PROCÈS DU GÉNOCIDE

Dossier : Les Vrais Héros Turcs de 1915

  • Les Vrais Héros Turcs de 1915
    Par
    Raffi Bedrosyan

     

      L'Allemagne a décidé de donner le nom d'Adolf Hitler et d'autres " héros nazis " à plusieurs quartiers, rues, édifices et écoles de Berlin et d'autres villes d'Allemagne. Si la déclaration qui précède était vrai, quelle serait votre réaction? Comment pensez-vous que réagiraient les Allemands? Comment pensez-vous que réagiraient les Juifs vivant encore en Allemagne? Je pense que vous, les Allemands, et que vous, les Juifs la trouveriez tous inconcevable, injurieuse et inadmissible.

    Et pourtant, elle est vraie dans le cas de la Turquie, où il est admis de donner à plusieurs quartiers, rues, édifices et écoles, le nom de Talaat Paşa et celui d'autres " héros " du Ittihat ve terakki (Comité Union et Progrès), qui non seulement avaient planifié et exécuté le Génocide des Arméniens, mais sont responsables au final de la chute de l'empire ottoman.

    D'après un décompte récent, il y avait officiellement 8 quartiers ou arrondissements Talaat Paşa, 38 rues et boulevards Talaat Paşa, 7 écoles nationales Talaat Paşa, 6 immeubles Talaat Paşa, et 2 mosquées Talaat Paşa diversement répartis dans Istanbul, Ankara et dans d'autres villes. Après son meurtre, en 1922, Talaat avait été enterré à Berlin, en Allemagne, mais sa dépouille a été transférée à Istanbul en 1943 par les Nazis, dans l'espoir de susciter les bonnes grâces des Turcs. Il avait été ré-enterré avec tous les honneurs militaires au cimetière public de la Colline de la Liberté Éternelle d'Istanbul. Les restes de l'autre dirigeant notoire de l'Ittihat ve Terakki, Enver Paşa, ont également été transférés, en 1996, depuis le Tadjikistan et ré-enterré auprès de ceux de Talaat avec tous les honneurs militaires; à la cérémonie assistait le Président turc Suleyman Demirel en présence de nombreux dignitaires.

    Cet hommage aux héros était-il malavisé ou délibéré ? La négation de 1915 est-elle simplement une politique de l'État ou est-elle acceptée par un public turc, soumis au lavage de cerveau, dans sa totalité ?

    Il ne fait aucun doute qu'une participation massive ait accompagné le génocide commis par les dirigeants de l'Ittihat ve Terakki, un génocide qui a eu pour résultats la disparition des Arméniens de leur patrie où ils vivaient depuis 3000 ans et l'appropriation par les Turcs, les Kurdes et par des milliers de fonctionnaires de l'État, de leur patrimoine et de leurs biens. Mais en marge de cette massive adhésion au culte des héros, il y a eu un nombre significatif de Turcs et de Kurdes ordinaires, et aussi de fonctionnaires de l'État, qui ont refusé de prendre part aux massacres et aux pillages. Le silence et l'ignorance règnent en Turquie sur ces fonctionnaires, ces justes, qui désobéirent aux ordres du gouvernement et essayèrent au contraire de sauver et de protéger les Arméniens. Ils ont payé cher pour leurs actes, ayant souvent perdu leur emploi et même parfois leur vie. Quelques-uns de ces héros, authentiques mais méconnus, sont cités dans cet article.

     

    Le Gouverneur de Konya Celal Bey

     

    Celal Bey était le gouverneur de Konya, une vaste province anatolienne et une plaque tournante des axes de déportation commencées au nord et à l'ouest de l'Anatolie vers les déserts de Syrie ; Il savait quel serait le sort des Arméniens, le long de ces routes, ou si survivant aux déportations, ils atteignaient Der Zor ; il avait été gouverneur d'Alep et y avait été témoin des atrocités qui avaient eu lieu.

    Cella Bey avait tenté d'appeler à la raison les dirigeants de l'Ittihat ve Terakki, leur disant qu'il n'y avait ni en Anatolie, ni à Alep absolument aucune révolte arménienne, et qu'il n'y avait aux déportations massives aucune justification possible.

    À Marash, cependant, l'un de ses subordonnés mit le feu aux poudres, ayant arrêté et exécuté des Arméniens de Marash, ce qui déclencha chez les Arméniens un mouvement de résistance.

