Bulletin d'information de la J.A.C. N°15  — Avril 2004

La Turquie doit reconnaître le génocide assyro-chaldéen de 1915

Où que ce soit dans le monde, en Afrique ou en Asie, l'une des caractéristiques communes aux génocides est la non-reconnaissance du génocide par ses instigateurs. Cette situation est aussi valable pour la Turquie. La Turquie nie toujours le génocide organisé, planifié, programmé et systématiquement exécuté par le parti Union et Progrès qui formait le gouvernement ottoman. Au Rwanda, près d'un million de Tutsis ont été massacrés en l'espace de trois mois. Certains responsables de ce génocide ont été arrêtés et emprisonnés. Savez-vous ce que déclarent les coupables quand il est question du massacre qu'ils ont commis ? Ceux-ci prétendent qu'il s'agit d'un "soi-disant génocide" ! Et cette expression n'est jamais absente des propos tenus par les défenseurs de la pensée officielle turque.

En Turquie, débattre du génocide assyro-chaldéen et arménien vient en tête des tabous existants. Cependant, comme dans tous les pays du monde, en Turquie même, il y a deux fronts opposés sur la question. D'un côté, le front représenté par les défenseurs de la pensée officielle ; d'un autre, le front des défenseurs des peuples minoritaires qui affirment que la Turquie doit faire face à son passé récent.

Ces deux fronts, c'est-à-dire deux points de vue divergents sur l'histoire, existaient également dans le passé. D'un côté, le front de ceux qui planifiaient le génocide jusqu'à ses moindres détails ; et de l'autre, le front de ceux qui, au prix de leur vie, se sont soulevés contre le génocide en cachant et protégeant des chrétiens dans leurs maisons.

Les bons et les méchants

Le Cheikh Fethullah était un homme religieux musulman reconnu de la région de Mardin. Aujourd'hui, de nombreux Assyro-Chaldéens se souviennent encore de lui et le respectent. Son portrait est de nos jours accroché à un mur du monastère historique de Mardin, Dayroul Zafaran. Car de nombreux Assyro-Chaldéens ont été sauvés grâce à lui. Que veut-on exprimer à travers le portrait qui décore les murs du monastère ? Le fait qu'il n'y ait pas, en Turquie, que des méchants mais aussi des bons. Cela était le cas et en Allemagne et au Rwanda. Il s'agit, en quelque sorte, d'une lutte entre le bien et le mal. Pour comprendre le génocide commis contre les Assyro-Chaldéens, lesArméniens et les Grecs sur le territoire turc en 1915, il faut étudier en profondeur, spécialement le dernier siècle de l'empire ottoman. Il faut se pencher sur les relations et les problèmes entre le pouvoir ottoman et l'Angleterre, l'Allemagne, la France, l'Italie, l'Autriche, la Russie des Tsars ainsi qu'avec les autres pays.

Au cours de ce siècle, l'empire ottoman n'arrive pas à s'adapter aux réformes appliquées par les pays européens et aux réformes que ces pays exigent. D'une certaine manière, l'empire est en retard sur son siècle et est désigné à travers le monde comme un « homme malade ». Plusieurs peuples ont lutté et acquis leur indépendance nationale et se sont détachés du pouvoir ottoman. A cette époque, les Assyro-Chaldéens vivaient dans le sud-est de la Turquie et plus particulièrement dans les régions de Mardin, Ourfa, Kharpout, Diyarbakir, Van, Bitlis et Hakkari. La Première Guerre mondiale commence à une période où les Assyro-Chaldéens ne sont pas, comme les Arméniens, gagnés par un processus de nationalisme et de réveil identitaire. Cette guerre qui survenait à point nommé, donnait à l'empire ottoman une occasion en or pour se débarrasser des minorités chrétiennes. Ces minorités allaient être éliminées de la vie sociale et économique. Et voilà ! Cette élimination faite de manière consciente, planifiée, systématique, mise à exécution par une autorité centrale est nommée : Génocide !

