PROCÈS DU GÉNOCIDE

CES RÉVÉLATIONS DEVRAIENT METTRE FIN
À UN SIÈCLE DE NÉGATIONNISME TURC

M. Akçam, votre nouveau livre « Killing Orders : Talat Pasha’s Telegrams and the Armenian Genocide » est sorti en janvier. Pourriez-vous nous le présenter ?

Aram Andonian, un intellectuel arménien et survivant du Génocide, était en quête de documents pour étayer un rapport historique sur les déportations et les massacres qu’il avait entrepris d’écrire.

En 1918, Naïm Effendi, un fonctionnaire ottoman basé à Alep, vendit à Andonian un dossier contenant vingt et un documents originaux ottomans présentés dans un mémoire manuscrit qu’il avait rédigé.

Dans le mémoire, Naïm avait copié de sa main, en tout 52 documents originaux.

En 1921, Andonian publia le mémoire de Naïm Bey dans un ouvrage reprenant 14 des documents originaux. La rédaction de quelques-uns de ces documents a été faite avec le ministre de l’intérieur Talat Pacha, le concepteur du Génocide, et comportent des ordres directs pour le massacre des Arméniens.

Dans un livre publié en 1983, la Turkish Historical Society affirme que ces documents étaient fabriqués. Sa position était fondée sur trois arguments :
►1) un fonctionnaire ottoman portant le nom de Naïm Effendi n’a jamais existé ;
►2) cette personne qui n’existe pas ne peut avoir écrit aucun mémoire ;
►3) les documents originaux doivent être des faux ; ils contiennent des erreurs substantielles dans les signatures et les dates.

C’est un fait, jusqu’à récemment, aucune preuve n’avait été trouvée prouvant l’existence d’un fonctionnaire du gouvernement du nom de Naïm Effendi, une preuve qui rendrait possible l’authentification du mémoire. Il était par conséquent impossible de réfuter les arguments de la Turkish Historical Society.

On évoquait cette affaire comme « les faux documents attribués à Talat Pacha », une affaire qui devint la clef de voûte du négationnisme turc concernant le Génocide des Arméniens.

Après des longues années de recherche, j’ai découvert la preuve manquante, nécessaire à réfuter les allégations de la Turkish Historical Society. J’ai démontré que Naïm Bey était un fonctionnaire ottoman à Alep ; j’ai découvert des copies originales de son mémoire, et j’ai prouvé que les documents qu’il présente sont authentiques.

Ces découvertes sont à même de mettre fin à un siècle de négationnisme, de révolutionner le sujet, et de changer le débat public ouvert sur le Génocide des Arméniens, étant donné que rares sont les matériaux-source primaires relatifs à la planification et l’exécution du Génocide par le gouvernement ottoman.

J’ai publié en turc ces nouvelles découvertes la première fois en 2016 dans un livre portant le titre « The Memoirs of Naïm Efendi and the Telegrams of Talat Pasha ». Il est maintenant disponible en anglais, mais cette version anglaise comporte deux chapitres additionnels. Ce sont deux chapitres très importants.

Dans son livre de 1983, la Turkish Historical Society a produit une douzaine d’arguments différents pour nier l’authenticité des documents de Naïm.

Quelques-uns des documents que Naïm céda à Andonian sont signés par le gouverneur d’Alep Mustafa Abdulhalik.

Les sociétaires de la Turkish Historical Society soutenaient que ces signatures étaient des faux. Ils ont publié d’autres documents provenant des Archives ottomanes portant la signature d’Abduhalik. Les signatures ne sont pas identiques et sont très légèrement différentes de celles des documents de Naïm.

Une autre question porte sur les dates mentionnées sur les documents. Je ne traite pas ces arguments dans la version de mon livre en turc. Dans mon livre en anglais, j’intègre dans un chapitre la question des signatures et la question des dates erronées et je démontre que les arguments de Turkish Historical Society sont faux.

On trouvera dans le livre en anglais une très longue introduction sur le négationnisme turc qui ne se trouve pas dans le livre en turc. J’y discute les liens qu’il y a entre les faits et la vérité. Mon principal argument est que le négationnisme ne vise pas seulement à nier la vérité des faits : le négationnisme crée ses propres faits et crée sa propre vérité. J’inclus plusieurs documents ottomans montrant comment le négationnisme turc a fabriqué des documents et créé sa propre vérité. Je pense que c’est une particularité importante du Génocide des Arméniens.

Le gouvernement ottoman a fabriqué du document et de la vérité alors que se déroulait le Génocide. Depuis le début, ils ont créé des faits parallèles, ils ont créé un monde parallèle à la vérité basée sur des faits et des documents dont on ne peut pas vraiment mettre l’authenticité en doute : ce sont des documents authentiques.

