont les routes convergeaient vers Ourfa et Ras ul-Aïn. Les premiers Arméniens qui arrivèrent à Ras ul-Aïn, vers la mi-juillet, provenaient de Kharpout, Erzeroum et Bitlis91. Vers la même époque, le rapport du consul américain à Bagdad, Charles P. Brissel, nous apprend que le gouverneur général de Bagdad, quand il était préfet du vilayet de Mardin, « he began at and near Mardin, persecutions against the Armenians and sent them to Ras-el-Aine. There is a report in Bagdad that the Armenians sent to Ras-el-Aine were massacred some time after their arrival at that place or en route to it »92. Par la suite bien d’autres convois en provenance d’Ourfa, où les Premier et Deuxième axes se rejoignaient, y parvinrent. Nous sommes cependant bien moins renseignés sur les opérations dans cette région que pour les camps des zones ouest, car les plus proches diplomates en poste, les consuls allemand et américain Holstein et Brissel se trouvaient à Mossoul, à plus de 300 km, à l’extrémité du désert mésopotamien, et Rössler et Jackson avaient les plus grandes difficultés pour suivre les opérations à partir d’Alep. Dans son rapport du 13 août 1915, Rössler nous apprend toutefois qu’il a « pu obtenir des informations précises sur un autre groupe qui a quitté Adiyaman [au nord-ouest d’Ourfa]. Sur les 696 personnes qui sont parties d’Adiyaman, 321 sont arrivées à Alep; 206 hommes et 57 femmes ont été tués ». Chiffres qui témoignent du harcèlement que les déportés eurent à endurer sur cette route reliant le carrefour de déportation de Malatia à Ourfa et Ras ul-Aïn via Adiyaman. Dans le même document, Rössler annonce: « Un groupe de Sivas rendu ici [à Alep] le 12 août était en route depuis trois mois, totalement épuisé. Quelques-uns sont morts à peine arrivés »93. Le seul témoignage extérieur direct provient d’un ingénieur autrichien turcophone, Lismayer, qui travaillait dans la région à la construction du chemin de fer depuis une vingtaine d’années. Son nom n’est pas, pour des raisons évidentes, mentionné par Rössler et le médecin allemand d’Ourfa, Künzler, qui transmit les informations recueillies par l’ingénieur à Alep94. C’est K. Balakian, qui le rencontra quelques semaines après, qui le révèle en mentionnant son témoignage95 : « On était aux derniers jours du mois d’octobre [1915]. Lismayer était occupé à établir une ligne de campagne (Decauville) entre Sormagha et Ras ul-Aïn, lorsque, venant du nord, il vit une longue colonne descendre lentement en direction de Ras ul-Aïn [...] Comme la multitude approchait et alors seulement, l’Autrichien se rendit compte qu’il ne s’agissait pas d’une formation militaire, mais bien d’une immense caravane de femmes. Elles marchaient sous la surveillance de soldats et, selon certaines estimations, leur nombre s’élevait à 40 000 [...] Leur convoi ne comportait pas un seul homme ». Un autre ingénieur de la Bagdadbahn, M. Graif, déclara au Dr Niepage, professeur à Alep « que le long de la chaussée du chemin de fer vers Tell Abiad et Ras ul-Aïn, des cadavres nus de femmes violées étaient étendus en masse », tandis que le consul allemand de Mossoul, qui avait emprunté la route Alep-Mossoul, « avait en plusieurs endroits de la route vu tant de mains d’enfants coupées qu’on aurait pu en paver la route »96.

Un autre consul allemand, Scheubner-Richter, rapporte, dans une note de voyage du 9 novembre 1915: « D’Erzeroum à Mossoul, en passant par Khinis, Mouch, Bitlis et Siirt, j’ai trouvé tous les villages et toutes les maisons jadis habités par des Arméniens entièrement vides et saccagés. Je n’ai pas vu un seul homme arménien vivant »97.

En sens inverse, la Sous-direction des Déportés envisagea, dès novembre et décembre 1915, d’envoyer vers Ras ul-Aïn les déportés internés dans les camps d’Islahiyé, Katma et Azaz pour nettoyer et décontaminer la route stratégique Adana-Alep: « On avait commencé à les évacuer par train en direction de Ras ul-Aïn »98. La ville avait du reste une très mauvaise réputation « fondée sur le fait que tous les convois malchanceux en provenance des provinces intérieures [c’est-à-dire par la route d’Ourfa] qui avaient été dirigés vers là-bas avaient déjà été tous massacrés. Le même sort attendait les déportés arrivant par la ligne Konia-Bozanti qui ont eu la malchance d’être amenés à Ras ul-Aïn. Les gendarmes arabes, les fonctionnaires et même une bonne partie de la population leur faisaient comprendre ironiquement, tout au long de la route, quel sort leur était réservé. Certains racontaient des bribes des massacres précédents [...] Se procurer des informations relatives aux premiers massacres de Ras-ul-Aïn était devenu impossible. Les derniers fragments des convois de l’intérieur [= le Plateau arménien] arrivés jusqu’à là-bas avaient pour l’essentiel été entièrement massacrés. Il ne restait plus de témoins»99.

D’après le témoignage de J. Khéroyan qui fut nommé dans des conditions assez surprenantes directeur du camp de concentration de Ras ul-Aïn à la fin du mois d’octobre 1915, on y dénombrait déjà 10 000 tentes — soit environ 50 000 déportés arméniens — dressées à dix minutes du bourg sur une hauteur100. Comme ailleurs, les tentes étaient presque collées les unes aux autres pour améliorer la sécurité des déportés. Le sous-préfet local, qui resta en poste jusqu’au mois de février 1916, Youssouf Zia bey, se révéla un homme assez bienveillant, encouragé en cela par le sous-préfet de Deir-Zor Ali Souad bey, sous l’autorité duquel était alors Ras ul-Aïn. Contrôlant tous les fonctionnaires de l’ état, y compris ceux de la Sous-direction des Déportés, Zia autorisa les déportés qui en avaient les moyens à vivre dans la ville; il autorisa également le petit commerce local et organisa au mieux la protection du camp contre les pillards arabes alors habitués à se servir sur les déportés. Durant quatre mois, de novembre 1915 à la fin de février 1916, ce camp fonctionna, comparativement aux autres établissements du même genre de la région, dans des conditions presque normales pour ce type de structure. Des convois étaient certes expédiés régulièrement vers Deir-Zor, mais sans brutalité excessive. La visite impromptue de Djevdet, beau-frère du généralissime Enver, eut cependant des effets néfastes pour le camp de Ras ul-Aïn. En route pour aller prendre ses nouvelles fonctions de préfet du vilayet d’Adana, celui-ci fut véritablement scandalisé, en arrivant à Ras ul-Aïn, du sort qui était réservé aux déportés arméniens: on n’y comptait pas plus d’une centaine de morts par jour101— environ 13 à 14 000 personnes y perdirent la vie durant les quatre mois d’activités «normales» du camp102.

Dans les heures qui suivirent, il fit le nécessaire à Constantinople pour obtenir le remplacement, dix jours plus tard, du sous-préfet par un jeune-turc confirmé, Kerim Refi bey. Celui-ci prit ses fonctions au début du mois de mars et s’attela immédiatement à la tâche qui lui était confiée: l’extermination des déportés du camp de Ras ul-Aïn. Entamés le 17 mars 1916, les préparatifs se prolongèrent jusqu’au 21 mars, date à laquelle l’opération visant à la liquidation systématique des 40 000 internés encore présents commença103. Le sous-préfet fut puissamment secondé dans cette tâche par Adil bey, le directeur des Déportés, un Stambouliote «éduqué», et les Tchétchènes locaux, dont le chef n’était autre que le maire de Ras ul-Aïn, Arslan bey et son adjoint et frère Husseïn bey. Offciellement, ces irréguliers étaient censés assurer la protection des déportés expédiés au sud. Dans les faits, ils furent les véritables exécutants des décisions prises par la Sous-direction des Déportés. Ceux-ci s’illustrèrent également quelques mois après dans les massacres des déportés de Deir-Zor, en juillet 1916.