Comme dans toute guerre, on a vécu, lors de la Première Guerre mondiale, des événements marquants, des tragédies indescriptibles. Et à l'ombre de ces tragédies, l'humanité a été témoin du premier génocide du siècle. Ce crime est un génocide commis sous la direction de l'Union et Progrès de l'Empire ottoman, contre les peuples chrétiens assyro-chaldéen, arménien et grec. Lors de ce génocide, des centaines de milliers de personnes, sans distinction de femmes ou enfants, ont été tués d'une manière barbare, sans aucune pitié. Des hommes et des femmes ont été collectivement jetés dans des fossés, bien vivants et on les a couvert de la mort. D'autres ont été transportés par bateaux et barques au large et jetés aux poissons. Des dizaines de milliers de personnes ont péri par l'épée. Les femmes ont été violées. Devant les yeux tristes de leurs enfants, des pères et des mères ont été mis en morceaux. Des centaines de milliers de malheureux ont été sciemment abandonnés à la mort dans les déserts mésopotamiens, sans eau ni nourriture. De grandes souffrances, de grands événements, de grandes tragédies furent vécues. A la veille de la Première Guerre mondiale, la population totale de la Turquie (14 millions) incluait quatre millions et demi de personnes issues des peuples chrétiens de l'empire. Cette population représentait donc approximativement 33% du total. De nos jours, la population totale des chrétiens de Turquie ne représente plus que 0,1% sur l'ensemble de la population. Qu'est-il arrivé à ces peuples ? Qu'est-il arrivé aux Assyro-Chaldéens, aux Arméniens, aux Grecs ? Où sont-ils ? Où ont-ils disparu ? La diversité des hommes n'est-elle pas la plus grande richesse d'un pays ? Alors, qu'est-il arrivé à la plus grande richesse de la Turquie, à sa mosaïque diverse ?

La mosaïque, la diversité et le mélange dont il est question ont été anéantis. Il s'agit, en vérité, d'une élimination mise en pratique de manière consciente. Oui, le premier génocide de notre siècle a été commis contre les Assyro-Chaldéens et les autres peuples chrétiens, de façon planifiée, programmée et systématique. Plus de deux millions de personnes ont été tuées et au moins autant ont été contraintes à l'exil.

Je m'adresse à la majorité silencieuse

Personne n'a le droit, à la vue des guerres, massacres et oppressions qui secouent notre planète actuellement, de prétendre qu'il est incompréhensible de traiter un massacre « oublié » du passé ou de demander ses droits. Car, une telle opinion n'est pas juste par nature. Le crime de génocide est un crime commis contre l'humanité qui ne peut être frappé de forclusion. Un tel crime qui ne doit être oublié, peut provoquer de nouvelles tragédies s'il venait à être effacé.

Tout le monde sait que Hitler, lors du génocide qu'il a commis contre les Juifs, les Tziganes et tous les défenseurs de la démocratie pendant la deuxième guerre mondiale, a profité du silence, de l'insensibilité et de l'oubli de l'opinion publique internationale, lorsqu'il disait « mais qui se souvient encore du génocide des arméniens ? ». Hitler pouvait-il commettre, à l'ombre de la Deuxième Guerre mondiale, le deuxième plus grand génocide de notre siècle, si l'opinion publique internationale et les pays démocratiques n'étaient pas restés insensibles et spectateurs à l'horreur des massacres de notre peuple commis à l'ombre de la Première Guerre mondiale ? C'est justement pour cette raison que je m'adresse à vous, à la majorité silencieuse ! Le but unique et premier des débats et des propos concernant les massacres vécus dans le passé n'est pas d'abhorrer les actes barbares. Ce cri est également important du point de vue de la vie commune, dans une société démocratique, sécurisée, des personnes de religion, de race et de culture différentes. Seules les sociétés possédant un mécanisme et un fonctionnement démocratiques peuvent se tenir loin de toutes sortes d'oppressions et de massacres. On doit bien comprendre que la caractéristique commune de tous les massacres et génocides commis jusqu'à maintenant dans le monde, est qu'ils l'ont été dans des pays non-démocratiques, perpétrés par des forces anti-démocratie !

C'est pourquoi, il est très important de savoir dans quelle société et dans quel monde nous voulons vivre !

Voulons-nous vivre dans des sociétés où des hommes et des femmes de race, de religion, de langue et d'ethnie différentes peuvent vivre ensemble, de manière équitable et fraternelle ; ou, dans des sociétés où certaines forces impitoyables ne peuvent même pas supporter la moindre tolérance envers l'autre ?

Le problème n'a pas pour origine l'appartenance à des ethnies différentes des personnes. La vraie question est que certains ne peuvent ni accepter ni supporter une telle diversité et une telle beauté. C'est ce qui s'est passé, en Turquie, à l'ombre de la Première Guerre mondiale.

