PROCÈS DU GÉNOCIDE

« LES MAISONS DE CEUX QUI CACHERONT DES ARMÉNIENS
SERONT BRÛLÉES, ET ILS SERONT SERONT EXÉCUTÉS »

L’historien Taner Akçam révèle un nouveau document de première importance, après le télégramme de Behaettin Shakir qui peut être regardé comme le document du Génocide des Arméniens. Le télégramme adressé par le Commandant de la IIIème Armée Mahmut Kamil Pacha aux régions desquelles les Arméniens avaient été déportés, est terrible.

Mahmut Kamil Pacha y écrivait que les maisons de ceux qui cacheraient des Arméniens seraient brulées. Nous nous demandons encore combien de temps les autorités garderont le silence après la publication de tous ces documents. Nous avons le microfilm de la version originale du télégramme du Commandant de la IIIème Armée Mahmut Kamil Pacha rédigé sur du papier à en-tête du Ministère de l’Intérieur. En pied du télégramme, il y a le cachet du ministère : “conforme au texte original“. Dans cette lettre, Mahmut Kamil Pacha informait que les maisons de ceux qui cacheraient des Arméniens seraient brulées et qu’eux-mêmes seraient exécutés devant leur maison, que les soldats ou fonctionnaires qui l’auraient fait seront immédiatement démis et jugés en commission militaire.

Tout comme le télégramme de Behaettin Shakir du 4 juillet 1915, ce télégramme fait également partie du dossier des procès du Comité Union et Progrès, qui se sont déroulés à Istanbul en 1921-22. Dans la mise en accusation des dirigeants du CUP, ce télégramme est cité de nombreuses fois et il était indiqué que ce document est référencé “section 13, document 1“ [tertib 13 vesika1]

Second télégramme -

Ahmut KamilPacha a écrit un autre télégramme sur la même question. Le premier aout 1915, il adressa un second ordre aux régions pour expliquer celui émis le 24 juillet. Dans son second télégramme, il écrivait que l’ordre d’exécution ne s’applique pas à “ceux qui hébergent des femmes ou des enfants qui étaient officiellement affectés [dans des maisons musulmanes] par le gouvernement“. Il notait que la punition “s’applique à ceux, de quelle religion qu’ils soient, qui cachent des Arméniens sans en informer le gouvernement“ et que ces personnes seront exécutées.

Cet ordre révèle un fait : dans les villages et les villes, beaucoup de Musulmans cachaient des Arméniens chez eux et le gouvernement voulait les en empêcher. C’est à cela que visaient les menaces d’incendie de maisons et d’exécution.

Tous ces documents révélés lors des procès du CUP d’Istanbul sont encore tenus confidentiels et secrets dans les coffres secrets de l’état ! Ces documents n’ayant pas été visibles pendant des années, ils ont été qualifiés d’ “invalides en l’absence d’originaux“. Pendant des années, une alliance étrange a régné. L’état cachait les documents et quelques auteurs défendaient la thèse selon laquelle “dans la mesure où il n’y a pas de document original, ils ne peuvent pas être considérés comme preuves“.

L’historien américain Guenter Lewy était à la tête des promoteurs de cette affirmation. Dans son livre publié en 2004, il écrivait : “les originaux de ces documents étant introuvables, on n’a pas le droit de considérer cette revendication comme fiable au regard des sciences de l’histoire“. En 2005, peu de temps après la publication de son livre, il fut invité en Turquie et reçut une récompense. La personnalité qui lui remit cette distinction était Bulent Arinç, président de l’Assemblée turque de l’époque.

La comédie de “l’aveugle guidant un autre aveugle“ doit à présent prendre fin. Les documents dont Behaettin Shakir et Mahmut Kamil Pacha sont les auteurs ne sont qu’un début. Nous avons plein de documents originaux issus des procès d’Istanbul. Plus de cent télégrammes obtenus par une commission d’enquête en novembre 1918 : télégrammes envoyés depuis les régions, procédures d’instruction de certains suspects comme dans le cas du gouverneur de Yozgat Kamil, témoignages de soldats ottomans et de fonctionnaires de l’administration, rapports de commissaires de police... tous documents qui seront rendus disponibles dans peu de temps. J’espère que le gouvernement mettra fin à ce jeu insensé qui a été joué pendant plus de cent ans et qui ne sert à rien d’autre qu’à nous nuire. La vérité a la fâcheuse habitude de se révéler un jour ou l’autre. Cacher, nier n’ont aucun sens. Le temps est venu de faire en face à l’histoire de la Turquie ; il en est plus que temps. Une fois cette confrontation engagée, beaucoup de problèmes de démocratie et de droits de l’homme verront se dessiner des solutions.

Comment ces documents ont-ils été réunis ?

En vue des procès d’Istanbul de 1921-22, une commission d’enquête fut créée en novembre 1918. Cette commission se rendit dans les régions et collecta des documents concernant les déportations et les massacres d’Arméniens en 1915-17. Le tribunal ayant commencé à travailler et des faits nouveaux se révélant, il s’adressa régulièrement au ministère de l’intérieur pour que lui soient remis des documents supplémentaires. Pour faire suite à cette demande du tribunal, le ministère écrivit aux régions pour leur demander d’adresser au ministère les documents relatifs à ces divers sujets. À l’examen de pièces contenues dans les dossiers de la cour, on peut conclure que quelques uns des télégrammes envoyés en 1915 étaient envoyés depuis de nombreuses régions à Istanbul en même temps. Par exemple, la province de Sivas envoya les copies des télégrammes de Mahmut Kamil Pacha datés du 24 juillet et du premier août 1915 à Istanbul le 8 janvier 1919.

