Préface (de René Pinon)

L'Allemand pense collectivement ; c'est même pour l'Allemagne une grande force dans la bataille que cet instinct grégaire qui l'associe toute entière, dans une inconscience morale absolue, autour de ses chefs ; sans l'ombre d'esprit critique, l'opinion allemande avale le mensonge officiel et se l'assimile ; l'intérêt allemand devient le seul critère du juste et de l'injuste, du vrai et du faux, ou plutôt, par l'un des phénomènes de psychologie collective les plus extraordinaires et les plus dangereux qui ait jamais paru dans l'histoire, le bien et le vrai se confondent avec l'intérêt allemand, s'identifient à lui dans une monstrueuse synthèse à laquelle la philosophie hégélienne prête les apparences d'une métaphysique de la force et les aspects logiques dune marche vers le progrès humain. Chez les « savants » eux-mêmes, nulle trace de cette « objectivité » dont ils prononçaient si volontiers le mot ; nul indice, pas plus chez les hommes de science que chez les hommes de foi, d'une conscience capable de réagir, au nom de la loi morale, contre les entraînements de la passion nationale. L'élite se confond dans la masse ou, si elle la dirige, c'est pour l'égarer plus sûrement. La masse du peuple allemand est arrivée à croire que l'Allemagne n'a pas voulu la guerre et a été attaquée, que la Belgique a violé sa neutralité et mérité ses malheurs, que les Français maltraitent les blessés, que les Arméniens ont massacré les innocents Turcs, etc. Combien d'autres falsifications inouïes des faits et des textes sont acceptées aujourd'hui sans discussion dès que l'intérêt allemand est en jeu.

Pourtant, dans ce désert moral, quelques voix isolées, très rares et très timides, nous ne dirons pas se sont élevées, car le monde ne les a pas entendues, mais ont murmuré dans la pénombre, au péril de leur liberté. Le témoignage de ces voix isolées a d'autant plus de valeur qu'il lui est plus difficile de se faire entendre ; leur jugement a d'autant plus de poids qu'il va à l'encontre des intérêts et des passions allemandes et que les pouvoirs publics ont cherché plus âprement à l'étouffer.

Un document de cette nature est récemment parvenu entre nos mains. C'est le « Rapport sur la situation du peuple arménien en Turquie par le Dr Johannes Lepsius, Président de la Deutsche Orient-Mission et de la Société germano-arménienne (Tempelverlag, Potsdam, 1916) ». La couverture porte en outre les mentions suivantes : « Imprimé comme manuscrit1 - Toute réimpression et utilisation dans la Presse défendues. » - « Strictement confidentiel ». Pour expliquer ce luxe de précautions, il nous faut indiquer brièvement l'histoire de ce rapport.

