Y.Ternon, Mardin 1915, Livre I, quatrième partie, L'élimination des Chrétiens du Sandjak de Mardin.

Quatrième partie
L’élimination des Chrétiens du sandjak de Mardin

Chapitre I.
Le merkez-caza de Mardin

Le sandjak de Mardin est, selon la description de Vital Cuinet, divisée en 5 caza, 43 nahié et 1062 villages. Le caza de Mardin – merkez-caza –, siège du mutessarifat, compte 105 villages1. La ville de Mardin représente moins du cinquième des habitants du sandjak. Selon le père Rhétoré2, le sandjak compte 74 470 chrétiens de différentes confessions, en majorité jacobites. Selon Kévorkian, dans le merkez-caza de Mardin, en 1914, les Arméniens sont 7 962, les syriens catholiques et jacobites, 12 6093.

La destruction des Arméniens de ce sandjak est exécutée sur ordre de Rechid, vali de Diarbékir. Comme le rappelle Rafael Nogales, chef d’état-major de la gendarmerie de Van en mai 1915, Rechid lui confirma personnellement que Talaat jouait dans cette opération le rôle décisif et qu’il opérait sous son autorité : « Il ne peut y avoir de doute que les massacres et les déportations eurent lieu en accord avec un plan soigneusement mis au point et que la responsabilité de ces actes incombe au parti dirigé par le grand vizir [en fait, il n’est grand vizir qu’en 1917, mais Nogales publie son livre en Allemagne en 1925] Talaat Pacha et aux autorités civiles sous ses ordres. Ils avaient pour but d’éliminer d’abord les Arméniens, ensuite les autres minorités »4.

Tandis que les hommes de Rechid organisent à Mardin la déportation et la mise à mort des habitants arméniens de la ville, ils réalisent dans le même temps la destruction des villages environnants. Ils se heurtent cependant, tant qu’il est en fonction, au mutessarif, Chafik bey, qui conserve un pouvoir administratif et qui tente de s’opposer à ces crimes. Chafik fait ainsi emprisonner des tchété, qui, le 16 juin, ont, avec des <p.158> Kurdes, massacré une partie des habitants de Mansourieh, un village situé à une demi-heure de Mardin. Après son départ, à la fin juin, Bedreddine, Memdouh et Tewfik orchestrent la poursuite des massacres. Les Kurdes ont été invités par le comité d’exécution de Mardin à se tenir prêts à attaquer les villages chrétiens dès qu’ils en recevront l’ordre. En 1896, le gouvernement avait fait arrêter des Kurdes pour pillage. Ils avaient alors produit des ordres écrits remis par les autorités pour protester de leur innocence. En 1915, les tribus kurdes reçoivent les mêmes ordres les autorisant à tuer et à piller. Lorsqu’ils fondent sur un village, les Kurdes emportent tout, jusqu’aux châssis des portes et des fenêtres et aux pitons enfoncés dans les murs.

Les villages du sandjak de Mardin sont kurdes, arméniens, jacobites ou chaldéens, arabes au sud et rarement mixtes. Dans les bourgs et les villes, au contraire, la population est mélangée, mais dans les villages, les habitants partagent les mêmes cultures, les mêmes traditions, la même religion. Le problème, pour les prélats de chaque communauté est d’assurer, on l’a vu, une présence religieuse : un prêtre, une église, un culte. Il arrive, c’est surtout le cas pour les chaldéens, que, faute d’un officiant de leur rite, les fidèles assistent aux offices d’une confession voisine, arménienne catholique dans ce cas.

Les villageois sont sans défense devant leurs adversaires. Lorsque les tchété et les Kurdes attaquent un village, tous les habitants présents sont tués ou enlevés. Les destructions commencent en juin : Awina, à deux jours de Mardin, le 1er juin ; Bekhaïré, le 2 juin ; et Killeth, à huit heures de Mardin, Bafaoua à sept heures, le 10 juin ; Maserté, à six heures, le 12 juin ; Mansourieh, le 16 juin ; Bénébil, le 17 ; Kalat Mara, le 19 ; Ibrahimié, à cinq heures de Mardin, le 25 juin5. Tous ces villages chrétiens sont ravagés, mais la plupart ne sont pas arméniens : le sandjak se situe à la limite méridionale du peuplement arménien. Aussi, plutôt que de conduire une reconstitution chronologique des massacres, il semble plus signifiant de rapporter les témoignages par caza, en fonction de la documentation recueillie.

