PROCÈS DU GÉNOCIDE

LE JOURNAL INTIME D'UNE VICTIME DU GÉNOCIDE

Journal intime d'une victime du génocide
exhumé par sa petite fille un siècle plus tard.

par Julien Solonel
Le Parisien 4 Juin 2021

En 1915, Serpouhi Hovaghian tentait d’échapper au massacre de son Peuple, racontant sa fuite vers la France dans un petit carnet.

Ce témoignage rarissime est aujourd’hui publié.

Serpouhi Hovaghian trace les lettres à l’aide d’un crayon de papier qu’elle garde précieusement dissimulé sur elle. « Tous les jours, ils tuaient des villageois. Nous marchions sans but, six heures par jour, sans manger ni boire. Marche, marche sur la route jusqu’à ce que tu en finisses avec ta vie : une souffrance qui est indescriptible. » Le 27 juillet 1915, la jeune femme de 22 ans arrive, épuisée, dans la ville d’Erzincan, dans l’est de la Turquie actuelle.

Cela fait maintenant trois mois que les militants du parti Jeunes-Turcs orchestrent dans l’Empire ottoman 
un génocide contre les Arméniens, alors que la Première Guerre mondiale plonge une grande partie du monde dans le chaos. Cette polyglotte cultivée, mariée à un négociant de tabac, a été chassée de Trébizonde, comme des milliers de ses compatriotes. Expulsée de cette ville située au bord de la mer Noire, à 200 km au Nord, elle traverse depuis vingt-cinq jours les montagnes en compagnie d’autres déplacés.

Dans le convoi, des vieillards en guenilles, des enfants éreintés à force de marcher sous un soleil de plomb, des mères murmurant des berceuses à leurs bébés pour qu’ils n’attirent pas l’attention des soldats en pleurant. Les hommes, dont son mari, ont déjà été tués. Dès qu’elle le peut, à l’abri des regards, Serpouhi relate, sur les feuilles d’un petit carnet aux bords arrondis, le terrible récit de sa déportation.


En 1921, Serpouhi Hovaghian a 27 ans. Elle s’apprête à quitter Constantinople (aujourd’hui Istanbul) pour trouver refuge en France.
Elle pose ici avec son fils Jiraïr (à droite), qu’elle a dû abandonner pendant sa fuite et qui a fini par lui revenir quatre ans plus tard.
  

 Bertrand Huet/Archives personnel


Elle raconte la perte de sa fille, Aïda, âgée de quelques mois et vraisemblablement tuée par du lait empoisonné à l’hôpital de Trébizonde. Elle évoque la séparation d’avec son fils de 4 ans, qu’elle a dû abandonner au bord d’un chemin à une paysanne, espérant qu’il ait la vie sauve, et que, peut-être, elle puisse le retrouver un jour. « Je me suis séparée de mon Jiraïr. Oh, quand je me souviens de cet instant, c’est comme si mon cœur ne tenait plus dans ma poitrine », note la maman éplorée.

Un trésor au fond d’une boîte
Quand, un siècle plus tard, Anny Romand tombe sur ces lignes écrites en arménien, elle ne les comprend pas. En revanche, la petite-fille de Serpouhi Hovaghian réalise aussitôt qu’elle vient de découvrir un trésor. Nous sommes en avril 2014, à La Ciotat, dans les Bouches-du-Rhône, à 3500 km de la Turquie. Après avoir retardé l’échéance pendant des années – « C’était trop douloureux » –, la quinquagénaire se résout enfin à ranger les affaires de son oncle, mort en 2008.

Seule dans le studio où vivait « Tonton », elle trie chaque objet, chaque vêtement, dont elle fait les poches afin d’être sûre de ne perdre aucun souvenir. Et c’est là, dans une boîte à chaussures remplie de dessins, de lettres et de photos jaunies, qu’elle aperçoit un carnet abîmé par le temps, auquel manquent la couverture et de nombreuses pages. Il est rédigé pour une bonne partie en arménien, mais aussi en français, que son aïeule a appris à l’école, et en grec, souvent parlé dans son Anatolie natale.

« Je n’avais jamais vu ce carnet, ni même entendu parler de lui. Pourtant, j’ai tout de suite reconnu l’écriture de ma grand-mère », assure aujourd’hui Anny Romand, installée dans le salon de son appartement du XIVe arrondissement parisien, décoré de photos et de masques africains. Cheveux blonds et regard bleu acier, la comédienne de 65 ans, que sa grand-mère appelait « Koutchou » (« chérie », en arménien), se rappelle une femme profondément triste qui lui racontait l’extermination de son Peuple quand elle avait 10 ans. « Parfois, ma mère nous surprenait pleurant dans les bras l’une de l’autre. Elle se mettait en colère et disait : Tu vas rendre folle cette enfant », revit-elle.

Bien que parcellaire, le carnet oublié apporte des précisions cruciales sur l’errance de son aïeule à travers l’Asie mineure, cent ans plus tôt.


