Y.Ternon, Mardin 1915 Livre II. Anthologie de récits de la grande Catastrophe.

IX. LAMENTATIONS DES GENS DE MARDIN
(référencé L)

[Positio, pp. 412-415]

Pour conserver le souvenir de la mort de Monseigneur Maloyan et de ses compagnons, les gens de Mardin fredonnaient ces lamentations à longueur de journée. Ces élégies sont traditionnelles en Orient depuis les lamentations de Jérémie. Le vice-postulateur a traduit ce texte du livre du père Armalé [Al qouçara] et a rendu le texte arabe en vers français. Mais il n’a pu retrouver la mélodie.

Nous sommes Turcs, pourquoi nous traiter d’ennemis ?

Et ces bandes de Kurdes d’où sont-elles venues ?

Nous pressentions ces maux, mais pas d’être égorgés

La sentence de mort tombe aujourd’hui sur nous.

L’état a décidé de nous exterminer.

La Fête-Dieu au soir, Rechid envoie Memdouh.

On arrête l’évêque « Lève-toi ! En avant ! ».

Arrivé au sérail, sans égard ni honneur

On lui dit « c’est un ordre des autorités

De nous saisir de toi et de te mettre à mort.

Les armes, livre-les ; avance par ici

Pour être interrogé et mourir comme les autres ».

O chrétiens, levez-vous, ce soir venez prier

Pleurez, priez, peut-être se brisera l’étau.

Maman, au nom du ciel, accourez à notre aide :

Nous redoutions les maux, mais pas d’être tués.

Au soir de ce Jeudi, ils furent tous saisis,

Entassés pêle-mêle dans les geôles obscures.

De chaînes et de cordes ils furent enlacés,

De verges et de fouets ils furent flagellés,

à huit heures du soir débuta leur exode.

Ensemble, quatre à quatre, ils furent enchaînés,

Et des anneaux au cou par groupes entraînés.

De leurs geôles infectes, les prisonniers sortirent,

Ils avançaient prostrés, les épaules meurtries,

Plusieurs marchaient pieds nus, tous le cœur angoissé.

Je leur fais mes adieux, tous pleurent avec moi :

Musulmans et Allemands admirent leur courage.

Chrétiens ! Debout ! Sortez, on conduit les martyrs,

Leurs croix sur la poitrine, ce sont de vrais chrétiens.

Des jeunes et des nobles, l’élite de leur rite, <p.349>

Leurs larmes sur les joues, les cœurs endoloris.

Mamdouh marche premier avec ses acolytes :

La milice khamsin, les Kurdes et bien d’autres

Suivent à pas pressés et forment une haie,

Poignards au ceinturon et fusils à la main,

Leurs noms ? Quels étaient-ils ? Des Congrégationnistes.

Quelle confrérie c’était ? « Le Précieux Sang du Christ » ?

Tous sont allés cueillir la palme du martyre.

L’ordonnance impériale exemptait les Syriens.

Adib n’y souscrit pas, leurs notables non plus.

Il rafla arméniens, syriens et chaldéens,

Les jeunes et les vieux, les notables, les clercs.

Chrétiens restez chez vous. C’est Maloyan qui sort ;

Il sort, poignets liés, poitrine décorée,

Sa place est désormais la grotte de Cheikhan

Il sera mis à mort à Kalaat Zirzawan.

Comme un troupeau d’agneaux, ils y sont tous conduits.

Faites-vous musulmans, vous aurez la vie sauve.

« Ah ! ça jamais ! Jamais » Alors on les tua.

Dans les grottes et les puits leurs corps furent jetés.

On leur prit leurs vêtements ; chacun rentra chez soi.

Avant sa mise à mort, il s’isole avec eux,

Prie pour eux, les absout, leur distribue l’hostie.

Sur les rives du Tigre gisent prêtres et évêques

Le plateau de Cheikhan est rempli de cadavres.

J’en prends Dieu à témoin, comment les oublier !

Le convoi de femmes.

Dieu, laisse-moi vagabond sur les routes

Pour demander aux passants des chemins :

Où sont partis les deux convois de femmes ?

L’un est parti au plateau de Cheikhan

Et le deuxième au sud vers Ras-ul-Aïn.

On les mena jusqu’à Abdel iman

Par double rang, enchaînées deux à deux.

Leurs nourrissons juchés sur les épaules,

Déshabillées toutes l’une après l’autre.

On leur ôta pendants et bracelets.

On leur ouvrit le ventre et les boyaux

Pour y chercher d’éventuels bijoux. <p.350>

On leur ravit leurs filles en bas âge.

On vit un Kurde hypocrite et barbu

Se relever après chaque prière,

Pour égorger ou violenter les femmes.

Il en garda deux seulement pour lui.

Toutes les autres furent exécutées.

Que d’orphelins ils laissèrent hagards !

Combien de cœurs ils brisèrent et brûlèrent !

Que de maisons détruites ou confisquées !

Quels droits humains n’ont-ils pas piétinés ! <p.351>

sommaire - suite