Les premières informations concernant l’extermination des déportés du camp de Ras ul-Aïn ne parvinrent à Alep que début avril. La première dépêche du consul Rössler ne date que du 6 avril 1916 et fait allusion à un massacre par des «Tcherkesses»104. Dans son rapport du 27 avril, le diplomate se fait plus précis: « D’après le récit d’un Allemand parfaitement digne de foi qui a passé plusieurs jours à Ras ul-Aïn et dans les environs [...] Tous les jours ou presque, pendant un mois, 300 à 500 personnes ont été emmenées hors du camp et abattues à une dizaine de kilomètres de Ras ul-Aïn. Les cadavres ont été jetés dans la rivière qui porte le nom de Djirdjib el Hamar [...] Ce sont les Tchétchènes établis dans la région de Ras ul-Aïn qui ont fait office de bourreaux »105. Il faut cependant faire appel aux témoignages des quelques rescapés pour prendre la mesure du carnage. Le directeur du camp, J. Khéroyan, précise: « Il ne restait plus, le 23 avril, que quelques centaines de personnes: malades, aveugles, invalides et gamins en petit nombre [...] Après l’expédition de chaque convoi, on relevait des centaines de morts pour lesquels on creusait de grandes fosses communes [...] » Il conclut: « Quelques jours après le départ du dernier convoi, le sous-préfet fit annoncer que les activités du camp de concentration étaient supprimées, et il me demanda de lui remettre les registres »106. Les plus chanceux vécurent quelques jours supplémentaires et parvinrent dans les environ de Cheddadiyé, dans la vallée du Khabour, où ils furent achevés107.

Les camps de la ligne de l’Euphrate

Officiellement, la ligne de l’Euphrate était, nous l’avons dit, la principale région choisie par les autorités turques pour y établir les populations arméniennes «déplacées vers l’intérieur». En principe, les biens confisqués à ces derniers devaient même servir à l’installation des nouveaux migrants dans ces régions désertiques de Syrie et de Mésopotamie habitées par quelques milliers de sédentaires arabes et circassiens, et clairsemées de tribus bédouines.

Cette ligne de l’Euphrate accueillit assez tôt des déportés arméniens. De 23 300108 en septembre 1915, leur nombre grimpa jusqu’à 310 000 au début de février 1916109, répartis entre Meskéné et Deir-Zor. Elle fut durant toute cette période un sorte de but ultime pour les déportés. S’y succédaient, tout au long de l’Euphrate, les camps de Meskéné, Dipsi, Abouharar, Hamam, Sébka/Rakka et, ultimement, ceux de Deir-Zor/Marât. Toutefois, le nombre des internés n’y augmenta fortement qu’au cours de l’hiver 1915/1916, après que les autorités de Constantinople eurent décidé de nettoyer de ses déportés arméniens le nord de la Syrie, en décembre 1915-janvier 1916. Les camps de Mamoura, Islahiyé, Radjo, Katma, Azaz, Bab, Akhtérim, Mounboudj et Mârra, tous situés dans la périphérie plus ou moins proche d’Alep, furent alors fermés un à un et les rescapés de ces camps expédiés sur la ligne de l’Euphrate ou vers Ras ul-Aïn.

Le camp de Meskéné. Meskéné était la première station d’importance sur la ligne de Zor, située au point de jonction entre la route venant d’Alep et l’Euphrate. D’abord assez peu fréquenté, le camp prit une ampleur considérable au cours de l’hiver 1916. D’après Hussein Avni, un Tcherkesse originaire de Mounboudj qui fut nommé directeur du camp vers janvier 1916 — il succéda alors à un certain Moukhtar bey —, Meskéné comptait à peine 20 000 déportés à son arrivée et passa dans les semaines suivantes à 100 000110. La Sous-direction des Déportés décida donc de lui adjoindre quelques cadres, parmi lesquels le fameux Naïm Sefa, informateur controversé d’Aram Andonian, et un autre Tcherkesse de Mounboudj, un certain Ömer. Après un an de direction, en décembre 1916, alors que le camp était pratiquement vidé de ses internés, Husseïn Avni fut cependant démis de ses fonctions et remplacé par un autre Husseïn, dit le Borgne (Kör). Celui-ci s’était déjà illustré dans ses activités de chef de convois du camp de Karlık, situé à quelques minutes au nord d’Alep, « où, par sa sauvagerie, il avait laissé une réputation de terreur. C’était un homme gros, borgne, petit et râblé, débauché à l’extrême »111.

Ce camp fut un des plus meurtriers de la ligne de l’Euphrate: « Du témoignage même de Husseïn Avni effendi, le chiffre officiel des Arméniens morts ici, au cours de cette même année, du typhus, du choléra, d’autres maladies ou de faim était estimé à 80 000, quoique le chiffre véritable fût beaucoup plus important que les fameux çele [bâtons sur lequels on pratiquait des entailles pour mémoriser des chiffres] tenus par le chef fossoyeur (mézardje bachı) ne l’indiquaient. Cet homme était parfaitement analphabète et se contentait de faire une encoche sur ses tchélés pour chaque cadavre qu’il récupérait. Nombre de personnes ont appris par lui que le nombre de cadavres simplement enterrés n’incluait pas celui de ceux qui avaient été expédiés dans l’Euphrate: approximativement 100 000 personnes au bas mot ». D’après la même source, il ne restait plus que 2 100 internés au camp de Meskéné en avril 1916112, pour la plupart des artisans qui furent exterminés au début de 1917 par Kör Husseïn. Dans son rapport daté du 29 juillet 1916, le consul Rössler confirme qu’« un pharmacien militaire turc en poste à Meskéné depuis six mois lui a dit qu’il y avait 55 000 Arméniens enterrés rien que dans cette ville. Ce même chiffre lui a été cité par ailleurs par un commandant en second turc »113. Ces estimations du nombre de morts enterrés sur place ou noyés dans l’Euphrate indiquent une mortalité quotidienne aussi considérable que celle relevée dans les autres camps d’internés de la région nord d’Alep. Le consul américain Jesse B. Jackson, dans une lettre du 10 septembre 1916, rapporte des statistiques du nombre de morts similaires: « Information obtained on the spot permit me to state that nearly 60 000 Armenians are buried there, carried off by hunger, by privations of all sorts, by intestinal diseases and typhus which is the result. As far as the eye can reach mounds are seen containing 200 to 300 corpses buried in the ground pele mele, women, children and old people belonging to different families »114.

D'après le témoignage de Karékin Hovhannessian, originaire de Sivrihissar, déporté le 5 août 1915, arrivé à Meskéné début décembre et réexpédié le 16 du même mois en direction de Zor, une partie des convois était expédiée vers le sud par chahtour — «deux bateaux attachés l’un à l’autre» que les déportés devaient louer à leurs frais à des bateliers arabes115, tandis que les autres longeaient la rive droite de l’Euphrate en passant par Dipsi, Abouharar, Hamam et Sébka/Rakka ou, plus exceptionnellement, la rive gauche de la Djéziré qui était la hantise des déportés, car il fallait y emprunter une route des crêtes totalement dépourvue de points d’eau et à la merci des nomades locaux à la mauvaise réputation établie.

Comme beaucoup d’autres stations, Meskéné était tout à la fois un camp de concentration et un camp de transit. à l’origine, les internés étaient établis dans un camp proche de la chaussée, sur les hauteurs. Par la suite, Husseïn Avni le fit transférer en bordure de l’Euphrate, tandis que le camp de transit était conservé sur la hauteur, près de la caserne et des tentes des artisans. En principe, ce camp, comme les autres, ne devait accueillir les internés que quelques semaines, voire un jour ou deux, le temps nécessaire pour décanter les convois de leurs membres les plus faibles, puis ils devaient être remis en route vers la station suivante, et ainsi de suite jusqu’à Zor. Cependant, les directeurs des camps avaient le plus souvent intérêt à conserver les internés qui avaient les moyens de payer une sorte de «droit de maintien» sur place. Plus ces gens restaient et plus le directeur et ses acolytes percevaient de «droits». Il n’était du reste pas rare que les chefs de camps se plaignent de leurs collègues qui accaparaient trop longtemps les déportés les plus fortunés qui détenaient encore des moyens de paiement nécessitant leur signature. Avant la nomination de Salih Zéki bey comme gouverneur de Zor, en juin 1916, un certain laxisme des «fonctionnaires» de la Sous-direction des Déportés était perceptible pour les raisons évoquées ici. Deux à trois convois de quelques centaines de personnes étaient néanmoins expédiés chaque semaine en direction de Zor, composés pour l’essentiel des déportés les moins «intéressants», Husseïn Avni veillant à garder ses déportés les plus aisés à Meskéné jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à en tirer.

