PROCÈS DU GÉNOCIDE

 Dossier :  LE CARNET NOIR DE TALAAT PACHA


Le grand organisateur de l’extermination des Arméniens tenait dans un journal intime une comptabilité macabre de sa politique. Ce document exceptionnel avait défrayé la chronique en Turquie au moment de sa sortie en 2005.
Pour l’historienne turque Duygu Tasalp, il s’agit d’une pièce à conviction qui permet de mieux comprendre le génocide.
 

Pouvez-vous nous dire comment et quand ce cahier a vu le jour ?

Duygu Tasalp :
 À partir de la fin de l’année 1916, la direction unioniste commença à préparer des rapports sur les déportations arméniennes. Dans ce but, le 24 septembre 1916, une circulaire fut envoyée par Talât Pacha, ministre de l’Intérieur, à toutes les provinces, demandant à chaque responsable local de préparer et de lui envoyer un tableau indiquant le nombre d’Arméniens présents dans leurs provinces. Dans un autre télégramme envoyé le lendemain, Talât précisait que ces tableaux devaient fournir les chiffres correspondant de manière distincte aux :

1) Arméniens natifs de la province ;
2) Arméniens étrangers à la province
 ;
3) Arméniens non déportés parce que catholiques et protestants
 ;
4) Arméniens non déportés en tant que familles de militaires
 ;
5) Arméniens non déportés parce que convertis à l’islam
 ;
6) Arméniens non déportés en raison d’un ordre spécial.
 ».

 

NAM : S’agit-il selon vous d’un document authentique ?
D. T. :
 Je dirais que le contenu des documents laisse peu de doute concernant leur authenticité. D’ailleurs, les historiens Fuat Dündar et Taner Akçam n’ont pas attendu la publication des originaux pour considérer que ces documents étaient fiables et même s’en servir comme sources. Fuat Dündar, faisant remarquer que les documents publiés par Bardakçi correspondaient avec d’autres données figurant dans d’autres sources, considérait déjà qu’il s’agissait du « document le plus important sur la question arménienne », après les travaux d’Esat Uras et les catalogues du Bureau du Chiffre (Sifre Kalemi) des archives du Premier ministre (catalogues DH.SFR). Taner Akçam, dans son ouvrage Ermeni Meselesi Hallolunmustur, s’appuie sur deux documents publiés par Bardakçi pour estimer le nombre d’Arméniens déportés. Enfin, Ara Sarafian, qui a entrepris une analyse de certains des documents, les considère « indiscutables », bien qu’ils aient été selon lui « obscurcis et même falsifiés » par le journaliste turc.
Le fait même que ces documents aient été cachés si longtemps incite, selon moi, à croire à leur véracité : les informations qu’ils contiennent étaient destinées à n’être connues que d’un groupe restreint, pour les nécessités pratiques de leur politique «
 démographique » ; elles n’ont donc pas été constituées avec une visée de propagande. Par ailleurs, ces documents correspondent exactement à un vide dans les archives ottomanes : sur les déportations d’Arméniens, les chercheurs disposent dans les archives du Premier ministre de nombreux télégrammes envoyés d’Istanbul aux provinces, Talât Pacha réclamant constamment aux responsables locaux des rapports sur les déportations. Les réponses des provinces à ces télégrammes devraient se trouver dans les archives la direction de la Sûreté Générale (Emniyet Umum Müdürlügü, EUM). Or, tandis qu’il n’y a là aucun rapport de ce genre, les documents publiés par Murat Bardakçi correspondent exactement aux informations exigées par Talât.
Cependant, je soutiens l’hypothèse de M. Sarafian : il est très probable que les documents aient été censurés ou falsifiés. Un premier «
 tri » a déjà pu être effectué par celle qui a fourni les documents, la petite-fille de la veuve de Talât Pacha, Aysegül Bafrali. Bardakçi indique d’ailleurs que quatre pages manquaient au carnet lorsqu’elle le lui a confié. Certains documents n’ont été publiés que partiellement, le journaliste ayant fait le choix de ne publier que la première page des documents longs, empêchant ainsi toute analyse. Qui plus est, il semble qu’aucun historien n’ait pu avoir directement accès aux originaux. Pourtant, Bardakçi avait déclaré qu’il confierait ces documents au musée militaire afin qu’ils soient mis à la disposition de tous les chercheurs. Il ne l’a pas fait. Soit parce que les autorités ont mis la main dessus ; soit parce que Bardakçi, connu pour être un « collectionneur d’archives », a préféré garder les documents pour lui… peut-être dans la perspective d’une nouvelle publication en 2015.

