Y.Ternon, Mardin 1915 (RHAC IV) Livre I deuxième partie, le génocide des Arméniens de Diarbékir.

Chapitre III
Le génocide dans les villes et villages
du Merkez-Sandjak de Diarbékir

Ce livre traite du génocide arménien à Mardin et dans ce sandjak. Pourtant, avant d’aborder ce point particulier, il était nécessaire de reconstituer les événements de Diarbékir, chef-lieu de la province, d’où sont partis les ordres de destruction des Arméniens. Mais le problème posé par le génocide à Mardin est celui de l’étendue du meurtre de masse à d’autres communautés chrétiennes. C’est la question que soulève en 1919 à la Conférence de la paix le patriarche des Syriens catholiques, Sa Béatitude Monseigneur Ignace Ephrem Rahmani : « On a écrit et raconté que les Turcs ont massacré les Arméniens. La vérité est que les Turcs ont massacré avec les Arméniens les autres chrétiens : syriens catholiques, syriens monophysites [jacobites], chaldéens, nestoriens etc. » et il observe qu’en ce qui concerne les syriens – des deux confessions, catholique et monophysite –, « dans presque tous les diocèses du patriarcat, plusieurs milliers d’entre eux ont été massacrés »1. La problématique est différente pour les nestoriens et chaldéens2. Pour répondre avec le maximum de précision à cette question essentielle – génocide des Arméniens ou des chrétiens ? –, il convient d’observer la répartition des minorités chrétiennes dans le vilayet de Diarbékir, qui présente la double caractéristique d’être à majorité kurde et de réunir une mosaïque de chrétiens orientaux. Or, les Arméniens ne représentent pas, contrairement aux autres vilayet orientaux, la majorité des chrétiens, en raison d’une forte présence jacobite dans le sandjak de Mardin et d’un peuplement chaldéen au nord-est du vilayet de Diarbékir, surtout sur la rive gauche du Tigre. La chronologie des persécutions dans le sandjak de Diarbékir – le cas du sandjak d’Arghana n’est guère traité dans cette étude, faute de documents – montre que l’ordre venu de Constantinople ne concernait initialement que les Arméniens, qu’il a été interprété plus largement par Rechid et ses sicaires, d’abord lors de la première vague d’arrestations – celle des notables –, puis que l’ordre d’amnistie envoyé par la capitale n’a été appliqué que dans les villes, alors que dans les bourgs et les villages, où la haine des chrétiens avait été soigneusement entretenue et stimulée par l’appel au djihad, la population a procédé à une extermination massive des chrétiens, indépendamment de leurs appartenances confessionnelles respectives. <p.98> Pour analyser ce point particulier, il est donc important de montrer ce qui s’est passé dans le merkez-sandjak de Diarbékir où la population arménienne est largement majoritaire. La documentation est cependant parcellaire et l’on ne peut rapporter le cas que de quelques caza ou nahié.

Véranchéhir

Véranchéhir est un gros bourg du caza du même nom, situé au sud-ouest de Diarbékir, à vingt heures de marche de cette ville. Trois mille chrétiens y vivent, dont 1 000 Arméniens apostoliques, 650 Arméniens catholiques, 750 jacobites, 250 syriens catholiques et 450 chaldéens. Ces chiffres du père Rhétoré sont, une fois de plus, majorés. Le père Tfinkdji dénombre en 1914 7 000 habitants à Véranchéhir, en majorité musulmans : 600 Arméniens catholiques, 150 Arméniens apostoliques, 100 syriens catholiques, 100 chaldéens, 200 jacobites, 80 protestants. Véranchéhir représente un cas exemplaire d’un mélange confessionnel3. Le premier patriarche jacobite, Serge (348-351) était originaire de Tella – c’est l’ancien nom de Véranchéhir. Au XIXe siècle, grâce à la bienveillance du chef des Kurdes Milli, Ibrahim Pacha, dont Véranchéhir est le fief, des chrétiens de Mardin et de Sévérèk sont venus nombreux s’y installer. Ils ont construit des maisons et ouvert des commerces, ce qui a contribué au développement économique de Véranchéhir. Depuis 1880, l’ancienne cité de Tella, longtemps ruinée, connaît une nouvelle prospérité. Une église arménienne catholique, Saint-Jean-Baptiste, est achevée en 1911 et une église syrienne catholique, Saint-Ephrem, est également construite. L’église des Arméniens apostoliques est l’église Notre-Dame. Après la mort d’Ibrahim, son fils, Khalil bey, poursuit la politique de bienveillance à l’égard des chrétiens, puis il se soumet aux ordres du gouvernement.

