Lettre d'un soldat arménien de l'armée ottomane, Meguerditch Tatéossian, né à Passine, qui a réussi à se réfugier en Russie, publiée par le journal « Arew » de Bakou.

 

Nous avons jugé opportun de publier succinctement la traduction de cette lettre dont le style simple n'en est que plus éloquent par son exposé terrifiant et dramatique.

« Nous étions, dit-il, trois cents Arméniens mobilisés dans une compagnie du génie ; nos chefs nous avaient enlevé nos armes, étant donné notre origine arménienne. Depuis sept ou huit mois nous travaillions sans répit à la construction d'une route entre Passine et Hakter. Inutile de dépeindre notre vie : mal nourris, logeant à la bonne fortune, ayant sur le dos des haillons sordides pour uniforme, chaque soir nous étions exténués et ne pensions même pas à manger notre ration de pain noir. Encore étions-nous heureux de pouvoir dormir d'un sommeil de plomb, si nos gendarmes qui nous surveillaient, tels les forçats, daignaient nous laisser quelque répit pendant leur ronde.

Au mois de juillet 1915, sur la route du village où nous travaillons, nous vîmes, un jour, un long convoi de nos pauvres compatriotes arméniens, conduits par des gendarmes. Ils étaient au moins 5.000, pour la plupart des femmes, des vieillards et des enfants. On les avait cueillis un peu partout, à Hassan-Kalé, Thérman, Tchimichkézék, etc. et on les conduisait vers Kharpout... probablement.

Le lendemain notre compagnie reçut l'ordre de traverser la montagne par la route de Touz-Guédik. On nous recommanda de ne point oublier nos pelles et nos pioches. Cet ordre et ces recommandations nous furent faits d'une façon si imprévue, que nous eûmes tous l'appréhension d'un malheur imminent. En effet, à peine parvenus sur les hauteurs du défilé, nous aperçûmes à nos pieds, dans la plaine, une foule compacte; c'étaient les déportés arméniens que nous avions vu défiler la veille, mais cette fois, ils étaient entourés par des « tchétas »1 de brigands, turcs et kurdes que nous distinguions nettement. Continuant notre route, nous arrivâmes bientôt au pied de la grande colline et nous fîmes halte dans le lieu dit Agoum.

Un de nos surveillants se détacha de notre groupe pour rejoindre les déportés dont nous entendions les cris de détresse elles supplications, car pour ne point en perdre l'habitude, les égorgeurs s'amusaient à martyriser leurs victimes, cravachant les vieillards, dépouillant les femmes, souillant les jeunes filles et les enfants... en attendant mieux...! En effet, à peine notre gendarme était-il de retour, il nous déclara avec un sourire de satisfaction. « Mes enfants, aujourd'hui il faudra travailler double, car nous aurons de la besogne tout à l'heure. » Hélas ! le pressentiment de quelque malheur épouvantable que nous avions ressenti à notre départ, n'était que trop réel. Vers une heure de l'après-midi, les tchétas foncèrent sur nos pauvres frères et le massacre commença.....

Je ne me sens ni la patience, ni la force de vous décrire cette orgie de sang, car ce qui se passa sous nos yeux fut horrible, atroce, inouï dans les annales criminelles, et à l'heure où je trace ces lignes, il me faut tout mon courage pour relater ces faits.

Nous aurions bien voulu nous porter au secours de nos compatriotes, mais en organisant ces massacres, les Turcs avaient prévu le cas d'une révolte de notre part, et déjà plusieurs groupes nous entouraient, de sorte que nous n'aurions pu opposer aucune résistance à nos gardiens.

