PROCÈS DU GÉNOCIDE

Dossier : Génocide des Arméniens : un peuple effacé d’une histoire millénaire

 

Génocide des Arméniens : un peuple effacé d’une histoire millénaire

Publié le 22 avril 2015                                                                            Nicolas Aggiouri

Une commémoration solennelle a lieu, le 24 avril à Erevan, capitale de l’Arménie, à l’occasion du centenaire du déclenchement du génocide des Arméniens par l’armée turque. François Hollande sera présent aux cérémonies. Le même jour, la Turquie célèbre le centenaire de la bataille de Gallipoli au cours de laquelle s’est illustré le colonel Mustafa Kémal, qui proclamera en octobre 1923 la République turque moderne née de la chute de l’Empire ottoman.

Les présidents arménien, Serzh Azati Sargsyan, et turc, Recep Tayyip Erdoğan, ne commémoreront pas ensemble l’un des événements les plus marquants du début du XXe siècle. Le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman, qualifié comme tel par les historiens et par une vingtaine d’Etats, n’a pas encore refermé ses plaies. La Turquie officielle reconnaît les victimes mais pas les auteurs.

                                         La Turquie après le Traité de Sèvres, en 1920

Constantinople, à l’aube du 24 avril 1915 : les soldats turcs arrêtent 650 intellectuels et notables arméniens. Les jours suivants, ils seront 2 000 dans la capitale de l’Empire ottoman finissant à être arrêtés, déportés et assassinés suivant un même plan qui s’étend ensuite sur tout le territoire avec les arrestations puis l’assassinat des élites arméniennes.

Le peuple arménien, dont la présence dans cette région du monde est attestée depuis l’Antiquité, est décapité.

On est à la veille de la bataille de Gallipoli – la péninsule de Gallipoli forme la partie nord du détroit des Dardanelles reliant la mer Egée à la mer de Marmara – et le colonel Mustafa Kémal Atatürk entame son irrésistible ascension vers le pouvoir. Dès le 29 octobre 1914, la Turquie s’était jointe à l’Allemagne et était entrée en guerre contre les Alliés.

En janvier 1915, les 250 000 soldats arméniens de l’armée ottomane sont désarmés pour être affectés dans des « bataillons de travail ». Ils seront assassinés par petits groupes, le plus souvent après avoir creusé eux-mêmes les « tranchées » qui leurs serviront de fosses communes.

A la fin de 1915, à l’exception de celles de Constantinople et Smyrne, toutes les populations civiles arméniennes de l’Empire ottoman prennent le chemin de la déportation vers Deir ez-Zor en Syrie. Les convois sont formés par des regroupements de 1 000 à 3 000 personnes. On sépare des convois les hommes de plus de 15 ans qui seront assassinés à l’arme blanche par des équipes de tueurs – souvent d’anciens prisonniers qui trouvaient ainsi le moyen de racheter leur liberté – dans des lieux prévus à l’avance. Parfois les convois sont massacrés à la sortie des villages ou des villes, notamment dans les provinces orientales isolées.

Les autres, escortés de gendarmes, suivront la longue marche de la mort vers le désert, à travers des chemins arides ou des sentiers de montagne, privés d’eau et de nourriture, rapidement déshumanisés par les sévices, les assassinats, les viols et les rapts de femmes et d’enfants perpétrés par les mercenaires kurdes et tcherkesses. Les survivants, arrivés à Deir ez-Zor, seront parqués dans des camps de concentration dans le désert. Ils seront exterminés, par petits groupes, par les tueurs de l’« Organisation spéciale » Teskilati Mahsusa et les Tchétchènes spécialement recrutés pour cette besogne. Beaucoup seront attachés ensemble et brûlés vifs.

A la fin de 1916, le bilan est celui d’un véritable génocide : les deux tiers des Arméniens de l’Empire ottoman – soit près de 1 500 000 personnes – ont été exterminés. Tous les Arméniens des provinces (vilayets) orientales, soit 1 200 000 personnes, d’après les statistiques du patriarcat, disparaissent définitivement d’un territoire qui était le cœur de l’Arménie historique depuis des millénaires.

Seuls survivent encore les Arméniens de Constantinople, de Smyrne, quelque 350 000 personnes qui ont réussi à se réfugier en Arménie russe, quelques poignées de combattants arméniens qui résistent et se cachent encore dans la montagne et des milliers de femmes, de jeunes filles et d’enfants récupérés par des Turcs, des Kurdes et des Arabes.

Une grande partie d’entre eux sera « assimilée ». On leur donnera des noms turcs et ils adopteront la religion musulmane. Leurs descendants approcheraient les deux millions à l’heure actuelle.