1. Tell Armen6

Comme son nom l’indique, Tell Armen, à 20 km au sud-ouest de Mardin, est en majorité arménien. Ce gros bourg de 3 000 habitants compte 700 familles arméniennes catholiques, mais aussi des syriens catholiques, des chaldéens et des musulmans. Ce sont là les chiffres du <p.159> père Rhétoré, mais ils divergent selon les auteurs : le père Armalé annonce 6 000 Arméniens catholiques ; le père Joseph Tfinkdji, plus réservé, décompte en 1914 1 200 habitants, tous Arméniens catholiques, sauf 100 chaldéens qui, « faute de prêtre, accomplissent leurs devoirs religieux chez les Arméniens » Il ajoute que les protestants n’ont, en dépit de leurs efforts, jamais pu pénétrer dans ce village7. Les habitants de Tell Armen sont des cultivateurs aisés qui possèdent une moyenne de deux cents ovins par famille ou des commerçants – le village a une centaine de magasins. C’est une étape habituelle des caravanes qui vont au sud, vers Alep. Elles s’y reposent et s’y fournissent : les greniers sont remplis de blé et d’orge.

En avril 1915, sous prétexte de recruter des hommes, on en conduit 500 à Mardin. De là, on les envoie à Diarbékir où ils sont enrôlés dans les bataillons ouvriers, puis tués en juin. Quoique le bourg ait été averti des événements survenus dans le vilayet, les habitants comptent sur leur mudir pour les protéger. C’est pourtant lui, Darwich, qui organise le massacre. Les conjurés se réunissent dans le magasin d’un musulman et rédigent un procès-verbal que signent le mudir, le directeur de la banque agricole, Néjim, et deux notables, Abdelrahman el-Kaoussa et Mohamed Abdo. Le 11 juin, des soldats venus de Mardin installent leur cantonnement dans la petite ville. Ils convoquent les pères Antoun et Minas et les notables arméniens, les emprisonnent et les conduisent à Cheikhan où ils sont tués. Le vendredi suivant, 18 juin, ils arrêtent dix autres Arméniens – dont Serop Ghazo, Mikhaïl Melki et Georges Jadaan – et les conduisent à la citadelle de Mardin pour interrogatoire. Ils y restent enfermés huit jours, avant d’être reconduits à Tell Armen. Quelques jours après, le mudir sélectionne 70 villageois qui sont censés seconder les soldats pour protéger le village des Kurdes. Le père Bartos Aoussi, qui tente de s’enfuir, est abattu. Puis tous les hommes de dix à soixante-dix ans sont conduits dans l’église. Les soldats font revenir dans le village les bergers avec leurs troupeaux : ils renvoient les bergers musulmans et regroupent les bergers arméniens en un même lieu après avoir saisi leurs troupeaux et leurs chevaux. Les épouses des détenus vont trouver le mudir pour obtenir des explications et exprimer leur inquiétude. Darwich les rassure, ce qui ne fait qu’accroître leurs craintes.

Le mudir envoie les soldats dans le village voisin d’Ibrahimié pour arrêter 60 personnes – des Arméniens, mais aussi des jacobites – et les rassembler dans l’église de Tell Armen. Les soldats relâchent un prêtre syrien catholique, Ibrahim, après qu’il ait décliné son appartenance confessionnelle, ainsi qu’un groupe de jacobites. Alors que ces villageois sont raccompagnés à Ibrahimié, ils sont assassinés par des Kurdes des tribus <p.160> Chanatha, sur ordre de Darwich. L’abbé Ibrahim est décapité et les soldats jouent au ballon avec sa tête. Les autres habitants d’Ibrahimié sont arrêtés, conduits à Tell Armen et enfermés dans l’église.