Le camp de Dipsi. Situé à 5 h de Meskéné, ce camp se trouvait sur la rive droite d’un vallon sec « qui se transforme, lorsque de fortes pluies ou des orages ont lieu, en un immense torrent qui va se jeter dans l’Euphrate »116. Le transfert de Meskéné à Dipsi se faisait habituellement par la route dans des conditions que Krikor Ankout, un jeune intellectuel stambouliote qui passa plus d’un an dans la région, résume ainsi: « Mi-mars [1916], nous avons été transférés de Meskéné à Dipsi. Il y avait environ mille personnes à pied et une cinquantaine de charrettes [...] En cours de route, nous rencontrions à chaque pas des cadavres, des mourants ou des hommes et des femmes épuisés qui n’avaient plus la force de marcher et attendaient de mourir sur le chemin, affamés et assoiffés. Sur le trajet allant de Meskéné à Dipsi, nous avons rencontré des fossoyeurs itinérants, qui avaient notamment pour fonction d’enterrer les morts. Ils étaient tellement sans pitié qu’ils enterraient les mourants avec les morts pour éviter d’avoir à accomplir une tâche double. Nous rencontrions sans arrêt des cadavres de personnes dont la tête avait été défoncée. Les chiens étaient nombreux et vivaient en dévorant les cadavres »117. à cette époque le camp était, toujours d’après Krikor Ankout, constitué de deux mille tentes, soit environ 10 à 12 000 personnes. « Elles appartenaient toutes, sans exception, à des gens pauvres: aucune n’avait une allure présentable. Chacune abritait deux à dix malades allongés les uns à côté des autres qui attendaient la mort. Cette rive était appelée le Hastahané (=l’hôpital). Tous les misérables qui avaient été déplacés de Meskéné à pied ou en charrette étaient tous amenés et abandonnés dans cet endroit appelé l’Hôpital. Ils restaient là, nus, affamés et assoiffés, jusqu’à ce que la mort vienne et les fauche. à chacun de nos pas, nous y rencontrions des cadavres, à tel point que les fossoyeurs ne parvenaient pas à enterrer tous les morts. La misère était absolue dans ce lieu et était parvenue à des sommets. Jour après jour, le nombre des tentes de l’Hôpital augmentait, avec l’arrivée de gens de Meskéné. Les pauvres se contentaient de manger, sans sel, une herbe appelée ebemkömeci, qui poussait en abondance au printemps sur les rives de l’Euphrate »118. En fait, Dipsi faisait office de mouroir de Meskéné: on y expédiait les déportés les plus gravement malades. Le camp ne fonctionna que six mois, de novembre 1915 à avril 1916, mais 30 000 personnes y rendirent l’âme. Vers la fin du mois d’avril, une vingtaine de gendarmes arrivèrent pour vider définitivement le camp et expédièrent le dernier convoi vers Abouharar, après avoir incendié les tentes et leurs occupants qui n’étaient pas capables de marcher.

Le camp d’Abouharar. Les convois expédiés de Meskéné faisaient en principe halte à Abouharar, après environ neuf heures de marche. Le lieu-dit se résumait en fait à deux caravansérails délabrés construits sur les rives de l’Euphrate. Le camp de concentration était installé sur une étendue dans les environs immédiats du fleuve. On y trouvait en moyenne 500 à 600 tentes, soit environ 3 000 âmes, alors qu’il était en principe destiné à faire office de camp de transit, car les personnes ayant quelque moyen pouvaient, comme ailleurs, y séjourner un certain temps en graissant la patte du sergent chargé du camp, un certain Rahmeddin çavuş119, qui n’expédiait les déportés qu’après les avoir totalement dépouillés de leurs avoirs.

Le camp de Hamam. Il fallait environ neuf heures de marche pour rallier Hamam à partir d’Abouharar par une route passant à une heure de l’Euphrate, mais dépourvue du moindre point d’eau. Hamam était un village insignifiant situé sur une hauteur, cinq heures avant Rakka. Il servit exclusivement de camp de transit. Ce dernier était situé dans une vaste plaine s’étendant devant le village où les convois faisaient halte un ou deux jours. Son administrateur était un Tcherkesse dénommé Isak çavuş. Au printemps de 1916, le camp était totalement nettoyé. Quelques familles y survécurent en qualité d’artisans chargés de la construction des camps militaires mis en place à partir de mai 1916 sur toute la ligne de l’Euphrate dans la perspective d’une offensive sur Bagdad120.

Le camp de Sébka/Rakka. Rakka était déjà, en 1915, une ville assez importante située sur la rive gauche de l’Euphrate, à une demi-heure à l’intérieur, sur un plateau. Les premiers déportés qui y parvinrent, au cours de l’automne 1915, étaient des Arméniens des régions de Sébaste (Zara, Yéni-Khan, Kotch-Hissar) et d’Ourfa, et des tsiganes arméniens de Tokat dont les hommes avaient été éliminés sur place ou en chemin, si bien qu’il ne restait plus que quelques gamins parmi eux. Au total, quelque 7 à 8 000 déportés avaient alors pu se caser dans la ville après avoir versé un pot de vin aux autorités locales (au sous-préfet et au commandant de la gendarmerie) et au directeur du camp situé sur l’autre rive. En fait, ces Arméniens apportaient aussi à la ville une force de travail non négligeable qui importait plus aux yeux de la population que les directives reçues d’Alep. En mai 1916, lors du séjour dans la ville de Krikor Ankout, un inspecteur militaire vint cependant enquêter sur place sur les cas de corruption les plus flagrants. Un nouveau sous-préfet, Deli Fakhri (=le Fou) fut alors nommé. Celui-ci se contenta de cadeaux plus modestes tout en protégeant «ses déportés», y compris lorsque des ordres venant de Deir-Zor et demandant leur expulsion arrivaient. Comme Rakka, située sur la rive gauche, se trouvait officiellement dépendre du préfet d’Ourfa, Fakhri refusa d’accomplir les ordres en se retranchant derrière le refus du préfet Bahri de se soumettre au diktat de Zor.

Officiellement, Rakka était une des zones de peuplement assignées aux déportés arméniens. En principe les exilés auraient donc dû profiter des aides promises par le gouvernement pour leur établissement — celles-ci devaient du reste être perçues sur les biens confisqués des Arméniens. En fait, le peu d’aide qui était tolérée par les autorités provenait essentiellement de diplomates ou de missionnaires qui venaient y distribuer des subsides probablement fournis par le Patriarcat arménien de Constantinople ou une organisation caritative suisse ou américaine. Le sous-préfet recevait cependant, à l’occasion, une assistance gouvernementale destinée aux Arméniens établis à Rakka qui constituait un cas assez exceptionnel d’installation effective de quelques milliers de déportés. Si une bonne partie des nouveaux migrants vivait dans des conditions précaires, une minorité était parvenue en quelques mois à ouvrir des échoppes d’artisans ou de commerçants et commençait à prospérer. En contrepartie, la population arabe et tcherkesse de Rakka trouvait son compte dans cet établissement. Elle louait en effet à bon prix la moindre chambre disponible dans la ville. Comme l’explique si bien notre informateur, Krikor Ankout, pouvoir entrer à Rakka signifiait échapper à la mort et à l’expédition vers Deir-Zor. Jusqu’au mois de juin 1916, cette population retrouva en quelque sorte des conditions de vie normale et avait sans doute le sentiment qu’elle allait pouvoir y vivre durablement121.