Nous fermions les yeux pour ne point voir le carnage. Cependant les lourdes haches turques faisaient voler les têtes des innocentes victimes, parfois le coup sec d'un sabre sur un crâne nous faisait frissonner d'horreur. Chaque coup terrassait un de nos frères, une de nos sœurs; partout le carnage, l'épouvantable poursuite, partout du sang, encore du sang ; il avait rejailli sur la face des égorgeurs, ils en buvaient, ils en buvaient !... Plus loin des enfants fuyant devant les bourreaux ; ils sont vile rejoints; un coup sec, un cri d'agonie et.... à un autre ! Ce sinistre spectacle aurait arraché des larmes à une roche, mais notre souffrance était tellement intense que nos yeux restaient secs. Sur le versant d'une colline, de l'autre côté de la plaine, plusieurs jeunes et jolies Arméniennes, liées ensemble, que les chefs avaient choisies pour leur harem, regardaient comme nous le carnage, pétrifiées, hallucinées.

Les cadavres s'amoncelaient par milliers, et après quatre heures de cette effroyable tuerie, après quatre heures, 5.000 Arméniens avaient vécu.

Bientôt les tchétas, surchargés de butin, emmenant les plus belles jeunes filles, se mirent en marche, après avoir partagé une partie des objets volés avec les gendarmes qui nous gardaient. Leur chef, un nommé Moustapha Zadé Suleyman de Sïvas, nous ordonna d'enterrer immédiatement les corps et de faire disparaître les traces de sang.

Voilà, la besogne qu'on nous destinait ! Voilà pourquoi on nous a fait venir là ! Nous avions commencé à creuser de grandes fosses, mais à peine à un mètre de profondeur, nous mîmes à jour... des cadavres de soldats arméniens habillés comme nous. Ces malheureux avaient creusé quelques jours auparavant des fossés pour d'autres victimes, et, à leur tour avaient été massacrés ! On voyait encore d'horribles blessures qu'ils portaient.

Ce sinistre tableau nous fit reculer un moment, mais sous la menace des sabres turcs, nous dûmes reprendre notre travail lugubre. Bientôt nous enlevâmes les corps qui jonchaient le champ de carnage; beaucoup respiraient encore, leurs yeux nous fixaient avec une angoisse indicible, leurs mains crispées nous désignaient leurs blessures béantes d'où coulait le sang, leurs lèvres desséchées remuaient lentement... en un silence tragique. Et nous continuâmes de les jeter dans la fosse morts ou vivants !

L'un de nos camarades ayant eu l'audace de demander la permission de ne pas enterrer les vieillards et les enfants blessés, un coup de revolver le tua net, et d'une voix dure et rauque le chef rugit : « Jetez tout dans le trou, blessés et morts, si vous ne voulez pas y passer aussi. »

Peu à peu les fossés furent comblés et de cet amoncellement de chair frémissante, une acre odeur de sang se dégageait; quelquefois le bras d'un moribond parvenait à se tendre vers nous...

« Faites vite, dépêchez-vous, fils de chiens, guiaours2, voici le crépuscule », hurlaient de temps en temps nos gardiens.

Enfin nous enlevâmes la dernière victime, c'était un vieillard d'environ 65 ans, de haute taille ; il avait une longue balafre sur le visage et respirait encore. A un certain moment, il ouvrit les yeux, nous regarda d'un air hagard et laissa tomber sa tête en exhalant un profond soupir ; mais à peine l'avions-nous déposé sur les autres cadavres, qu'il écarta ses bras et s'écria : « Cruels, pourquoi m'enterrer, je suis encore vivant ! »

Les tombes étaient archicombles ; nous les couvrîmes comme nous le pûmes avec une couche de terre. La nuit était presque venue. Après l'appel, les gendarmes nous lièrent deux par deux et nous nous mîmes en marche ; nos yeux se portèrent une dernière fois sur les tombes de nos frères ... horreur ! la terre qui les recouvrait s'agitait ! Les morts vivants voulaient respirer !...

De retour au cantonnement, nous fûmes répartis en plusieurs groupes et enfermés. Naturellement, nous ne pûmes ni manger, ni dormir, ni parler. Durant toute la nuit ils allumèrent de grands feux de réjouissances et chantèrent leurs exploits ! Pêle-mêle, nous étions assis ou couchés à terre, incapables d'aucune pensée, anéantis, assommés par l'émotion et la douleur. Il y avait peu de différence entre les martyrs que nous venions d'enterrer et nous.