NAM : Quel est son contenu ?
D. T. :
 Le contenu du cahier en lui-même consiste en un bilan des opérations démographiques réalisées par le Comité Union et Progrès pendant la Première Guerre mondiale : on y trouve l’évaluation précise et détaillée non seulement des déportations d’Arméniens, mais aussi des déplacements de Grecs en Anatolie intérieure, des familles arabes déportées de Syrie, des immigrés de l’Est fuyant l’occupation russe, etc. Sur les 58 pages du cahier, 18 concernent particulièrement les Arméniens : le nombre de déportés, une carte des zones d’évacuation et d’installation des Arméniens, le nombre d’orphelins, le nombre de maisons vides par province, les dépenses effectuées pour l’installation des « migrants », les terres et les fermes récupérées, les fermes abandonnées, les concessions en métaux des Arméniens.

Mais ce cahier ne représente que la première partie du livre publié par Murat Bardakçi en 2008. Le fait qu’il ait été surnommé le «
 cahier noir », et même « black book » en anglais, de manière sensationnaliste, a beaucoup attiré l’attention dessus. Or, la deuxième partie du livre Talât Pasa’nin Evrâk-i Metrukesi, constituée de documents divers confiés par la veuve de Talât en 1982, est bien plus riche en informations ; elle concerne entièrement les Arméniens, et contient 36 pages de documents peut-être plus importants et plus révélateurs que le fameux cahier.

Prennent place également dans le livre de Bardakçi, pêle-mêle, un télégramme de Talât aux gouverneurs de province daté du 25 avril 1915, le texte de la «
 Loi provisoire de déportation du 27 mai 1915 », des lettres et des télégrammes échangés entre Talât Pacha et divers unionistes, ainsi que des cartes postales envoyées à son épouse à l’époque de son exil au lendemain de la Première Guerre mondiale, une ébauche de liste de cabinet et des notes de programme gouvernemental, trouvés parmi les documents privés de Talât. Bardakçi a aussi publié dans ce livre la transcription de son entrevue avec la veuve de Talât Pacha peu avant sa mort (octobre 1982). Enfin, la dernière partie du livre est composée de photographies diverses.

NAM : Quel était l’intérêt pour Talât de tenir un tel livre de bord ? à quoi lui servait-il ? Qu’est-ce que ce cahier nous apprend sur la psychologie de Talât Pacha ?
D. T. : 
Ces tableaux statistiques, ces graphiques, ces cartes, au-delà des informations qu’ils contiennent, révèlent un homme bien différent de celui qui écrit les lettres d’amour à sa femme, les mots chaleureux à ses amis, de celui que Murat Bardakçi veut montrer. Cet autre homme, l’autre Talât, comptait systématiquement, de manière presque obsessionnelle, le nombre d’Arméniens déportés, restés, disparus ; il comptait leurs maisons, leurs fermes, leurs bijoux, leurs jardins, leurs champs, leurs arbres fruitiers, et les orphelins qu’ils laissaient derrière eux. Ces documents, pris dans leur ensemble, disent une seule chose : Talât Pacha savait qu’il envoyait les Arméniens à une mort quasi certaine, puisqu’il comptabilisait cette mort. Son cahier, ainsi que les autres documents publiés par Murat Bardakçi, témoignent de la pensée positiviste et méthodique de Talât, et plus largement des Unionistes. Cette pensée qui avait conduit à soustraire de l’Empire les Arméniens, pour y additionner des musulmans turcs ou, s’ils n’étaient pas turcs, destinés à le devenir. Les cartes qui précisent les zones d’évacuation des Arméniens et d’installation des « immigrés » attestent bien de cette pensée : Talât dessinait une Turquie turque et musulmane, homogénéisée, aplanie, débarrassée de ses saillies ethniques.
Finalement, Murat Bardakçi en publiant, dans le même livre, ces documents accompagnés de lettres intimes dévoilant un Talât «
 humain », capable d’amour et de dévouement, prouve seulement qu’il est possible d’être à la fois un assassin et un époux tendre. Ce qui ne fait que confirmer ce que les études sur les génocides ont déjà montré : les responsables de ces crimes n’étaient pas des psychopathes, ni des monstres, mais seulement des hommes.