Le 1er juillet, 2 000 à 3 000 Kurdes des villages voisins – ils sont « aussi nombreux que la poussière de la terre », dit un témoin8 – arrivent à Tell Armen. Ils sont envoyés par le comité d’exécution de Mardin. Avec l’aide des soldats, ils font sortir de l’église où tous les habitants sont réfugiés une centaine d’hommes qu’ils attachent quatre par quatre. La foule les lapide – Serop Ghazo est tué. Ils conduisent leurs prisonniers sur la route de Gulié où ils sont tués. Les Kurdes, conduits par Allah Djelabi, fils de Hadj Kerno, reviennent ensuite à l’église, en forcent les portes, déshabillent hommes et femmes et les tuent à l’arme blanche. Les petits enfants sont décapités sur l’autel, utilisé comme billot. Ils tordent aussi le cou des enfants ou les écartèlent. Des femmes et des enfants sont emmenés dans la plaine et « écrasés comme du blé ». En deux heures, les deux églises et les maisons sont vidées. Les femmes kurdes arrivent à pied, derrière les cavaliers kurdes. Elles pillent les demeures arméniennes, chargent leur butin sur des mulets et repartent dans la montagne [récit SM1].

Quand ils découvrent une femme ou une jeune fille qui leur convient, les Kurdes remettent leur poignard dans leur ceinture et s’en emparent. 70 femmes sont ainsi conduites dans la cour de la caserne où elles sont déshabillées et violées. Plusieurs témoins affirment que Darwich viola à plusieurs reprises Khanoun, la fille du prêtre Yakoub – lui-même petit-fils du patriarche Boghos – et qu’à la fin de la journée il la tua. Ces femmes furent violées pendant plusieurs jours ou assassinées selon l’humeur de leurs tortionnaires.

Le village de Kiziltépé – 300 habitants, tous jacobites –, à quelques km à l’est de Tell Armen, est attaqué par les Kurdes. Les villageois se défendent. Une centaine survit en se réfugiant dans l’église9. Abrahameeya est un village syrien catholique de cinquante maisons. La plupart des habitants fuient à Tell Armen où ils se réfugient dans l’église arménienne. Un habitant de ce village, un protestant nommé Hanna Cheikhi, est à Mardin ce jour-là. Il revient à Tell Armen, déguisé en Kurde, assiste au massacre et retourne à Mardin raconter ce qu’il a vu au révérend Andrus10. <p.161>

En 1916, les Allemands installent à Tell Armen une station d’automobiles. L’église, qui présente encore des traces des massacres, est utilisée comme garage. Plus tard, les Autrichiens la reprennent et la confient à leur aumônier que la rouvre au culte catholique. Pour en effacer la mémoire, on appellera le bourg Kazal Tebba.

2. Gulié [Ksor]11

A huit km au sud de Mardin, Gulié est un village de 3 000 habitants (Rhétoré) – 1 000, selon Tfinkdji, qui dénombre 120 syriens catholiques, 800 jacobites, 80 protestants ; 300 maisons, toutes chrétiennes, selon Andrus. C’est un village « laborieux et prospère », un centre de commerce agricole. Ses maisons sont en briques, sauf les deux églises : celle des jacobites, construite en 1727 et celle des syriens catholiques, un édifice de 1872. En 1896, le village a été ruiné par une attaque kurde : une partie des hommes a été tuée. Depuis, Gulié a retrouvé sa prospérité et reconstitué sa population.

Le massacre de Gulié est un exemple de collusion entre tchété et Kurdes, ce qui confirme que les ordres sont bien venus de Mardin. Le 2 juillet, la milice Al Khamsin investit le village. Les tchété interdisent aux habitants de quitter leurs maisons. Vers midi, quatre à cinq mille Kurdes, venus des environs de Tell Armen, se rassemblent autour de Gulié. Au coucher du soleil, ils demandent au commandant de la milice, Youssouf, le fils de Nouri-el-Bitlissi [Nouri-el-Ansari], la permission d’attaquer. Le second de Youssouf, Mohamed bey, ordonne à ses hommes d’encercler le village pour empêcher les habitants de fuir. A la nuit tombée, cinq chefs kurdes vont trouver Mohamed bey. Ils lui proposent de faire payer trois cents livres aux chrétiens pour que les Kurdes partent. Avec quelques miliciens, Mohammed bey va trouver le chef du village, Elia Jabbour, un syrien catholique, pour lui transmettre l’offre des tribus. Celui-ci refuse.

