PROCÈS DU GÉNOCIDE

 Dossier :  LA NÉGATION EST UNE INDUSTRIE

 

« La négation du génocide est une industrie »
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Taner Akçam, sociologue et historien turc, professeur au centre d'Etudes de l'Holocauste et des génocides à l'Université Clarke (Minnesota) aux Etats-Unis. Il est l'un des tous premiers, si ce n'est le premier en Turquie, à avoir abordé frontalement la question du génocide de 1915. Auteur d'"Un acte honteux : Le génocide arménien et la question de la responsabilité turque" qui lui a valu de nombreuses menaces en Turquie.

Que pensez-vous de l'initiative de la France et de la proposition de loi pour la pénalisation de la négation des génocides en général et du génocide arménien en particulier?

Comme le dit l’expression, il n’y a pas de mauvaise publicité. Même si à court terme, la loi française a été reçue de manière très négative en Turquie, je crois qu’à long terme, les effets seront positifs. A l’intérieur de ses propres frontières, la Turquie peut essayer de continuer à interdire et à museler la vérité, mais internationalement, il y aura des rappels continus (comme cette loi française) à un problème que la Turquie doit affronter et en définitive, résoudre.

Même si l'on s'oppose à cette initiative législative, cela montre que la Turquie ne peut pas fuir la question en s’enfonçant la tête dans le sable. Pour cette raison, l'initiative française ne peut pas être considérée comme une simple «loi» au sens technique du terme pour la France. Pour le meilleur ou pour le pire, elle est devenue partie intégrante de la campagne internationale pour la reconnaissance du génocide arménien.

L'hystérie de la Turquie, la colère et les sautes d’humeur vont passer et quelques-uns des événements négatifs qui ont eu lieu seront vite oubliés. Ce qui restera c’est la réalité lourde d'un grave problème non résolu. Un tel résultat, j’espère, renforcera la position de ces intellectuels qui affirment que la confrontation de la mémoire historique est fortement liée à la création d'une société démocratique en Turquie.

Indépendamment des objectifs ultimes ou des intentions de la France, la société turque et ses classes éduquées sont une nouvelle fois averties de la nécessité de résoudre cette question fondamentale. Certains peuvent objecter que «cela devrait se passer d'une autre façon», mais si vous ne parvenez pas à résoudre vos problèmes vous-même, quelqu'un d'autre vous imposera souvent une solution. C'est comme cela que cela marche dans ce monde.

Est-ce efficace?

Chacun doit réaliser ce fait : au sujet de 1915, la Turquie a suivi une politique d'amnésie délibérée et de tactiques dilatoires. La Turquie a balayé la question sous le tapis, l’a enterrée et prétendu qu'elle n'existait pas, tout cela dans l'espoir que tout le monde aurait la mémoire courte et que tout serait oublié. C'est ce qu'ils ont fait pendant environ une centaine d'années. Chaque année, après le 24 avril, le commentaire, dans la plupart des quotidiens est en gros : "Ouf, nous avons échappé à cela une année de plus ». Avec 2015 approchant, la tactique est la même. Ils savent que le sujet va être soulevé, surtout à l'étranger, et tout est fait pour arriver jusqu'en 2015 avec le moins de dégâts possibles. C'est pourquoi il y a tant de colère envers la loi française. La Turquie est furieuse qu’on lui rafraîchisse la mémoire. Une telle mémoire est un fantôme qui les hante depuis des décennies.

Je traite du sujet du génocide arménien depuis de nombreuses années maintenant, mais chez d'autres intellectuels turcs, j'ai toujours senti un certain manque d'intérêt. Comme si pour eux, le sujet avait toujours semblé un peu irréel, inauthentique, et imposé de l'extérieur? Mes collègues internationaux parlent de mon «courage» de poursuivre ce combat en dépit des «menaces et des dangers" . En vérité, cela n'a jamais vraiment été mon problème. Mon plus grand défi était la solitude. J'ai ainsi dû, à un moment difficile essayer d'expliquer la signification de 1915 même à mes plus proches amis en Turquie. Ce fut un moment difficile. En 1997, j'ai écrit un essai intitulé «Se promener comme un lépreux dans mon propre pays." Voilà comment je me sentais, comme un lépreux, un paria. Ce n'était pas une question de «peur» ni de «courage». Ce qui me gênait le plus était leur indifférence, leur manque d'intérêt, l'aliénation et la solitude que je sentais.

