R. H. kévorkian , La cilicie (1909-1921) - RHAC III Première partie : les massacres de Cilicie d'avril 1909.

VI - La gestion de la crise cilicienne
par les cercles arméniens

Après le rétablissement de la Constitution ottomane, les institutions arméniennes ont retrouvé leur statut légal et la vie politique du millet s’est de nouveau polarisée autour de sa Chambre des représentants, formée de cent quarante députés élus en septembre 1908, après dix-sept années de suspension. La gestion effective des affaires de la nation reste toutefois concentrée entre les mains du Conseil politique élu par cette assemblée — il est alors dirigé par un libéral, Stépan Karayan, et deux membres des directions dachnak et hentchak, Haroutioun Charikian et Hampartsoum Boyadjian. On note cependant deux changements de taille : pour la première fois, les partis politiques participent directement à la gestion des affaires de la nation ; le millet est représenté au Parlement ottoman par une dizaine de députés qui servent de lien officieux avec les autorités, sans pour autant empiéter sur les prérogatives du Patriarcat arménien qui reste formellement le représentant officiel de la nation. Le nouveau contexte ottoman permet en outre aux partis politiques dorénavant légalisés de développer leurs propres stratégies et de contracter des alliances avec d’autres partis ottomans.

Le contexte politique au sein du millet arménien

à la veille des massacres de Cilicie

Le premier problème que ces cercles arméniens ont à résoudre concerne les provinces arméniennes de l’est de l’Asie Mineure, qui viennent de subir plusieurs décennies d’une politique de répression hamidienne qui a engendré des massacres massifs, un fort courant d’émigration, des conversions forcées en masse, une régression économique considérable sur tout le haut plateau arménien. Depuis le rétablissement de la Constitution, les représentants arméniens reçoivent, jour après jour, des informations alarmantes sur l’insécurité persistante dans les provinces. Lors de la séance du 17 octobre, l’avocat Krikor Zohrab présente donc à la Chambre arménienne un rapport sur la situation générale de l’Arménie et les moyens à mettre en œuvre pour l’améliorer. On y apprend que rien n’a vraiment changé ; que les gouverneurs continuent à appliquer la politique hamidienne ; que la famine a provoqué l’afflux dans la capitale de plusieurs milliers de réfugiés, que le Patriarcat entretient. Pour rétablir la situation, Zohrab propose une série d’initiatives179 : la constitution d’une mission d’enquête mixte, turco-arménienne, avec pouvoir exécutif ; la radiation des valis et officiers hamidiés coupables des exactions antérieures ; la mise en jugement des pillards et assassins devant une cour de justice de Constantinople ; la restitution des terres confisquées à leurs légitimes propriétaires ; l’attribution aux exilés souhaitant rentrer dans leurs villages de droits et exonérations similaires à ceux attribués aux mouhadjir ; l’interdiction aux bey et aux agha de continuer à rançonner les paysans arméniens ; d’aider les populations au bord de la famine à passer l’hiver en leur attribuant du blé et des semences ; de donner ordre aux autorités militaires d’exécuter les décisions prises sur le terrain par la commission mixte.