On dispose sur la destruction des chrétiens de Véranchéhir de deux rapports : l’un, détaillé, du père Armalé4 ; l’autre, plus bref, du père Rhétoré5. Selon Rhétoré, Rechid aurait envoyé son yavour, Tewfik bey, organiser le massacre. Le rapport Armalé permet de suivre le processus qui, dans cette petite ville, isolée, sans témoin étranger, est pourtant exactement le même qu’à Diarbékir, à Mardin et les autres villes d’Anatolie orientale. Le 1er mai 1915, perquisition dans l’église arménienne catholique : le prêtre, Samuel Holozo, est arrêté, puis relâché. Le lendemain, perquisition dans l’église syrienne catholique : le prêtre, Gabriel Menaché, n’est pas inquiété. Le 13 mai, arrestation de notables arméniens : Arakelian, Tateos, Mardo et Amsih ; et syriens catholiques : <p.99> Boutros et Joseph Ramis, Ibrahim Kario. Accusés d’appartenir à une société révolutionnaire, ils sont malmenés et enfermés. Le 18 mai, arrestation des autres notables des deux communautés. Dans le puits de la cour d’Abdulahad Salbo, on découvre une boîte de balles que le gendarme qui feint de la trouver vient lui-même de jeter [récit D4]. Le vendredi 28 mai, les notables arrêtés le 13 mai sont conduits dans une caverne et tués : ils ont été torturés tout le mois. Le jeudi 3 juin, le père Holozo est conduit à Diarbékir où il reste enfermé jusqu’au 15 juin avant d’être tué6. Le lundi 7 juin, les soldats – des Circassiens selon Rhétoré – se répandent dans le marché et forcent les maisons arméniennes. Ils arrêtent les hommes et les garçons de 12 à 70 ans, au total 470 personnes, dont le père Menaché, qui est molesté : barbe et moustache arrachées. Dans la nuit du 10 au 11 juin, les soldats rassemblent les prisonniers, les attachent, quatre par quatre, puis les conduisent à l’aube à Hafdemari, un village voisin, où ils sont tués. Leurs vêtements sont ramassés, ramenés en ville et partagés comme butin. Ayoub Ibn Hamza agha se vante d’avoir tué de sa main le père Menaché7. Le père Rhétoré centre son récit du massacre de Véranchéhir sur le père Menaché qu’il a bien connu, puisque c’était un ancien élève du séminaire des dominicains de Mossoul. Ses amis musulmans lui auraient conseillé de se convertir temporairement pour sauver sa vie. Il aurait refusé et été incorporé à un convoi dirigé sur Ras-ul-Aïn. Pendant le trajet, les soldats circassiens auraient tenté une nouvelle fois de le faire abjurer. Devant son refus, ils l’auraient mis à mort, après lui avoir coupé les mains et les pieds8. Ces deux versions sont un exemple de l’impossibilité où se trouve l’historien qui s’efforce de reconstituer un événement d’établir avec certitude un récit exact, puisque celui-ci est fondé sur des relations différentes de témoins ou de survivants, relations filtrées par les « chroniqueurs ».

Le vendredi 11 juin, arrestation des riches familles arméniennes9, presque 1 000 personnes, toutes conduites dans des cavernes proches de la ville, déshabillées, égorgées – la petite Martha, fille d’Elias Kekhoua, <p.100> aurait eu les yeux crevés ; les assassins se partagent le butin. Le 14 juin, second convoi de femmes arméniennes, toutes tuées. Le 16 juin, un troisième convoi de femmes arméniennes se dirige vers Ras-ul-Aïn où parviennent quelques survivantes, entièrement dépouillées de leurs biens. Les jours suivants, les maisons des syriens catholiques et des jacobites sont pillées, mais leurs occupants ne sont pas arrêtés. L’ont-ils été plus tard ? A quelle confession appartiennent ces déportés dont parle le père Armalé : « Le mercredi 25 août, au coucher du soleil, nous avons vu une foule d’environ 200 hommes et femmes portant leurs enfants, venus de Véranchéhir à Mardin, nu-pieds et épuisés, venus sur ordre du kaïmakam de leur caza se faire enregistrer par l’administration du sandjak… Ces misérables avaient laissé leurs maisons et leurs commerces en proie à leurs ennemis. Les larmes coulaient sur leurs joues et ils versaient de la terre sur leur tête en demandant d’être vengés de leurs ennemis et délivrés de leurs griffes »10.