Sur l’autre rive du fleuve, à Sébka, il en allait tout autrement. Les convois des derniers rescapés d’Asie Mineure qui marchaient depuis des semaines s’y succédaient dans des conditions beaucoup plus terribles. Notre témoin, Krikor Ankout, rapporte que chaque jour on y relevait nombre de cadavres et que la famine poussait certains à l’anthropophagie. Rakka faisait alors figure de paradis où chacun tentait d’entrer en soudoyant le directeur du camp ou les fonctionnaires de la Sous-direction des Déportés. En juin 1916, lorsqu’Alep décida d’en finir avec les derniers déportés de la ligne de l’Euphrate, le camp de Sébka fut définitivement vidé et ses derniers occupants expédiés à Zor. La population arménienne de Rakka, à laquelle un sort similaire était promis, y échappa néanmoins grâce au sous-préfet Fakhri et à la population locale qui ne souhaitaient pas se priver des ressources nouvelles apportées à la ville par les déportés. La moitié d’entre eux, les plus nécessiteux, fut recrutée comme artisans ou affectée aux travaux de construction des camps militaires de la ligne de l’Euphrate que les autorités préparaient dans la perspective d’une offensive sur Bagdad. Si bien qu’il ne restait plus à Rakka qu’environ 3 000 Arméniens à l’automne 1916. Régulièrement rançonnés, ces gens furent, à quelques exceptions près — ceux qui purent encore payer les bourreaux pour avoir la vie sauve —, expulsés de la ville après la nomination à Ourfa d’un nouveau sous-préfet unioniste. Expédiés vers Birédjik, Ayntab et Bozanti, nous ignorons où ils furent exécutés. Rakka n’en constitue pas moins un cas exceptionnel122.

Les camps de Deir-Zor/Marat. Avec les camps de Deir-Zor et de sa périphérie, nous abordons en quelque sorte l’épisode final des massacres de 1915/1916. Nous venons cependant de montrer que le génocide des Arméniens était déjà pratiquement achevé lorsque les Jeunes-Turcs procédèrent aux derniers «nettoyages» dans la région de Zor. Avant cette fin dramatique des déportés de la province, Zor fut, comme Rakka, le terminus des rescapés parvenus jusque-là à travers les déserts. Malgré l’écrémage réalisé tout au long de la ligne de l’Euphrate, de camp en camp, des dizaines de milliers de déportés arrivèrent à Zor. D’après un témoin allemand qui rendit compte au consul Rössler de son voyage à Zor, il y avait déjà, au début de novembre 1915, environ 15 000 Arméniens dans ce coin du désert syrien où «i l meurt 150 à 200 personnes par jour. C’est d’ailleurs ce qui explique que la ville puisse absorber les déportés qui continuent à arriver par milliers »123. Grâce à l’écrémage et aux décès des déportés victimes de la famine et des épidémies, Zor respectait grosso modo les ordres consistant à maintenir sur place une proportion «raisonnable» d’Arméniens. Quand les normes étaient dépassées, les autorités locales recouraient à l’expédition de petits convois en direction de Mossoul pour continuer l’écrémage. Cette situation pouvait perdurer tant que le flot des nouveaux arrivants était en quelque sorte contenu par l’implantation plus ou moins provisoire des déportés dans les camps des régions d’Alep et de Ras ul-Aïn. Cela permit à une quinzaine de milliers d’Arméniens de s’établir dans la ville et même de s’y organiser, tandis qu’un camp de transit était établi, comme à Rakka, sur l’autre rive de l’Euphrate.

Aram Andonian nous apprend du reste qu’il existait à Zor, avant guerre, une église arménienne catholique servant environ 150 foyers de cette confession, ainsi que deux autres églises de Jacobites et de Nestoriens syriens; que, parmi ces derniers, un notable local dénommé Georges Sevkkar se montra particulièrement généreux avec les déportés et usa de son influence pour les protéger124. En outre, Zor avait la particularité d’avoir un commissaire de police portant le nom de Nersès Kurdian — sorte de survivance anachronique des quelques années au cours desquelles le régime jeune-turc avait entrouvert certaines portes. Comme à Rakka, les Arméniens n’avaient pas tardé à dynamiser le commerce et l’artisanat local, encouragés en cela par le mutessarif Ali Souad bey, que la plupart des sources nous présentent comme un homme éduqué et bienveillant. à côté de gens débrouillards qui avaient rapidement su s’adapter aux circonstances et développer une activité quelconque, il faut cependant noter un nombre considérable de femmes ou de vieillards accompagnés d’enfants qui survivaient dans des conditions effroyables sur la rive gauche de l’Euphrate, hors de la ville, dans des huttes de branchages. Lorsque le successeur d’Ali Souad, Salih Zéki, fut nommé, en juillet 1916, ce dernier constata néanmoins que leur situation était encore trop enviable: « Le jour de son arrivée, il fit le tour des quartiers, surtout du marché, où il fut particulièrement irrité de voir l’état florissant des Arméniens. Ces derniers en avaient fait une véritable Arménie — comme à Damas, Hama, Homs — et le marché était en grande partie entre leurs mains. La plupart étaient des artisans, généralement actifs, qui produisaient un curieux contraste avec la population locale »125. Un jeune intellectuel stambouliote, camarade d’Aram Andonian avec lequel ils avaient organisé un réseau de communication entre les différents camps de concentration — les fameux journaux vivants que constituaient les jeunes orphelins qui faisaient la navette entre Meskéné, Rakka et Zor126—, Lévon Chachian, avait organisé un système d’achat et de vente des biens des déportés — une sorte de Mont de piété — qui évitait aux Arméniens de brader leurs avoirs. Situé près de la maison de ville, le bureau de L. Chachian était aussi une sorte de bureau d’aide sociale pour les plus démunis. Moyennant quelques cadeaux, celui-ci était en outre parvenu à se ménager certaines personnalités influentes de Zor et était devenu, à l’arrivée de Salih Zéki, un homme intouchable faisant aussi office de leader de la colonie arménienne. Ce que ne manqua pas de remarquer Zéki qui, avant d’entreprendre sa tâche, commença par assassiner personnellement Lévon Chachian et ses plus proches collaborateurs: « Le groupe de Chachian était formé de quinze personnes escortées par cinq Tchétchènes et sept gendarmes. Ils avaient tous été ligotés, puis on les avait déshabillés [...] Ils ont terriblement torturé Lévon effendi: ils lui ont arraché les dents avec des pinces, enlevé les yeux qu’ils lui mirent dans la main, lui ont coupé les oreilles et le nez, les testicules, lui ont enlevé à quatre reprises les chairs du postérieur avec des tenailles, lui ont découpé les poignets et il a enfin rendu son dernier souffle (cela se produisit vers Marat)127».

Si la décision de ratisser toute la région d’Alep et de ses environs fut prise vers décembre 1915 et janvier 1916, il fallut pour le moins un certain temps à la Sous-direction des Déportés avant de pouvoir la mettre en œuvre avec efficacité. Ainsi que nous l’avons remarqué à plusieurs reprises, la liquidation ou l’expulsion des Arméniens vers le sud allaient bien souvent à l’encontre des intérêts des populations locales, essentiellement arabes, qui profitaient de leur présence en ces temps de guerre dominés par les pénuries de toutes sortes. La dispersion de milliers de déportés — non sans une certaine habileté certains étaient parvenus à se dissimuler dans des localités arabes de la région ou à Alep — dans des villages ne facilita pas non plus la tâche des employés du Sevkiyat, ainsi sans doute — nous traiterons de la question plus loin — que les interventions de Djémal pacha, le patron de la IVe armée. Il semble en outre qu’une certaine confusion se soit instaurée au sein de la direction du Comité Union et Progrès et parmi les autorités préfectorales de province à la suite d’un premier télégramme-circulaire envoyé par Talaat aux préfectures et sous-préfectures de province le 27 octobre/10 novembre 1915 demandant à chacun de cesser de déplacer les déportés arméniens, de les stabiliser dans leurs lieux de «résidence»128. Un autre télégramme du ministre de l’Intérieur, daté des 9/22 février 1916129, cité comme pièce à conviction par l’accusation au cours du procès des dirigeants jeunes-turcs en février 1919, fait en effet remarquer que « le texte du communiqué général concernant l’arrêt de la déportation des Arméniens a donné lieu, dans certains endroits, à une interprétation selon laquelle plus aucun Arménien ne devait désormais être chassé. Pour cette raison, nombre de gens nuisibles parmi les personnes connues n’ont pas été éloignées ». Comment faut-il interpréter cette bévue dans l’organisation des déportations? Nous pensons qu’il faut d’abord l’attribuer à la duplicité qui était sans doute devenue une seconde nature chez Talaat. Alternant depuis des mois ordres en clair et directives aseptisées truffées d’euphémismes, Talaat a probablement dû, en certaines occasions, se convaincre que les hauts fonctionnaires de province étaient faits du même bois et interpréteraient «correctement» ses directives. Sa première circulaire ne visait sans doute qu’à interrompre momentanément l’expédition des convois du fait d’un encombrement excessif des axes de déportation, mais fut reçue comme un ordre de cessation des expéditions, obligeant Talaat à rappeler à l’ordre ses subordonnés quelques semaines plus tard.

