Gilbert Dalgalian
Enseignant de français à Calcutta et à Berlin, professeur d'allemand et chercheur didactique des langues à Zurich, docteur en linguistique (université Nancy II)
 

« Négationnisme ou démocratie »

Qu'il s'agisse d'ethnocides culturels ou de génocides, la mécanique du refoulement est toujours la même : l'histoire est tellement insoutenable que la mémoire doit en effacer ou falsifier ta trace. Mais il en résulte alors une perte d'authenticité : en niant L'autre comme victime, Les négationnistes s'arc-boutent sur une identité de bourreaux qui devient indélébile. L'histoire du XXe siècle apporte deux versions opposées de ce Lien entre mémoire et démocratie.

Le modèle allemand : après La chute du IIIe Reich, le travail de mémoire des Allemands a dû attendre ta révolte de la génération qui eut vingt ans en 1968 pour regarder le passé en face dans toute son horreur. Et finir par admettre que le génocide des Juifs fut aussi un génocide allemand, puisque les premiers Juifs exterminés étaient des Allemands. Depuis cette véritable catharsis le peuple allemand se profile comme le plus sensible aux dérives du sentiment national et le plus vigilant sur le négationnisme.

Ce renversement de la conscience collective allemande est l'exact contre-pied historique de l'antisémitisme nazi jusque dans sa dimension d'effacement de toute mémoire : pour justifier la « solution finale » Lors de la réunion des hauts dignitaires nazis à Wannsee en janvier 1942, Hitler n'a-t-il pas éprouvé le besoin d'appuyer sa garantie d'impunité par cet alibi : « Qui se souvient encore du génocide des Arméniens ?» Preuve que les génocides ont besoin de l'oubli pour se perpétrer.

La version opposée — le « modèle » turc — montre à quel point le négationnisme est un obstacle à la démocratie. Je ne reviendrai pas sur le génocide lui-même qui commença le 24 avril 1915 — occulté à la faveur de La Première Guerre mondiale — par le massacre préalable de tous les intellectuels et notables arméniens d'Istanbul qui risquaient de devenir des témoins efficaces de ce qui va suivre : une extermination par marches forcées ponctuées d'exécutions sommaires, privations et famines sur des milliers de kilomètres. Mon propos concerne la situation actuelle de la Turquie.

Presque un siècle après les faits, le génocide arménien est autant un problème politique turc qu'une douloureuse mémoire arménienne. Les Arméniens du monde entier, survivants et descendants des massacrés de 1915-16, éprouvent un très fort sentiment d'injustice que les reconnaissances successives du génocide par de nombreux gouvernements n'ont pas apaisé. Mais ils se vivent sans complexe ni culpabilité. En Arménie ou en diaspora, ils peuvent se redresser et regarder dignement leur avenir, sans honte de leur passé.

La solidarité des gouvernements turcs successifs avec les génocidaires de 1915 est aujourd'hui — du fait du recul historique — d'une certaine façon pire que le génocide lui-même. Par cette solidarité hors de tout contexte de guerre, les négationnistes de 2011 refusent au peuple turc le travail de mémoire sur une extermination d'une partie de la population de l'Empire ottoman, de fils et de filles de la même terre, des voisins, des collègues, parfois des amis — un quasi auto-génocide donc, s'agissant de sujets d'un même Etat — et, ce faisant, barrent l'accès au pardon et au respect des nations auxquels Les Turcs de 2011 pourraient prétendre, n'ayant eu — vu leur âge — aucune part dans Le génocide.

En privant les jeunes générations turques de la vérité historique (après 96 ans !), les gouvernements turcs actuels rendent ces nouvelles générations « complices morales » du génocide. L'esprit public ayant sa cohérence, le négationnisme maintenu envers et contre tous devient une route barrée vers la démocratie. Gestion suicidaire de leur propre histoire ! S'il fallait à Hitler l'oubli d'un génocide pour asseoir et compléter sa dictature par la Shoah, ne faut-il pas à La Turquie contemporaine une mémoire retrouvée pour asseoir sa démocratie ? (Egalement envers ses Kurdes...).

Ceux parmi tes dirigeants européens, qui par « raison d'Etat » ne posent pas, comme condition d'entrée de la Turquie dans l'Union, la reconnaissance pleine et entière du génocide arménien, se montrent indifférents autant à la démocratie qu'à l'avenir du peuple turc. Ce sont des Realpolitiker, des politiciens de la raison d'Etat ! Ils rendent le plus mauvais service possible aux Turcs. Du coup leur reconnaissance passée du génocide arménien laisse planer un doute grave : n'était-ce donc qu'une simple concession verbale, un hommage formel aux victimes sans engagement moral, ni politique ?
Ce détour par l'histoire et la mémoire est utile à plusieurs titres. Il met en évidence tout à la fois la nécessité du vivre ensemble avec nos différences, l'impossibilité de la démocratie lorsque cette nécessité n'est pas assumée jusque dans le respect des faits historiques, le lien étroit entre démocratie et cohabitation de tous sans discrimination sur une même terre.

En outre, cela nous met au clair sur un faux débat qui voudrait opposer histoire et mémoire : il est vrai qu'une mémoire biaisée peut fausser l'objectivité historique, mais que dire, à l'inverse, d'une histoire qui passerait par profits et pertes les crimes contre l'humanité ? Quand les faits sont avérés, histoire et mémoire doivent se confondre. La vérité mérite un culte ! C'est la base de toute justice.
Les historiens et les parlementaires français, qui se sont à nouveau opposés aux « lois mémorielles » en ce mois d'avril 2011, n'ont pas compris le véritable enjeu de celles-ci : il ne s'agit pas de dire l'histoire à la place des historiens et ceux-ci peuvent continuer leur travail de mise au jour. Ce qui est en jeu est à la fois moral et politique : il s'agit de déblayer les gravats de l'histoire et de condamner les fausses pistes de la mémoire pour rendre justice aux Arméniens et ouvrir au peuple turc l'accès à une identité démocratique que le négationnisme rend absolument impossible.
 

(Extraits de Quelle odyssée de l'espèce demain ? à paraître)
Gilbert Dalgalian
Auteur de Enfances plurilingues (L'Harmattan) et de Reconstruire l'éducation ou le Désir d'apprendre (Insti­tut de recherche de la FSU)


source : "ACHKHAR" Bimensuel bilingue de la vie arménienne et d'information. n° 517 dd 23 juillet 2011"""