    En conséquence, Celal Bey dut quitter ses fonctions de gouverneur d'Alep pour celles de gouverneur de Konya. Là, en dépit des ordres réitérés d'Istanbul, il refusa d'organiser la déportation des Arméniens de Konya, s'efforçant même, au contraire, de protéger quelques-uns des Arméniens déportés d'autres circonscriptions arrivés à Konya.

    Lorsqu'il fut démis de ses fonctions, en octobre 1915, il avait sauvé la vie de milliers d'Arméniens. Dans le chapitre de ses mémoires relatif à ses fonctions de gouverneur de Konya, il se décrit comme " une personne assise sur la berge d'une rivière avec absolument aucune possibilité de sauver qui que ce soit de la noyade.

    Le sang ruisselait dans la rivière, celui de milliers d'enfants innocents, d'hommes âgés exempts de tout reproche, et de femmes sans défense qui roulaient vers l'oubli. Tous ceux que j'ai pu sauver de mes bras nus, je les ai sauvés, mais les autres ont été emportés dans cette rivière, une rivière sans retour ".

    Hassan Mazhar Bey était le gouverneur d'Ankara. Il protégea la communauté arménienne d'Ankara en refusant d'obéir aux ordres de déportation en déclarant, " Je suis un Vali [gouverneur], pas un bandit. Je ne peux pas faire ça. Demandez à quelqu'un autre qu'il s'asseye à ma place et exécute ces ordres ". Il fut démis de son poste en août 1915.

    Faik Ali (Ozansoy) Bey était gouverneur de Kutahya, une province du centre de l'Anatolie. Lorsque l'ordre de déportation arriva d'Istanbul, il refusa de le mettre en application; au contraire, il donna l'ordre de garder à Kutahya les Arméniens déportés qui y arrivaient, et de bien les traiter. Il reçut bientôt une convocation à Istanbul pour donner les raisons de son insubordination ; le chef de la police de Kutahya mit à profit cette absence pour donner aux Arméniens de la ville le choix entre la conversion à l'Islam et la déportation. Les Arméniens se décidèrent pour la conversion. Lorsque Faik Ali Bey fut de retour, il entra dans une grande colère. Il démit le chef de la police de sa fonction, et il demanda aux Arméniens s'ils souhaitaient toujours se convertir à l'Islam. Ils choisirent tous de rester chrétiens, à une seule exception. Le frère de Faik Ali, Suleyman Nazif Bey était un poète influent et bien connu qui pressa son frère de ne pas prendre part à cette barbarie et salir le nom de la famille. La démission que Faik Ali Bey avait déposée fut refusée. Il parvint à protéger l'entière population de Kutahya excepté l'homme qui s'était converti à l'Islam, qui lui, fut déporté.

    Mustafa Bey (Azizoglu) était gouverneur de la circonscription de Malatya, un centre de transit sur la route de déportation. Bien qu'il ne parvînt pas à empêcher les déportations, il s'efforça de cacher plusieurs Arméniens dans sa propre maison. Il fut assassiné par son propre fils, un membre zélé du parti de l'Ittihad ve Terakki, pour avoir " protégé des infidèles ('giaours' en turc).

    Parmi d'autres fonctionnaires qui défièrent les ordres de déportation se trouvaient Reshit Paşa, gouverneur de Kastamonu, Tahsin Bey, le gouverneur d'Erzéroum, Ferit Bey, gouverneur d Basra, Mehmet Cemal Bey, gouverneur de la circonscription de Yozgat, et Sabit Bey, gouverneur de la circonscription de Batman. Ces fonctionnaires furent finalement démis de leur poste et remplacés par des serviteurs civils plus obéissants, qui exécutèrent la tâche d'éliminer les Arméniens de ces localités.

     L'une des plus tragiques histoires de héros méconnus concerne Huseyin Nesimi Bey, le maire de Lice, une ville près de Diyarbakir. Tandis que le gouverneur de Diyarbakir, Reshit Bey,  organisait le plus impitoyable nettoyage ethnique sur les Arméniens de la région de Diyarbakir – par un massacre rapide plutôt qu'une déportation qui aurait pris du temps, dès les limites de la ville franchies – Huseyin Nesimi osa garder et protéger les Arméniens de Lice, 5 980 âmes au total. Reshit convoqua Huseyin Nesimi à Diyarbakir, mais envoya son garde circassien dévoué Haroun pour l'intercepter sur la route. Le 15 juin 1915, Haroun assassina Huseyin Nesimi et le jeta dans un fossé au bord de la route. Depuis lors, le lieu de ce crime, à mi-chemin entre Lice et Diyarbakir, est connu sous le nom de Turbe-i Kaymakan, la Tombe du Maire. Les archives turques enregistrent cet assassinat comme " Maire tué par les agitateurs arméniens ". Dans une ironique répétition de l'histoire, en octobre 1993, l'armée turque avait attaqué Lice, sensément pour poursuivre des rebelles kurdes armés; mais en réalité, ils finirent par incendier entièrement la ville et tuer la population civile de Lice. C'est pour ces faits que les Kurdes avaient saisi pour la première fois la Cour Européenne des Droits de l'Homme, obtenant de l'état turc une indemnité de 2,5 millions de Livres. En même temps, plusieurs riches hommes d'affaires kurdes avaient été désignés par la Première Ministre de l'époque, Tansu Ciller, avant d'être assassinés. L'une des victimes était un homme nommé Behcet Canturk, dont la mère était une orpheline arménienne qui avait survécu aux massacres de Lice en 1915.