Bien accueilli par la majorité des députés, cet exposé ne fait pas l’unanimité. Le Dr Adjémian s’étonne ainsi du crédit et de la confiance que ses collègues accordent aux nouveaux dirigeants de l’ Ittihad. Il considère qu’il faut obtenir des garanties et tenir compte du contexte régional en autorisant les villageois arméniens à s’armer pour pouvoir se défendre contre les attaques, les pillages et les enlèvements, que le gouvernement semble incapable d’empêcher. Sur un autre registre, l’archevêque Matthéos Izmirlian, fraîchement rentré d’exil, insiste pour que l’on procure au plus vite des bêtes de somme et des instruments agraires aux paysans qui en ont été démunis. On apprend également, au cours de la même séance, que les réfugiés rentrés du Caucase après la proclamation de la Constitution n’ont pas pu reprendre possession de leurs terres — occupées par des Kurdes180. Une délégation est en conséquence formée par la Chambre pour traiter de ces questions avec la Sublime Porte. Dirigée par K. Zohrab, Hrant Assadour et le Dr Torkomian, cette délégation reçoit l’assurance que tous les moyens vont être mis en œuvre pour rétablir les Arméniens dans leurs droits181. La séance suivante, qui se tient le 22 octobre, est consacrée à l’élection du nouveau patriarche. Pour bien marquer leur volonté d’effacer au plus vite les séquelles de la dictature hamidienne, les députés élisent Matthéos Izmirlian. Après douze années d’exil, celui-ci est ainsi rétabli sur le siège patriarcal182. Le jour de sa prestation de serment, Izmirlian tient un discours « œcuménique », mettant l’accent sur la volonté d’intégration des Arméniens « sur un pied d’égalité » dans le cadre d’un état de droit183. Les autorités arméniennes sentent néanmoins que les Jeunes Turcs traînent les pieds pour rétablir l’ordre. Dans le long rapport qu’il adresse au patriarche en novembre 1908, l’un des chefs historiques de la FRA, Simon Zavarian, dépeint l’état général du Haut plateau comme catastrophique. « Je ne suis pas, écrit-il, de ceux qui croient qu’on peut résoudre les difficultés de toutes sortes qui ont tué une génération par des réformes spécifiques »184. Aussi préconise-t-il des changements radicaux à la tête de l’état et notamment dans cette caste des hauts fonctionnaires qui freinent toutes les velléités de réforme des milieux progressistes. Parlant du chaos des provinces arméniennes, il constate que « à Constantinople, il est toujours possible de survivre en travaillant. Mais que peut faire un habitant du Daron ou de Seghert, où le système barbare a rempli les champs de nomades éleveurs et a fait cesser tout travail et toute production ». De fait, après des siècles de résistance, les paysans arméniens cèdent du terrain devant les nomades kurdes. Choyés par Abdul-Hamid, ceux-ci se sont arrogés des droits considérables et ne sont pas disposés à y renoncer, même après les changements intervenus. Peut-être pressentent-ils qu’ils vont être de courte durée. Pour sa part, Simon Zavarian demande au Patriarcat d’orienter prioritairement ses aides vers les paysans qui tentent de se réinstaller dans leurs villages, et de réduire celles qu’il attribue aux nombreux réfugiés présents à Constantinople à la fin de 1908. Il conseille aussi aux autorités arméniennes d’exiger le désarmement des Kurdes et une exonération d’impôt de trois ans pour permettre aux paysans de se rétablir. Mais toutes ces exigences sont évidemment conditionnées par la volonté politique de l’ Ittihad, ce qui est une autre affaire.

La réaction du millet arménien aux massacres de Cilicie

C’est prioritairement à résoudre ces questions que la représentation arménienne s’affaire, lorsque la « réaction du 13 avril 1909, que nous avons largement évoquée dans le chapitre II, provoque la chute du gouvernement jeune-turc. Bien entendu, la simultanéité des événements de Constantinople et d’Adana a troublé les milieux arméniens, mais l’anarchie régnant dans Constantinople et l’impossibilité de communiquer par télégraphe avec la Cilicie rendent une évaluation de la situation aléatoire. Ce n’est que vers le 19 avril que les premières informations fiables parviennent à Constantinople, montrant l’étendue de la Catastrophe. Or, l’interprétation des événements véhiculée dans l’opinion publique ottomane par les cercles du pouvoir ne manquent pas de consterner la représentation nationale arménienne, puisque la presse stambouliote les présentent comme une sanglante insurrection des Arméniens de Cilicie.

Certains, tel Krikor Zohrab, pensent qu’il s’agit encore d’une « provocation hamidienne ». D’autres sont plus sceptiques et ont bien compris que ces massacres profitent surtout aux Jeunes Turcs, qui ont trouvé en la circonstance un argument de poids pour définitivement se débarrasser du sultan Abdul-Hamid. Ils sont d’autant plus tentés de le penser que l’arrivée en Cilicie des troupes « libératrices » n’a pas fait cesser la tuerie, mais qu’au contraire les soldats ont participé à la seconde vague de violences ; que les responsables bien connus de ces actes n’ont pas été emprisonnés ; que beaucoup de survivants ont été arrêtés sans motif ; que les délégués arméniens de la Chambre des députés n’ont pas pu entrer dans Adana ; que les sommes télégraphiées à l’archevêché de la ville par le Patriarcat ne sont jamais parvenues à destination et qu’enfin, pour l’essentiel, le gouvernement comme la presse turque attribuent la responsabilité de ces « événements » aux Arméniens, en les accusant de s’être révoltés185. Les députés arméniens notent aussi que ces violences sont prolongées par des mesures d’accompagnement : arrestation des notables, destruction des écoles, incendie des églises et des maisons, fouille et pillage des demeures épargnées, enlèvement de femmes et d’enfants, réclamation du fisc au lendemain des massacres, privation de nourriture pour les survivants, assimilation forcée dans certains villages, rappelant curieusement les vieilles méthodes hamidiennes186.