La mort de Hrant Dink a-t-elle sorti la question de cet isolement?

Chaque fois que je quittais la Turquie, mon vol décollait normalement vers 5 heures du matin, et je restais debout toute la nuit à parler avec Hrant. Chacun de ces conversations tournait autour de notre solitude. Nous estimions que personne ne semblait vraiment intéressé. «Comment convaincre nos amis et nos connaissances, pour qu'ils voient à quel point ce sujet est important ?" L'un des plus grands défis de Hrant a été son isolement. À la fin cela a été un facteur contribuant à son assassinat.

La mort de Hrant a été un tournant; Les intellectuels turcs ont montré plus d'intérêt pour les événements de 1915. Nous avons commencé à comprendre que 1915 a encore plus à voir avec aujourd'hui qu'avec le passé. Progressivement, le lien entre la construction de la démocratie et les droits humains, d'une part, la mémoire et la confrontation avec l'histoire, de l'autre, est devenue plus clair et plus acceptable à travers un large sillon de la société turque.
L'activisme civil démocratique qui est né après la mort de Hrant a joué un rôle important dans ce changement. Cependant, cette opposition émergente manque encore de force. Je crois que nous avons encore besoin de beaucoup plus de pression externe. C'est là que la loi française entre en jeu.

Je me souviens d'un incident le 4 ou 5 Janvier, 2007. Le bureau du procureur à Sisli, dans le but de mettre la pression sur la défense de Hrant [ndlr: Hrant Dink était poursuivi par la justice pour insulte à l'identité turque au titre de l'article 301], m'avait pris pour cible d'une enquête en raison d'un article dans lequel j'avais utilisé le mot «génocide». Après avoir donné ma déposition au procureur, je me suis dirigé vers le bureaux d'Agos. Hrant et moi discutions. Comme auparavant, il critiquait les initiatives de la France [ndlr: en 2006, l'Assemblée nationale avait voté un texte pénalisant la négation du génocide arménien].
«Arrête, Hrant», lui ai-je dit. "Si la France n'avait pas pris cette initiative, personne ne serait ici à tenir un micro sous ta bouche. Il ne faut pas oublier », ajoutai-je, "la seule raison pour laquelle les gens savent qui tu es c'est parce que la France maintient ce travail législatif. Si les gens hors du pays ne faisaient pas ça que, tu aurais beaucoup de mal à trouver quelqu'un pour t'écouter. "

- "Tu as raison," admit-il. "Les seuls moments où on se souvient, c'est quand il y a une pression extérieure." C'est quelque chose dont l'Occident doit prendre conscience. Il n'est tout simplement pas possible de modifier la position de la Turquie sur 1915 en se fondant uniquement sur l'opposition démocratique interne. Les militants turcs de la société démocratique et civile ne possèdent pas cette force. L'assassinat de Hrant Dink est la preuve de cette faiblesse. Aujourd'hui, il y a un mouvement civil d'activistes authentiques: "Les Amis de Hrant» qui a gagné un important soutien du public en Turquie, et pourtant les vrais assassins de Hrant errent toujours librement dans le pays.

Quelle est l'ampleur de la politique de déni de l'Etat turc ?

Les pays qui tolèrent et permettent cette politique de négation de la Turquie, pour leur bénéfice économique, politique et stratégique doivent comprendre une chose. Le négationnisme est une structure. Pour comprendre pourquoi la Turquie continue de nier ce qui s'est passé en 1915, vous devez la comparer avec le régime raciste d'Afrique du Sud. Les institutions, le système et la mentalité de l'Apartheid ont été établis sur les différences raciales. La négation du génocide est similaire. En niant ce qui s'est passé en 1915, la Turquie reproduit les institutions, les relations sociales, et la mentalité qui a abouti à 1915. La négation du génocide va au-delà de la défense d'un ancien régime dont les institutions et la mentalité ont abouti à un génocide dans le passé. Le déni alimente également une politique d'agression continue, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la Turquie, contre toute personne qui s'oppose à la mentalité des négationnistes.
C'est pourquoi les véritables meurtriers de Hrant Dink sont toujours en fuite. C'est pourquoi des attaques sont organisées contre les Arméniens et leurs monuments en Europe. C'est pourquoi aux Etats-Unis, des campagnes de haine et d'hostilité sont organisées contre moi et d'autres intellectuels.

