Bulletin d'information de la J.A.C. N°15  — Avril 2004

Autopsie d'un massacre : n'oublions pas 1895 !

Lorsque j'ai commencé à me pencher sur la question du sort des communautés syriaques/assyriennes de la Haute-Mésopotamie, essentiellement dans la région du Tour Abdin, j'ai été frappé par l'absence récurrente de référence au massacre de dizaines de milliers de non-Arméniens dans ces contrées. Longtemps les chroniqueurs véhiculèrent l'idée que les communautés syriaques n'avaient pas été touchées soit dans les massacres de 1895 ou plus tard dans le déchaînement de violence du génocide de 1915. Il semble que cette ambiguïté remonte au temps même des événements. Les témoignages qui nous sont parvenus sont très rares et souvent malheureusement assez imprécis.

L'ambiguïté évoquée sur les massacres de 1895, le récit du révérend anglican William Wigram dans son livre : « The cradle of the Mankind : life in eastern Kurdistan », présent dans cette région en 1911, en est à ce titre l'exemple le plus frappant.

Les massacres ont été incontestablement provoqués par le gouvernement de Constantinople. Mais leurs agents furent les kurdes fanatiques qui grouillent dans les bas-fonds de Diyarbakir, et sont venus s'attrouper en masse, avec avidité, de tous les villages environnants pour prendre part au carnage puis au pillage qui a suivi. Les massacres furent politiques et non religieux. Cette position a été prouvée par le fait que les syriaques (qui sont aussi nombreux à Diyarbakir) n'ont absolument pas souffert comme leurs co-religionnaires arméniens.

Le sort des communautés syriaques était lié avec celui plus général des communautés arméniennes. Il apparaît, de manière patente, que les communautés syriaques furent dans leur ensemble tributaires, au regard de leur faible poids démographique, de la détérioration des rapports Arméno-Turcs. Toutes les communautés chrétiennes établies dans la province de Diyarbakir, lieu principal de vie des syriaques, souffrirent, sans distinction de rite, des mêmes mesures d'arrestations, de déportations, et d'exécutions mises en place par le gouvernement turc à partir du printemps 1915, avec une ampleur, jusque là inégalée.

Il s'agit d'exposer les souffrances subies par les communautés syriaques, orthodoxe et catholique. Souffrances, qui, conduisirent à l'élimination des communautés installées, depuis les premiers siècles du christianisme, à Diyarbakir, Mardin et dans le Tour Abdin. Ce processus, déjà engagé depuis plusieurs décennies, comme les propos de l'Ambassadeur de France à Constantinople, Paul Cambon le rappèlent, trouvèrent dans les évènements de 1895 puis de 1915 un aboutissement. Les communautés syriaques furent au même titre que les communautés arméniennes, les victimes expiatoires du nouveau nationalisme turc.

Le génocide de 1915 ne peut pas se comprendre sans considérer les événements annonciateurs des années 1895-1896.

Les événements de 1895

Dans les grandes villes, le climat d'insécurité, largement entretenu jusque là par la passivité des autorités ottomanes, se dégrada très vite, et à partir de 1894 prit l'allure d'une véritable guerre civile. Cette nouvelle situation sortit du cadre de la stricte « Question arménienne » en devenant plus généralement « une Question chrétienne ». Les propos du vice-consul de France à Diyarbakir, Gustave Meyrier, étaient en ce sens sans ambiguïté. Cet état de choses s'applique à tous les chrétiens sans distinction de race, qu'ils soient Arméniens, Chaldéens, Syriens ou Grecs. Il est le résultat d'une haine de religion d'autant plus implacable qu'elle repose sur la force des uns et la faiblesse des autres. On peut même dire que la question arménienne y est étrangère, car, si les Arméniens sont les plus maltraités, c'est qu 'ils sont les plus nombreux et qu'il est facile aussi de donner aux exactions dont ils sont l'objet le caractère d'une répression nécessaire à la sûreté publique.

« La ville est à feu et à sang, sauvez-nous »

La tuerie débuta le samedi 2 novembre : Ce jour-là au lever du soleil, le carnage a commencé et a duré jusqu'au dimanche soir. Ils s'étaient divisés par bandes et procédaient systématiquement maison par maison, en ayant bien soin de ne pas toucher à celles des musulmans. On défonçait la porte, on pillait tout et, si les habitants s'y trouvaient, on les égorgeait. On a tué tout ce qui se présentait sous la main, hommes, femmes et enfants ; les filles étaient enlevées. Presque tous les musulmans de la ville, les soldats, les zaptiés et les Kurdes du pays ont pris part à cette horrible boucherie. Un peu plus loin, dans cette même dépêche, Gustave Meyrier précisa que les Kurdes des tribus ne sont pas entrés, ce qui voulait dire que les portes de la ville avaient été volontairement fermées par les autorités, car on savait fort bien que ces hordes de sauvages ne font pas de distinction entre les religions et que, si on déchaînait leurs instincts de pillage et de meurtre, toute la ville, les musulmans comme les chrétiens, y serait passée.