Direk [Dérik]

Cette bourgade, chef-lieu de canton, est située à environ treize heures de marche de Diarbékir, au sud. 3 000 chrétiens vivent dans le caza, en majorité Arméniens et jacobites – 1 782 Arméniens (356 maisons) dont 1 250 sont établis à Direk. Selon le père Tfinkdji, Direk compte 7 000 habitants, en majorité musulmans : 600 Arméniens apostoliques ; 200 Arméniens catholiques ; 60 syriens catholiques ; 50 chaldéens (qui accomplissent leurs devoirs religieux dans l’église arménienne catholique). Ce sont des citoyens paisibles qui vivent surtout de la culture de la vigne et du commerce des fruits et qui, tout comme ceux de Véranchéhir, paient régulièrement leurs impôts. Rechid ordonne au kaïmakam de Direk de les mettre à mort. Celui-ci a l’audace de répondre au vali qu’il considère ses administrés chrétiens comme de bons citoyens et qu’il ne saurait obéir à cet ordre sans l’avoir reçu par écrit de la capitale. Rechid le convoque à Diarbékir et le fait tuer en route par ses Circassiens. Il dénonce ensuite ce crime à Constantinople en l’imputant aux Arméniens de Direk, ce qui lui donne un mobile pour les punir. Tewfik bey est envoyé dans le caza pour exécuter le travail. Il le fait avec la même efficacité qu’à Véranchéhir. Du 20 au 30 juin, par petits groupes, les hommes puis les femmes sont déportés et tués. Le 27 juin, des prêtres des différentes confessions sont pendus.

Le père Rhétoré rapporte que le prêtre syrien catholique, Ibrahim Garrômé, est insulté par la foule, qu’on lui arrache la barbe, qu’on le fait mettre à quatre pattes et traverser ainsi la ville chevauché par un Kurde qui le talonne comme un âne et lui frappe les flancs à coups de poignard. <p.101> Puis il est tué et découpé en morceaux11.

Peu après le massacre de Direk, on apprend qu’une quarantaine d’Arméniens sont cachés dans la montagne. Rechid envoie à Direk un nommé Haroun pour régler ce problème. Celui-ci commence par demander si les fuyards sont prêts à verser de l’argent pour avoir la vie sauve. On lui fait savoir que ces personnes survivent dans des grottes dans le dénuement le plus grand. Haroun fait alors proclamer une prétendue amnistie accordée par le sultan. Les rescapés redescendent à Direk où ils sont tués12.

Sévérèk

Connue au Moyen Age sous le nom de Sévérag (ruines noires), située à 85 km à l’ouest de Diarbékir, la ville est en majorité musulmane. C’est, en 1880, le chef-lieu d’un canton de 35 000 habitants dont 8 250 Arméniens, en majorité apostoliques ; Sévérèk est alors une ville de 10 000 habitants dont 3 750 sont Arméniens13. Après les massacres de 1895, la population arménienne a diminué dans le caza et augmenté dans la ville qui compte en 1914, 5 450 Arméniens sur un total de 10 000 habitants14. « Située dans une plaine arrosée par l’Euphrate tout proche, à mi-chemin sur la route reliant Diarbékir à Ourfa, la ville vivait essentiellement du transit des caravanes et, depuis la fin du XIXe siècle, de l’activité liée à sa gare ferroviaire de la ligne du Berlin-Bagdad »15.

Les perquisitions et arrestations de notables commencent en mai 1915. Ils sont torturés et tués. Parmi les victimes, le père Thomas Mergian, syrien catholique. Les autres prêtres sont tués dans la prison ou dans le désert voisin. Les femmes sont déportées, souvent violées ; quelques unes sont enlevées ou vendues. Les rescapées parviennent à Ourfa ou à Alep16.

