Document reçu de Véronique Godding, arrière petite fille de Henriette Rolin-Jaequemyns, fille du ministre plénipotentiaire du Roi de Siam de passage à Constantinople du 8 au 12 décembre 1895.

Gustave Rolin-Jaequemyns, ministre plénipotentiaire du Roi de Siam, en compagnie de son épouse Emilie et de ses deux plus jeunes filles, Henriette et Nelly, voyage de Belgique vers le Siam, à la fin de l’année 1895, en passant par Vienne, Sofia, Constantinople, pour s’y embarquer en direction du Caire.

Lettre adressée par Henriette Rolin-Jaequemyns à sa belle-sœur Amélie, datée du 8 décembre 1895 à Constantinople.

« Le Ministre d’Angleterre a répondu quand on lui a demandé comment marchaient les choses ici : « worse than ever ».

Recueilli d’autre part les renseignements suivants :

Il y a des gens qui prétendent qu’il y  a eu provocation de la part des Arméniens, cependant tout le monde est d’accord pour dire qu’aucun Turc n’a été tué.

Les Arméniens avaient prévenu les autorités qu’ils viendraient, à un certain jour,
présenter une pétition.

Quand ils sont arrivés chez le Grand Vizir, celui-ci a fait dire qu’il ne pouvait pas les recevoir tous, et qu’ils devaient désigner un certain nombre d’entre eux qui seraient reçus.

Pendant que les Arméniens procédaient à ce choix, le Grand Vizir a fait en toute hâte demander au Sultan ce qu’il fallait faire. Il a répondu : « taper dessus ».

Des gens armés sont tombés sur les Arméniens et en ont massacré plus de 700. La nuit le massacre a continué et est monté à 1500. Cela se passait à Stamboul.

A Péra, pendant ce temps, tout était parfaitement tranquille, on ne savait rien de ces évènements. On nous a montré à Stamboul le bureau de police où on apportait, au fur et à mesure, les blessés ; aucun d’eux n’a été revu, et quand nous avons demandé ce qu’ils étaient devenus, on nous a répondu d’un air mystérieux : « la mer ! »

Nous avons rencontré plusieurs patrouilles à cheval dans les rues de Stamboul, mais il paraît qu’elles ne font que favoriser les désordres ; on a remarqué que partout où il y a eu des troubles, l’armée ou bien est restée à ne rien faire, ou bien a aidé à frapper.

On évalue déjà dans les provinces le nombre d’Arméniens disparus de 25 à 30.000(source diplomatique) et on devra y ajouter tous ceux qui mourront encore de misère, et qui formeront à eux seuls un nombre bien plus considérable.

Les Turcs se plaignent qu’une foule de leurs amis arméniens disparaissent : surtout les Arméniens pauvres et sans famille, mais aussi d’autres qui ont femmes et enfants, puis d’autres de classe plus aisée.

Un officier autrichien a suivi, avec une longue-vue, un remorqueur trainant deux barques plates. Arrivées dans le Bosphore, tous les hommes qui étaient dans ces barques ont été jetés par dessus-bord.

Un des navires dans le Bosphore ayant perdu une ancre ou quelqu’autre objet, envoya un plongeur le chercher. Celui-ci est remonté épouvanté : tout le fond de la mer était jonché de cadavres.

Toutes ces horreurs s’accomplissent tranquillement, et sans bruit, surtout la nuit, par l’ordre direct du Sultan, le peuple n’y est pour rien.

On se bat en ce moment en Anatolie.

Il paraît que les ministres étrangers n’ont su que trois mois plus tard les troubles qui ont eu lieu au mois d’Août dans la campagne. Sous prétexte de choléra, on avait établi des cordons sanitaires qui empêchaient toute lettre, toute communication de passer.

Nous avons passé devant le palais de Saïd-Pacha. Récemment le Sultan a fait appeler Saïd Pacha pour le nommer Grand Vizir. Mais Saïd Pacha s’étant permis de lui exposer ses vues au sujet de certaines réformes à faire, le Sultan s’est mis dans une violente colère, et lui a dit une phrase dans le genre de celle-ci : « que la lumière de mes yeux ne te voie plus ! », ce qui dans sa bouche équivalait presque à un arrêt de mort. Les choses ont cependant paru s’arranger, et le Sultan fit dire à Saïd Pacha qu’il le nommait néanmoins Grand Vizir, en l’invitant en même temps à habiter à l’intérieur de l’enceinte de son palais, certain pavillon de sombre réputation à cause de tous les crimes qui s’y sont commis. Cette gracieuse  hospitalité effraya considérablement le Grand Vizir qui se réfugia immédiatement avec son fils à la légation d’Angleterre.

PS. Nous apprenons qu’à Diyarbakir on a fait fermer les portes et tirer sur les Arméniens, et que dans cette seule ville 6500 on été tués ; d’autres prétendent que le chiffre s’élève à 8000.

Arrivés à Smyrne le 12 décembre, nous apprenons que hier, mercredi, 200 Arméniens ont encore été tués à Alexandrette.