Johannes Lepsius, Docteur en théologie, s'est acquis dans la science allemande une haute réputation comme spécialiste des questions arméniennes ; son livre sur les massacres de 1894-1895 fait autorité. En même temps qu'un savant, Lepsius est un homme d'action et d'apostolat; il est Président de la Mission allemande d'Orient2 et de la Société germano-arménienne. Ses études philologiques et historiques, ses longs séjours en Arménie et dans tout l'Empire ottoman, donnent un poids tout particulier à ses jugements sur les hommes et les choses d'Orient. Il est, en même temps, un patriote allemand ; en s'occupant des Arméniens il ne perdait pas de vue l'influence politique et économique de l'Allemagne et il caressait l'espoir que les Arméniens deviendraient un jour les meilleurs agents de la pénétration commerciale allemande dans l'Asie turque. A la nouvelle des massacres et des déportations de 1915, Lepsius se rendit à Constantinople et y fit une enquête prolongée ; il recueillit les matériaux dont est fait son rapport. Revenu en Allemagne en février 1916 il fit, à Berlin et à Halle, des conférences sur les massacres d'Arménie devant un public d'invités uniquement composé de théologiens et de missionnaires. Son dessein était de créer en Allemagne, dans ce milieu spécial et fermé, un courant de pitié agissante à l'égard des Arméniens et d'amener, dans l'intérêt même de l'Allemagne et de son influence en Asie, le gouvernement de Berlin a intervenir soit diplomatiquement soit en envoyant des secours charitables aux malheureuses victimes. Cest ce qu'il explique dans la lettre à ses « amis de la mission » qui sert d'Avant-Propos à son rapport. A la suite de ses conférences, il fut décidé qu'une délégation de dix membres, choisis parmi les sommités du monde ecclésiastique protestant3, solliciterait une audience de l'Empereur et du Chancelier afin de leur soumettre les doléances de la chrétienté au sujet des massacres d'Arménie. Guillaume II reçut la délégation au Grand-Quartier-Général à Kreuznach et promit d'adresser des lettres autographes au sultan et à Enver-Pacha pour les prier d'intervenir en faveur des malheureux Arméniens. Le Chancelier promit de son côté d'intervenir ; Lepsius, dans son Avant-Propos, rappelle le texte de ses paroles. Mais le haut commandement allemand s'opposa à l'envoi des lettres impériales en faisant valoir qu'il s'agissait d'une question intérieure purement turque et qu'il était d'autant plus impossible d'intervenir que les Arméniens avaient fomenté des mouvements révolutionnaires dans les diverses parties de leur pays. L'Empereur s'inclina devant les injonctions de l'Etat-Major, mais il chargea Lepsius de se rendre à Constantinople pour y faire part de ses désirs à Enver ; celui-ci aurait, dit-on, répondu à l'envoyé du Kaiser : « Je ne fais que ce que les Allemands ont fait en Pologne » et il le fit expulser de Turquie ; puis il donna l'ordre de fermer toutes les stations de la Orient-Mission et celles de la Armenische Gesellschaft. Revenu en Allemagne, Lepsius y acheva la rédaction et l'impression de son rapport. Sur l'intervention du député Fuhrmann le gouvernement saisit la brochure et interdit sa publication. Mais Lepsius put sauver un certain nombre d'exemplaires qui furent dans la même nuit mis à la poste de différents bureaux et parvinrent à un certain nombre de pasteurs, de membres des Sociétés de Missions et de députés au Reichstag. La police perquisitionna chez Lepsius qui jugea prudent de passer en Hollande ; il n'en est revenu que cette année et*s'est rendu à Bielefeld pour la réunion de la Société des Missions, au commencement d'avril 1918; indigné de l'inertie de ses coreligionnaires qui se refusaient à toute action ou manifestation en faveur des Arméniens, il donna avec éclat sa démission de Président.

C'est ce rapport de Lepsius qui est parvenu entre nos mains dans des circonstances qui dégagent entièrement, nous tenons à l'affirmer, la responsabilité des hautes personnalités arméniennes ou arménophiles qui, en France ou ailleurs, avaient reçu communication du document dans des conditions qui ne leur permettaient pas de le divulguer.

Nous n'étions pas tenu aux mêmes réserves. Les mêmes raisons de guerre qui ont décidé Lepsius à mettre la lumière sous le boisseau, nous ont engagé, nous, à la placer sur le chandelier. Ce long rapport ne contient pas, du moins dans sa première partie, intituler « les faits, » que des documents inédits ; on y retrouvera quelques-uns des témoignages américains, allemands ou arméniens que lord Bryce a insérés dans sa publication officielle et dont nous avons donné des extraits dans la brochure où nous essayions4, dès 1916, d'établir les responsabilités. Mais rassemblés et critiqués par un savant allemand, l'ensemble de ces témoignages prend une importance nouvelle et constitue le récit le plus complet et le plus sérieusement contrôlé des déportations et des massacres.

La seconde partie, est intitulée « les responsabilités » ; elle discute pas à pas toutes les allégations des Turcs ou de leurs avocats, fussent-ils allemands ; par sa logique vigoureuse, par un souci méritoire d'établir la vérité, elle constitue le réquisitoire le plus serré qui se puisse établir actuellement contre le gouvernement Jeune-Turc et la réponse la plus accablante aux écrits médiocres qui ont prétendu plaider sa cause5. Le rapport de Lepsius, par les faits qu'il groupe, par sa discussion précise, par ses conclusions fortes, mérite la plus large publicité, d'abord pour sa valeur intrinsèque, ensuite parce qu'il a été écrit, en pleine guerre, par un Allemand. Nulle part les responsabilités turques n'ont été établies avec une rigueur plus accablante. Il suffira donc de recourir au rapport de Lepsius pour les établir contre toute contradiction.