L’émergence de la « question arménienne »

On situe le début de l’émergence de la « question arménienne » à la guerre russo-turque de 1877-1878. La défaite de la Turquie est sanctionnée par le traité de San Stefano. Signé en mars 1878, ce traité accorde l’indépendance à la Serbie, au Monténégro, à la Roumanie, et l’autonomie à la Bulgarie. Il accélère la décadence de l’Empire ottoman entamée en 1821 après la déclaration d’indépendance de la Grèce, marquant le début du démembrement de l’Empire.

La situation des Arméniens ne fait alors qu’empirer. Le traité de San Stefano prévoyait l’annexion par la Russie d’une partie de l’Arménie turque. La Russie ne devait se retirer de l’autre partie qu’après l’application des réformes où le Sultan s’engageait à garantir la sécurité de ses sujets chrétiens.

L’Angleterre, ainsi que l’Allemagne et l’Autriche s’opposent à un accord qui favorise l’émergence d’un panslavisme avec une Bulgarie qui deviendrait un satellite de la Russie. Car la disposition la plus importante de ce traité est la reconnaissance de l’indépendance de la Principauté de Bulgarie sur un territoire qui s’étend de la mer Égée au Danube et à la mer Noire. Cette principauté autonome serait vassale et tributaire de La Grande Porte – le Grand Vizirat de Constantinople – mais le prince serait choisi par la Russie.

Quelques mois plus tard, au congrès de Berlin qui conduisit à la révision du traité de San Stefano en juillet 1878, l’Angleterre, première puissance maritime, impose la réduction de la Bulgarie en deux entités séparées : l’une vassale de l’Empire ottoman, l’autre province autonome. C’est la « balkanisation ». Le but est d’empêcher la Russie de s’approcher du Bosphore. En contrepartie, la Turquie cède à l’Angleterre l’île de Chypre peuplée majoritairement de populations grecques. Une autre clause du Congrès de Berlin stipulait que la Turquie devait accorder aux juifs les droits civils et religieux au sein de son Empire, dont faisait partie la Palestine.

A Berlin, l’Empire ottoman sauve une partie de ses territoires européens et devient une puissance sous perfusion européenne. L’Angleterre réussit à contenir la Russie loin de la Méditerranée. Et si la Russie se pose en protectrice des chrétiens de Turquie, l’Angleterre se pose désormais en protectrice des juifs et la France, des maronites du Liban.

L’autre conséquence du congrès de Berlin sera le maintien de la plus grande partie de l’Arménie au sein de l’Empire ottoman. Les représailles reprennent alors de plus belle. Des tribus kurdes organisées et armées par le gouvernement turc répandent la terreur dans les provinces arméniennes, particulièrement les territoires d’où l’armée russe s’est récemment retirée.

Politique de discrimination et d’extermination

En 1879, le Grand Vizir déclare : « Aujourd’hui, même l’intérêt de l’Angleterre exige que notre pays soit à l’abri de toute intervention étrangère et que tout prétexte à cette intervention soit éliminé. Nous, Turcs et Anglais, non seulement nous méconnaissons le mot Arménie, mais encore nous briserons la mâchoire de ceux qui prononceront ce nom. Aussi, pour assurer l’avenir, dans ce but sacré, la raison d’Etat exige que tous les éléments suspects disparaissent. Nous supprimerons donc et ferons disparaître à jamais le peuple arménien. »

Quand le processus d’extermination débute en 1894, il y avait sur le territoire de la Turquie actuelle trois millions d’Arméniens et autant de Turcs ; l’autre moitié de la population était composée d’une mosaïque de peuples : Kurdes, Grecs, Assyro-Chaldéens, Lazes géorgiens, Tcherkesses, etc.

La majorité des Arméniens qui se trouvaient dans l’Empire ottoman vivaient dans les sept provinces orientales de l’Empire (Van, Bitlis, Erzeroum, Diyarbékir, Kharpout, Sivas, Trébizonde) et en Cilicie (Petite Arménie). En dehors des régions historiquement arméniennes, existaient aussi d’importantes communautés dispersées sur tout le territoire, en particulier à Constantinople, où le patriarche était le représentant de la nation devant les autorités.

En 1914, les Arméniens n’étaient plus que 2 250 000, suite aux massacres, à l’exil et aux conversions forcées à l’islam. Dans l’Empire ottoman, les Arméniens subissaient une discrimination officielle. Ils étaient considérés comme des citoyens de seconde catégorie qui devaient payer plus d’impôts et ne pouvaient pas témoigner devant les tribunaux.