Le lendemain, à l’aube, les Kurdes attaquent Gulié12. La milice feint d’abord de défendre les villageois, puis elle fait cause commune avec les Kurdes pour tuer et piller. En dépit des ordres du gouvernement, les hommes ont conservé une centaine de fusils. Retranchés dans la vaste maison de Jabbour, ils tentent de résister et tuent quelques Kurdes. Mais leurs rangs s’éclaircissent et les Kurdes, appuyés par les tchété, forcent <p.162> leur résistance. Comme les assiégés refusent de sortir, les assaillants montent sur le toit et le font s’effondrer. Puis ils versent du pétrole par la brèche et incendient la maison. A huit heures du matin, 2 500 personnes sont mortes, tuées pour la plupart dans la cour de la maison Jabbour. Les cadavres entassés dans la maison sont brûlés. Des granges pleines de paille sont incendiées. Des cadavres y sont jetés ; d’autres sont tirés vers des puits et lancés dedans. Parmi les corps, certains sont encore vivants. Ils sont achevés par les Kurdes qui récitent une prière en égorgeant au nom d’Allah. A leurs côtés, des femmes kurdes qui vocifèrent. Un nommé El Kaour s’empare d’une cinquantaine d’enfants qu’il traîne sur le toit d’une maison pour les lancer en bas en les tenant par les pieds.

Le carnage achevé, des femmes kurdes pillent les maisons qui n’ont pas été incendiées. Le butin est si important qu’il leur faut deux jours pour les vider. L’incendie dure trois jours. Pendant trois jours et trois nuits, des terrasses de Mardin, on voit les flammes et la fumée. On aperçoit aussi de longues files de mulets qui emportent les fruits du pillage. On aurait vu Bedreddine prendre le frais, du haut de sa terrasse en fumant une cigarette. Dans son rapport, le révérend Andrus confirme que, de sa maison de Mardin, il voyait les flammes de l’incendie et qu’avec des jumelles, il observait les Kurdes piller13 [Récit SM2].

Pressentant le drame, une trentaine de syriens catholiques et quelques jacobites parviennent à s’enfuir de Gulié le 1er juillet. Ils se réfugient dans le village kurde de Tuméké, dont le chef, Khalil agha, leur assure sa protection. Quelques jours après, des Kurdes de retour de Gulié passent à Tuméké. Ils veulent tuer les réfugiés chrétiens, mais Khalil s’y oppose : ces chrétiens sont ses hôtes. Il refuse même de les contraindre à se convertir à l’islam. Ce « juste » protégera ces personnes durant toute la guerre. En 1917, les Allemands s’installent à Gulié. Ils démolissent l’église syrienne catholique et en prennent les pierres pour se construire des maisons. Le gouvernement a donné les maisons « abandonnées » à des Kurdes de la région de Karahissar qui ont fui l’avance russe.

3. Mansourieh14

Mansourieh est le village le plus proche de Mardin, à une demi-heure de marche au nord. Selon le père Joseph Tfinkdji, il compte en 1914 <p.163>1 000 habitants : 500 jacobites, 80 syriens catholiques, 80 protestants ; le reste musulman. Le père Armalé dénombre 400 familles, la moitié chrétiennes, l’autre moitié kurdes, de la tribu des Dachi ; syriens catholiques et jacobites partagent une église commune. Les habitants sont des tisserands. C’est de ce village que vient le célèbre patriarche jacobite Ignace XIX Pilate (1591-1597).