     Le gouverneur Reshit était également l'auteur de la destitution et du meurtre de plusieurs fonctionnaires dans la région de Diyarbakir qui avaient désobéi aux ordres de déportation: le maire de Chermik Mehmet Hamdi Bey, le maire de Savur Mehmet Ali Bey, le maire de Silvan Ibrahim Hakki Bey, le maire de Mardin Hilmi Bey, suivi de Shefik Bey, furent tous démis dans la deuxième moitié de 1915. Un autre fonctionnaire, Nuri Bey, maire de Midyat d'abord, puis de Derik, une ville totalement arménienne près de Mardin, fut également démis par Reshit Bey, avant d'être assassiné par ses hommes de main. Les rebelles Arméniens furent accusés de son assassinat; en conséquence, tous les Arméniens de sexe masculin de Derik furent réunis et exécutés, et les femmes et les enfants déportés.

    Les noms de ces braves ne figurent pas dans les livres d'histoire. Lorsqu'il arrive qu'on en parle, ils sont qualifiés, dans la perspective de la version officielle turque de l'histoire, de " traîtres ". Tandis que l'État et les masses commettaient un crime énorme, et tandis que ce crime devenait une partie de leur vie de tous les jours, ces hommes ont rejeté la campagne génocidaire, écoutant ce que leur disait leur conscience, et en dépit de la tentation de s'enrichir eux-mêmes. Ces hommes vertueux peu nombreux, tout comme un nombre significatif de Turcs et de Kurdes ordinaires, désobéirent aux ordres et aidèrent les Arméniens. Ce sont les vrais héros; ils constituent la version turque des personnages de " La liste de Schindler " ou d' " Hôtel Rwanda ". Les citoyens de la Turquie d'aujourd'hui qui évoquent leurs héros, ont le choix entre deux alternatives: soit adhérer à la masse des tueurs et des pillards qui ont commis les " crimes contre l'humanité ", soit aller vers les êtres humains vertueux qui la conscience claire, ont essayé d'empêcher les " crimes contre l'humanité ". La rencontre avec ces vrais héros aidera les Turcs à rompre les chaînes de l'histoire négationniste de quatre générations, et à commencer à se confronter avec les réalités de 1915.

     

     Sources

    Tuncay Opcin, “Ermenilere Kol Kanat Gerdiler (Ils ont protégé les Arméniens),” Yeni Aktuel, 2007, issue 142.

    Ayse Hur, “1915 Ermeni soykiriminda kotuler ve iyiler (Le meilleur et le pire au cours du Génocide Arménien de 1915),” Journal Radikal 23 avril 2013.

    Seyhmus Diken, “Kaymakam Ermeniydi, Oldurduler… (Le maire était arménien,ils l'ont tué…),” Bianet, 23 avril 2011.

    Orhan Cengiz, “1915: Heros et Assassins” Cihan News Agency, 2 novembre 2012.

    Tuncay Opcin, “Ermenilere Kol Kanat Gerdiler (Ils ont protégé les Arméniens ),” Yeni Aktuel, 2007, issue 142.

    Ayse Hur, “1915 Ermeni soykiriminda kotuler ve iyiler (Le meilleur et le pire dans le Génocide des Arméniens de 1915),” Journal Radikal 29 avril 2013.

    Seyhmus Diken, “Kaymakam Ermeniydi, Oldurduler… (Le maire était arménien, ils l'ont tué …),” Bianet, 23 avril  2011.

    Orhan Cengiz, “1915: Heros et Assassins” Cihan News Agency, 2 novembre 2012.

    Paru dans Armenian Weekly

    http://armenianweekly.com/2013/07/29/the-real-turkish-heroes-of-1915/

    Traduction :
    Gilbert Béguian

    Lire aussi : l'hommage belge aux Justes turcs