Retour à Erzincan.
Jetée en prison, Serpouhi est ensuite placée à bord d’un convoi exclusivement féminin qui part en direction des gorges de Kemah. Un site funeste, 
où chaque jour sont exterminées jusqu’à 25 000 personnes. La peur au ventre, les déportées cheminent le long de l’Euphrate. « Oh ! De quels spectacles n’avons-nous pas été les témoins ! (…) Nous avons dormi au bord du fleuve où les cadavres semblaient bouger dans l’eau », écrit alors la jeune femme dans son journal intime.

Sortie vivante de cet abattoir à ciel ouvert, elle poursuit sa marche pendant plusieurs semaines. Une nuit, cette battante quitte ses compagnes d’infortune, vouées à une mort certaine, pour finalement atteindre le port de Giresun, sur la mer Noire, le 25 octobre 1915. Commence alors une longue période de clandestinité, ponctuée de fréquents changements de logements pour échapper aux autorités locales qui font la chasse aux Arméniens, et désormais aussi aux Grecs, nombreux dans la ville.

La survivante trouve refuge en France -

La jeune Serpouhi (à droite), vers 1903-1906, avec sa famille.

À l’époque, les Hovaghian vivent à Haïfa, en Palestine, où travaille Agop, le père, en tant qu’ingénieur ferroviaire.
Photo : Bertrand Huet/Archives personnel.

Cette période où elle doit se cacher pour éviter la mort, dure au moins jusqu’en septembre 1917. Après cette date, le carnet aux feuilles arrachées ne permet plus de suivre l’itinéraire de la jeune Arménienne. Selon le récit fait à sa petite-fille, elle soudoie un marin turc dans le port de Giresun afin d’embarquer sur son bateau. Et, après un long périple, débarque à Constantinople.

Enfin en sécurité. Sa présence dans la capitale ottomane, placée sous l’autorité des Alliés après l’armistice de 1918, est attestée en août 1920. Installée dans une maison du quartier Pancaldi, sur la rive européenne du Bosphore, la survivante entame une procédure pour récupérer les biens de son mari.

Surtout, elle passe ses journées à chérir et embrasser son fils Jiraïr, retrouvé sain et sauf après quatre ans de séparation. En 1919, Serpouhi a eu vent de l’existence d’orphelinats en Géorgie où étaient regroupés des milliers d’enfants de la région de Trébizonde. Folle d’espoir, elle missionne un oncle, qui part faire la tournée des établissements, une photo de mariage de sa nièce à la main. C’est dans celui de Batoumi qu’a lieu le miracle. Parmi la horde de gamins rassemblés dans la cour, personne ne réagit. Quand, soudain, un petit garçon lance : « C’est ma mère et mon père. Elle joue du piano et, lui, du violon. »

Jiraïr rejoint bientôt sa maman à Constantinople. Le 28 janvier 1921, celle-ci obtient un passeport du Haut-Commissariat français pour se rendre avec son fils à Paris, chez son frère, réfugié en France dès 1915. C’est le début d’une nouvelle vie. En mars, les deux survivants arrivent dans la Ville Lumière. Sans bagage ni valise. Mais Serpouhi emporte avec elle son petit carnet au format de poche. Il ne la quitte pas non plus quand, quelques années plus tard, l’exilée refait sa vie et a une fille, Rosette, qui elle-même aura deux filles, dont Anny Romand, l’aînée.

Les feuillets abîmés la suivent ensuite avec Jiraïr – c’est lui, le fameux « Tonton » – à Marseille, où elle s’éteint en 1976. Sans jamais avoir révélé l’existence de ce journal intime dans lequel cette lectrice de Stendhal et de Musset a consigné ses souvenirs de déportation, mais aussi des poèmes, des brouillons de lettres ou des extraits de ses livres préférés.

Un document historique unique au monde.


Lorsqu’elle exhume ces 78 pages en 2014, Anny Romand sait « qu’au-delà de l’histoire familiale, il s’agit d’un document unique au monde ». Dans un premier temps, elle en tire un livre, « Ma Grand-mère d’Arménie » (Éditions Belloni), émouvant récit d’une tragédie vue à travers les yeux d’une petite fille de 10 ans. Quatre ans plus tard, la comédienne et écrivaine décide de confier le journal de son aïeule à la Bibliothèque nationale de France, qui le publie en avril dernier sous le titre « Seule la terre viendra à notre secours ». Il constitue « l’un des rares témoignages connus à ce jour émanant d’une victime qui ne soit pas postérieur au génocide », explique en avant-propos l’historien Raymond Kévorkian.


Alors que l’extermination de 1,5 million d’Arméniens est toujours contestée par le président turc 
Recep Tayyip Erdogan, l’entrée de ce carnet dans la collection de la BNF et la publication de son édition critique « participent de la constitution d’un patrimoine universel que nous avons à cœur de mettre à la portée de tous. Il est dans l’essence même de nos missions de conserver et transmettre cette part de la mémoire du monde », précise Laurence Engel, présidente de l’institution.

Rescapé du génocide et sauvé de l’oubli, le document est conservé dans les entrailles du site François-Mitterrand, à Paris, sous la référence « Arménien 349 ». Non loin de trésors comme le papyrus « Prisse » (livre le plus ancien connu, datant d’environ 2000 avant J.-C.), la « Bible » de Gutenberg ou le manuscrit des « Misérables » de Victor Hugo.