Nous nous garderons d'affaiblir par de longs commentaires la force démonstrative du livre du Dr Lepsius ; la rigueur de ses enquêtes, la sûreté de ses informations, la perspicacité de sa critique donnent à son réquisitoire quelque chose d'implacable et de définitif. La responsabilité du gouvernement Jeune-Turc dans l'oeuvre de sang et d'horreur éclate en pleine lumière ; celle du gouvernement allemand transparaît à chaque instant, encore que l'auteur s'applique à la dissimuler. Sur ce point nous avons des réserves à faire sur ses conclusions. Dans les massacres d'Arménie, si l'exécution fut turque, la méthode fut allemande : nous l'avons montré dans notre brochure déjà citée et nous n'y reviendrons pas. Lepsius affirme que l'Allemagne a élevé à plusieurs reprises les protestations les plus énergiques contre les procédés du gouvernement turc ; elle n'a pas plus réussi que l'Amérique, dit-il, et il ajoute : « Les raisons de ces insuccès ne peuvent être discutées ici ». Il eut été, en effet, gênant pour Lepsius de les discuter : nous venons de dire quelles ont été ses propres mésaventures. Si les protestations de l'Allemagne n'ont pas été écartées, c'est qu'elles n'ont été faites - quand elles l'ont été-que pour la forme, pour sauver les apparences, pour pouvoir, plus lard, plaider devant la postérité et l'histoire. Si peut-être Guillaume II a eu des velléités humaines, elles n'ont pas résisté à un veto du Grand Etat-Major. Le cas de l'Amérique n'est pas comparable à celui de l'Allemagne. A qui fera-t-on croire que l'Allemagne, qui tenait en ses mains la Turquie et son gouvernement, qui avait des troupes à Constantinople, des officiers et des soldats dans tout l'Empire, le Goben et le Breslau dans le Bosphore, n'aurait pas été écoutée si elle avait voulu l'être ; la vérité est qu'elle avait intérêt à ménager les assassins et qu'elle s'est faite, par là, complice et coresponsable de leurs crimes inouïs. L'Allemagne était, à Constantinople, en situation de se faire écouter, beaucoup mieux que les Etats-Unis ; si elle ne l'a pas été, c'est qu'elle ne tenait pas à l'être. Guillaume II peut dire aussi en parlant des massacres d'Arménie : « Je n'ai pas voulu cela », mais nous sommes fondés à lui répondre que, s'il avait voulu, « cela » n'eut pas été. Nous voyons ici sur le vif comment cette guerre a été préméditée, déclarée et conduite par la volonté du Grand Etat-Major ; le véritable gouvernement de l'Allemagne, ce n'est pas son Empereur, encore moins son Reichstag ou ses Landtag, c'est le Général-Staab, incarnation du « militarisme allemand » ; c'est lui qui, depuis quatre ans, a ensanglanté le monde pour satisfaire sa soif de domination universelle ; c'est à lui que l'histoire imputera aussi, en dernier ressort, la responsabilité des massacres d'Arménie.

Lepsius proteste contre les accusations portées contre les Consuls d'Allemagne., notamment celui d'Alep, d'avoir dirigé et encouragé les massacres; il loue au contraire leur humanité à l'égard des Arméniens. Même en admettant que le témoignage du Syrien qui met en cause, le Dr Ross1er, consul à Alep puisse être récusé, il n'en reste pas moins que les consuls et les officiers allemands ont péché par inertie et passivité ; s'ils avaient payé de leurs personnes pour s'opposer à toutes les horreurs dont ils ont été les témoins, s'ils avaient été soutenus par leur ambassade et leurs généraux, les efforts que leur prête Lepsius auraient été moins vains. Il faut observer que le consul d'Alep, qui, au dire de Lepsius, aurait manifesté quelque velléité d'intervenir en faveur des Arméniens, avait à faire à un vali dont les Arméniens eux-mêmes ont loué et regretté l'humanité ; l'intervention de l'Allemand n'était pas nécessaire ; on aimerait à entendre parler de l'intervention d'un diplomate ou d'un officier allemand auprès d'un vali ou d'un comité Jeune-Turc animés de sentiments de haine et de mort contre les Arméniens. Mais nulle part Lepsius lui-même ne peut signaler pareille intervention.

D'autres Allemands se sont exprimés sur les complicités morales du gouvernement allemand avec une franchise courageuse et méritoire. Le monde a entendu le réquisitoire émouvant, effroyable, que le Dr Martin Niepage et ses collègues allemands, professeurs à la Realschule d'Alep, ont adressé au Ministère des Affaires étrangères à Berlin6.