Le massacre des Gavours (infidèles)

Il y a un écrivain originaire de Turquie qui vit en Allemagne. Il s'appelle Ismail Kemal Yalçın. Ce dernier a réalisé de nombreux reportages avec des Arméniens et des Assyro-Chaldéens concernant le génocide passé. Ce que raconte un vieux monsieur dans l'ouvrage écrit à ce sujet par Yalçın, « Seninle Güler Yüreğim » (Avec toi, sourit mon cœur), exprime bien les sentiments et l'opinion de la majorité des Assyro-Chaldéens. Le vieil homme du livre racontait cela :

« Une grande majorité d'entre nous, n'a pas vécue cette grande, cette horrible tragédie. Mais, nous avons hérité de cette lourde souffrance... Rien que son souvenir m'attriste profondément ! Bien que nous n'ayons pas vécu ces jours horribles, ces voyages vers la mort, nous en gardons les traces indélébiles. Qu'ont-ils pu faire, ceux qui les ont vécu ? Dans nos contrées, on a généralement fait tuer les Arméniens par les Kurdes. Tout le monde sait cela. Les Kurdes parlent du « massacre des Gavours ! » (je dois vous préciser que le mot Gavour, infidèle, est utilisé en Turquie à l'encontre des chrétiens dans un sens humiliant). Je n'accuse absolument pas tous les Kurdes ni tous les Turcs. Ma colère est contre ceux qui ont planifié dans les moindres détails et exécuté cette catastrophe. Je serai soulagé le jour où les responsables seront révélés et la triste vérité reconnue. Je n'ai aucune haine ni contre les Turcs ni contre les Kurdes ! Je n 'ai pas le moindre souhait intérieur de vengeance ou de demande de comptes. Il y a des bons et des mauvais et chez les Turcs et chez les Kurdes ! Mon problème, mon irritation, ma colère, c 'est avec et contre ceux qui ont fait exécuter ce massacre. Que la honte tombe sur les responsables de ce crime ! Que Dieu les maudisse de mille et une manières ! ». Oui, les sentiments et opinion exprimés ici sont ceux de la majorité des Assyro-Chaldéens. Notre problème est avec ceux qui ont fait exécuter le génocide en le planifiant jusque dans ses moindres détails. Ne sont-ils pas morts ? allez-vous me demander. Oui, ils sont morts. Cependant, sur leur héritage, un État a été fondé. L'Etat de la République de Turquie de nos jours a été ainsi fondé. La Turquie a été homogénéisée. Le gain de ceux qui ont commis le génocide est précisément celui-ci. La pensée consistant à affirmer que la richesse économique de la classe dirigeante la Turquie a été possible grâce à l'anéantissement du peuple chrétien massacré, n'est pas une opinion à négliger. Cependant, à ma connaissance, aucune étude sérieuse n'a encore été menée en Turquie sur cette affirmation. Le génocide perpétré dans les années 1915 a donné des gains politiques et économiques. Ceux qui dirigent l'actuelle Turquie nient le génocide. La pensée officielle de la Turquie avance la thèse suivante concernant les événements de 1915 : « L'événement dont il est question est un fait vécu dans le passé ; laissez les historiens discuter de cela ! ».

Pourquoi la Turquie s'accroche-t-elle autant à cette thèse ? Justement parce qu'elle souhaite faire oublier cet événement en le rendant passif. Si son but réel était de confier ce travail aux historiens, elle aurait eu davantage de tolérance envers les scientifiques comme Taner Akçam qui pensent différemment qu'elle. Or, nous savons très bien que les personnes comme Taner Akçam n'ont pas la possibilité d'exprimer librement leur opinion en Turquie ni de mener des études à ce sujet. Ceux-là, parce qu'ils osent dire la vérité, sont carrément pourchassés. La Turquie est encore très loin d'une gouvernance démocratique. Dans un pays démocratique, il ne doit pas y avoir de tabous. Les petits-enfants des Assyro-Chaldéens, des Arméniens et des Grecs massacrés demandent à la Turquie la reconnaissance du génocide qu'elle a commis, de demander pardon pour ce crime et de se soumettre au droit international. Sans que tout cela ne se soit réalisé et sans que des étapes démocratiques ne soient franchies, il ne serait pas juste d'intégrer la Turquie à l'Union européenne. Selon nous, les pays européens devraient invoquer la reconnaissance du génocide comme une pré-condition au processus de négociations à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. La négation n'est que le symbole d'un second génocide.

Le fait que la Turquie reconnaisse et demande pardon pour le génocide est la meilleure des choses à faire. La Turquie pourra tirer profit d'un tel comportement. Si elle arrive à bien évaluer son passé et à regarder son histoire de façon critique, ceci n'aura pour conséquence que d'accroître le respect de la communauté internationale envers elle. Par contre, le reniement ne provoquera que le contraire.

