Philippe Videlier

En Turquie, le déni à l'oeuvre

Philippe Videlier est historien chercheur au CNRS (responsable de l'unité de recherche "Sociétés en mouvement et représentation") et auteur de Nuit Turque (Éd. Gallimard, novembre 2005), sur le génocide arménien.

Cet article parut de le journal Le Monde du 24 avril 2005.

La Turquie officielle s'est défini de grandes Causes nationales qui demeurent foncièrement étrangères à toute rationalité démocratique : la négation du génocide arménien de 1915, la négation de la question kurde, le refus de reconnaître Chypre.

Il existe dans certaines bibliothèques turques des livres du Britannique George Orwell. C'est une bonne chose. La Turquie a de belles traditions, depuis qu'au XIIIe siècle Nasreddine Hodja dispensait sa sagesse à qui voulait l'entendre. Un jour qu'il cheminait assis à l'envers sur son âne, il rétorqua aux villageois interloqués : « C'est l'âne qui est dans le mauvais sens. »

Mais la Turquie contemporaine ne médite pas assez les histoires de Nasreddine Hodja. C'est pourquoi la lecture d'Orwell, plus moderne, peut lui être profitable.

Non que la Turquie manque de grands écrivains. Nazim Hikmet et Orhan Pamuk lui ont taillé une place à sa mesure dans les lettres internationales. Seulement, elle les apprécie moyennement. Ainsi, en mars 2002, le ministre de l'intérieur a demandé qu'Hikmet soit rayé à titre posthume des registres de l'état civil, afin de parfaire la décision administrative prise du vivant du poète, en 1959, de le priver de sa nationalité turque. Pour que la mesure soit entière, que le passé se conforme au présent, il fallait qu'il ne soit plus né turc.

Les vérités de Nazim Hikmet heurtaient autrefois les oreilles des militaires et des fonctionnaires gouvernementaux : « Les lampes de l'épicier Karabet sont allumées/Le citoyen arménien n'a jamais pardonné/Que l'on ait égorgé son père/Sur la montagne kurde/Mais il t'aime/Parce que toi non plus tu n'as pas pardonné/A ceux qui ont marqué de cette tache noire/Le front du peuple turc. »

Le poète mourut en exil. Les vérités d'Orhan Pamuk (lire ci-dessous) sur le génocide des Arméniens et la répression des Kurdes irritent aujourd'hui les tympans des officiers et des officiels, déclenchant, comme par automatisme, les « Deux minutes de la haine ». « Pamuk a fait des déclarations sans fondement contre l'identité turque, les militaires turcs et la Turquie dans son entier », s'est emporté l'un de ses procureurs, tandis qu'une figure de l'Union des historiens n'hésitait pas à qualifier le rappel du massacre d'un million d'Arméniens en 1915 de « grand mensonge ». Le quotidien Hürriyet a traité l'écrivain de «  misérable créature ».

Les « Deux minutes de la haine » étaient dans 1984 la manifestation rituelle d'orthodoxie politique et d'allégeance au gouvernement à laquelle tout citoyen devait sacrifier. Dès l'apparition sur un télécran du traître, de celui qui réclamait la liberté, chacun, en une « hideuse extase », se devait de hurler à la mort. Tel était le mode de fonctionnement d'une société totalitaire qui avait détruit son passé pour le remplacer par la Cause nationale obligatoire. Et tous, à de rares exceptions, communiaient dans cette Cause, où le présent commandait au passé.

1984 a été considéré, à juste titre, comme le roman exemplaire d'un monde auquel il était vital d'échapper. La conjoncture l'a longtemps identifié au seul modèle soviétique. C'est une erreur. L'Etat turc emprunte bien des traits à cet Etat de fiction. La Turquie officielle s'est défini de grandes Causes nationales qui demeurent foncièrement étrangères à toute rationalité démocratique : la négation du génocide arménien de 1915, la négation de la question kurde, le refus de reconnaître Chypre.

Ces trois thèmes, qu'à une autre époque on aurait dits constitutifs d'une idéologie impérialiste, forment le ciment d'un illusoire socle national.