Ils constatent aussi que même la présence de plusieurs navires de guerre anglais, français, américains, russes et italiens à Mersine, à deux heures d’Adana, n’a pas permis d’arrêter la deuxième vague de massacres opérés par l’armée ni même autorisé une aide alimentaire aux rescapés à demi-nus qui errent, hébétés, dans les rues187. Pour ces représentants, la priorité est clairement de venir au plus vite au secours des rescapés. La Chambre des députés arménienne organise immédiatement l’envoi d’unités médicales et d’une colonne de secours, chargée de distribuer nourriture et vêtements aux Ciliciens, ainsi que la prise en charge des milliers d’orphelins — on en recense environ 7 000 en juin 1909, deux mois après le carnage188. Mais elle songe, plus que tout, à demander des comptes au gouvernement, tout en menant sa propre enquête sur le terrain189. Dans le mémorandum qu’elle remet à la Porte, la Chambre exige : 1/ la libération des Arméniens emprisonnés ; 2/ la restitution des personnes islamisées de force ; 3/ le retour des jeunes filles « mariées » à des musulmans ; 4/ l’indemnisation des survivants restés sans toit et la restitution des biens volés ; 5/ la révocation du nouveau vali Moustapha Zihni ; 6/ l’arrestation des coupables ; 7/ une assistance alimentaire pour les survivants, etc.190 Début juin, le patriarche Eghiché Tourian, qui a succédé à Izmirlian —élu catholicos d’Arménie dans l’intervalle —, est fort courtoisement reçu par le sultan, le grand-vizir et le ministre de l’Intérieur. Bien évidemment, l’« affaire d’Adana » et ses suites sont au centre des conversations. La délégation arménienne formule un certain nombre de griefs : les tribunaux formés en Cilicie pour condamner les émeutiers et autres assassins sont, précisément, constitués des principaux organisateurs des massacres et n’ont rien trouvé de mieux à faire que de condamner à mort et de faire pendre six Arméniens ; plusieurs archevêques, dont celui de Marach, qui a résisté, sont actuellement traduits en « justice » ; le gouvernement et la presse turque continuent à présenter ces massacres comme une révolte arménienne191. En conséquence, le patriarche propose d’envoyer en Cilicie une commission d’enquête mixte du Parlement ottoman, avec pouvoir exécutif, et demande que des tribunaux militaires siégeant à Constantinople soient chargés de faire justice.

Au cours des débats de la Chambre du 21 août 1909, on apprend que le rapport d’Hagop Babikian n’a pas pu être lu devant le parlement, mais que les quelques extraits publiés dans la presse ont déjà mis dans l’embarras le gouvernement ; que ce dernier a confié, en aparté, aux responsables arméniens, qu’il lui est difficile de punir les responsables, car cela pourrait exciter les musulmans, qui ne tolèrent pas la moindre décision « favorable » aux Arméniens192. En fait, tout indique que la question est directement gérée par le Conseil politique et les députés au Parlement ottoman, sans que la Chambre soit systématiquement informée de l’évolution des discussions.