Il n’est donc pas étonnant de constater que ce n’est qu’au cours des mois de février, mars, avril et, surtout, en mai et juin 1916 que la ligne de l’Euphrate fut véritablement envahie par les convois de rescapés des camps du nord. Les Archives ottomanes recensent l’arrivée à Zor de 4 620 déportés pour les 7, 8, 11 et 12 février 1916. Chiffres qui donnent une indication sur le rythme des expéditions au début de l’opération de regroupement à Zor130.

D’après les informations recueillies auprès d’un officier turc par le consul Walter Rössler, Zor ne comptait, vers le milieu du mois d’avril, qu’environ 20 000 déportés131. à la même époque, le consul de Mossoul communiqua à son confrère Hoffmann, consul intérimaire d’Alep, que de deux convois partis de Zor le 15 avril 1916 par deux voies différentes, seules 2 500 personnes étaient parvenues, le 22 mai, à Mossoul et que depuis lors pas un seul convoi n’y était arrivé132, quoique vingt-et-un groupes — nous le verrons — soient effectivement partis dans cette direction au cours de l’été 1916. Nous ne disposons malheureusement pas de témoignages de rescapés de ces deux convois envoyés durant l’administration d’Ali Souad bey. Il semble cependant qu’à la différence de son successeur celui-ci envoyait les convois sans rajouter à la nature ingrate de la région un surplus de violence humaine. Grâce aux informations recueillies par Aram Andonian, nous avons connaissance du départ à la mi-juin d’un autre convoi, d’environ 2 000 personnes, vers Mossoul. Celui-ci était parvenu, après un mois de route, dans la région de Sindjar, à mi-chemin entre Cheddadiyé et Mossoul, quand Zéki, qui venait d’être nommé, les fit rappeler133.

Fin juin 1916, les derniers nettoyages opérés dans la région d’Alep et sur la ligne de l’Euphrate provoquèrent un augmentation exceptionnelle du nombre de convois arrivant les uns après les autres à Zor à la suite d’un ordre de Talaat adressé à la préfecture d’Alep le 16/29 juin demandant que les derniers Arméniens soient expulsés vers Zor134. Le moment était donc venu de procéder au remplacement d’Ali Souad par un mutessarif plus efficace. Cette décision s’imposait à Moustapha Abdulhalik et à Abdulahad Nouri qui étaient chargés de mener à bien la liquidation des derniers déportés ayant survécu à leur déplacement vers la Syrie ou la Mésopotamie et à leur internement dans les camps du nord. Salih Zéki, dont les exploits sanguinaires à évérek étaient connus de tous, était l’homme de la situation.

Avant de se rendre à Zor pour y prendre ses fonctions, au début de juillet 1916, celui-ci passa quelques jours à Alep où il séjourna à l’hôtel Baron135 et reçut probablement du préfet et du patron de la Sous-direction des Déportés les instructions nécessaires. Après quoi il se rendit à Meskéné: « Zéki bey s’[y] entretint avec le mudir Husseïn effendi et lui donna des consignes particulières. Il rencontra également, avec le même objectif, tous les directeurs des camps de concentration établis le long de la ligne de l’Euphrate jusqu’à Zor »136.

Dès son arrivée, il procéda assez méthodiquement en commençant par s’occuper du bien-être des hommes adultes et des jeunes gens encore présents dans Zor. Il eut cependant à affronter la politique des autorités militaires qui visait alors à recruter toute personne valide pour la construction des infrastructures nécessaires à l’opération Yıldırim, montée contre les Britanniques établis à Bagdad, supervisée et dirigée par Liman von Sanders et le général Moustapha Kémal. Bien évidemment, les besoins en hommes de l’Armée contrecarraient, bien qu’involontairement, les projets du Comité jeune-turc. Sa logique politique s’affrontait aux nécessités de la guerre et Zéki se trouvait lui-même au cœur du débat. D’après les informations recueillies par Aram Andonian, quand le gouverneur militaire de Zor apprit qu’un premier convoi de 18 000 personnes allait être expédié vers Marat — c’est-à-dire vers les abattoirs de la vallée du Khabour —, il demanda télégraphiquement à son supérieur, le général Halil pacha, oncle du ministre de la Guerre Enver et commandant de la VIe armée en Irak, l’autorisation de former immédiatement un bataillon de soldats-ouvriers (amele tabourı). L’appel de Noureddine bey reçut un écho favorable, puisque plus de 1200 chefs de famille se portèrent volontaires. Ils furent rassemblés à Salihiyé, à l’extrémité nord de Zor, pour partir pour Hamam où des déportés de Rakka venaient déjà d’être recrutés. Garant des prérogatives de la classe politique jeune-turque, Zéki refusa d’obtempérer aux ordres des militaires, fit arrêter et enfermer ces recrues dans l’hôpital de Salihiyé, puis, quelques jours après, les expédia vers Marat avec leurs familles. Ayant obtenu de l’état-major de l’opération Yıldırim l’autorisation de lever des soldats parmi les déportés, Nourredine bey engagea aussi 550 jeunes gens âgés de vint-et-un à trente ans qui furent regroupés dans la caserne de Kechla, toujours dans le quartier de Salihiyé. Mais Zéki veilla à ce qu’ils restent sans eau ni nourriture durant sept jours. Ceux qui survécurent à cette cure — il y eut des cas d’anthropophagie — furent finalement expédiés enchaînés vers Souvar par la route directe du désert. En cours de route, quelques Tchétchènes recrutés par Zéki à Ras ul-Aïn les arrêtèrent et commencèrent à les attacher cinq par cinq, lorsqu’un Zeytouniote réussit à abattre deux de ces çete. Après une brève résistance, les conscrits furent abattus par petits groupes et dépouillés de leurs vêtements derrière un petit monticule137. Dès lors il ne subsistait plus à Zor que fort peu d’hommes âgés de dix-huit à quarante ans.

Débarrassé de ce danger potentiel, Zéki tira les leçons de ses premières expéditions et décida de recruter un plus grand nombre de Tchétchènes pour mener à bien la liquidation d’une telle masse humaine. Pour ce faire, il fit un bref voyage à Ras ul-Aïn d’où il ramena encore près d’une centaine de çete — ils s’étaient acquis une belle réputation lors du massacre des internés du camp de Ras ul-Aïn, quelques semaines auparavant138. Dès lors la machine se mit en route. Habituellement, dès qu’une dizaine de milliers de déportés étaient concentrés sur l’autre rive du pont de Zor, Zéki organisait leur expédition vers Marat, un autre camp situé à cinq heures au sud, à quelque distance de l’Euphrate. Généralement, les gendarmes y remettaient leurs protégés aux Tchétchènes de Zéki qui se chargeaient d’y sélectionner les gens qui avaient encore quelques moyens financiers: ceux-ci étaient méthodiquement dépouillés de leurs derniers biens et tués sur place pour ne pas risquer de laisser aux Bédouins auxquels était confiée l’extermination finale des convois plus loin dans le désert le bénéfice de cette source importante de revenus. Marat était un camp de décantation. Les grands convois y étaient tronçonnés en groupes de de 2 à 5 000 personnes qui étaient progressivement expédiés à Souvar, située dans la vallée du Khabour, à deux jours de marche par la route du désert. On s’y occupait de séparer définitivement les derniers hommes vivants — exécutés dans les environs — des femmes et des enfants. Après quoi, continuant toujours sur le mode du tronçonnage, on regroupait les gens selon leur région d’origine: il s’agissait le plus souvent des gens natifs d’Ismit, d’Ada-Bazar, d’Hadjen, Marach ou Zeytoun139. Après un séjour à la diète d’une dizaine de jours dans ces lieux désertiques, femmes et enfants étaient mis en route pour Cheddadiyé où ils étaient habituellement exterminés derrière la montagne dominant la bourgade arabe.

Il y eut au total vingt-et-un convois, dont six importants et une quinzaine plus modestes. Le premier quitta le camp du pont de Zor (sur l’autre rive) autour du 15 juillet 1916, avec environ 18 000 personnes, en direction de Marat. Un groupe de femmes échappa cependant au sort des autres et fut finalement amené à Hassitché, à quelques heures au nord de Cheddadiyé, où elles furent confiées aux tribus locales qui se les partagèrent140.