Ainsi, on ne peut comprendre le négationnisme que par la connaissance des mécanismes employés par eux pour créer ces faits parallèles et un de monde de vérité différent basé sur ces faits.


M. Akçam, par la publication de ce livre, quel but poursuivez-vous ?

Je n’ai aucun objectif en particulier. Je suis un historien et je désire que la vérité soit établie.

Mon travail est d’écrire sur certains événements avec honnêteté. Telle est ma tâche. Je ne suis critiquable que si je ne suis pas honnête ou si je ne dis pas la vérité.

Je veux comprendre l’une des plus grandes catastrophes du début du vingtième siècle et tous les faits qui s’y rapportent.

Bien sûr, nous savons que le Génocide des Arméniens est largement politisé. C’est pour cette raison que nous devons faire une distinction entre les études scientifiques et la politique.

L’usage que les politiciens peuvent faire des découvertes de la science appartient au domaine politique. Je sais que mon travail scientifique porte des coups décisifs au négationnisme du gouvernement turc. Ils ne pourront plus se draper dans la négation du Génocide des Arméniens avec leurs arguments habituels.

Ce que je suis parvenu dans ce livre, à montrer les originaux-authentiques des ordres de procéder au massacre et à prouver l’intention du gouvernement Ottoman d’exterminer les Arméniens.

Le gouvernement turc ne peut pas continuer à nier que le parti Union et Progrès a intentionnellement détruit le peuple arménien. Bien sûr, ils trouveront d’autres arguments et continueront à nier des faits historiques. Il faut cependant qu’ils donnent d’autres arguments. Les vieux arguments ne marcheront plus. Ils se peut qu’ils s’attaquent à ma personne. Ou alors, ils peuvent inventer quelques nouveaux arguments ou quelques nouveaux faits.

Comme je l’ai écrit dans mon livre, la vérité, ce ne sont pas seulement les faits ; la vérité, c’est un combat pour le pouvoir. Si vous êtes au pouvoir, vous détenez la vérité. Il existe une différence majeure entre la Shoah et le Génocide des Arméniens : dans la Shoah, la vérité a le pouvoir, les négationnistes n’ont pas le pouvoir ; ils sont une minorité. Dans le cas arménien, le négationnisme a le pouvoir. Les États-Unis, la Turquie, la Grande-Bretagne, Israël - sont les quatre puissances qui contrôlent la vérité. Ils décrètent ce qui est vrai. Il n’y a aucune autre différence entre la Shoah et le Génocide des Arméniens.

Même si au cours des années, ceux qui ont soutenu que le Génocide des Arméniens était un fait historique sont sortis vainqueurs de la lutte pour l’opinion, au sein des peuples d’Amérique, de Turquie et en Europe. Mais on ne peut pas y parvenir au niveau de l’État. Il s’agit donc d’une lutte de pouvoir. Et mon espoir est que le peuple puisse se référer à ce livre pour gagner le combat et que la vérité prenne le pouvoir.

Votre livre en turc a été publié il y a à peu près deux ans. Des ONG turques ou des personnages politiques en ont-ils fait usage comme outil ?

En Turquie, tout le monde connaît la situation : le Génocide des Arméniens n’est plus sur l’agenda de la société turque. Et il y a au pouvoir un régime répressif, un régime qui mène une guerre agressive en Syrie. Ils attaquent à présent les Kurdes syriens. On peut difficilement croire que le Génocide des Arméniens devienne une question d’actualité dans les années qui viennent, à moins d’un changement de régime.

Le régime en Turquie devient de plus en plus dictatorial, de plus en plus autoritaire, et les problèmes du moment sont plus pressant que les faits historiques qui remontent à cent ans en arrière. En dépit du fait qu’il y a beaucoup de similitudes entre ce que les Kurdes ont vécu ces dernières ces années et ce que les Arméniens ont subi au cours de la Première guerre mondiale, le Génocide des Arméniens ne sera pas une préoccupation publique en Turquie.

Tel est le dilemme cependant. Les Kurdes ont vécu tout cela parce que les Turcs ne sont pas prêts à regarder leur histoire en face. Tant qu’il n’y aura pas de confrontation historique avec le passé, les Kurdes continueront à souffrir. C’est malheureusement la situation. Je suppose que le livre provoquera d’importantes discussions et créera un événement aux États-Unis et en Europe. Il n’y a pas de fin au combat pour la vérité. Nous devrions continuer de lutter pour la vérité ou pour la justice. C’est tout ce que je peux dire.

Ami CHICHAKYAN
USA Life Magazine n°1604
Une interview du sociologue et historien turc Taner Akçam à Aravot.am
http://www.aravot-en.am/2018/02/23/208152/

Traduction Gilbert Béguian
pour Armenews & Imprescriptible