Dans la presse arménienne, on est naturellement beaucoup moins politique et on profite de la relative liberté dont on jouit encore. Un des éditorialistes de Puzantion, Sourèn Bartévian, est l’un des premiers journalistes arméniens à manifester clairement l’indignation qui domine dans sa communauté. Faisant allusion aux seconds massacres d’Adana, qui visèrent une population désarmée invitée à vaquer à ses occupations, il s’exclame : « Après cette sanglante duperie, comment peut-on accuser les cadavres allongés de personnes qui, cette fois-ci, n’ont même pas pu amorcer un mouvement d’autodéfense, tirer la moindre cartouche ou jeter même une pierre? Comment qualifier, comment comprendre ces accusations mensongères ? Dites-nous [...] si vous ne voulez plus que nous habitions ce pays, que nous ne vivions plus sur cette terre [...] Jusqu’à quand notre sang et nos larmes vont couler au nom d’une chimérique et délirante histoire de “royaume arménien” à laquelle vous ne croyez pas vous-mêmes, car vous ne pouvez imaginer que les Arméniens soient stupides au point d’y croire eux-mêmes [...] »193. Mais outre l’indignation, ces propos reflètent le désespoir qui s’est emparé de nombre d’Arméniens qui découvrent à cette occasion combien la situation a peu changé. D’autres, comme l’éditorialiste du quotidien Azadamard évoquant les activités de la commission d’enquête parlementaire, expriment plutôt un pessimisme cynique : « Il serait naïf, écrit-il, d’attendre que justice soit rendue. Tout le processus actuel n’est pas destiné à ce que la justice l’emporte, mais à dissimuler derrière un rideau une catastrophe qui a été aussi destructrice pour la population arménienne de Cilicie »194. Mais, outre ces déclarations générales, on commence aussi à entendre des accusations visant directement le pouvoir. Le député K. Zohrab, pourtant classé dans le camp des hommes politiques modérés, manifestement excédé par la stratégie adoptée par les milieux turcs, explosent à la tribune du Parlement ottoman : « Le gouvernement reste fidèle aux vieilles traditions en niant les faits qui se sont produits, comme dans le cas des événements d’Adana, où il a longtemps réfuté le nombre des victimes qui a pourtant été confirmé par des informations officielles ultérieures »195.

La réaction de bon nombre de députés jeunes-turcs, en principe ouverts aux pratiques démocratiques, est à l’image de la réalité ottomane du temps : Zohrab est tout bonnement interrompu, tiré à bas de la tribune et molesté. On observe un autre fait révélateur au cours de la séance parlementaire du lendemain, 3 juillet : K. Zohrab et Vartkès Séringulian tentent ce jour là de défendre, devant une assemblée majoritairement hostile, un projet de loi pourtant déposé par le groupe jeune-turc visant à instituer des syndicats ouvriers dans l’Empire ottoman196. Le parallèle entre les arguments avancés par les deux députés arméniens et les réactions pour le moins conservatrices de certains de leurs collègues turcs illustre l’abîme culturel qui s’est progressivement créé entre eux, y compris avec des députés apparemment connus pour être des modernistes convaincus.

Au début de l’automne, malgré les quelques progrès enregistrés dans l’affaire cilicienne — nous avons vu comment le gouvernement et le Parlement l’ont géré —, les milieux arméniens continuent à réclamer la réparation des dommages subies et la restitution des biens pillés. Compte tenu du contexte, qu’ils connaissent mieux que quiconque, on peut s’étonner de cette obstination à vouloir absolument que justice soit rendue dans un pays qui avait, jusqu’à un passé récent, une interprétation restrictive de ce mot. Mais les Arméniens sont manifestement décidés à mener à son terme cette affaire et à ne pas céder. Après avoir fait preuve d’une certaine souplesse en négociant directement avec le gouvernement ou les dirigeants jeunes-turcs durant tout l’été, ils refusent de se contenter de ces concessions, car l’affaire leur paraît trop lourde de menaces pour l’avenir et en trop flagrante contradiction avec les principes officiellement défendus par les Jeunes Turcs.