La reconnaissance du génocide de 1915 sera compris, du moins, comme le symbole d'une maturité accrue et cela aura pour conséquence également de montrer que les tragédies vécues dans le passé ne se reproduiront plus. Le fait que la Turquie se confronte enfin avec son passé, règle ses comptes avec lui, respecte les droits de l'homme et se démocratise sera bénéfique pour l'ensemble de la communauté internationale.

Enfin, je voudrais vous dire ceci : le génocide des assyro-chaldéens reste méconnu de l'opinion publique internationale. Ce génocide méconnu et renié nous attriste, nous, enfants d'un peuple ayant subi le génocide. Plusieurs problèmes que nous vivons dans notre vie quotidienne en tant que groupe ethnique ne sont que le souvenir amer du génocide oublié. Le monde démocratique qui n'a pas pu prévenir, dans le passé, le génocide commis contre notre peuple, peut au moins nous aider dans la résolution de nos problèmes actuels.

Le génocide assyro-chaldéen, le premier du 20e siècle, doit avoir une place plus large dans les programmes universitaires. Un génocide doit être nommé comme tel quelque soient les lieux où il est commis et quelque soient les responsables d'une telle barbarie. Le génocide est un crime contre l'humanité qui est imprescriptible. La science historique ne consiste pas seulement en l'étude du comment et où des événements. La science historique consiste en même temps à tirer des leçons du passé. Les génocides du passé doivent être connus et condamnés pour éviter que de nouveaux génocides n'entachent l'histoire de ce monde. C'est pourquoi, le premier génocide du 20e siècle, celui des Assyro-Chaldéens, doit être connu et étudié. Ceux qui nous suggèrent d'oublier cet événement du passé ne font que de mauvaises propositions et ne mesurent pas la portée de leur opinion. Histoire ne veut en aucun cas dire oublier. L'Histoire, c'est savoir. L'Histoire, c'est apprendre. L'Histoire, c'est regarder le futur avec confiance.

Est-il si facile d'oublier ?

Ceux qui nous proposent d'oublier le génocide que nous avons vécu sont des personnes qui ont beaucoup de mal à nous comprendre. Ces gens ne connaissent pas suffisamment les conséquences des génocides, leurs dimensions socio-économiques, politiques et psychologiques. Ils nous demandent d'oublier. Est-il si facile d'oublier ? Nous, Assyro-Chaldéens, avons perdu, lors du génocide de 1915, près des deux-tiers de notre population.

Nous avons été arraché et chassé de nos terres. Les survivants du génocide se sont éparpillés dans les quatre coins du monde. Nous sommes une nation qui lutte aujourd'hui pour l'existence et contre la disparition. Comme je l'ai dit précédemment, la plupart de nos problèmes actuels ne sont que le fruit du génocide que nous avons vécu dans notre passé récent. Comment pouvons-nous oublier cela ?

Moi personnellement, lorsque j'avais sept ou huit ans, je voyais souvent mon grand-père pleurer. J'étais un enfant. Je ne comprenais pas pourquoi ce vieil homme pleurait. Je savais juste que ses trois frères lui manquaient énormément. Oui, je ne savais rien d'autre ! J'ai appris tous les détails, il y a trois mois de cela, par le hasard d'une rencontre avec une femme âgée de 97 ans en Allemagne. Les frères que mon grand-père aimait tant, qui lui manquaient tant avaient été tués lors du génocide de 1915 ; c'est pour eux que mon grand-père pleurait. Moi, je n'ai appris les détails de cette histoire qu'il y a trois mois. Et en trois mois, j'ai rêvé de mon grand-père décédé il y a plus de trente ans, à trois reprises. Ils nous demandent, ils me demandent d'oublier tout cela. Comment puis-je oublier tout cela ? Comment puis-je oublier mon grand-père, mon village, mon peuple, ma patrie, mes amis ? Tout cela fait partie de mon histoire. Il m'est impossible d'oublier.

Bien sûr, même si on le souhaite, nous ne pourrons faire revenir ceux qui sont partis. Cependant, la Turquie nous doit au moins une demande de pardon. La Turquie doit reconnaître le génocide qu'elle a commis. Il n'y a pas d'autre issue à cela. La reconnaissance du génocide ne peut être que bénéfique à la Turquie. Tout du moins, le respect de la communauté internationale envers la Turquie ne fera qu'augmenter et le pays se trouvera rapproché de la démocratie. Le renier produira l'effet contraire.

Sabri Atman

Traduit du turc par Antoni Yalap

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