Y.Ternon, Mardin 1915 (RHAC IV) Livre I deuxième partie, le génocide des Arméniens de Diarbékir.

Deuxième partie :
Le génocide des Arméniens du sandjak de Diarbékir

Mon propos en écrivant ce livre après avoir consacré plusieurs décennies à examiner le crime de génocide est d’établir un lien entre la multitude et l’individu. L’historien de la bataille se place dans le poste de commandement. Il en suit le déroulement sur les cartes d’état-major en se mettant à la place de ceux qui contrôlent cette terrible mise en scène. A l’opposé, le récit du soldat qui monte à l’assaut ne parle que des morts qui sont tombés à ses côtés, des membres d’une section dont il est l’un des survivants ou le seul survivant, mais ce récit ne révèle pas le rôle de ce mouvement de troupes dans l’ensemble de l’opération. Les cinéastes opèrent volontiers ce renversement du champ lorsqu’ils veulent montrer les sentiments d’un simple soldat dans le tourbillon d’une bataille. A parler d’un génocide on connaît la même impuissance. Comment réduire la distance entre la statistique glacée – et souvent inexacte – qui donne le chiffre de milliers, de centaines de milliers de morts anonymes et le destin de quelques personnes qui ont un nom, un passé, une vie ? C’est pourtant la disparition de ces personnes, la rupture brutale du cours de leur vie qui donne au génocide sa signification. En fait, l’événement est perçu différemment selon que le champ est élargi ou focalisé et sa profondeur dépend de la position du témoin : au poste de commandement ou sur le terrain. D’autre part, ceux qui ordonnent le meurtre collectif préservent le secret de leur ordre. Ils jettent un écran de fumée qui opacifie et déforme l’image. Il arrive cependant que, proche de l’événement, un nouveau personnage s’interpose entre la victime et son assassin. Neutre, le plus souvent fixe, le chroniqueur observe sans participer, qu’il interroge une victime qui a survécu ou un bourreau qui a besoin de raconter. Ceux-ci offrent des informations plus ou moins déformées par les émotions : la victime est souvent incapable de parler, le criminel cherche à tromper pour se disculper. Le chroniqueur est celui que l’on va voir spontanément pour lui rapporter une aventure personnelle. Il recueille ainsi des récits, à chaud, sur les lieux du drame, <p.80> dans le temps où il se déroule. Lien entre le centre et la périphérie, entre l’histoire d’un élément et celle d’un ensemble, il est le précieux dépositaire de la « vérité historique », cette entité qui peut être approchée, un présent qui ne peut jamais être totalement reconstitué.

Il y avait en 1915 à Mardin, dans la cathédrale syrienne catholique Saint-Ephrem, des prêtres qui exercèrent la fonction de chroniqueurs. Ils savaient à la fois écouter et écrire. Ils parvinrent, plus ou moins bien d’ailleurs, à contenir leur indignation et leur colère devant l’ignominie des actes qu’on leur rapportait. Ils étaient de culture, de rite et de religion différents et cette diversité donne à leur rapport une garantie supplémentaire d’authenticité, dans la mesure où le contenu est identique. Sur les autres lieux du génocide arménien on trouve plus volontiers des diplomates, de par leur statut plus distants de la confidence. Comme les copistes médiévaux, ces religieux préservèrent de l’oubli le témoignage et le document et ils les enluminèrent de leurs commentaires.

Avant de fixer le regard sur la ville de Mardin où, grâce à ces chroniqueurs, on est à même de retracer jour après jour, d’une famille à l’autre – pour les notables du moins, et aussi pour les prêtres –, d’un individu à l’autre, le déroulement d’une opération criminelle qui anéantit une communauté de plus de 2 000 personnes, il faut se placer au centre opérationnel, au lieu où partit l’ordre de destruction, dans la capitale de la province, à Diarbékir. Une seconde opportunité – après celle des chroniqueurs de Mardin – s’offre à l’historien, la présence avant l’entrée en guerre de l’Empire ottoman, d’un témoin arménien, le vice-consul anglais de Diarbékir, Thomas K. Mgrdichian, qui jusqu’à son départ en novembre 1914, est informé sur place et qui, ultérieurement, recueille au Caire le témoignage direct de deux survivants, Levon Kassabian, le plus jeune fils d’Haroutioun Kassabian, drogman du consulat français de Diarbékir, et Thomas Donjian, le fils d’un industriel de Diarbékir1.

On peut donc organiser le récit du génocide arménien dans le vilayet de Diarbékir en tenant compte à la fois de la chronologie et de la disposition dans l’espace : une vue globale de la planification des massacres pour le vilayet à partir de Diarbékir ; une analyse des massacres dans cette ville et dans le sandjak qui en dépend ; puis une plongée sur Mardin, plus riche en détails, ce qui permet d’obtenir une perception plus fine de ce que fut, dans une sous-préfecture ottomane, la destruction d’une communauté chrétienne ; un déplacement circulaire dans les villes et villages du sandjak de Mardin qui montre l’extension du processus <p.81> d’anéantissement aux autres communautés chrétiennes ; enfin, un rappel d’une autre tragédie, de plus grande amplitude, la destruction massive des convois de déportés arméniens qui traversent le vilayet de Diarbékir pour gagner la plaine de Mésopotamie. Comme cette histoire reconstituée après le filtrage du chroniqueur n’est que la somme de récits individuels et que chacun d’eux crée une digression qui ferait perdre le fil de l’histoire, j’ai regroupé en une anthologie, dans une seconde partie du livre, dans la mesure du possible par thèmes, ces récits individuels ou déjà rassemblés par le chroniqueur. Un tel dispositif permet, sans rompre la continuité de la reconstitution historique, de montrer les relations qui se tissent entre bourreaux et victimes, deux groupes dissociés par le crime, mais longtemps proches, de montrer aussi qu’un même individu, prêt à aider un jour son voisin dans le malheur, peut, s’il est soumis à une pression, à une menace, ou même sans raison, changer de camp, manquer à la parole donnée et tuer celui qu’il protégeait. Comme le vilayet de Diarbékir est en pays kurde, que nombre des assassins de chrétiens sont des Kurdes, que des années après ces mêmes Kurdes seront les victimes de ceux qui les avaient incités à piller et à tuer, on peut poursuivre la réflexion sur l’ambiguïté du mal et la vanité de la vengeance. La présence dans ces récits individuels d’erreurs, d’exagérations, la fréquence des contradictions entre des relations d’un même événement, conduit à approcher ces moments d’histoire avec prudence tant l’horreur et la souffrance nuisent à la précision du rapport. Les chiffres des victimes, en particulier, sont toujours excessifs, sans qu’on puisse donner la mesure de l’excès : mille sont-ils cinq cents ou cent ? Vient un moment où la quête du vrai atteint la limite de grossissement du microscope : une seule personne rapporte ce qu’elle a vu et, si elle est seule à le dire, sa crédibilité n’est pas démontrable. <p.82>

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1) Thomas K. Mgrditchian, en caractères arméniensen caractères arméniensen caractères arméniensen caractères arméniensen caractères arméniens[Les massacres de la province de Diarbékir et la férocité des Kurdes], Le Caire, Krikor Jihanian Press, 1919.

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