Cependant, quelques chrétiens parvinrent à se défendre avec le peu d'armes qu'ils avaient et réussirent à protéger certains quartiers. Les rues étant étroites et facilement défendables, mais aucun ne put s'échapper de la ville. Le couvent des pères capucins accueillit plus de 3 000 chrétiens de toutes les confessions ainsi que le consulat de France où plus de 1 500 personnes avaient trouvé refuge. Des actes d'une incroyable cruauté furent commis. On a égorgé sur les genoux d'un père de famille ses cinq enfants et lui, ensuite, a subi le même sort.

La situation dans le Tour Abdin et Midyat

Longtemps aussi fut entretenue l'idée que le plateau montagneux du Tour Abdin fut épargné. Il n'en était rien. L'éloignement certain de Midyat, par rapport à la capitale de la province, située à plus d'une centaine de kilomètres, contribua à minimiser la portée réelle des troubles, car de fait nous n'en possédons que très peu de témoignages. Néanmoins, les propos écrits par le diplomate français sont sans ambiguïté :

Malheureusement il n'en était pas de même dans les villages (sous-entendu les villages du Tour Abdin) où il n 'y avait pas de Consul de France en péril. Là, le massacre a duré encore plus de quinze jours.

Midyat fut touché par les massacres, même si nous n'en savons pas l'ampleur. Il en fut de même pour les villages du Tour Abdin comme le témoignage du père Galland, dominicain en mission à Djézireh, semble le suggérer. C'est à partir de Djézireh que commencent les scènes de sauvagerie. À Djézireh même, contre toute attente il ne s'est rien produit, et le père Galland a vécu jusqu'ici en sécurité ; mais tout près de là, dans les villages jacobites du Djebel Tour, les Kurdes ont pillé et massacré à leur aise.

Le témoignage du père Galland fournit un peu plus d'informations sur la tournure que prirent les évènements dans le Tour Abdin, lorsqu'une année plus tard il en traversa la partie orientale pour se rendre à Seert. Il a été publié dans un compte-rendu daté du 1er novembre 1896, de « Djézirét à Seert en passant par le Djébel Tour ».

Je ne saurais vous dire, la tristesse poignante qui nous a saisis en voyant dans les villages chrétiens que nous avons traversé les traces encore récentes du pillage et de l'incendie, les maisons sans toit ni portes, toutes grandes ouvertes et vides de leurs habitants, les églises profanées dans le même état, les moissons abandonnées dans les champs faute de bras et de bêtes de transport. Des localités importantes, presque dépeuplées, où l'on ne voit plus que quelques groupes de femmes et d'enfants errant à travers les ruines, les hommes ayant pour la plupart succombé sous les balles et les poignards kurdes (...) dans les moindres villages les victimes se comptent par centaines, et il est à remarquer que partout les premiers frappés ont été les prêtres, puis les maîtres d'école et les principaux propriétaires ou autres personnages influents. (...) Les Kurdes viennent à tout moment enlever aux villageois chrétiens le peu de troupeaux et de récoltes qu'ils ont pu sauver.

Ces témoignages sont les seuls qui peuvent attester du massacre des syriaques dans le Tour Abdin en 1895, mais il serait chimérique d'avancer des chiffres. Ils permettent néanmoins d'affirmer que les syriaques orthodoxes, comme catholiques, furent des victimes à part entière, à la différence de Diyarbakir par exemple, où une forte présence arménienne pouvait laisser supposer à certains auteurs, comme le fit le révérend Wigram, que les victimes non-arméniennes avaient été l'objet de « bavures ». Cette interprétation est maintenant désuète et inacceptable d'un point de vue strictement historique. Au fur et à mesure que j'avançais dans ce travail, je me suis rendu compte que les événements tragiques de la Première guerre mondiale avaient été l'aboutissement d'un long processus de rejet du christianisme oriental, commencé dès 1880. Jamais la logique génocidaire de 1915, n'aurait pu se réaliser dans une telle ampleur, ni même se comprendre, sans considérer les vagues successives de massacres commencées depuis plusieurs décennies. Les syriaques/assyriens furent les victimes oubliées, et parfois même méprisées, de cet horrible bain de sang, précurseur de tous les génocides du XXe siècle. Notre mémoire universelle ne peut se permettre d'ignorer ces événements.

Sébastien de Courtois

Les citations de cet article sont publiées dans l'ouvrage de l'auteur : « Le Génocide oublié », Ellipses, Paris, 301 pages.

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