Pour compléter le travail d’encadrement des Tchétchènes, qui n’étaient pas assez nombreux pour exterminer les dizaines de milliers de déportés restants, Zéki fit en effet appel aux tribus nomades de la région s’étendant de Marat à Cheddadiyé, « notamment la tribu des Beggara, établie entre Zor-Marat et Souvar, celle des Ageydid, nomadisant entre Souvar et Cheddadiyé, et les Djebouri, installés à Cheddadiyé et dans ses environs, qu’il parvint à aveugler par les perspectives de pillages »141.

Outre la gestion des convois venant du nord et stationnant habituellement sur l’autre rive du pont de Zor, Zéki avait encore un problème urgent à régler, vider la ville de Deir-Zor de ses milliers de déportés établis là depuis plusieurs mois. Certes, il s’était déjà débarrassé de Lévon Chachian, leur chef naturel, ainsi que de la plupart des chefs de familles, mais il y restait encore un nombre considérable de femmes et d’enfants qui avaient véritablement pénétré le tissu social et économique de la bourgade. Aram Andonian résume ainsi sa méthode: « [Zéki] fit annoncer aux crieurs publics que la ville étaient envahie de détritus et que cela pouvait provoquer des épidémies; qu’on leur avait octroyé comme lieux d’installation les régions de Cheddadiyé et de Ras ul-Aïn; que là-bas ils ne subiraient plus de privations; que ceux qui avaient de l’argent pourraient y construire leurs maisons et que pour les démunis le gouvernement s’en chargerait. Les crieurs annoncèrent en outre que tel ou tel jour, les gens de tel et tel quartier devraient se mettre en route et se préparer en conséquence. Il expulsa en tout premier lieu les Zeytouniotes de leurs foyers et les rassembla dans la rue, sous une pluie battante.

De l’autre côté du pont [de Deir-Zor], des Tchétchènes s’étaient assemblés telles des fourmis, mais personne n’en savait rien, car la surveillance était sévère et il était interdit à quiconque de sortir [de son quartier]. Zéki avait également introduit dans la ville un groupe de Tchétchènes qui étaient chargés de garder sa résidence. Une ou deux semaines plus tard, des Arabes informèrent les Arméniens de ce que les Tchétchènes avaient été appelés pour les exterminer.

En l’espace de presque quinze jours, tous les Arméniens se trouvant dans la ville furent progressivement transférés de l’autre côté du pont. Seules celles qui avaient épousé un musulman ou qui servaient comme bonnes dans une maison musulmane purent rester. Les Arabes locaux abritaient chez eux pas mal d’Arméniens et auraient pu en garder plus encore. Mais des fouilles extrêmement sévères furent effectuées et permirent de les découvrir. [Zéki] fit publier un ordre spécifiant que chaque Arabe n’avait le droit d’avoir qu’une femme [arménienne] comme épouse ou comme bonne et que ceux qui en abriteraient plus seraient traduits devant la cour martiale. Les restantes furent enregistrées. On donna un simple sauf-conduit aux bonnes, tandis que celles qui s’étaient mariées reçurent des documents les identifiant comme musulmanes. Par la suite, quand une femme arménienne était vue sur le marché, elle était immédiatement arrêtée et sévèrement interrogée »142. Zéki parvint ainsi à rouler une bonne partie des déportés établis dans Zor, sans toutefois réussir à vider entièrement la ville de ses Arméniens, qui furent harcelés des semaines durant.

Dans une dépêche datée du 29 juillet 1916, le consul Rössler confirme que Zéki est assez rapidement passé à l’action: « Nous avons reçu, écrit-il, une dépêche du 16 juillet nous informant que les Arméniens avaient reçu l’ordre de quitter la ville. Le 17, tous les ecclésiastiques et les notables ont été jetés en prison [...] Maintenant ceux qui restaient vont être exterminés à leur tour. Il se pourrait bien que cette mesure soit directement liée à l’arrivée d’un nouveau mutessarif impitoyable »143. Fin août, le consul intérimaire Hoffmann confirme que « selon la version officielle, on les a fait poursuivre sur Mossoul (trajet sur lequel seule une toute petite minorité a une chance d’arriver en vie à destination); mais, de l’avis général, ils ont été assassinés dans les petites vallées au sud-est de Deir-ez-Zor, vers le confluent de l’Euphrate et du Khabour. Petit à petit, tous les Arméniens sont évacués par groupes de quelques centaines de personnes et massacrés par des bandes de Tcherkesses spécialement recrutés pour l’occasion. Ces informations été confirmées à l’officier [allemand] par un témoin oculaire arabe qui venait justement d’assister à une scène de ce genre »144. Mais ce n’étaient là que quelques bribes de la réalité du terrain que seuls les témoignages des rescapés, publiés en annexe, peuvent rendre.

Il réserva pour la fin l’extermination de 800 orphelins maintenus à Zor dans des conditions effroyables et de quelques centaines d’autres ramassés sur la ligne Meskéné-Zor par Hakki bey, une créature de Zéki — beaucoup étaient tombés en route. Voici une description qui illustre l’état dans lequel se trouvaient ces enfants: « Leur misère était une chose indescriptible. Ils marchaient pour la plupart pieds nus et sans vêtement, le poids de la fatigue sur les épaules, et n’avaient même plus le cœur de chercher à fuir pour mendier un morceau de pain dans les environs. Les membres et les épaules rougies de beaucoup étaient couverts de multiples plaies qui s’étaient transformées en blessures effrayantes. N’ayant pas été soignées, ces plaies étaient dévorées par les vers que les pauvres petits tiraient avec leurs doigts. Mais avant de les jeter à terre, ils hésitaient, restaient immobiles à observer le corps dodu de ces vers qui s’enroulaient autour de leurs doigts. Ils les regardaient avec comme un sentiment effrayant de gâchis, comme s’ils avaient voulu les manger: ils étaient tellement affamés [...] En compagnie des huit cents orphelins de Deir-Zor, qui endurèrent durant un certain temps bien des souffrances dans cet enfer que l’on désignait du nom d’orphelinat, ils furent, un jour glacial de décembre, embarqués dans des charrettes et mis en route »145. Longtemps protégés par le maire de Zor, Hadji Fadıl, les enfants survécurent par leur débrouillardise, trouvant notamment leur nourriture dans les détritus et les excréments animaliers, avant d’être expédiés vers Souvar. Certains furent dynamités dans leurs chariots dans un coin totalement inhabité du désert, tandis que les autres étaient enfournés dans des cavités naturelles et brûlés vifs. « Pour les expédier, Zéki bey utilisa un motif légal. Il fit rédiger un rapport au mudir de Zor, un Turc, lequel indiquait que compte tenu de l’augmentation du nombre des orphelins, ceux-ci risquaient de provoquer un développement des maladies contagieuses. Seuls deux enfants échappèrent à ce massacre. Un garçon originaire de Rodosto [=Tekirdağ] prénommé Onnig, âgé de treize ou quatorze ans, qui n’avait pas été étouffé par la fumée car il avait pu se réfugier dans un coin reculé de la cavité, puis avait réussi à remonter à la surface. Ce gamin parvint à retourner tout seul à Zor, mais il était tellement malade et traumatisé qu’il ne put survivre que trois à quatre mois. L’autre rescapé était une fille originaire de Chabin-Karahissar prénommé Anna, qui avait un frère officier dans l’armée. Cette gamine échappa à la mort dans les mêmes conditions et réussit à s’enfuir jusqu’à Ourfa »146. Leur expédition coïncida du reste avec l’envoi du sixième et dernier grand convoi qui partit de Zor à la fin de décembre 1916.

D’après les informations recueillies par Aram Andonian, 192 750 personnes furent au total victimes des massacres de Zor durant les cinq mois qui furent nécessaires à Zéki pour nettoyer la région, de la fin juillet à la fin décembre 1916147.