Cela devrait être clair pour tout le monde: En Turquie, la négation du génocide est une industrie. C'est aussi une politique d'Etat de première importance. Le Conseil de sécurité nationale, la plus haute autorité institutionnelle turque, a créé en 2001 un «Comité de coordination pour la lutte contre les allégations sans fondement du génocide." Tous les ministères importants, y compris les forces armées, sont représentés dans ce comité, qui est présidé par le vice Premier ministre. Je le répète : nier le génocide est l'une des plus importantes politiques nationales de l'Etat turc. Vous devez réaliser que vous n'êtes pas simplement confronté à un simple «déni» : vous êtes face à «régime négationniste ».
Tant que la Turquie continue cette politique étatique de négation du génocide à travers ses institutions et par sa mentalité, Ankara sera sensible à la pression extérieure. En fait cette pression doit être augmentée.

Quelles pressions ? Jusqu'où peuvent-elles aller ?

Si l'Occident est sérieux au sujet de la démocratie au Moyen-Orient, il ne peut pas construire la démocratie en soutenant un régime négationniste. Cela permet à la Turquie de tomber dans l'arrogance, d'intimider et de menacer d'autres pays. Cela doit cesser. La Turquie ne renoncera pas à sa politique de négation, sans pression extérieure. Le déni historique est probablement la principale pierre d'achoppement à la paix et la démocratie au Moyen-Orient. Pourquoi les chrétiens, les Kurdes et les Arabes en Syrie, au Liban et en Irak se sentent-ils intimidés par la Turquie? Pourquoi ne souhaitent-ils pas l'intervention de la Turquie pour soutenir la démocratie et les droits de l'homme? Parce qu'ils voient, dans le régime négationniste d'aujourd'hui, la mentalité des Unionistes et les crimes commis contre eux dans le passé.

Le régime sud-africain ne s'est pas effondré sous l’effet de la seule pression interne. Le soutien de l'opinion publique internationale a été également très important. Tant que l'Occident permet à la Turquie de poursuivre sa politique négationniste, la négation du génocide va se poursuivre.

Nous sommes confrontés à l'énorme problème de savoir comment empêcher les meurtres de masse et les génocides dans la communauté mondiale d'aujourd'hui. Dans cet objectif, l'espace pour la négation d'un génocide dans l'arène internationale doit être réduit et finalement éliminé. La politique de négation de la Turquie devrait être reconsidérée dans cette perspective de prévention des génocides dans le monde global.

Les opposants rétorqueront que la pression externe n'est pas motivée par un désir d'apporter la démocratie en Turquie. Ils diront que l'Occident exerce une pression afin de limiter la puissance de la Turquie. Y a-t-il un grain de vérité dans cette perspective? Oui bien sûr. Mais le remède est simple: ne laissez pas les autres vous limiter. Si vous ne voulez pas que vos fautes soient utilisées contre vous, corrigez-les. Faites votre devoir. Aucun pays n'a jamais été blessé par la démocratie ou le respect des droits de l'homme.

Dans les années 1980 le régime militaire de la Turquie a été soutenue pour la même raison et des milliers de personnes ont été tuées, torturées ou jetées en prison. Les généraux turcs étaient comme les enfants gâtés de l'Occident, qui pouvaient tuer à leur guise. Ils haïssaient toute sorte de pression, ne voulait pas d'une «ingérence dans leurs affaires intérieures." Le même jeu se répète avec le déni de l'histoire."