« C'est l'enseignement des Allemands, dit le simple Turc à ceux qui lui demandent quels sont les instigateurs de ce forfait », écrit Niepage, et il ajoute: « l'auteur de ce rapport n'admet pas que, si le gouvernement allemand avait eu la ferme volonté d'arrêter ces exécutions au dernier moment, il n'aurait pas pu rappeler le gouvernement turc à la raison ». C est le jugement de l'histoire. Nous avons entendu aussi le cri d'indignation et de dégoût de M. Harry Stuermer, un Allemand qui fut en 1915 et 1916 correspondant de la Gazette de Cologne à Constantinople et qui envoya à son journal des protestations qui ne furent jamais insérées ; « il suffit d'avoir, comme Allemand, conclut-il, gardé un peu de sentiment de dignité pour ne pas pouvoir voir sans rougir de houle la misérable lâcheté de notre gouvernement dans la question arménienne. Et tout ce triste ensemble de manque de conscience, de lâcheté et de sotte imprévoyance dont le gouvernement allemand s'est rendu coupable envers les Arméniens, peut suffire à lui seul à détruire tout sentiment de loyauté politique chez un homme consciencieux auquel importent l'humanité et la civilisation. Heureusement ce ne sont pas encore tous les Allemands qui supporteront d'un coeur aussi léger que ces Messieurs les diplomates de Péra cette honte, que dorénavant l'histoire mondialeva enregistrer, savoir que l'extermination, avec une cruauté raffinée, de tout un peuple de grande valeur culturelle de plus d'un million et demi d'âmes, coïncida avec l'époque de la plus grande influence allemande à Constantinople7 ».

A bien lire le rapport de Lepsius on ne saurait guère douter que tels soient aussi ses sentiments intimes, mais il n'a pas osé les exprimer, même dans un document secret. Les témoignages de Niepage et de Stuermer n'ont été connus que postérieurement à son travail, mais il ne saurait en contester la valeur. En voici un autre qui nous est parvenu récemment et qui émane d'une malheureuse jeune fille arménienne délivrée au printemps 1918 par l'avance des soldats anglais en Palestine.

« A Erzindjian, nous étions sur le bord de la route quand, passa un officier allemand, jeune, grand, maigre, petites moustaches, lunettes, col rouge, casquette ; ou a entendu qu'il parlait très mal pour les Arméniens ; il était très méchant pour eux. Il nous fît ranger, les femmes à genoux devant lui, levant les bras et il nous photographia ; il riait et se moquait de nous. A Mossoul je le revis accompagnant, avec un autre officier, le Consul allemand. Tous deux étaient à cheval et vinrent, nous voir sans aucune marque de pitié. Le Consul allemand de Mossoul était très bon pour les Arméniens, mais il ne fit rien pour nous procurer de la nourriture... Quand j'ai su que Ali-Pacha arrivait [à Mossoul à une date postérieure] pour massacrer les Arméniens, je suis allée avec un prêtre catholique demander assistance au Consul d'Allemagne qui nous a donné une chambre où nous sommes restées enfermées trois jours. Tous les Arméniens qu'Ali-Pacha a pu rencontrer, il les a expédiés à Kerkouk et on dit qu'en route ils ont été noyés dans le Tigre. »

Cette déposition n'est pas isolée. H. Stuermer cite dans son livre au moins un cas où « il est prouvé par les récits authentiques de médecins et de soeurs de la Croix-Rouge allemande, que des officiers allemands ont été plus zélés que les fonctionnaires locaux turcs eux-mêmes8 ». Dès qu'il sera possible de procéder à des enquêtes plus complètes, nul doute que de tels témoignages ne se multiplient ; et combien de témoins, hélas! ne seront plus là pour accuser leurs bourreaux !

Nous versons ces témoignages au dossier du Dr Lepsius. Il saura y trouver, entre les velléités charitables d'un consul et le geste ignoble d'un officier, la mesure de ce que ses compatriotes, témoins, dans toute la Turquie, des massacres et des déportations, ont fait pour s'y opposer.

R. P.
1er octobre 1918.

1) Cette barbare expression signifie que l'imprimé qui porte cette mention doit être considéré comité un manuscrit, et ne peut être vendu et mis dans le domaine public.

2) Missions protestantes.

3) Parmi eux étaient le Dr Richter, professeur à l'Université de Berlin et le Dr en théologie Schreiber, Président du Comité de secours de la Société de la Mission évangélique allemande à Berlin.

4) La Suppression des Arméniens, - Méthode allemande ; travail turc (Perrin, in-16).

5) Par exemple la pitoyable brochure d'un Polonais devenu musulman, Ahmed Rustem bey, ancien ambassadeur de Turquie à Washington.

6) Livre bleu britannique (Mélanges n° 31). Le Traitement des Arméniens dans l'Empire ottoman, préface du vicomte Bryce. Pièces 66 et 72 de l'édition française ; ces documents, parvenus après la publication de l'édition anglaise, ne s'y trouvent pas.

7) Deux ans de guerre à Constantinople. Etude de morale et politique allemande s et jeunes-turques ( Paris, Payot, 1 vol,, in-16,1917. Edition allemande à Lausanne, chez Payot: Zwei Kriegsjahre in Konstantinopel. Voyez p. 38 et suivantes de l'édition française.

8) P.63 de l'édition française.