NAM : Murat Bardakçi, qui a publié ce cahier, est un négationniste du génocide arménien. Quels sont les éléments qui ont pu lui laisser croire que la publication de ce document pourrait conforter ses thèses ? Et en quoi s’est-il trompé ?
D. T. : 
Cette publication a été annoncée plusieurs mois à l’avance dans les journaux à grand tirage, comme étant susceptible d’« anéantir les thèses arméniennes » et de changer le cours des débats. Pourtant, à la lecture du livre et des documents, il est difficile de comprendre comment Murat Bardakçi a pu penser que ces documents conforteraient la négation du génocide. Je crois qu’il ne s’agissait pas de cela, mais de quelque chose de plus pervers. Bardakçi a réussi à créer le sentiment que rien – pas même des documents accablants écrits de la main de Talât – ne pouvait prouver que ce qui s’est passé constitue un génocide. À partir du moment où l’on a décidé que rien ne peut faire preuve, tout peut être exhibé et Bardakçi a donc exhibé les documents de son « martyr » comme des reliques trop longtemps et inutilement cachées. Sans pudeur, et même avec une certaine fierté : car finalement, ces documents témoignent de faits qui ont permis à la Turquie d’exister dans ses frontières actuelles, et Bardakçi présente Talât Pacha comme l’architecte de cette « grande œuvre ».

NAM : Ce cahier apporte-t-il des informations nouvelles sur la connaissance du génocide des Arméniens ?
D. T. :
 L’importance de ce cahier réside d’abord dans son caractère privé. Comme toutes les archives privées en Turquie, il constitue un document « rescapé », qui a échappé aux successives destructions entreprises d’abord par les Unionistes eux-mêmes, puis par les autorités kémalistes. Ensuite, son importance est à la mesure des responsabilités occupées par son propriétaire Talât Pacha, ministre de l’Intérieur puis Grand Vizir, mais surtout par le pouvoir énorme de cet homme, de par sa position de chef au sein du Comité Union et Progrès. Le cahier en lui-même ne donne pas vraiment d’informations nouvelles. Pour être plus précise, il ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà. Cependant, les chiffres qu’il livre au sujet de la déportation, sont beaucoup plus élevés que les chiffres officiels défendus en Turquie, alors même qu’ils émanent de Talât, donc de l’État lui-même. Mais surtout, ce cahier fournit un aperçu sur le type de contrôle bureaucratique que les autorités ottomanes exerçaient sur les Arméniens, et sur le type d’informations réunies. Il constitue donc une sorte de panorama du génocide du point de vue de l’État. C’est cela qui est véritablement nouveau et important. Car ce contrôle étatique constitue lui-même un élément et une preuve du génocide : l’État savait tout, dans les moindres détails.