Nous devons nous demander comment cette pression extérieure va permettre une relation saine et positive avec le processus de démocratisation interne. Le plus gros problème maintenant est l'incompatibilité et le manque d'harmonie. Des canaux de communication doivent être créés entre la Turquie, l'opposition démocratique et le monde au-delà de ses frontières. Le vrai dialogue n'a pas encore été établi entre des groupes d'activistes internes et externes qui doivent s'unir pour changer ce régime négationniste. En observant la France, je peux dire que ce que nous avons ici un véritable dialogue de sourds.
Je ne peux pas dire si l'indifférence montrée par la France envers l'opposition démocratique en Turquie explique cela. Mais la tendance nationaliste des intellectuels turcs a certainement joué un rôle dans ce dialogue futile entre deux parties qui ne parviennent pas à s'entendre. Une très forte majorité d'intellectuels turcs considère toujours toute initiative étrangère avec beaucoup de suspicion. Cette attitude est si naturelle pour eux, que malheureusement, ils ne se rendent pas compte qu'elle jaillit d'un puits de tendances nationalistes.

Dans le monde globalement connecté d'aujourd'hui, le concept même de «externe» et «interne» est très contestable. Nous devons créer une conscience globale des génocides et de leur prévention, sans faire ces distinctions. La lutte contre le déni du génocide est une question de démocratie mondiale et de droits humains. La reconnaissance est une question pertinente pour l'ensemble de l'humanité.

Comment percevez-vous les différentes initiatives civiles?

L'opposition interne en Turquie devrait être prise plus au sérieux. Un groupe de personnes mène une lutte honorable qui mérite vraiment plus de respect. Bien que la mort de Hrant Dink ait été un tournant, ils ne reçoivent toujours pas assez de soutien international.

Même si, en définitive, le projet de loi en France apparaît comme le produit d'intérêts divergents, j'aurais souhaité que ceux qui travaillent pour cette loi interrogent les militants turcs sur le terrain, pour savoir ce qu'ils pensaient d'une telle initiative. Je voudrais voir cela comme un point de départ pour le dialogue. Ce canal de communication n'a pas été ouvert et devrait être construit dès que possible.
L'une des principales raisons à cela, c'est le manque total d'intérêt hors de la Turquie, notamment par la diaspora arménienne, pour la démocratisation croissante de la Turquie.
Le dialogue entre la société civile en Turquie et la lutte mondiale pour "la reconnaissance du génocide" est un besoin urgent. Une raison pour laquelle elle n'a pas encore été initiée: les préjugés ethno-religieux mutuels, vieux de plusieurs décennies. Aussi, la société civile turque n'a pas encore réalisé l'importance de la reconnaissance du génocide dans sa propre lutte pour la démocratie. Tandis que les activistes turcs perçoivent les demandes internationales pour la reconnaissance du génocide comme des obstacles à leur propre agenda, une grande partie de la diaspora ne parvient pas à apprécier le lien fort entre la reconnaissance du génocide et la construction de la démocratie en Turquie. Ils ont tendance à minimiser et sous-estimer ce processus.

Comment rapprocher la société civile turque de la diaspora arménienne?

En vérité, la question va au-delà des perceptions mutuelles malveillantes ou bienveillantes.
La reconnaissance du génocide, par essence, est une question de justice, pas de liberté d'expression ou de liberté de pensée. Une société démocratique et libre, comme la France ou les Etats-Unis, peut aussi avoir des injustices historiques non résolues, par exemple l'Algérie ou les "Native Americans".

La société civile turque croit encore que ses propres problèmes sont dus à des restrictions à la liberté de pensée. D'autres objectifs, tels que la justice et la confrontation avec l'histoire, sont rejetés comme un luxe inabordable ou reporté à un futur imaginaire. D'où la réaction négative aux demandes de vérité et de justice. Tel est le dilemme qui doit être surmonté. La justice et la confrontation avec l'histoire peut être atteint que par la création d'une société libre et démocratique.
La campagne pour "la vérité et la justice» et le mouvement pour la «liberté et démocratie» ne sont pas mutuellement exclusifs, ils ne devraient pas conduire à l'affrontement. Bien au contraire, ils sont, et doivent être, des objectifs inséparables. Les revendications de la diaspora et de la société turque doivent être réuni.

20 Janvier 2012