Le 25 septembre, en séance publique de la Chambre, N. Djivanian, par ailleurs député au Parlement ottoman et membre de l’ Ittihad, défend les positions du gouvernement jeune-turc et reprend la thèse selon laquelle après l’«affaire d’Adana » les autorités ont évité de justesse les débordements et des massacres dans les provinces de l’Est. Interrompu dans sa démonstration par un tollé général, Djivanian cède sa place à la tribune au responsable dachnak H. Charikian, qui s’exprime au nom du Conseil politique. Après une analyse de la situation, le député révèle qu’en concertation avec leurs collègues arméniens du Parlement ottoman, les membres du Conseil ont préféré éviter la discussion en séance du rapport de la commission parlementaire (de Babikian), car la majorité des députés était manifestement opposée à toute déclaration publique mettant clairement en cause les autorités turques, et qu’ils pensaient, en agissant ainsi, laisser les mains libres au gouvernement pour qu’il puisse travailler dans le sens souhaité par les Arméniens197. Immédiatement après, le chef hentchag Hmayak Aramiants intervient et tente de démontrer qu’il y a continuité entre les régimes hamidien et jeune-turc, mais que la politique de ce dernier, sans être divergente, est beaucoup mieux « maquillée » et menée sous couvert de la loi, comme cela fut le cas lors des procès d’Adana, dont les jugements ne peuvent, paraît-il, être légalement cassés par le gouvernement. On voit donc que, malgré certaines opinions contraires, la grande majorité des députés cherche à trouver une issue à la crise en maintenant le contact avec la Porte. Cependant, pour mieux signifier qu’il n’est pas disposé à céder devant les arguments ou les menaces de massacres avancés par les autorités, le Conseil politique suggère au patriarche Eghiché Tourian de démissionner. Ce que ce dernier fait le 4 septembre, en signe de protestation contre l’inertie du gouvernement198. En marge de ces débats, libéraux et dachnags continuent à entretenir des relations avec la direction de l’ Ittihad, qu’ils savent influente. Le manque de résultats concrets et, selon ses opposants, l’inadéquation des démarches effectuées par le Conseil politique provoquent la chute de la direction libérale-dachnak de la Chambre, qui élit un nouveau Conseil majoritairement constitué de conservateurs, avec comme chef l’inamovible Minas Tchéraz199. Il s’agit en l’occurrence d’un vote de défiance de la Chambre à l’égard de gens appartenant par ailleurs à des partis politiques illégaux quelques mois auparavant. Et, au-delà, d’une reprise en mains des instances dirigeantes par la vieille garde ottomane, dont les méthodes de travail sont plus « enrobées ». Ainsi, le « ventre mou » de la Chambre, qu’il est toujours possible de faire basculer dans un camp ou dans l’autre, semble avoir pris au sérieux les menaces de violences persistantes. Au cours des débats qui suivent ce « changement de régime », H. Aramiants, soutenu par K. Zohrab, fait remarquer à l’assemblée réunie que ce n’est pas en élisant ces gens de la vieille école qu’elle peut obtenir de meilleurs résultats. Qu’en outre, ceux-ci ignorent absolument tout des réalités quotidiennes de la province et que, dorénavant, il n’est plus possible d’exclure les partis de la direction des affaires. Plus consensuel, Krikor Zohrab, sans doute l’homme le plus respecté de la Chambre, annonce qu’il a essayé, à son retour d’exil, l’an passé, de constituer un bloc entre les partis et l’intelligentsia, afin de les faire participer à la vie politique nationale dans le cadre prévu à cet effet, et qu’en définitive ce n’est pas faire du Conseil une annexe des partis que d’y élire certains de leurs militants, mais plutôt un moyen de les canaliser dans un cadre consensuel200.

Le Puzantion rapporte en outre des propos lourds de signification tenus par Zohrab devant la Chambre : « On ne peut pas contester le comportement bienveillant du gouvernement actuel à notre égard, car nous savons fort bien que cinq mois auparavant il y avait un réel danger de voir les massacres d’Adana s’étendre à l’ensemble de l’Arménie, comme le prouvent les télégrammes et les lettres qui sont parvenues entre les mains de la direction nationale »201. Ce qui laisse clairement entendre que les leaders arméniens sont parfaitement informés des intentions et des projets de certains cercles ottomans à l’égard de la population arménienne. Dans ces conditions, on comprend mieux la tonalité de l’éditorial de Puzant Kétchian, le patron du quotidien stambouliote Puzantion, qui résume en quelques lignes le dilemme auquel sont confrontés les cercles arméniens : « Depuis un certain temps, il y a une sorte de processus pessimiste qui se diffuse parmi nous, qui dit que le Comité ottoman [comprenons le CUP], s’il n’a pas été l’organisateur, n’était pour le moins pas opposé aux massacres d’Adana, dont il a été grandement satisfait. Il est de la plus haute importance de clarifier cette question, car il est incontestable que le Comité ottoman contrôle la direction actuelle du pays et que ses orientations, ses décisions ont une signification vitale pour le peuple arménien. Si, à l’avenir, le Comité ottoman veut matériellement et moralement détruire les Arméniens, il serait souhaitable que nous en soyons dès à présent informés, pour que nous songions dès lors à notre avenir, c’est-à-dire à nous lever et à quitter ce pays. Pour notre part, cela fait six mois que nous nous occupons d’examiner cette question. Nous avons connaissance des télégrammes et des rapports reçus par le Patriarcat, et nous recevons nous-mêmes, sans cesse, des correspondances des régions à population arménienne, provenant de milieux très divers. Pour notre part, cependant, nous ne sommes pas parvenus à nous convaincre que le Comité ottoman a voulu faire massacrer les Arméniens [...] »202.