NAM : Pouvez-vous nous donner quelques-uns des chiffres les plus significatifs de ce cahier en ce qui concerne les Arméniens ? Quels sont dans ce cahier les documents qui vous semblent les plus importants ?
D. T. : 
Parmi les documents publiés, celui qui a peut-être le plus attiré l’attention est le tableau statistique intitulé « Nombre d’Arméniens déportés ». D’après ce document, ce nombre fut de 924 158. Mais, comme l’ont fait remarquer Taner Akçam et Ara Sarafian, ne sont listés, dans ce document, que 18 vilayets et kasabas. Les provinces et sous-préfectures de 13 lieux (Istanbul, Edirne, Aydin, Kastamonu, Syrie (en partie), Antalya, Biga, Eskisehir, Içel, Kütahya, Mentese, Catalca et Urfa), dont on sait que les populations arméniennes ont été soumises à la déportation, n’apparaissent effectivement pas dans la liste. En y ajoutant les Arméniens déportés depuis ces lieux manquants, Akçam a pu affirmer que plus d’un million d’Arméniens a été déporté. Qui plus est, en note de bas de page (originale) d’un autre document de Talât Pacha, il est précisé que pour obtenir des chiffres complets, il faut ajouter 30 % au chiffre initial. En prenant en compte cette remarque, on obtient des chiffres encore plus élevés que ceux avancés par Arnold Toynbee.
Un autre document qui me semble important est le tableau sur les «
 Maisons vides laissées par les Arméniens ». Dans ce document apparaissent certains vilayets qui manquent au premier document : Edirne, Urfa et Eskisehir. On peut donc en déduire que ces lieux, où ont été recensées des maisons « abandonnées », étaient bien des lieux d’origine de déportation des Arméniens. Par ailleurs, en mettant en rapport le nombre d’Arméniens déportés avec le nombre de maisons vides, on obtient des chiffres assez inégaux et majoritairement trop élevés, d’autant plus si l’on considère, comme Ara Sarafian, que le nombre d’Arméniens déportés dans le document de Talât Pacha n’inclut pas les déportés catholiques et protestants. L’explication est simple et significative : ces chiffres correspondent, comme l’indique le titre du tableau, aux maisons vides, et seulement aux maisons vides. Ce qui laisse supposer que lorsque ce recensement a été réalisé, une partie des maisons « abandonnées » par les Arméniens, étaient déjà habitées par de nouveaux occupants.
Le document intitulé Orphelins arméniens recense, pour 16 vilayets et sandjaks, le nombre d’Arméniens orphelins qui s’y trouvent, en distinguant, pour chaque province, ceux d’entre eux qui ont été «
 distribués » (tevzi) à des musulmans locaux, et ceux qui sont « toujours orphelins », c’est-à-dire placés dans des orphelinats. La liste des provinces est très incomplète. D’ailleurs on ne trouve pas un « total » (yekûn), qui apparaît pourtant dans la plupart des autres tableaux de Talât : soit que le tableau n’a pas été terminé, faute d’informations, soit que Bardakçi n’a pas publié la suite. Néanmoins, on peut y voir qu’à Alep et à Zor, zone qui compte (sans surprise) le plus grand nombre d’orphelins arméniens, les dirigeants unionistes préféraient placer les enfants en orphelinat, ou les déporter à nouveau vers l’Anatolie plutôt que de les confier à des familles. On comprend qu’il s’agissait d’éviter, dans la mesure du possible, que les Arméniens vivent en communauté. Et l’Anatolie intérieure était plus favorable à leur éparpillement. Ainsi, au-delà des chiffres, peu significatifs, ce document témoigne d’un souci de disperser et d’assimiler les orphelins arméniens.
Enfin, je citerai le tableau intitulé Calcul général de la population arménienne après la déportation. Ce document, indique un total d’1 617 200 Arméniens ottomans avant la déportation, contre 370 000 Arméniens après. Par des calculs basés sur ce document, on obtient qu’au cours des déportations, environ 1 247 200 Arméniens ont disparu, soit 77
 % de la population arménienne de l’Empire de 1914. Dans la plupart des provinces, c’est l’immense majorité des Arméniens qui ne sont plus là après : 77 % à Karesi, 79 % à Nigde, 86 % à Kayseri, 93 % à Izmit, 94 % à Sivas, 95 % à Hüdavendigar…