La résistance s’organise avant le génocide

A la suite des traités de San Stefano et de Berlin, les Arméniens commencent à s’organiser. Les fédaïs arméniens se font peu à peu connaître par leurs actions de résistance face aux Kurdes et à l’armée turque. Ils suscitent toute une légende populaire à travers chants et poèmes. Nombreux furent ces héros issus du peuple à vouer leur vie à la libération de leur patrie. Le plus prestigieux d’entre eux fut Antranik (1865-1927), originaire de Chabin-Karahissar (Arménie mineure) et vénéré par le peuple arménien.

Face aux revendications arméniennes, la riposte des autorités turques fut radicale. Trois régimes – Abdülhamid II, les Jeunes-Turcs et Mustafa Kémal Atatürk – ont, de 1894 à 1922, appliqué de différentes façons le même plan d’extermination des Arméniens avec un point culminant dans les années 1915-1917.

Des bandes de tueurs spécialement recrutés massacrent la population arménienne, sans distinction d’âge et de sexe. Dans les quartiers ou villages multi-ethniques, les maisons habitées par les Arméniens sont préalablement marquées à la craie par les indicateurs. La même méthode sera utilisée, en 1988 et 1990, lors des massacres des Arméniens d’Azerbaïdjan.

Aucune région n’est épargnée. Même la capitale Constantinople est le théâtre de deux effroyables massacres. Après une sérieuse menace d’intervention militaire des Occidentaux, suite à la boucherie de Constantinople d’août 1896, qui était consécutive à la prise en otages des dirigeants de la Banque ottomane par des fédaïs arméniens, le sultan arrête enfin les exterminations.

De 1894 à 1896, les massacres sans précédent ont transformées l’Arménie occidentale tout entière en un vaste champ de ruines. Si bien que durant cette période la population arménienne de l’Empire ottoman diminue de plus d’un demi-million d’âmes.

En 1908, les Jeunes-Turcs arrivent au pouvoir, apportant avec eux des promesses d’égalité et de fraternité entre tous les peuples de l’Empire. Beaucoup d’Arméniens y croient et contribuent à leur arrivée au pouvoir. De grandes manifestations de fraternité arméno-turques ont lieu dans la capitale et dans les provinces.

Mais les Jeunes-Turcs, forts de leur victoire, se transforment en farouches nationalistes panturcs, en particulier après la perte des provinces balkaniques. Dès avril 1909, des massacres commencent en Cilicie, d’abord à Adana, puis dans le reste de la région. Les Jeunes-Turcs se montrent les dignes héritiers de Kizil Sultan (le sultan rouge) Abdülhamid II. On dénombrera 30 000 morts en Cilicie.

La Grande guerre et la poursuite de la « solution finale »

A la veille de la Grande guerre, les réformes en Arménie avaient bien avancé. Malgré les réticences de l’Allemagne et de l’Autriche, les puissances européennes parviennent à un règlement de compromis qui regroupe les sept provinces arméniennes sous la forme de deux grandes régions administratives autonomes – au nord : Sivas, Trébizonde, Erzeroum ; au sud : Van, Bitlis, Dyarbékir, Kharpout –, le tout sous la surveillance d’inspecteurs généraux européens de pays neutres. L’Arménie est au seuil de l’indépendance. Mais la guerre va fournir aux dirigeants turcs, qui avaient programmé la « solution finale », les conditions idéales pour mettre en application leur plan.

Avant même que la guerre n’éclate en Europe, le gouvernement envoie des gendarmes dans les villes et les villages pour réquisitionner les armes aux mains des Arméniens. Les inspecteurs généraux européens, nouvellement nommés dans les régions arméniennes, sont expulsés. Avant le début des hostilités, l’Empire turc procède à la mobilisation générale et met sur pied la redoutable Teskilati Mahsusa (Organisation spéciale), chargée de coordonner le programme d’extermination.

L’Arménie occidentale est anéantie. Profitant de la retraite de l’armée russe consécutive à la révolution de 1917, la Turquie lance une offensive sur l’Arménie orientale (russe). Elle est arrêtée au dernier moment par une fantastique mobilisation populaire le 24 mai 1918 à Sardarapat, près d’Erevan. Le 28 mai, ce qui restait de l’Arménie proclame son indépendance et devient, après des siècles de dominations diverses, la première République d’Arménie.