En décembre de la même année, H. Khosrovian présente, au nom de la nouvelle direction du Conseil, un rapport sur les suites données par le gouvernement à ses requêtes et demandes de réparation. Il annonce ainsi que cinq autres condamnés à mort arméniens ont été graciés et quarante-deux massacreurs pendus ; qu’une partie des prisonniers a été libérée, mais que, sur le fond, les organisateurs de la boucherie n’ont pas été inquiétés et que rien n’a été fait pour faciliter le retour dans leurs familles des enfants enlevés203. Malgré tout, le catholicos de Cilicie Sahag, qui avait démissionné en signe de protestation, en même temps que le patriarche, revient sur sa décision et demande à Eghiché Tourian d’en faire autant. Ainsi se trouve indirectement posée la question essentielle qui anime les débats de la Chambre au cours des années 1908-1909 : à savoir jusqu’où demander réparation et le rétablissement de la sécurité des biens et des personnes sans provoquer de nouveaux massacres ?

C’est précisément sur ce sujet que K. Zohrab fait une nouvelle intervention d’une heure, après avoir demandé le huis clos et la non transcription de son discours204. On le comprend, car l’exécution des quarante-deux assassins a provoqué dans l’opinion publique turque une levée de boucliers. Pour la première fois dans son histoire, un gouvernement ottoman admettait qu’un crime commis par un Turc contre un non turc pouvait et devait être sanctionné. Certes, cela ne concerne pas les véritables responsables, mais le principe lui-même est suffisant pour provoquer le chute du premier ministre, Hilmi pacha, remplacé par Hakkı, l’auteur de la fameuse déclaration faisant porter la responsabilité des massacres sur les Arméniens205. Certains députés considèrent que l’affaire cilicienne est un cas exemplaire et que, si la Chambre ne mène pas le combat jusqu’au bout pour obtenir réparation, il ne faut pas non plus compter sur une amélioration du sort des provinces arméniennes, qu’il s’agisse de la restitution des terres confisquées ou du contrôle des tribus kurdes. En définitive, la Chambre charge les députés au Parlement ottoman et notamment Krikor Zohrab, Hampartsoum Boyadjian et Vardguès Séringulian de tenter une nouvelle démarche auprès de leurs collègues turcs. Geste significatif, le Conseil politique demande en même temps au patriarche Tourian de reprendre ses fonctions206.

La chute du cabinet Hilmi a manifestement interpellé les députés arméniens, qui comprennent alors que les limites du possible ont été atteintes dans leurs relations politiques avec leurs collègues turcs. Pour réaffirmer leur ancrage dans l’Empire ottoman et souligner leur attachement à son unité, tous les leaders arméniens — isolés parmi les minoritaires — ont accueilli favorablement le projet de loi qui rend le service militaire obligatoire pour les non musulmans et travaillé à sa ratification en août 1909207. Les Arméniens sont favorables à cette réforme, car ils considèrent qu’elle peut contribuer à accélérer leur intégration et leur valoir le statut d’Ottomans à part entière. Néanmoins, ils souhaitent que la conscription des jeunes Arméniens coïncide avec la suppression de l’impôt d’exemption du service militaire, qui a remplacé l’ancienne capitation marquant par trop la différence de statut entre Turcs et chrétiens. Ils réclament aussi, par crainte de la pression religieuse imposée dans les casernes, que des aumôniers soient admis dans les bataillons mixtes – formule finalement retenue par le gouvernement – au même titre que les imams208.