NAM : Quel a été l’impact de ce cahier en Turquie ?
D. T. :
 L’audace de Murat Bardakçi a provoqué, dans un premier temps, une peur panique chez les historiens négationnistes. Effrayés par les chiffres élevés sur les déportations d’Arméniens, et surtout pris au dépourvu face à de nouveaux documents - alors que depuis près de cent ans les historiens « officiels » travaillent sur un corpus documentaire quasiment inchangé - ils ont tenté de détourner l’attention publique de ce livre et de décrédibiliser Bardakçi. Par ailleurs, la censure a frappé. Déjà en 2005, la série de publication des documents dans le journal Hürriyet a été interrompue lorsque Bardakçi, après deux jours de « révélations », a annoncé qu’il publierait les tableaux sur « les bâtiments arméniens »… Et de nouveau en décembre 2008, au moment de la publication du livre, les commandes effectuées sur internet furent annulées, les livres édités retirés du marché, et le livre fut réédité et remis en vente un mois après, en janvier 2009. Enfin, Bardakçi indique lui-même dans son livre que certains passages de l’entretien avec la veuve de Talât Pacha, rapportés à la fin du livre, « ont été retirés du texte, en raison de limitations forcées, prenant leur source des lois ».
Dans le cadre de mon mémoire de master, j’avais choisi de prendre la presse comme source pour évaluer la réception du livre en Turquie. En attendant de recevoir le livre que j’avais commandé sur internet, j’ai commencé à consulter les articles de presse, et j’ai eu du mal à comprendre de quoi il s’agissait tant les réactions étaient confuses et contradictoires - leur contradiction était à la mesure de celle du livre, comme j’allais le comprendre. Tantôt applaudi, tantôt décrié, le livre a néanmoins fait réagir tout le monde. Cependant, tandis que les journalistes turcs ont discuté du contenu des documents publiés par Bardakçi - notamment des chiffres élevés sur les déportés arméniens - très peu d’historiens en Turquie s’y sont intéressés, en dehors de Fuat Dündar, Ayse Hür, et Taner Akçam. Au vu de l’importance de certains documents, on peut dire qu’il y a eu un événement médiatique, mais un non-événement historiographique.
Au niveau sociétal, je ne pense pas que ce livre ait eu un impact à proprement parler. Deux ans après l’assassinat de Hrant Dink, les choses avaient déjà commencé à bouger en Turquie. Cet événement tragique lui-même attestait d’une évolution, de la violence avec laquelle la société de Turquie commence à aborder son passé longtemps refoulé. Le livre de Bardakçi a été publié dans ce contexte de résurgence mémorielle, de fissuration du tabou… Mais pour aller dans le sens inverse. Bardakçi présente Talât à la fois comme un père fondateur qu’il appelle à honorer en tant que tel, et un martyr mort sous les balles d’un Arménien. Au moment précis où quelque 30 000 personnes en Turquie demandent pardon aux Arméniens, lui exige des excuses pour l’assassinat de Talât Pacha.

NAM : Pourquoi vous êtes-vous vous-même lancée dans ce mémoire ?
D. T. :
 Après ma licence d’histoire, j’ai voulu faire de la recherche. J’avais toujours eu un intérêt particulier pour l’histoire des violences. J’ai donc demandé à Marie-Anne Matard-Bonucci, spécialiste de l’histoire de la mafia et du fascisme en Italie, de m’encadrer pour mon travail de master, et de m’orienter vers un sujet. Elle m’a proposé de réaliser un travail qui mette à profit ma connaissance de la langue turque, et, sur les conseils de Taline Ter Minassian, m’a parlé de ce livre qui, en raison de la langue, restait obscur pour les Arméniens de France. J’ai accepté, sans vraiment savoir ce qui m’attendait. Avant de me lancer dans ce mémoire, je ne savais rien sur le génocide arménien. Aussi, au-delà de l’étude des documents, j’ai voulu - avec émotion, et quelque naïveté je le reconnais - dénoncer le négationnisme en mutation et le négationniste comme continuateur du génocide, puisque défenseur de ses responsables et perpétuateur de leur discours et de leur pensée.

NAM : Que pouvez-vous nous dire, en quelques mots, du renouveau de l’historiographie turque sur le génocide des Arméniens ?
D. T. :
 Je crois que l’historiographie sur le génocide arménien se renouvelle par les sources et les méthodes utilisées. Peut-être parce que, sur ce sujet, les archives sont une impasse, les chercheurs abordent désormais de plus en plus cette histoire par le bas, en s’intéressant à l’échelle locale, aux témoignages, aux récits des acteurs, mais aussi à la mémoire orale. Le renouveau se manifeste aussi dans le fait qu’on n’est plus à la recherche de preuves. Le génocide n’est plus à prouver. Il s’agit maintenant de comprendre et d’expliquer, ce qui est peut-être plus difficile.

Propos recueillis par
Ara Toranian

Interview paru dans le N°210 de NAM (septembre 2014)

Duygu Tasalp Historienne
chercheuse en histoire de la Turquie contemporaine.