Le lendemain, à l'aube, toujours sous la surveillance de nos gardes-chiourmes, nous fûmes conduits à la petite rivière qui se trouvait près du village pour prendre un bain. Sur la route, nous rencontrâmes un vieillard en haillons ; il était couvert de terre et marchait en titubant. Bientôt je pus distinguer ses traits, Grand Dieu ! il avait une balafre sanguinolente, c'était le dernier enterré sorti de la fosse ! L'œil hagard, d'un geste tragique, il tendit les bras vers les gendarmes et leur dit d'une voix caverneuse et pathétique : « Cruels, pourquoi m'avez-vous enterré, je suis encore vivant ! » Un coup de revolver et le vieillard s'abattit !

Quelques murmures s'élevèrent dans nos rangs, mais le chef des gendarmes qui venaient d'accomplir ce forfait, nous annonça d'un air cruel et sinistre « Taisez-vous, je suis content de votre travail d'hier, aussi, pour vous en récompenser, tout à l'heure, je vais vous marier avec vos jolies sœurs. »

Ainsi chacun de nous comprit que notre massacre était décidé. L'idée machiavélique de nous faire prendre un bain, avait pour but de mieux nous exterminer lorsque nous serions dans l'eau.

Aussitôt avec la sombre énergie du désespoir, quelques-uns d'entre nous se jetèrent sur les gendarmes, les empoignant à la gorge ; il y eut une lutte épique, des tués et des blessés. Cinq de mes compagnons et moi avions pu désarmer nos gardiens. Avec leurs six fusils, nous parvînmes à sauver encore 14 de nos camarades, et profitant du désarroi, nous parvînmes à atteindre la montagne ; les autres avaient pris la fuite par d'autres chemins. Mais nos bourreaux se ressaisirent vite et notre groupe fut bientôt poursuivi par dix cavaliers à la tête desquels s'était mis le chef de la gendarmerie. Nous nous retranchâmes derrière les buissons, mais nos maigres munitions furent vite épuisées et la retraite s'imposa. Neuf d'entre nous furent tués et trois disparurent. Un camarade et moi trouvâmes un abri dans une caverne où par un hasard miraculeux, les gendarmes ne nous cherchèrent point. Nous attendîmes la nuit et quand tout fut sombre, nous sortîmes de notre cachette et nous marchâmes au hasard pendant plusieurs heures. A l'aube, nous nous acheminâmes vers un village abandonné, toutefois, nous y trouvâmes un vieux Turc infirme. Il nous prit pour des coreligionnaires et il nous confia que tout le village venait d'être évacué, car on craignait l'arrivée des Russes. Ils nous donna des renseignements très précis sur les avant-postes de ceux-ci, puis il nous bénit, demandant à Allah de nous donner assez de force et de courage pour exterminer tous les chrétiens.

Nous décidâmes donc d'aller du côté des Russes et de passer dans leurs rangs. Après toute une nuit de marche nous étions arrivés aux avant-postes turcs qu'il nous fallait traverser pour atteindre les lignes russes. Nous marchâmes résolument, mais tout à coup les Turcs ouvrirent le feu sur nous ; mon pauvre camarade tomba en poussant un cri de douleur.

Quand à moi, il me serait difficile de dire comment et par quel miracle j'arrivai exténué, mourant de faim et de soif, aux avant-postes russes.

Je fus accueilli fraternellement par les soldats qui me conduisirent à leur chef; celui-ci me fit de même un accueil bienveillant et après m'avoir posé quelques questions sommaires, il me fit restaurer. Le lendemain, je fus dirigé à l'arrière.

Et maintenant libre, mais vieilli de cent ans, je pars avec des émigrés arméniens pour Alexandropol.

suite

 

1) Détachement de « bachibouzouks » c'est-à-dire irréguliers.

2) Mot de mépris que les turcs emploient pour désigner les chrétiens.