Pour faire face à la montée du bolchévisme, les Alliés se montrent bienveillants envers la Turquie. A peine arrivé au pouvoir, Mustafa Kémal se donne comme priorité la liquidation du reste de la présence arménienne en Turquie. Jouant habilement des appuis bolcheviques et franco-anglais selon la circonstance, il attaque et écrase dans un bain de sang – qui fait 200 000 victimes – la République d’Arménie, entre septembre et décembre 1920. Annulant le traité de Sèvres signé le 10 août, Turcs et bolcheviques s’accordent sur les frontières d’une Arménie réduite au minimum. Une bonne partie de l’Arménie ex-russe (20 000 km²) est cédée à la Turquie ; le Karabagh et le Nakhitchevan revient aux Azéris.

De leur côté, les Français créent, en 1919, un foyer arménien en Cilicie (Petite Arménie), sur les bords de la Méditerranée, où 160 000 Arméniens rescapés du génocide étaient retournés dans leur foyer. Malgré la présence des Français, les troupes de Mustafa Kémal massacrent, en 1920, plus de 25 000 Arméniens à Aïntap, Marach, Zeïtoun, Hadjin, etc. La France abandonne les Arméniens à leur sort en 1921 et brade la Cilicie aux Turcs, provoquant l’exode de toute la population arménienne de cette région d’Anatolie méridionale vers la Syrie et le Liban, alors sous mandat français.

En 1922, à Smyrne, les Arméniens sont massacrés en même temps que les Grecs. Il s’ensuit une dernière et importante vague d’exode.

La négation du génocide se poursuit

Le 24 juillet 1923, la Conférence de Lausanne annule les accords signés à Sèvres entre la Turquie et les Alliés. Winston Churchill écrit dans ses mémoires : « Dans le traité qui établit la paix entre la Turquie et les Alliés, l’histoire cherchera en vain le mot Arménie. »

Le 29 octobre 1923, Mustafa Kémal, proclame la naissance de la Turquie moderne. Le Gazi (conquérant) est acclamé par l’Assemblée nationale. Il instaure un régime laïc et autoritaire et déplace la capitale d’Istanbul à Ankara, place-forte de l’armée. Il donne le droit de vote aux femmes et remplace l’alphabet arabe, langue du Coran, par l’alphabet latin afin de se rapprocher de l’Europe. Il devient un modèle pour un certain nombre de pays musulmans en mal de « modernité ».

Le centenaire du génocide arménien vient en tout cas rappeler que l’ancien Empire ottoman, qui a duré de 1299 à 1923, s’étendait au faîte de sa puissance sur trois continents : toute l’Anatolie, le haut-plateau arménien, les Balkans, le pourtour de la mer Noire, la Syrie, la Palestine, la Mésopotamie, le pourtour de la péninsule arabique, l’Egypte et une partie du littoral de l’Afrique du nord. Il succédait à l’Empire byzantin – lui-même issu, au IVe siècle, de l’Empire romain d’Orient – dans les Balkans et les pays du Levant.

Les Arméniens, les Grecs et les autres communautés chrétiennes issues de l’Empire romain d’Orient et de Byzance, ont particulièrement été persécutés par l’émergence du nouvel Empire et des guerres qui ont accompagné son déclin.

Plus que tout autre, le peuple arménien a été la victime principale de la décadence de l’Empire ottoman et de la constitution d’un Etat turc moderne qui, avant de proclamer la laïcité, a procédé à un terrifiant nettoyage ethnique et religieux pour asseoir sa souveraineté.

Selon Gaïdz Minassian, historien français d’origine arménienne, « en huit ans, un peuple a été l’objet d’une triple extinction. Extinction physique en 1915 : 1 500 000 Arméniens ont été massacrés jusqu’en 1918. Extinction politique en 1920 : la République d’Arménie indépendante a été dévorée par l’alliance entre Kémal et Lénine. Enfin, extinction diplomatique en 1923 : le traité de Lausanne signé par les Européens et la Turquie a effacé le mot " Arménie " du droit international. En huit ans, un peuple a disparu des radars de l’Histoire pour basculer dans la mémoire ».

Cette politique génocidaire, débutée dans la deuxième moitié du XIXe siècle dans la Turquie ottomane et dans ses provinces du Levant et poursuivie jusqu’en 1922 avec la passivité, voire la complicité, des grandes puissances européennes, est encore niée par l’Etat turc dont elle constitue le fondement. Elle est aussi niée par la majorité des Etats membres de l’Organisation des Nations unies pour de peu louables considérations politiques.

Cent ans plus tard, les déplacements de populations, provoqués par des massacres de masse visant à assurer l’homogénéité religieuse à l’intérieur de nouvelles frontières, sont en cours dans l’ensemble du Proche-Orient. Cette politique violente et sectaire rend plus nécessaire encore un gigantesque travail pour le respect du droit international, indispensable à la constitution d’Etats démocratiques reconnaissant les minorités.