Faïez El-Ghocéin, un bédouin du Hauran, ancien kaïmakam dans le vilayet de Kharpout, puis représentant du Hauran au parlement ottoman, est contraint au début de la guerre de résilier ses fonctions, puis il est arrêté sous l’inculpation de complot contre le gouvernement : il aurait appartenu à une société nationaliste arabe. Il est acquitté mais exilé, sur ordre de Djemal Pacha, gouverneur de Syrie, à Erzeroum. Comme l’armée russe menace Erzeroum, il est envoyé sous escorte à Diarbékir. Au <p.102> cours de son voyage vers Diarbékir, il passe par Ourfa, puis il traverse Sévérèk où il arrive après les massacres. Il décrit dans son récit les charniers qu’il découvre alors [récit D5]17.

Lidjé

Le caza de Lidjé est situé au nord-est du sandjak de Diarbékir, à la limite du vilayet de Bitlis. Il regroupe 230 villages. Lidjé est une petite ville de 35 000 habitants, à soixante-dix kilomètres (dix-huit heures de marche) de Diarbékir. En 1914, 2 650 Arméniens y habitent, en majorité apostoliques ; mais la ville compte aussi 1 980 jacobites. Dans 33 villages de montagne vivent environ 3 000 Arméniens apostoliques.

Le récit du massacre des chrétiens de Lidjé est fait par Naaman effendi, membre de la famille Adamo, une famille chaldéenne de Séert. Il est directeur de la Dette publique à Lidjé18. Au printemps 1915, le kaïmakam, Aniz bey, organise une milice dont les membres sont recrutés dans la population musulmane. Puis il demande aux chrétiens de remettre leurs armes et il fait inscrire sur chaque arme le nom de son propriétaire. Ces armes sont distribuées aux membres de la milice. Les fonctionnaires chrétiens sont révoqués et 50 notables chrétiens emprisonnés. Pour leur extorquer des aveux on leur inflige la bastonnade traditionnelle sur la plante des pieds – falaka – ou on leur arrache les ongles ou la barbe. Ils sont ensuite liés deux à deux, conduits hors de la ville par les tchété et tués à mi-chemin de Diarbékir, dans un endroit appelé Dachta-Pissé où il y a de nombreuses cavernes. Après de nouvelles arrestations, un second convoi quitte la ville. Il comprend des prêtres des différentes confessions. Au cours de la traversée de Lidjé, ceux-ci sont insultés par des enfants musulmans. Les prisons continuent à se remplir de chrétiens. Le kaïmakam fait croire aux familles que leurs parents pourront retrouver leur liberté si elles versent une rançon. Le capitaine Suleïman libère quelques prisonniers et les fait ensuite arrêter deux ou trois jours plus tard, en se faisant payer à chaque arrestation. La ville est ainsi vidée de tous ses hommes, jusqu’aux garçons de 10 ans. Tous sont tués. Lorsqu’un survivant est découvert, il est mis à mort en pleine rue et son corps est promené en ville comme un trophée. Dans les champs autour de Lidjé, des témoins ont vu des enfants jouer au ballon avec les crânes : les têtes sont accrochées aux arbres des jardins. Après les hommes, les femmes et les enfants sont rassemblés en convois qui quittent la ville. Les hanem turques demandent aux mères chrétiennes de leur confier leur enfant. Ils sont ensuite abandonnés et dépouillés de leurs vêtements. <p.103>

Dans les villages environnants – Foum, Chemchan, Djoum, Tappa, Naghlé –, habités par des Arméniens et des jacobites, les tchété et les Kurdes égorgent seulement les hommes ou tuent tous les habitants. Le prêtre de Foum est traîné dans la rue sous les huées des gamins. Le maire du village de Pâssor est arrêté à Lidjé et suspendu par les pieds dans la fosse d’aisance de la sous-préfecture19. Dans le petit bourg d’Hennequi, à six heures de Lidjé, une milice est levée par un homme de Rechid, Ibrahim bey, arrivé avec le grade de colonel – binbachi. 400 familles chrétiennes y vivent, très aisées. Un soir, les hommes sont arrêtés. Ils sont ligotés avec des cordes. Le crieur public ordonne à la population d’en fournir d’autres, soi-disant pour l’armée. Restées seules, les femmes se réunissent le soir, par groupes de vingt à trente. A la tombée de la nuit, en effet, les tchété entrent dans les maisons sous le prétexte de perquisitions. Ils s’emparent des « plus belles » ou ils leur extorquent de l’argent pour sauver leurs maris qui ont en fait déjà été tués.