Les déportés de la région de Mossoul. Compte tenu de la localisation assez ingrate de Mossoul à l’extrémité nord-est du désert mésopotamien, on peut imaginer que les autorités n’avaient pas vraiment prévu d’y accueillir des déportés. D’après le consul Holstein, seuls 2 500 déportés, expédiés de Deir-Zor du temps du mutessarif Ali Souad par la route du désert Zor-Souvar-Cheddadiyé-Hassitché-Zamoukha-Mossoul, arrivèrent effectivement le 22 mai 1916 ( cf. p. 40) dans la région de Mossoul, tandis que tous ceux qui suivirent sous l’administration de Salih Zéki ne parvinrent jamais à destination. Mais cette voie n’était pas le seul axe utilisé pour expédier vers Mossoul les déportés arméniens. La route Ras ul-Aïn-Nissibine-Mossoul ou la voie Dyarbékir-Mardin-Nissibine-Mossoul furent également empruntées au cours de l’année 1915 et au début de 1916. Dans sa réponse du 4 mai 1916 au questionnaire de l’organisation caritative suisse Schweizerisches Hilfswerk 1915 für Armenien, le consul allemand de Mossoul, Holstein, évalue à 4 à 5 000 le nombre de déportés venus d’Erzeroum, Bitlis, Ras ul-Aïn et Deir-Zor présents dans sa région, à Mossoul, Kirkouk et Suleïmaniyé, « principalement des femmes et des enfants [...] Leur situation est misérable [...] Mais pour que l’on puisse intervenir utilement, il faudrait au moins que les déportés aient le droit de rester une fois pour toutes au même endroit et ne soient pas — comme cela a été et est encore le cas — sans cesse ballotés d’un lieu à un autre selon le bon vouloir des «commissions spéciales» turques chargées de régler ces questions et qui s’en acquittent sans le moindre scrupule [...] Tout secours ne ferait que prolonger leur supplice et retarder de quelques jours leur fin misérable »148. Préalablement, au cours de l’hiver 1915/1916, le général Halil, nommé en janvier 1916 par son neveu, le généralissime Ismaïl Enver, commandant de la VIe armée qui opérait sur le front d’Irak, donna l’ordre d’exterminer les 15 000 déportés «résidant» dans Mossoul et ses environs. D’après les témoignages recueillis par l’historien suisse S. Zurlinden, Halil fit exécuter ces 15 000 Arméniens en deux nuits par des Kurdes et des irréguliers, en les faisant jeter dans le Tigre attachés dix par dix149.

Les camps de la ligne Hama-Homs-Damas-Jérusalem-Amman-Maan

Outre l’axe majeur que constituait la ligne de l’Euphrate, un certain nombre de déportés eurent à emprunter une ligne plus marginale partant également d’Alep, puis descendant successivement par Hama, Homs, Damas, Jérusalem et Amman, irrigant par ailleurs le Djébel Druze et le Hauran occidental. Dans sa circulaire du 5 juillet 1915, Mehmed Talaat précisait déjà aux préfets locaux que le sud du vilayet d’Alep et les régions occidentales du Hauran et du Kerek (ou Karak, légèrement au sud de la mer Morte) avaient été retenus comme lieu d’installation pour les déportés arméniens150. Ces consignes semblent avoir été scrupuleusement exécutées, puisque dans un télégramme probablement adressé par le préfet du vilayet de Sham (c’est-à-dire de la région syrienne de Damas) au ministère de l’Intérieur ottoman le 19septembre/1er octobre 1915, on apprend que 21 000 déportés arméniens sont arrivés dans le vilayet: 8 858 ont été expédiés à Kerek, 10 289dans le Hauran et 492 femmes dispersées dans les cantons de Kuneïtra, Baalbek, Tebek et Doma151. Le témoignage de l’agent consulaire américain à Damas, Greg Young, daté du 20 septembre 1915, recoupe ces données chiffrées officielles, puisqu’il recense, depuis le 12 août, deux à trois convois par semaine, composés de quelques centaines de personnes à 2 000 membres qui sont tous concentrés dans la périphérie de Damas, à Kahdem. Vaste champ aride, Kahdem était l’équivalent pour Damas des camps de Sébil et Karlık pour Alep152. D’après Young, qui se rendit au camp pour se faire une idée plus précise de la situation des déportés — le directeur le reçut avec courtoisie, mais ne l’autorisa pas à y pénétrer —, il ne s’y trouvait que quelques tentes improvisées et une foule en haillons. Ses informateurs évaluent à 22 000 le nombre de déportés arrivés jusqu’alors à Damas. Dans la même dépêche, l’agent consulaire nous apprend enfin que, selon des sources dignes de confiance, 30 000 autres Arméniens se trouvaient alors internés au camp de concentration de Homs153. Un rapport du 28 octobre 1915, mentionnant le témoignage de députés arabes au Parlement ottoman, rapporte que « Le chemin de fer déverse dans les montagnes un grand nombre d’Arméniens qui sont abandonnés là sans pain ni eau [...] Nous vîmes sur le chemin de nombreuses femmes, des vieillards et des enfants mourant de faim »154. Le consul Jackson se demande du reste, dans un rapport à son ambassadeur du 29 septembre, comment il pourrait bien venir en aide aux déportés dans la mesure ou « ceux-ci sont rapidement expédiés vers Hama, Homs, Damas, etc., et vers Amman »155. Dans les annexes accompagnant ce même rapport, le diplomate évalue à 40 300, dont 6 150 enfants, le nombre d’Arméniens expédiés dans la région de Damas avant la fin septembre 1915156. Le rythme d’expédition des convois vers le sud semble être resté assez soutenu durant les mois suivants, puisque le même Jackson comptabilise, «selon les meilleures sources», 132 000 déportés en février 1916: plus de 100 000 dans les régions allant de Damas à Maan — y sont donc probablement inclus les déportés des camps du Djébel Druze, du Hauran occidental, de Jérusalem, du Kerek et d’ Amman — ; 12 000 dans Hama et sa région et 20 000 à Homs et ses environs157. Contrairement à leurs compatriotes des lignes de l’Euphrate et Ras ul-Aïn-Mossoul, ces déportés échappèrent à une extermination systématique. On leur réserva un autre sort, la conversion forcée à l’islam, ainsi que nous allons le voir dans le chapitre 8.
suite

57) Krikoris Balakian, 1915 ou le Golgotha arménien, Paris 1984, pp. 332-334, traduction française inédite de l’original arménien publié en 1922.

58) Ibidem.

59) Ibidem, pp. 235-237.

60) Ibidem, p. 238. L’information de Balakian est recoupée par le témoignage d’Alèksan Tarpinian, infra, pp. 63-64, qui transita par Osmaniyé/Mamoura au début de septembre et y dénombrait déjà 37 000 déportés arméniens.

61) Bryce, op. cit., p. 391, rapport de visite au camp de Mamoura, daté du 26 novembre 1915, de Béatrice Röhner (le doc. original, avec le nom de la missionnaire dans le FO 867. 4016/260).

61 bis) Ibidem,

62) Ibidem, pp. 391-392, rapport de visite de Paula Schafer au camp de Mamoura, daté du 1er décembre 1915 (le doc. original, avec le nom de la missionnaire dans le FO 867. 4016/260).

63) Balakian, op. cit., p. 253.

64) Ibidem.

65) Cf. infra, p. 66, le témoignage de Kaloust Hazarabédian.

66) Balakian, op. cit., p. 303

67) Cette précision est fournie par le P. Balakian, op. cit., p. 303.

68) Cf. infra, pp. 63-65, les témoignage d’Alèksan Tarpinian et de Sahag Tcheghékdjian.

69) Cf. infra, pp. 65-66, son témoignage.

70) Cf. infra, pp. 67-68, son témoignage.

71) Lepsius, op. cit., pp. 160-161.

72) Cf. infra, pp. 68-74, son témoignage.

73) Lepsius, op. cit., p. 164.

74) Andonian, op. cit., p. 20.

75) Lepsius, op. cit., p. 198, rapport du 9 février 1916 à l’ambassadeur à Constantinople Metternich.

76) Cf. infra, pp. 77-78, le témoignage d’Aram Andonian.

77) Cf. infra, p. 75, le témoignage de Hovhannès Khatchérian.

78) Cf. infra, p. 79, le témoignage d’Aram Andonian.

79) Cf. infra, pp. 77-85, le témoignage d’Aram Andonian.

80) Ibidem.

81) Ibidem.

82) Cf. infra, pp. 87-88, son témoignage.

83) Ibidem ; Lepsius, op. cit., p. 199.

84) Cf. infra, pp. 76-77, son témoignage.

85) Cf. infra, pp. 93-97, les témoignages relatifs à Mounboudj.