Certains aspects de la politique des dirigeants arméniens ne sont bien évidemment évoqués qu’à demi-mot lors des sessions de la Chambre, ou prudemment exposés par les journaux grâce à des fuites lorsque les intérêts d’un parti en imposent la nécessité. Mais, il s’agit de cas exceptionnels, tel celui de Krikor Zohrab qui, dérogeant à la règle, fait devant les députés un discours-bilan de près de deux heures sur l’état des relations arméno-turques le 25 novembre 1911209. Bien que prononcée plus de deux ans après les faits, cette intervention constitue une sorte de conclusion plutôt pessimiste, mais pragmatique, de trois ans de régime constitutionnel « Il serait un peu naïf, dit-il, de croire que dans ce pays, par la simple proclamation de la Constitution, on allait modifier l’état d’esprit général de la population ottomane..., à savoir que le chrétien ne peut être considéré comme l’égal du musulman, qui est le seul à avoir des droits ». Et d’ajouter, en évoquant la sécurité des populations dans les provinces, que les députés arméniens au Parlement ottoman se sont toujours concertés pour mener une action commune et discrète, au sujet de laquelle il pense que le temps est venu de s’expliquer. Il leur fallait, affirme-t-il, tenir compte du manque de maturité des Turcs et travailler avec prudence, puisque chacun sait que la Constitution est une carapace vide, tout comme l’égalité proclamée de tous les citoyens. Qu’à cet égard, il est significatif que le tiers des habitants de l’Empire, de confession chrétienne, n’est représenté au Parlement que par un septième des députés, et que les vice-présidences et les directions de commissions échappent totalement aux non turcs. Que si le Parlement ne respecte pas le principe d’égalité, on peut imaginer dans quelles dispositions d’esprit se trouve la population turque. Prenant l’exemple d’Adana, il constate également que le Parlement et le gouvernement n’ont pas voulu condamner ces infamies ; que tout au plus ils ont fini par juger de simples exécutants et persisté à couvrir les principaux organisateurs des massacres ; qu’il a lui-même fait une déclaration publique devant le Parlement, dont tout le monde sait qu’elle a été interrompue par ses collègues turcs en furie ; que le jour même, le gouvernement a été vivement applaudi lorsqu’il a accusé les Arméniens d’être les responsables de ces violences ; que dans ces circonstances, il a pu mesurer l’aveuglement de la classe politique turque, et s’est contenté, avec les autres députés arméniens, de faire reconnaître au gouvernement, après plusieurs mois de discussions serrées, que « les Arméniens n’avaient aucune responsabilité » dans leur propre massacre, ce que le Parlement a fini par admettre également. Quant aux condamnés à mort arméniens de Hadjın, il a fallu, rappelle-t-il, provoquer la démission du patriarche Tourian pour éviter leur exécution. Et ce n’est qu’après avoir obtenu de Djavid et Talaat l’assurance formelle que les Jeunes Turcs allaient faire le nécessaire pour restaurer le calme en Cilicie et en Arménie, que Eghiché Tourian est remonté sur le trône patriarcal. Tout cela a été obtenu, selon lui, grâce à une politique prudente, sans discours publics, afin d’éviter les réactions violentes de la population turque. Pour l’amélioration du sort des Arméniens du Haut plateau, nous avons réussi, ajoute-t-il, à faire nommer des valis intègres dans certaines régions : Djélal bey à Erzeroum, Békir Sami à Van, Ismaïl Hakkı à Bitlis et Djémal bey à Adana. Ceci est d’autant plus significatif pour lui, que lorsque les valis empêchent les Kurdes de piller et de rançonner, et tentent de protéger les droits des Arméniens, ces mêmes Kurdes les menacent d’émigrer ou de se révolter. Au reste, Zohrab ajoute qu’il y a un « lobby » pro-kurde puissant à Constantinople, y compris parmi les Jeunes Turcs, favorable à la politique de harcèlement pratiquée par les nomades ; qu’il a, avec ses collègues députés, demandé au gouvernement de faire voter une loi permettant la nomination d’inspecteurs ottomans ayant pouvoir exécutif, afin d’éviter les longues procédures judiciaires, qui n’aboutissent jamais, et de faire au moins cesser le vol des terres ou leur confiscation ; que devant leur insistance, les autorités ont accepté de préparer un projet de loi et l’ont soumis au Parlement pour être ratifié, mais qu’il a été violemment rejeté par une large majorité des députés ; qu’après cet échec, ils ont envisagé, avec certains députés de l’ Ittihad, d’autres formules susceptibles de régler légalement les problèmes; mais que ces dernières démarches n’ont toujours pas abouti.