Quelques mois plus tard, l’armée russe entre à Lidjé. C’est le seul point de pénétration des troupes russes dans le vilayet de Diarbékir. On raconte, rapporte le père Rhétoré, que leur avant-garde était faite de soldats arméniens qui massacrèrent des musulmans en criant : « Où sont nos pères, nos mères, nos sœurs ? Vous les avez tués, misérables. » Il y aurait eu, ajoute-t-il, d’autres villages où des massacres de massacreurs se seraient produits, mais il ne les nomme pas20.

Mayafarkin (Silvan)

Au nord-est de Diarbékir, à 25 kilomètres au nord du Tigre, dans les chaînes de l’Antok Dagh, Mayafarkin est une ancienne cité, la Martyropolis des Byzantins. Elle est placée sur une des routes qui reliaient l’Arménie à la Mésopotamie. En 1914, le caza compte 26 000 Kurdes, 13 284 Arméniens, 2 333 jacobites. Les Arméniens sont répartis dans soixante-dix villages. Mayafarkin est une ville de 9 000 habitants dont 4 200 Arméniens parlant pour la plupart le kurde21. Le père Rhétoré donne, une fois encore, des chiffres différents : 25 000 habitants à Mayafarkin, une ville à majorité kurde : 2 500 Arméniens apostoliques, 1 500 chaldéens, des familles jacobites et syriennes catholiques et des Grecs orthodoxes22.

Le père Rhétoré donne peu d’information sur les circonstances de la mort des chrétiens de ce caza. Il signale seulement que tous sont mis à mort, parmi eux les habitants de quinze villages jacobites [récit D6]. Dans le village de Kabié, habité par des jacobites et des chaldéens, les soldats, après avoir tué tous les hommes, rassemblent les femmes sur la terrasse de l’église. Ils leur proposent <p.104> de se convertir ou de payer une rançon fixée à cinq livres turques. Elles n’ont pas cet argent et refusent d’abjurer leur foi. Elles sont précipitées de la terrasse de l’église23. Quelques hommes parviennent à s’échapper. Ils se réfugient dans les montagnes du Sassoun, au nord, où ils poursuivent la lutte.

Au terme de cette étude du génocide arménien dans le merkez-sandjak de Diarbékir, on mesure combien il est difficile de reconstituer les événements, tant les informations sont fragmentaires et les zones restées dans l’ombre nombreuses. S’il est possible de restituer avec une certaine précision le déroulement des premières séquences dans la ville de Diarbékir, les temps ultérieurs du même processus sont moins bien connus, les témoins devenant au fur et à mesure que l’évacuation se poursuit de plus en plus rares. On imagine dans quel climat de terreur les rares rescapés se glissent dans une église pour confier à un prêtre, lui-même en danger, ce qu’ils ont vu ou entendu et la charge de celui-ci, conscient d’être la mémoire fragile d’une chrétienté anéantie. Parfois, un étranger passe qui traverse des charniers. Rarement, les assassins se vantent de leurs exploits. Les autorités se gardent bien de rédiger un compte-rendu de leurs activités. Comment retrouver avec ces éléments épars les temps successifs du calvaire de ces malheureux dont l’univers se déchire un peu plus chaque jour et qui voient leurs voisins musulmans avec lesquels ils entretenaient des relations parfois amicales devenir des exécuteurs, au prétexte qu’ils sont de religion différente ? On voit bien, à tenter de restituer les moments de cette catastrophe dans tel caza ou tel village que, faute d’une relation précise, comme pour Véranchéhir ou Direk, on ne dispose que de pièces éparpillées d’un puzzle : une situation géographique, une approche démographique, un témoignage individuel, la vision de décombres ; mais rien qui permette de tendre un lien entre la multitude et l’individu. C’est cette impuissance à rendre compte qui rend plus précieuse pour l’historien la riche documentation recueillie pour Mardin. Rappelons que le vilayet de Diarbékir est divisé administrativement en trois sandjak : le merkez-sandjak de Diarbékir, celui d’Arghana – pour lequel la documentation sur le génocide reste éparse24 [récit D7 sur Palou] – et le sandjak de Mardin qui est l’objet de ce livre. <p.105>

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1) Mémorandum présenté à la Conférence de la paix sur les dommages subis par la « nation syrienne » pendant la guerre, reproduit en annexe par S. de Courtois, mém. cit.