86) Un premier rapport de M. Niepage, envoyé à l’ambassade d’Allemagne à Constantinople, via le consul à Alep, Rössler, le 15 octobre 1915, a été publié par Johannes Lepsius dans le recueil de documents diplomatiques allemands concernant l’extermination des Arméniens, Deutschland und Armenien, 1914-1918, Potsdam 1919, pp. 165-167, doc. 182. Ce second rapport, qui soulève la question de la complicité allemande, ne fut publié que dans la traduction française du Livre bleu du gouvernement britannique, Paris 1916 (réédition 1987), pp. 507-516, par le vicomte Bryce (il ne lui était pas encore parvenu lorsque la version anglaise fut publiée quelques mois auparavant).

87) US National Archives, State Department Record Group 59, 867.4016/373, rapport du 4 mars 1918, publié par A. Sarafian, op. cit., I, p. 146.

88) Rapport daté du 8 novembre 1915: Lepsius, op. cit., p. 164.

89) Cf. infra, pp. 98-104, les témoignages sur Alep.

90) Rapport daté du 27 avril 1916: Lepsius, op. cit., p. 203; témoignage d’A. Andonian, infra, pp. 104-105.

91) A.A., Türkei 183/38, A23991, publié par Lepsius, op. cit ., p. 114.

92) US National Archives, State Department Record Group 59, 867.4016/191, n° 372, rapport du 29 août 1915 adressé à l’ambassadeur H. Morgenthau, publié par A. Sarafian, op. cit., I, pp. 127-128.

93) Lepsius, op. cit ., pp. 130-131.

94) Ibidem, pp. 131-133.

95) Balakian, op. cit ., p. 294.

96) Cf. supra, note 86, le témoignage de Martin Niepage.

97) Lepsius, op. cit ., pp. 166-167.

98) Cf. supra, note 69.

99) Cf. infra, pp. 107-108, le texte d’Aram Andonian.

100) Cf. infra, pp. 110-114, le témoignage de J. Khéroyan.

101) Lepsius, op. cit ., pp. 130-131.

102) C’est le chiffre avancé par Naïm bey dans ses mémoires: Andonian, op. cit ., p. 39.

103) Cf. infra le texte d’Aram Andonian, Ras ul-Aïn/1

104) Les propos d’Andonian sont recoupés par le rapport de Rössler: Lepsius, op. cit ., pp. 200-201.

105) A.A., Türkei 183/38, A27200, rapport publié par Lepsius, op. cit ., pp. 203-205. Ces informations sont recoupées par le rapport global rédigé par le consul américain J. B. Jackson: US National Archives, State Department Record Group 59, 867.4016/373, rapport du 4 mars 1918, publié par A. Sarafian, op. cit., I, pp. 148-149. Ces informations sont complétées par le témoignage de Garabèd K. Mouradian, infra, pp. 119-120.

106) Voir son témoignage, infra, pp. 113-114.

107) Andonian, op. cit ., p. 48.

108) US National Archives, State Department Record Group 59, 867.4016/219, lettre et annexe du consul Jackson à H. Morgenthau, datées du 29 septembre 1915, publiées par A. Sarafian, op. cit., I, pp. 100-101.

109) US National Archives, State Department Record Group 59, 867.48/271, lettre et annexe des 8 et 3 février 1916, publiées par A. Sarafian, op. cit., I, pp. 112-113.

110) Voir le témoignage d’Aram Andonian, infra, pp. 128-129.

111) Voir le témoignage d’Aram Andonian, infra, p. 129.

112) Voir le témoignage d’Aram Andonian, infra, pp. 124-125.

113) Lepsius, op. cit ., p. 219.

114) US National Archives, State Department Record Group 59, 867.4016/302, publié par A. Sarafian, op. cit., I, p. 131.

115) Voir son témoignage, infra, pp. 125-127.

116) Voir son témoignage, infra, pp. 144-146.

117) Ibidem, p. 144.

118) Ibidem.

119) Voir le témoignage de Krikor Ankout, infra, pp. 146-149.

120) Voir le témoignage de Krikor Ankout, infra, pp. 155-156.

121) Voir le témoignage de Krikor Ankout, infra, pp. 158-173.

122) Ibidem. Ces informations sont confirmée par le rapport d’A. Bernau du 10 septembre 1916: US National Archives, State Department Record Group 59, 867.4016/302, publié par A. Sarafian, op. cit., I, pp. 132-133. Il restait alors 5 à 6 000 Arméniens à Rakka: « Although the Armenians of Rekka are treated better than at other places, their misery is terrible ».

123) Lepsius, op. cit ., p. 182.

124) Voir son témoignage, infra, p. 174.

125) Voir le témoignage d’Aram Andonian, infra, p. 175.

126) Voir le témoignage d’Aram Andonian, infra, pp. 137-141.

127) Voir le témoignage d’Aram Andonian, infra, p. 178 et note *.

128) T. C. Başbakanlık Arşivi, 18Z1333, 27 octobre 1915 [ Şfr 57/135], EUM, ordre de Talaat aux préfectures d’Hudavendigar, Ankara, Alep, Adana et aux sandjaks de Marach, Karahisar-i Sahib, Eskichéhir, Kütahya, Ismit, Nigde, demandant que seuls les déportés se trouvant en route soient acheminés et de ne plus déplacer les populations restantes, doc. n° 146.

129) Traduit et publié par Krieger, «Aram Andoniani hradaragadz tourk basdonagan vaverakrerou vaveraganoutioune», 1915-1965. Houchamadian medz Yegherni, Beyrouth 1965, p. 241; Y. Ternon, Enquête sur la négation d’un génocide, Marseille 1989, p. 122.

130) T. C. Başbakanlık Arşivi, 2R1334, 3R1334, 6R1334, 7R1334, 7, 8, 11 et 12 Şubat [février] 1916, DN, télégrammes d’Ali Souad,[DH. EUM, 2. Ş.69/6, 7, 8, 9], doc. n° 158, 159, 161, 160.

131) Lepsius, op. cit ., p. 203.

132) Ibidem, rapport du 5 septembre 1916, p. 227.

133)Voir le témoignage d’Aram Andonian, infra, p. 177.

134) T. C. Başbakanlık Arşivi, 16 Ş1334, 16 Haziran [juin] 1916, IAMM, Talaat à la préfecture d’Alep, [ Şfr 65/32-1], documents n° 187.

135) Voir le témoignage d’Aram Andonian, infra, pp. 183-184.

136) Ibidem.

137) Voir le témoignage d’Aram Andonian, infra, p. 175 et suiv.

138) Ibidem, p. 178.

139) Ibidem, p. 176

140) Ibidem, p. 177.

141) Ibidem, p. 185.

142) Ibidem, pp. 179-180.

143) Lepsius, op. cit ., p. 219.

144) Ibidem, dépêche du 29 août 1916, pp. 223-224. Le rapport d’Auguste Bernau, remis au consul américain Jackson le 10 septembre 1916, ne dit pas autre chose.

145) Voir le témoignage d’Aram Andonian, infra, p. 186.

146) Ibidem, pp. 188-189.

147)- Ibidem, p. 190.

148) Lepsius, op. cit ., pp. 211-212.

149) S. Zurlinden, Der Weltkrieg, II, Zurich 1918, p. 707, cité par V. N. Dadrian, «Documentation of the Armenian Genocide in Turkish Sources», Genocide: A Critical Bibliographic Review vol. 2 (1991), pp. 116-117

150) Cf. n. 11.

151) T. C. Başbakanlık Arşivi, 10Za1333, 19 Eylül [septembre] 1915, DN, [DH. EUM, 2 Şube, 68/78], document n° 116.

152) US National Archives, State Department Record Group 59, 867.4016/212, dépêche adressée de Damas à H. Morgenthau, publiés par A. Sarafian, op. cit., I, pp. 82-86; ce document fut publié anonymement dès 1916 dans la version française du Livre Bleu du gouvernement britannique : Bryce, op. cit., pp. 497-500.

153) Ibidem, p. 500.

154) Ibidem, pp. 166-167, Memorandum de source bien informée.

155) US National Archives, State Department Record Group 59, 867.4016/219, dépêche adressée à H. Morgenthau, publiée par A. Sarafian, op. cit., I, pp. 94-95.

156) Ibidem, p. 100.

157) US National Archives, State Department Record Group 59, 867.48/271, publié par A. Sarafian, op. cit., I, pp. 112-113.