Plus généralement, K. Zohrab considère que l’affaiblissement du parti jeune-turc, actuellement débordé par les milieux ultra-nationalistes, est un facteur inquiétant et qu’un massacre général des Arméniens peut se produire à tout moment. Pour tenter de justifier le comportement du gouvernement, il ajoute que celui-ci craint une révolte kurde à l’Est, s’il améliore à leur détriment le sort des Arméniens, au moment précis où la situation en Thrace est explosive et la guerre imminente. En conclusion, il lui paraît souhaitable de continuer à dialoguer avec le gouvernement, plutôt que d’essayer de vaines manœuvres au Parlement.

suite

179) Adénakrout’ioun Azkayin Joghovo, Verapatsoum 1908-1909 Nsdachrtchani [ Minutes de la Chambre nationale, Ouverture de la Session 1908-1909 ], Constantinople 1909, pp. 39 et 49-54.

180) Ibidem, p. 55.

181) Ibidem, p. 57.

182) Ibidem, p. 61-62.

183) Ibidem, p. 71.

184) Rapport daté du 20 novembre 1908 ( cf. Bibliothèque Nubar, Archives du Patriarcat arménien de Constantinople [dorénavant APC/BNu], CCG 5/4, liasse 1, 16 pp.).

185) Adénakrout’ioun, op. cit ., minutes de la séance du 8 mai 1909, pp. 322-327.

186) 18 - Ibidem, pp. 322-335.

187) M. Ormanian, Haskabadoum ., III, Jérusalem 1927, col. 5432.

188) Adénakrout’ioun, op. cit ., minutes de la séance du 12 juin 1909, pp. 404 et 409.

189) Sarkis Souin, délégué en compagnie d’un prélat, est mis sous « surveillance militaire » dès son arrivée en Cilicie, et empêché de circuler librement (cf. ibidem, p. 407).

190) Ibidem, minutes de la séance du 24 avril 1909, pp. 305-306.

191) Ibidem, minutes de la séance du 12 juin 1909, pp. 389-409.

192) Ibidem, minutes de la séance du 21 août 1909, p. 484 sq.

193) Puzantion, n° 3823, daté du 10 mai 1909, p. 1.

194) Azadamard, n° 2, daté du 24 juin 1909, p. 1.

195) Azadamard, n° 9, daté du 2 juillet 1909, p. 2, compte rendu de la 104e séance.

196) Azadamard, n° 10, daté du 3 juillet 1909, p. 2, compte rendu de séance.

197) Ibidem, minutes de la séance du 25 septembre 1909, pp. 517-518 et 522-524.

198) Ibidem, minutes de la séance du 4 septembre 1909, pp. 493-494.

199) Ibidem, minutes de la séance du 30 octobre 1909, pp. 46-47.

200)- Ibidem, pp. 49-50.

201) N° 3924, daté du 20 septembre, p. 1, dans l’éditorial.

202) N° 3924, daté du 20 septembre, p. 1.

203) Ibidem, minutes de la séance du 18 décembre 1909, pp. 127-129.

204) Ibidem, p. 130.

205) Cf. Supra, p. 112.

206) Ibidem, pp. 143-153 et 161.

207) Ibidem, minutes de la séance du 21 août 1909. La correspondance des consuls français est également particulièrement instructives. On y apprend ainsi que « les mœurs anormales des soldats musulmans sont une autre cause de répulsion pour les chrétiens ». Propos relatifs aux soldats turcs, confirmés par l’évocation fréquente de cas de viol ou de tentatives de viol des conscrits arméniens, que les autorités évitent de rendre public, sans parler des conditions d’existences faites aux soldats chrétiens, comme « l’exemple des dix-sept recrues de Diarbékir, envoyées à Musch (sic) l’an passé et dont quatorze ont succombé aux fatigues et aux privations, n’est pas fait pour les rassurer » : cf. AMAE, correspondance politique, Turquie, n. s., vol. 85, pp. 37, 52 et 105, lettres des 10 mars, 6 avril et 7 août 1911 des vice-consuls de France à Erzeroum et Dyarbékir.

208) Ibidem, minutes de la séance du 12 février 1910, pp. 190-195.

209) Ibidem, minutes de la séance du 25 novembre 1911, pp. 430-444.

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