2) La Question assyro-chaldéenne 1920-1921, Paris, Imprimerie Henry Maillet, 1921.

3) J. Rhétoré, p. 40 ; J. Tfinkdji, art. cit., p. 31.

4) Al qouçara [tr. B], pp. 350-359.

5) J. Rhétoré, pp. 39-42.

6) Il existe un autre témoignage sur Véranchéhir : celui de Sophie Youné, fille de Habib Youné et femme de Fardjallah Rakhtaouan, tués en 1915, recueilli en 1966 (Positio, pp. 219-220. Témoin IV). Elle déclare que le père Holozo a été tué à Kharpout.

7) Le père Simon (op. cit., p. 134) date ce massacre au 1er juin. Le père Rhétoré pense que l’évacuation de Véranchéhir s’est faite en une seule journée.

8) Le père Rhétoré cite « sous réserve » le miracle qui se serait produit quand Monseigneur Menaché expira : « son corps devint lumineux et, devant ce spectacle, les musulmans étaient dans la crainte et l’admiration ». Ce phénomène d’illumination d’un saint ou d’une sainte martyr est rapporté à plusieurs reprises par les rescapés ou par les bourreaux dans les récits sur Mardin.

9) Liste dans Al qouçara [tr. B] : Arakel, Mardo, Miro, Tateos, Mario, Kekhoua, Tenbel, Sahdo, Zaboun, Youni, Ched, Kerko, Alos, « et beaucoup d’autres ». Les noms donnés par le père syrien catholique Armalé sont privés de leur désinence « ian ».

10) Al qouçara [tr. B], p. 94.

11) Il existe plusieurs rapports sur Direk : J. Rhétoré, p. 43 ; Al qouçara [tr. B], p. 345. H. Simon (op. cit., p. 140) situe le massacre au 11 août, ce qui est manifestement une erreur.

12) J. Rhétoré, pp. 43-44.

13) Vital Cuinet, op. cit., vol. II, pp. 465-467.

14) R. Kévorkian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman, op. cit., p. 400.

15) Ibid.

16) Patriarche Rahmani, S. de Courtois, mém. cit., annexe, p. 43.

17) Fa’iz el-Ghusein, Martyred Armenia, op. cit.

18) J. Naayem, Les Assyro-chaldéens, op. cit., pp. 169-176.

19) Scène racontée par Kaïssarli Mohamed Alim effendi (ibid., p. 175).

20) J. Rhétoré, p. 49.

21) R. Kévorkian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman, op. cit., p. 401.

22) J. Rhétoré, p. 51.

23) Ibid., p. 52.

24) Les renseignements sont rares sur ce sandjak situé au nord du vilayet. Les principales villes sont : Arghana – Arghané, Maaden –, siège du mutessarifat (7 150 habitants dont 3 100 Arméniens et une importante communauté grecque), près du lac Geuldjuk où se trouve la source du Tigre ; Palou, une ville à majorité arménienne (5 250 sur un total de 9850 habitants et 15 573 Arméniens dans le caza de Palou, selon R. Kévorkian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman, op. cit., p. 407) ; Tchenkouch, dans le caza de Tchermoug, où vivent 10 200 Arméniens sur une population de 12 650 habitants (une partie de ces Arméniens sont catholiques : l’église catholique est achevée en 1906). H. Simon (op. cit., p. 134) rapporte le massacre à Palou de 1 200 soldats arméniens travaillant depuis novembre 1914 à la construction d’une route, le 1er juin 1915. Aux environs de Tchenkouch, 5 000 femmes sont jetées dans un gouffre – Youdan-Déré, « la vallée qui engloutit » ( Y. Ternon, Les Arméniens, op. cit., p. 273).

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