Le ministère envoya au tribunal ces documents et télégrammes arrivés des régions. Par exemple, dans une lettre adressé à la cour martiale le 2 avril 1919, le ministère de l’intérieur l’informait avoir reçu d’Ankara 42 télégrammes et que ces documents avaient été transmis au tribunal.

Les documents Mahmut Kamil Pacha et Behaettin Shakir sont parmi ceux obtenus au cours des enquêtes. Dans quelques uns des actes d’accusation et des décisions, beaucoup de documents ont été cités parallèlement à ces deux télégrammes. Dans la mesure où les accusations et les décisions étaient publiées au journal officiel de l’époque, nous avions connaissance de ces documents et pas nécessairement de leurs originaux qui n’avaient jamais été publiés jusqu’à présent [1].

Les documents se trouvent dans les archives du Patriarcat Arménien de Jérusalem.

Une partie importante des pièces contenues dans les dossiers des procès d’Istanbul se trouvait à un moment donné au Patriarcat arménien d’Istanbul. En 1922, le patriarcat les expédia à Marseille. Par la suite, ils furent expédiés à Manchester puis au Patriarcat arménien de Jérusalem. On peut retracer ce trajet par les mentions figurant sur les documents Mahmut Kamil Pacha et Behaettin Shakir. Sur le coin droit en haut des documents, on voit un cachet et un nombre au niveau de l’en-tête ottoman. Le cachet est celui du Diocèse arménien de Marseille. Il était écrit “Prélature Arménienne de Marseille“ en français autour du cachet et [Հայոց Առաջնորդարան Մարսելի], en arménien au centre du cachet. Les archives de Jerusalem n’étant pas ouvertes aux chercheurs, il est impossible d’accéder à ces documents pour l’instant.

Nous avons trouvé ce document dans les archives du prêtre catholique Krikor Guergueryan, qui mourut en 1988. Des informations détaillées sur Guergueryan et ses archives figurent dans le livre Naïm Effendi’nin Hatirati ve Talat Pacha Telgrafla, (Iletisim, 2016), Mémoires de Naim Effendi et Télégrammes de Talat Pacha. La façon dont Guergueryan a obtenu ces documents est expliquée dans la suite.

Comment Guergueryan a-t-il obtenu ces documents ?

La vie est pleine de coïncidences. Krikor Guergueryan, qui perdit ses parents et six frères et sœurs ainsi que beaucoup de membres de sa famille dans le Génocide des Arméniens, était de Sivas ; il s’installa avec son frère au Caire. Après ses études au séminaire à Rome, il décida de faire une thèse sur l’assassinat des chefs religieux arméniens et commença à réunir des documents. Dans les années 40, il rencontra le Kurde (Nemrut) Mustafa Pacha au Caire, l’un des juges de la cour martiale d’Istanbul. En 1922, le Kurde Mustafa Pacha s’enfuit pour le Caire, craignant d’être arrêté, suite à l’entrée à Istanbul des nationalistes qui avaient pris le pouvoir à Ankara. Pacha donna à Guergueryan une importante information : au cours des procès d’Istanbul, le patriarcat arménien avait été admis au procès comme partie plaignante, et en toute légalité, le droit d’avoir des copies des pièces des dossiers du procès lui avait été reconnu. Pacha signala également que ces documents se trouvaient dans les archives du Patriarcat de Jérusalem. Par la suite, Guergueryan se rendit à Jérusalem et prit là-bas des photographies des documents. Il partagea ce qu’il possédait avec beaucoup de chercheurs. En1983, l’Armenian Assembly micro-photographia la totalité des archives de Guergueryan. Ces microfilms sont théoriquement disponibles pour les chercheurs, mais difficiles à étudier du fait de l’inexistence d’un catalogue satisfaisant. Krikor Guergueryan mourut en 1988 et c’est son neveu le Dr Edmund Guergueryan qui se chargea de ses archives. En avril 2015, le Dr Edmund me permit de voir ces archives, me donnant la possibilité d’accéder à la majorité des documents des procès d’Istanbul. Ces documents seront accessibles en ligne dès que possible.

Après des années de dissimulation de la vérité, de destruction ou d’occultation de preuves, la Turquie est rendue au bout du chemin. Cette politique insensée de négation, qui ne sert qu’à faire du tort au pays et empêche la Turquie de devenir une nation civilisée, doit prendre fin. Nous espérons que ces documents que nous avons publiés serviront à l’avènement d’un beau futur. L’élimination du négationnisme et la confrontation avec la vérité historique seront les précurseurs d’un beau démarrage pour ce pays et pour son peuple.

1] Au cours de nos recherches, nous avions découvert qu’une copie à lisibilité réduite du télégramme de Behaettin Shakir avait été publiée par Vahakn Dadrian dans Journal of Political and Military Sociology, volume 22, n°1 summer 1994 (s.69).

Taner Akçam

3 mai 2017

Traduction Gilbert Béguian pour Armenews et Imprescriptible
Source : Hebdomadaire Agos