Au début de la guerre, les Dachi guettent leurs voisins chrétiens. Les jacobites jouent double jeu et donnent aux autorités la liste des syriens catholiques, anciennement jacobites et convertis au catholicisme. Ceux-ci sont obligés de s’enrôler dans l’armée ottomane. Parmi ces jeunes conscrits recherchés, un jeune homme, Salibo. Son histoire met en évidence les conflits entre jacobites et syriens catholiques, nourris par la colère des jacobites lorsque, dans un village traditionnellement jacobite, un membre d’une famille se convertit au catholicisme. C’est le cas de Salibo qui, enfant, s’était converti. La communauté jacobite l’avait fait enlever par des gendarmes qui l’avaient gardé deux jours en prison. Puis les jacobites l’avaient envoyé à Deir-al-Zaafaran où il avait travaillé pendant sept ans à l’imprimerie du monastère tout en entretenant une correspondance secrète avec les syriens catholiques. Ayant appris cela, l’évêque jacobite, Georgeos, avait ordonné à un moine, le père Boutros, de le frapper. Celui-ci lui avait brisé les doigts. Salibo s’enfuit de Deir-al-Zaafaran et vint trouver Monseigneur Tappouni qui le protégea. Au début de la guerre, il l’envoya étudier la théologie au couvent maronite de Deir-el-Chourfa, au Liban. Recherché comme insoumis, il dut quitter le couvent et se cacher dans d’autres couvents maronites pendant toute la guerre.

Le mercredi 16 juin 1915, les Dachi attaquent les chrétiens qui, pour la plupart, se réfugient dans l’église. Les Kurdes y pénètrent et tuent plus de 40 hommes. Puis ils fouillent les maisons, y cherchent des trésors qui n’existent pas et torturent les chrétiens pour leur faire avouer les cachettes avant de les tuer. Ils vident ensuite les maisons de leur mobilier.

Lorsque Chafik bey, qui est toujours mutessarif de Mardin, apprend ces événements, il dépêche des soldats à Mansourieh. Quand elle approche du village, la troupe sonne le clairon et les Dachi s’enfuient dans leurs villages avec le produit de leur pillage. Le 17 juin, les chrétiens de Mansourieh s’enfuient à Mardin : ils se réfugient dans l’église jacobite où ils restent dix jours. Puis l’évêque jacobite demande à Chafik bey de les autoriser à revenir chez eux prendre quelques affaires. Il accepte et 70 femmes reviennent à Mansourieh, accompagnées de soldats, pour y prendre ce qu’elle avaient laissé, vêtements et provisions. Elles repartent ensuite pour Mardin. Sur le chemin du retour, les Dachi les encerclent et les conduisent avec leurs bagages à la caverne d’el-Kaïserieh où <p.164> ils les tuent. Seules deux femmes parviennent à s’échapper et a fuir à Mardin pour raconter ce qui s’est passé. Les autorités de Mardin continuent cependant à inciter des groupes de femmes à retourner à Mansourieh en leur affirmant qu’elles les protégeront. Une centaine de femmes restent ainsi dans leur village pendant un mois. Une nuit, les Dachi les attaquent et les conduisent en dehors du village où il les tuent. Puis il jettent les corps dans un puits.

Depuis, personne ne retournera à Mansourieh ; les maisons seront démantelées, les bois brûlés ou vendus. Seule l’église sera épargnée. Les réfugiés de Mansourieh restés à Mardin y travailleront comme tisserands pendant toute la guerre, sans être inquiétés.

4. kalat mara15

Kalat Mara est à quatre km de Mardin, près du couvent de Deir-al-Zaafaran. Ses 1 500 habitants sont jacobites (trois prêtres, deux églises, une école), mais le mouvement de conversion est amorcé : 100 syriens catholiques (un prêtre, une église, une école), 80 protestants (un temple, une école).