Pendant que Pamuk était voué aux gémonies, les agences de presse annonçaient que « la gauche turque », représentée par l'ancien parti unique kémaliste, était prête à s'associer au gouvernement « pour contrer la propagande arménienne ». De cette convergence est né le projet insensé d'interpeller la Grande-Bretagne sur la validité du « Livre bleu », recueil de documents et de témoignages sur l'extermination des Arméniens, publié en 1916. « Cela fait, la Turquie passera de la position d'accusée à celle de plaignante », a commenté un député d'Istanbul.

Mieux, le chef du Parti des travailleurs, issu de la mouvance communiste, a annoncé que son parti avait mené des recherches dans les archives soviétiques et qu'il y avait trouvé la preuve que « les allégations selon lesquelles la Turquie aurait perpétré un «génocide contre les Arméniens durant la première guerre mondiale ne sont pas vraies ».

On se figure ces marxistes-léninistes allant vérifier à Moscou si un génocide a bien eu lieu en Turquie en 1915... Ces étonnants hérauts des travailleurs concluent en déposant une gerbe sur le monument dédié à Talaat Pacha, principal responsable de l'extermination des Arméniens.

Comme dans tous les cas de génocide, des unités spéciales avaient été constituées pour le meurtre de masse. Ces bandes, appelées « Organisation spéciale », étaient dirigées notamment par un médecin idéologue du nettoyage ethnique, le docteur Behaeddine Chakir. Il donnait les ordres sur le terrain : « Qu'il ne reste plus d'Arméniens !/Egorger les grands/Choisir les belles/Déporter les autres. » Condamné à mort par contumace en 1920 par un tribunal ottoman, cet exécuteur du génocide tomba sous les balles d'un justicier arménien en 1922, à Berlin, comme Talaat Pacha un an plus tôt.

Aujourd'hui, le président du département d'histoire de la médecine et d'éthique médicale de la faculté d'Istanbul réclame que ses restes soient ramenés en Turquie, afin qu'honneur leur soit rendu. Imagine-t-on les responsables de la faculté de médecine de Berlin demander au Brésil le rapatriement des restes du docteur Mengele, afin de lui rendre hommage ? Imagine-t-on que le ministère allemand de la culture ouvre un site Internet comportant une rubrique « assertions juives et vérité » ?

En Turquie, celui du ministère de la culture et du tourisme contient des pages « assertions arméniennes et vérité ». La pathologie négationniste qui affecte la société turque, en partant du sommet de l'État, prend des formes inouïes.

Cependant, la science avance à grands pas. Le ministère de l'environnement et des forêts a découvert avec stupéfaction que certains animaux sauvages refusaient de se conformer à la Loi nationale et étaient entrés en dissidence. Ainsi en est-il du renard rouge Vulpes Vulpes Kurdistanica, du chevreuil Capreolus Capreolus Armenus et du mouflon Ovis Armeniana. Cette déviation intolérable vient donc d'être rectifiée. Le renard rouge s'appellera désormais Vulpes Vulpes, cessant d'être kurde (bien qu'il reste rouge). Le chevreuil transformé en Capreolus Cuprelus Capreolus et le mouflon en Ovis Orientalis Anatolicus cesseront d'être arméniens. Les noms anciens, indique le nouveau ministère de la Vérité naturelle, avaient été choisis par des scientifiques étrangers dans le but délibéré de « menacer l'intégrité de l'Etat ».

La Ferme des animaux n'est pas démodée. Elle existe. Son septième commandement, devenu unique, y est strictement appliqué : « Tous les animaux sont égaux. Mais certains le sont plus que d'autres. »

Et l'âne persiste à marcher dans le mauvais sens.

« En Turquie, le déni à l'oeuvre »
Par Philippe Videlier.

Article paru dans l'édition du 24/04/05 du journal Le Monde ("Horizons débats")

AypFm, « Au fil des pages » : réécoutez en ligne les émissions auxquelles était invité Philippe Videlier (11 février 2006 et suivantes). (Remarque : la page n'est pas accessible avec le navigateur Firefox. L'écoute nécessite RealPlayer)

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