Le vendredi 11 juin, des femmes de Kalat Mara viennent à Mardin informer Monseigneur Tappouni que les Kurdes se préparent à attaquer leur village. Il leur conseille de se réfugier à Deir-al-Zaafaran avec des vivres et des munitions. Le conseil est suivi : les habitants partent à Deir-al-Zaafaran. Les Kurdes Dachi, Ismaïl Ali et Ahmed Merzo, tentent en vain de les rassurer. Le 15 juin, 54 habitants du village revenus prendre quelques affaires, accompagnés par deux soldats, sont tués par les Dachi à la sortie du couvent, avec la complicité des soldats. Seuls deux hommes parviennent à s’enfuir à Mardin. L’un d’eux, blessé, se réfugie dans l’hôpital protestant où le docteur Thom le soigne et le guérit. Les villageois enfermés dans le couvent sortent, au mépris du risque, prendre les corps des victimes et les enterrer. Puis 60 hommes partent au village cueillir le raisin, mais ils sont attaqués par les Dachi et plusieurs sont tués. Les autres repartent à Deir-al-Zaafaran. Le jeudi 24 juin, Nouri-el-Bitlissi se rend à Deir-al-Zaafaran avec ses miliciens. Il fait sortir 450 habitants de Kalat Mara et les envoie à Mardin rejoindre les bataillons de soldats ouvriers. Parmi eux, 15 Arméniens qui sont mis à part et égorgés au carrefour du Khadjo. Leurs corps sont jetés dans une caverne. Nouri revient à Deir-al-Zaafaran. Il maintient le siège du couvent et négocie la survie des personnes qui y sont réfugiées. Elles doivent payer deux médidjié chaque mois16 jusqu’à la levée du siège. <p.165>

La plupart des habitants survivants mourront quelques mois plus tard, victimes d’épidémie. A la fin de la guerre, il ne restera plus que trente familles, la moitié dans le village, l’autre moitié dans le Khabour.

5. maserté, bafaoua, bénébil17

Maserté est un village jacobite de 800 habitants, à 20 km de Mardin (300 habitants : 100 jacobites, 20 catholiques, le reste musulman selon Tfinkdji). Ses habitants vivent de la culture de la vigne et du tissage des abaya. Au début de juin, le cheikh de Masarté, Hussein Barko, va à Mardin demander aux autorités ce qu’il doit faire : elles lui conseillent de tuer les chrétiens. De retour chez lui, il convoque les chrétiens pour les rassurer. Lorsqu’ils arrivent, les Kurdes sont là et les tuent : 80 morts. Quelques hommes, Yakoub Melki et ses frères, parviennent à se réfugier dans une caverne, puis ils gagnent Bénébil et de là Deir-al-Zaafaran où ils racontent ce qui s’est passé à Maserté.

Lorsque la nouvelle de ce massacre parvient à Bafaoua – un village de 500 habitants (300 jacobites, 60 syriens catholiques, le reste protestant, selon Tfinkdji), les villageois ne savent comment réagir. Deux jours après, le cheikh du village, Hussein, et ses hommes les attaquent et les tuent. Les maisons sont pillées. Seuls trois hommes parviennent à s’enfuir à Bénébil où ils donnent l’alerte.

Apprenant cela, les gens de Bénébil – un village jacobite de 600 habitants, à huit km de Mardin, qui comprend cependant 30 syriens catholiques et 50 protestants, selon Tfinkdji – réalisent ce qui les attend. Ils se préparent à résister. La résistance de Bénébil est relatée par le père Rhétoré18 et le père Armalé. Leurs versions diffèrent. Selon le père Rhétoré, les Kurdes investissent le village. Les habitants résistent : « Barricadés dans leurs maisons percées de meurtrières, ils tiraient de là sans jamais manquer leur coup. Une fois, la trompette des soldats, qui coopéraient à cette action, sonne à plusieurs reprises un mouvement commandé. Un bénébilien, agacé de cette sonnerie, crie à son auteur : « Vas-tu te taire, pourceau ? » Et en même temps, il lui envoie une balle qui lui traverse le cou. Après un siège inutile, Kurdes et soldats lâchèrent pied en laissant un bon nombre des leurs sur le terrain. Malheureusement, les géants [Rhétoré insiste sur la grande taille des habitants de ce village] de Bénébil avaient perdu 70 des leurs. On vit alors les femmes des morts prendre le fusil de leur mari et faire feu à leur place. Les villageois, craignant le retour des assaillants, se mirent tous à l’œuvre pour réparer leurs <p.166> armes, fabriquer des balles et de la poudre. Pour se procurer des armes nouvelles ils vendirent jusqu’aux portes de leurs maisons. Mais personne n’osa plus se frotter à ces braves ».

Cette version épique n’est pas celle du père Armalé qui relate plusieurs épisodes alternant combats, négociations, trahisons de la parole donnée et qui se terminent par la fuite à Deir-al-Zaafaran et dans les montagnes, une lutte de plusieurs mois au terme de laquelle Bénébil est détruit et une partie de ses habitants tués. Un troisième récit est fait au révérend Andrus par le pasteur Garabed Lahdo, un orphelin survivant des massacres de 1895 que le révérend avait alors recueilli19 [récits SM3 a, b et c].

Ceci souligne la difficulté de cerner la vérité lorsque, au terme de massacres dans des lieux aussi isolés que ces villages de montagne, on ne dispose pour toute information que du témoignage de survivants. La présence de plusieurs chroniqueurs ayant eux-mêmes tenté d’y voir clair parmi plusieurs récits permet d’émettre un jugement sur la qualité de leurs relations des événements : le père Rhétoré est avide de récits héroïques où il peut exalter le courage et la foi de ces chrétiens, même des jacobites car, lorsqu’ils résistent aux Kurdes, ils ne sont plus perçus alors comme schismatiques ; le père Armalé possède plus d’informations, en particulier sur l’identité des victimes et des bourreaux, mais il tend à gonfler les chiffres. C’est pourquoi la meilleure référence démographique demeure celle du père Tfinkdji établie en 1914, à la veille de cette tragédie. <p.167>

suite

1) V. Cuinet, La Turquie d’Asie, op. cit., vol. II, p. 494.

2) J. Rhétoré, p. 54 et tableau, p. 243.

3) R. Kévorkian et P. Paboudjian, op. cit., p. 413.

4) Rafael Nogales, Four Years Beneath the Crescent, op. cit., pp. 146 et 135.

5) H. Simon, op. cit., pp. 134-136.

6) Reconstitué d’après Al qouçara [tr. B], pp. 435-439 ; J. Rhétoré, pp. 186-190 ; H. Simon, op. cit., pp. 40 et 93.

7) J. Tfinkdji, « Le catholicisme à Mardin », art. cit., p. 31.

8) V. Mistrih, « Mémoires de A.Y. B. », art. cit., p. 291. L’auteur, A. Y. B. est de Tell Armen et c’est déguisé en Kurde qu’il a survécu au massacre.

9) S. de Courtois (mém. cit., p. 148) rapporte le témoignage oral du petit-fils d’une survivante. Le père du témoin, alors bébé dans les bras de sa mère, a reçu sur la tête un coup de poignard qui lui a laissé une longue balafre à l’arrière du crâne. Il est mort à Alep en 2000.

10) Andrus, art. cit., p. 101.

11) Reconstitué d’après Al qouçara [tr. B], pp. 433-434 ; J. Rhétoré, pp. 192-196 ; H. Simon, op. cit., pp. 93-94.

12) Le père Armalé donne la liste de ces tribus, mais avec la traduction de l’arabe l’orthographe est douteuse : Mellieh, Dakourieh, Mirsanieh, Kikieh, Khalja, Arbanieh, Mahkinieh, Sourkieh, Dirskaouieh, Denbilieh ; ces tribus sont rejointes par des Kurdes des montagnes Afas, Ghars, Cheikhan et par les arabes Baghara, Kharajneh et Harb, précédés par les Dachi et les Mechkaouieh.

13) Andrus, art. cit., pp. 100-101. Sa relation est basée sur le récit d’un protestant, Ibrahim Bahdi Divra. Celui-ci confirme que les chrétiens de Gulié ont demandé et obtenu des autorités de Mardin un détachement de soldats pour garder le village et que, quand les Kurdes ont prié les soldats de leur livrer les chefs du village réfugiés dans leur cantonnement, ceux-ci ont non seulement ouvert les portes, mais aidé les Kurdes à massacrer les chrétiens et à incendier le bâtiment.

14) Al qouçara [tr. B], p. 429.

15) Ibid., p. 422.

16) Pièce de monnaie en argent valant environ quatre francs vingt-cinq centimes.

17) Al qouçara [tr. B], p. 424.

18) J. Rhétoré, p. 184.

19) Andrus, art. cit., p. 101.

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